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LE VICOMTE
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M. ALKXANDRE Dl MAS
TOMK l'IŒMIER
PA!\IS
DIFOUR ET Ml LAT, ÉDITEURS
il . 1.1 I \ I M A L W.l I VIS
1851
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University of Ottawa
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^2S:iv.^^^<!i>sïs?^
LA LETTHE.
F.ns le milieu ilii mois de m:ii de raiiiiéo IfiOO.
à neuf heures du matin , lorsque le soleil déjà
chaud' séchait la rosép sur les ravenelles du châ-
teau de Blois, une petite cavalcade. coni]iosée de
trois hommes et deux pages, rentra par le pont de
la ville, sans produire d'autre effet sur les iMies
promeneurs du (juai qu'un premier mouvement
de la main à la tête pour saluer, et un second
mouvement de la langue pour expi'imer celte
idée dans le plus pur français qui soit parlé en
France : — Voici Monsieir qui re\ient de la
chasse.
Et ce fut tout.
Cependant, tandis que les chevaux gravis-
saient la pente raide qui de la rivière conduit au
château , plusieurs 'courtauds de liontique s'ap-
prochèrent du dernier cheval, qui portait, pen-
dus à l'arçon de la selle, divers oiseaux attachés par le bec. A cette vue, les curieux
manifestèrent avec une franchise toute rustique leur dédain pour une aussi maigre
T. l. - 1
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■2 I.IÎS MOUSQUETAIFiES.
capture, et, après une dissertation qu'ils firent entre etix sur le désavantage de la
chasse au \ol, ils revinrent à leurs occupations. Seulement un des curieux, gros
aarçon joufflu et de joyeuse humeur, ayant demandé pourquoi Monsieiii. qui pou-
vait tant s'amuser, grâce à ses gros revenus, se contentait d'un si piteux divertissement.
« Ne sais-tu pas, lui fut-il répondu, que le principal divertissement de Monsieur est
de s'ennuyer! » Le joyeux garçwi haussa les épaules avec un geste qui signifiait clair
comme le jour : " En ce cas, j'aime mieux être gros Jean que d'être prince. » — Et
chacun reprit ses travaux.
Cependant Monsieur continuait sa route avec un air si mélancolique et si majestueux
à la l'ois, qu'il eût certainement fait l'admiration des spectateurs s'il eût eu des specta-
teurs, mais les boin'geois de Blois ne pardonnaient pas à Monsieur d'avoir choisi cette
ville si gaie pour s'y ennuyer à son aise, et toutes les fois qu'ils apercevaient l'auguste
ennuyé, ils s'esquivaient en bâillant, ou rentraient la tète dans l'intérieur de leurs
chambres', pour se soustraire à l'influence soporifique de ce long visage blême, de ces
yeux noyés et de cette tournure languissante. En sorte que le digne prince était à peu
près sûr de trouver les rues désertes chaque fois qu'il s'y hasardait. Or, c'était de la
part des habitans de Blois une irrévérence bien coupable, car Monsiecr était, après le
roi, et même avant le roi peut-être, le plus grand seigneur du royaume. En efTet.
Dieu, qui avait accordé à Louis XIV, alors régnant, lebonbeur d'être fils de Louis XIII,
avait accordé à Monsielr l'honneur d'être fils de Henri IV. Ce n'était donc pas, ou du
moins ce n'eût pas dû être un mince sujet d'orgueil pour la ville de Blois, que celte
préférence m elle donnée par Gaston d'Orléans . qui tenait sa cour en l'ancien château
des États. Mais il était dans la destinée de ce grand prince d'exciter médiocrement par-
tout oîi il se rencontrerait l'attention du public et son admiration. Monsieur en îlvait
pris son parti avec l'habitude. C'est peut-être ce qui lui donnait cet air de tranquille
ennui.
Monsieur avait été fort occupé dans sa vie. On ne laisse pas couper la tête à une
douzaine de ses meilleurs amis, sans que cela cause quelque tracas. Or, comme de-
puis l'avènement de M. Mazarin on n'avait coupé la tête à personne, Monsieur n'avait
plus eu d'occupation, et son moral s'en ressentait. La vie du pauvre prince était donc
fort triste. Après sa petite chasse du matin s\n- les bords du Beuvron ou dans h>s bois
de Chiverny, Monsieur passait la Loire, allait déjeuner à Chambord avec ou sans ap-
pétit, et la ville de Blois n'entendait plus parler, jusqu'à la prochaine chasse, de son
souverain seigneiu' et maître. Voilà pnurl'oiuiui ixlni-muros : quant à l'ennui à l'in-
térieur, nous en donnerons une idée au lecteur s'il veut suivre avec nous la cavalcade
et pénétrer jusqu'au porche majestueux d\i château des États.
Monsieur montait un petit cheval d'allure . équipé d'une large selle de velours
rouge de Flandres, avec des étriers en forme de lirodeipiins; le cheval était de cou-
leur fauve; le po\n'pointde Monsieur, fait de velours cramoisi, se confondait sous le
manteau de même nuance avec l'équipement du cheval, et c'est seulcnu'iil à cet en-
semble roiigeâtre (pi'on pouvait reconnaître le jiriiice entre ses deux compagnons vê-
tus, l'un de violet, l'autre de veil. Celui de gauche, vêtu de violet, était l'écuyer;
celui de droile. vêtu de \eit. ('tait le grand veneur.
L'un des pau'es portail deu.x gerfauts sur un perclioir, l'autre un cornet de chasse
dans le(iuel il souniail uoinlialamment à vingt pas du cliâleau. Tout ce (pii entourait
ce prince noinlinlaiit faisait ce (ju'il avait à faire avec nonchalance. A ce signal, huit
gardes (lui se promeiiaieiit au soleil dans la cour carrée, accoururent prendri" leurs hal-
lebardes, el M ON su- 1 II lit son enln'i' Mileiuicllc dans le rhâleaii. Lorsipi'ii cul disparu
sous les prnloiideurs dn porilie. trois ou ipi.itre x.iiirieiis. inoiili's du mail au cbàtcaii
LK VICOMTE DE HH AfiEKONNE. 3
derrière la cavalcade, en se iiioiiliant l'iiii à l'iiuli'c les oiseaux arcrnchés, se disper-
sèrent, en faisant à leur tour leurs conunentaires sur re qu'ils venaient de voir : puis,
lorsqu'ils furent partis, la rue, la place et la cour demeurèrent désertes.
Monsieur descendit de cheval sans dire un mot, passa dans son appartement, où son
valet de chambre le changea d'habits, et coiiune Madame n'avait pas encore envoyé
prendre les ordres pour le déjeuner, Monsieur s'étendit sur une chaise longue et s'en-
dormit d'aussi bon cœur que s'il eût été onze heures du soir. Les huit gardes , qui
comprenaient que leur service était tini pour le reste de la journée, se couchèrent sur
des bancs de pierre au soleil ; les palefreniers disparurent avec leurs chevaux dans les
écuries, et, à part quelques joyeux oiseaux s'elfarouchant les uns les autres avec des
pépitemens aigus, dans les touffes de giroflées, on eût dit qu'au château tout dormait
comme monseigneur. Tout à coup, au milieu de ce silence si doux, retentit un éclat
de rire nerveux, éclatant, qui fit ouvrir un œil à quelques-uns des hallebardiers en-
foncés dans leur sieste. Cet éclat de rire partait d'une croisée du château, visitée eu
ce monient par le soleil, qui l'englobait dans un de ces grands angles que dessinent
avant midi, sur les murs, les profils des cheminées. Le petit balcon de fer ciselé qui
s'avançait au delà de cette fenêtre était meublé d'im pot de giroflées rouges, d'un
autre pot de primevères et d'un rosier hàtif, dont le feuillage, d'un vert magnilirpie .
était diapré de plusieurs paillettes rouges annonçant des roses. Dans la chambre qu'é-
clairait cette fenêtre, on voyait une table carrée revêtue d'une vieille tapisserie à
larges fleiu's de Harlem; au milieu de cette table \me fiole de grès à long cou, dans
bupielle iilongeaient des iris et du muguet ; à chacune des extrémités de Cette table inie
jeune fille.
L'attitude de ces deux enfans était singulière : on les eût prises pour deux pension-
naires cchapi)ées du couvent. L'une, les deux coudes appuyés s\n' la table, une plume
à la main, traçait des caractères sur une feuille de beau papier de Hollande; l'autre,
à genoux sur une chaise, ce qui lui permettait de s'avancer de la tète e1 du buste par-
dessus le dossier et jusqu'en pleine table, regardait sa compagne écrire, ou pbjl('il
hésiter à écrire. Delà mille cris, mille railleries, mille rires, dont l'un, plus éclatiul
que les autres, avait effrayé les oiseaux des ravenelles et troublé le sonuiieil des
gardes de Monsieir.
Nous en sonuiiesaux portraits, on nous passera donc, nous l'espérons, les deux dei'-
iiiers de ce chapitre. Celle qui était appuyée sur la chaise, c'e.st-à-dire la bruyante,
la rieuse, était une belle fille de dix-neuf à vingt ans, brune de peau , brune de
cheveux, resplendissante, par ses yeux, qui .s'allumaient sous des sourcils vigoureu-
sement tracés, et surtout par ses dents, qui éclataient comme des perles sous ses
lèvres d'un corail sanglant. Chacun de ses mouvemens send)lait le résidtat du jeu
d'une mine; elle ne vivait pas, elle bondis.sait.
L'autre, celle qui écrivait, regardait sa turbulente couqiagne avec un ceil bleu.
limpide et pur connue était le ciel ce jour-là. Ses cheveux, d'un blond cendré, roulés
avec un goût exquis, tombaient en grappes soyeuses sur ses joues nacrées; elle pro-
menait sur le papier une main fine, mais dont la maigreur accusait son extrême jeu-
nesse. A chaque éclat de rire de son amie , elle soule\ ail , connue dépitée . ses blanches
épaules d'une forme poétique et suave, mais auxquelles manquait ce luxe de vigueur
et de modelé qu'on eût désiré voir à ses bras et à ses mains. — Montalais! Montalais!
dit-elle enfin d'une voix douce et caressante comme un chant, vous riez trop fort,
vous riez couune un homme: non-seulement vous vous ferez remarquer de messieurs
les gardes , mais vous n'entendrez pas la cloche de Madame, lorsque Madame appelli'ra.
La jeune tille (|u'on appelait Montalais ne cessa ni de rire ni de gesticuler à cette
4 LES MOUSQUETAIRES.
admonestation; seulement elle répondit : — Louise, vous ne dites pas votiie façon de
penser, ma chère; vous savez que messieurs les sanles. comme vous les appelez,
conunencent leur somme, et que le canon ne les réveillerait pas; vous savez que la
cloche de Madame s'entend du pont de Blois, et que par conséquent je l'entendrai
quand mon service m'appellera chez Madame. Ce qui vous ennuie, mon enfant, c'est
que je ris quand vous écrivez; ce que vous craignez, c'est que madame ileSaint-Remy,
votre mère, ne monte ici, comme elle fait quelquefois quand nous rions trop: ([u'ellc
ne nous surprenne , et qu'elle ne voie cette énorme feuille de papier sur laquelle , de-
puis un quart d'heure, vous n'avez encore tracé que ces mots : « Monsieur Raoul. »
Or, vous avez raison, ma chère Louise, parce qu'après ces mots, Monsieur Raoul, on
peut en mettre tant d'autres, si signilicatifs et si incendiaires, que madame de
Saint-Remy, votre chère mère, aurait droit de jeter feu et flammes. Hein-! n'est-ce
pas cela , dites?
Et Muntalais redoubla ses rires et ses provocations turhulentes La blonde jeune
fille se courrouça tout à fait; elle déchira le feuillet sur lequel, en effet, ces mots.
Monsieur Raoul , étaient écrits d'une belle écriture , et froissant le papier dans ses
doigts tremblans, elle le jeta par la fenêtre.
— Là, là ! dit mademoiselle de Montalais, voilà notre petit mouton, notre Enfant
Jésus, notre colombe, qui se fâche 1... N'ayez donc pas peur, Louise : madame de
Saint-Remy ne viendra pas, et si elle venait, vous savez que j'ai l'oreille fine. D'ail-
leurs, quoi de plus j)criiiis que d'écrire à un vieil ami qui date de douze ans . surtout
quand on connnence la lettre par ces mots : Monsieur Raoul? — Ces! bien, je ne lui
écrirai pas, dit la jeune tille. — Ah! en vérité, voilà Montalais bien punie! s'écria, tou-
jours en riant, la brune railleuse. Allons, allons, une autre feuille de papier, et ter-
minons vite noire courrier. Bon! voici la cloche qui sonne, à présent! Ah! ma foi,
tant pis! Madame attendra ou se passera pour ce matin de sa première lille d'honneur !
Une cloche sonnait en effet ; elle annonçait que Madame avait terminé s;i toilette et
attendait Monseur, lequel lui donnait la main pour passer du salon au réfectoire.
Cette formalité accoin[)lie en grande cérémonie , les deux époux déjcimaicnl et se
séparaient jusqu'au diner, invariablement tixé à deux heures. Le son de la cloche fit
ouvrir dans les offices, situées à gauche de la cour, une porte par laquelle délilèrenl
deux maîtres d'hôtel suivis de huit marmitons qui portaient une civière chargée de
mets couverts de cloches d'argent. L'un de ces maîtres d'IuMel, celui ipii paraissait le
premier en titre, toucha silencieusement de sa baguette nu des gardes qui ronflait sur
son banc; il poussa même la bonté jus([u'à mettre aux mains de cet houune, ivre de
sommeil, sa hallebarde dressée le long du mur près de lui ; après quoi le soldat, sans
demander compte de rien, escorta juscpi'au réfectoire la riatule t]c Monsikuii, précédée
par un paue et les deux maîtres d"hi"itel. Partout nfi la viande passait, les sentinelles
|iiirl;iiriil K's armes.
.MadcHiiiiM'lle de Montalais et sa compagu;^ avaient suivi de leiu- fenêtre le détail de
ce céri'miinial, auquel |iiiurlant elles (le\aient être accoutumées, billes ne regardaient
au reste avec tant de curiosité (|ue pour être plus sùre.s de ne pas être dérangées. Aussi
marmitons , gardes, pages et maîtres d'hôtel luie fois passés, elles .se remirent à leur
table, et le soleil . qui. dans l'encadrement de la fenêtre, avait éclairé nn instant ces
deux cliarni.inls visage.-^, n'éclaira ])lus que les giroflées, les prime\ères et le rosier.
— Rail! dit Montalais en repienant sa place, Madamf. déj(Minera bien sans moi. —
Oh! Montalais. ^olls serez punir, iM'pondil l'iuliu' jeune tille en s'asseyant tout dou-
cement à la sienne. — l'unie? ah ! oui, c'est-à-dire privée de pi'omenade; c'est tout
ce (pie je demande, (|ue d'être |iimie ! Sortir dans le grand coche, iierchée sur une
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 5
portière; tourner à gauche, virer à droite par des cliemins pleins d'ornières , où l'on
avance d'une lieue en deux heures; puis, revenir droit sur l'aile du château où se
trouve la fenêtre de Marie de Médicis, en sorte que Madame ne manque jamais de
dire : « Croirait-on que c'est par là que la reine Marie s'est sauvée! quarante-sept
« pieds de hauteur! la mère de deux princes et de trois princesses! » Si c'est là un
divertissement, Louise, je demande à être punie tous les jours, surtout quand ma pu-
nition est de rester avec toi et d'écrire des lettres aussi intéressantes que celle que
nous écrivons. — ■ Montalais! Montalais! on a des devoirs à remplir. — Vous en par-
lez hien à votre aise, mon cœur, vous qu'on laisse hbre au milieu de cette cour. Vous
êtes la seule qiù en récoltiez les avantages sans en avoir les charges , vous plus fdle
d'honneur de Madame que moi-même, parce que Madame fait ricocher ses affections
de votre heau-père à vous; en sorte que vous entrez d ins cette triste maison comme
les oiseaux dans cette cour, humant l'air, becquetant les fleurs , picotant les graines ,
sans avoir le moindre service à faire , ni le moindre ennui à supporter. C'est vous qui
me parlez de devoirs à rcm])lir! En vérité, ma belle paresseuse, quels sont vos devoirs
à vous, sinon d'écrire à ce beau Raoul? Encore voyons-nous que vous ne lui écrivez
pas, de sorte que vous aussi, ce me semble, vous négligez un peu vos devoirs.
Louise prit son air sérieux, appuya son menton sur sa main et d'un ton plein de
candeur, — Reprocbez-inoi donc mon bien-être! dit-elle. En aurez-vous le cœur?
Vous avez un avenir, vous; vous êtes de la cour; le roi, s'il se marie, appellera
Monsieur près de lui; vous verrez des fêtes splendides , vous verrez le roi, qu'on dit
si beau, si charmant! — Et de plus, je verrai Raoul, qui est près de M. le Prince,
ajouta malignement Montalais. — Pauvre Raoul! soupira Louise. — Voilà le moment
de lui écrire, chère belle; allons, recommençons ce fameux Monsieur Raoul, qui
brillait en tête de la feuille déchirée. ,\lors elle lui tendit la plume, et avec un sou-
rire charmant, encouragea sa main, qui traça vite les mots désignés. — Maintenant?
demanda la plus jeune des deux jeunes fdles. — Maintenant, écrivez ce que vous
pensez, Louise, répondit Montalais. — htes-vous bien sûre que je pense quelque
chose? — Vous pensez à quelqu'un, ce qui revient au même, on plutôt ce qui est bien
pis. — Vous croyez, Montalais? — Louise, Louise, vos yeux bleus sont profonds
comme la mer que j'ai vue à Boulogne, l'an passé. Non, je me trompe, la mer est
pertide; vos yeux sont profonds comme l'azur que voici là-haut, tenez, sur nos têtes.
— Eh bien! puisque vous lisez si bien dans mes yeux, dites-moi ce que je pense, *■
Montalais. — D'abord vous ne pensez pas Monsieur Raoul ; vous pensez Mon cher
Raoul. — Oh! — Ne rougissez pas pour si peu. Mon cher Raoul, disons-nous, vous
me suppliez de vous écrire à Paris, ofi vous retient le service de M. le Prince. Comme
il faut que vous vous ennuyiez là-bas jiour cliorcher des distractions dans le souvenir
d'une provinciale...
Louise se leva tout à coup. — Non, Montalais , dit-elle en souriant, non, je ne
pense pas un mot de cela. Tenez, voici ce que je pense. Et elle prit hardiment la
plume et traça d'une main ferme les mots suivants : «J'eusse été bien malheureuse
« si vos instances pour obtenir de moi un souvenir eussent été moins vives ; tout ici me
« parle de nos premières années, si vite écoulées, si doucement enfuies (pie jamais
(i d'autres n'en remplaceront le charme dans mon cœur. » Montalais, qui regardait
courir la plume et qui lisait au rebours à mesure que son amie écrivait , l'interiompit
par un battement de mains. — A la bonne heure! dit-elle; voilà de la franchise,
voilà du cœur, voilà du style ! montrez à ces Parisiens , ma chère , que Blois est la ,
ville du beau langage. — Il sait ipie pour moi, répliqua la jeune tille, Blois a été le
paradis. — C'est ce que je voulais dire , et vous parlez comme im ange.
(i LES MOUSQUETAIRES.
— Je termine, MontalaJs. Et la jeune iille conlinii.i eu oHet : « Vous pensez à moi,
« dites-vous, monsieur Raoul ; je vous en remercie , mais cela ne peut me surprendie.
(< moi qui sais combien de fois nos cœurs ont battu l'un près de l'autre.» — Oh ! oh ! dit
Montalais , prenez garde , mon agneau , voilà que vous semez votre laine , et il y a
des loups là-bas! ^
Louise allait répondre quand le galop d'vm cheval retentit sous le porche du châ-
teau. -^ Qu'est-ce que cela? dit Montalais en s'approchant de la fenêtre, un beau ca-
valier, ma foi ! — Oh ! Raoul ! s'écria I,ouise , qui avait fait le même mouvement que
son amie et qui, devenant toute pâle, tomba palpitante auprès de sa lettre inachevée.
— • Voilà im adroit amant , sur ma parole ! s'écria Montalais , et qui arrive bien à propos !
— Retirez- vous, retirez-vous, je vous en supplie! uuu'uuira Louise. — Bah ! il ne me
connaît pas; laissez-moi donc voir ce qu'il vient faire ici.
LK .MESSACER.
.Mademoiselle de Montalais avait raison, le jeune cavalier était bon à voir. (Tétait
un jeune houuue de vingt-quatre à vingt-cinq ans, giaml, élancé, portant avec grâce
sur ses épaules le charmant costume militaire de l'époque. Ses grandes bottes à enton-
noir enfermaient un pied que mademoiselle de Montalais n'eût pas désavoué si elle se
fût travestie en honnne. D'une de ses mains fines et nerveuses il arrêta son cheval au
milieu de la cour, et de l'autre souleva le chapea\i à longues plumes qui ombrageait
sa physionomie grave et naïve à la fois.
Les gardes, au bruit du cheval, se réveillèrent et furent promptement debout. Le
jeune homme laissa l'un d'eux s'approcher de ses arçons, et s'inclinant vers lui,
d'une voix claire et précise, qui fut parfaitement entendue de la fenêtre où se ca-
chaient les deux jeunes filles, — Un message pour son Altesse Royale, dit-il. — Ah!
ah! s'écria le garde; officier, un messager! Mais ce brave soldat savait bien qu'il ne
paraîtrait aucun officier, attendu que le seul qui eût pu paraître demeurait au fond
du château, dans un petit appartement sur les jardins. Aussi se hàta-t-il dajouter :
Mon gentilhonune . l'ofticier est en ronde; mais en son absence on va prévenir
M. de Saint-Remy, le maître d'hôtel. — M. de Saint-Remy! répéta le cavalier en
rougissant un peu. — Vous le connaissez? — Mais, oui Avertissez-le. je vous
prie, poin- que ma visite soit annoncée le plus tôt possible à Son Altesse — il paraît
(]ue c'est pressé, dit le garde, comme s'il se parlait à lui-même, mais dans l'espé-
rance d'obtenir une réponse. Le messager lit un signe de tête aflinnatif. — Eu ce cas,
reprit le garde, je vais moi-même trouver le maître d'hôtel.
Le jeune homme cependant niil pied à terre , et tandis (pie les autres soldats (4iser-
vaient avec curiosité chaque mou\enicut du beau cliexal qui avait lunené ce jeune
homme, le soldat revint sur ses pas en disant : — • l'aidon. mon gentilhonune, mais
\olre nom, s'il vous plaît? — Le xicomle de Rragelonue, de la i)ait de Son .Vitesse
Monsieur le jirince d(> (lornlé Le soldai lit u[i profond salut , et connue si ce nom du
v,iin(pirni- ili' Udci'oi et de Si'iis lui cnl donne' des ailes . il gra\ il lêgèremeiil le ]ierron
pour gagner lis anliibambres.
M.deRragelonne n'avait pas eu le leni|is(l'atlacber son clie\al aux barreaux île fer
de ce |)ei-ron,(|ue M.de Sainl-lteni\ anourut hois il lialeine. soutenaul sou gros\enlre
a\ec l'une de ses mains, pendaul que de l'autre il fendait l'air comme un pèvh<'ur
LE VlCOMTIi l>l<: BHAGliLONNE. "
t'omi los lliils avec une imiiic. — Ali! iiioiisioiir k- \Roiiile, vous h Blois"! s"écria-l-il:
mais c'est une merveille! bonjour, monsieur Raoul, bonjour! — Mille respects, mon-
sieur de Saint-Remy. — Que madame de la Vall.... je veux dire que madame de
Saiut-Remv va être heureuse de vous voir! Mais venez. Son Altesse Royale déjeune;
faut-il l'interrompre? la chose est-elle grave? — Oui et non, monsieur de Sainl-
Remy. Toutefois , un moment de retard pourrait causer quelques désagrémeus a Son
Altesse Royale. — S'il en est ainsi, forçons la consigne, monsieur le vicomte. Venez.
D'ailleurs, Monsieur est d'une humeur charmante aujourd'hui. Et puis vous nous
apportez des nouvelles, n'est-ce pas? — De grandes, monsieur de Saint-Remy — Et
de bonnes, je présume? — D'excellentes! — Venez vite, bien vite, alors, s'écria le
bonhomme, qui se rajusta tout en cheminant.
Raoul le suivit, son chapeau à la main et un peu effrayé du bruit solennel que fai-
saient ses éperons sur les parquets de ces immenses salles. Aussitôt qu'il eut disparu
dans l'intérieur du palais, la fenêtre de la cour se repeupla et un chuchotement animé
trahit l'émotion des deux jeunes lilles; bientôt elles eurent pris sans doute une réso-
lution , car l'une des deux ligures disparut de la fenêtre : c'était la tête brune; l'autre
demeura derrière le balcon, cachée sous les fleurs, regardant attentivement, pai' les
échancrures des branches, le perron sur lequel M. de Liragelonne avait lait sou entrée
au palais. Cependant l'objet de tant de curiosité continuait sa route en suivajit les
traces du maître d'hôtel. Un bruit de pas enqiressés, un fumet de vins et de viandes,
un cliquetis de cristaux et de vaisselle, l'avertirent qu'il touchait au terme de sa
course. Les pages, les valets et les officiers réunis dans l'oflice qui précédait le réfec-
toire, accueillirent le nouveau venu avec une politesse proverbiale en ce pays: (|uel-
ques-uns connaissaient Raoul, presque tous savaient qu'il venait de Paris. Ou pdur-
rait (lire que son arri\ée sus[ieiiilit un moment le service. Le fait est iju'un page (pii
\eisait à boire à Son Altesse, euleiulant les éiierons dans la cluuidue voisine, se
retourna comme un enfant, sans s'apercevoirqu'il continuait de jerser, non|)lusdansle
verre du prince, mais sur la napjjc. Mai>.v>if., qui n'était pas préoccupée comme son
glorieux époux, remaïqua celte distraction du [lage. — Eh bien! dit-elle. — l'Ih bien,
ré|)éta MoNsnaii, qvie se passe-t-il donc?
Monsieiu- d£ Saint-Remy, qui introduisait sa tète par la porte, profita du moment.
— Pourquoi me dérange-t-on? dit Gaston en attirant à lui une tranche épaisse iluii
des plus gros saunions qui aient jamais remonté la Loire pour se faire ]irendre entre
Painihœufet Saint-JNazaire. — (Test qu'il arri\e un messager de Paris. Oh 1 mais,
après le déjeuner de monseigneur, nous avons le temps. — De Paris?... s'écria le
prince en laissant tomber sa fourchette ; un messager de Paris, dites-vous? Et de
quelle part vient ce messager? — L>e la part de M. le Prince, se hâta de dire le maître
<riiôtel. { On sait que c'est ainsi qu'on appelait M. de Gondé.) — Un messager de M. le
Prince? fit Gaston avec une inquiétude qui n'échappa à aucun des assistans et qui,
par conséquent , redoubla la curiosité générale.
MoKsiFcii se crut peut-être ramené au temps de ses bienheureusfs conspirations,
où le bruit des portes lui donnait des émotions, où toute lettre pouvait j-eaf'ermer un
secret d'État, où tout message servait une intrigue bien sombre et bien compliquée.
Peut-être aussi ce grand nom de M. le Prince se déploya-t-il sous les voûtes de Rlois
avec les proportions d un fantôme. Monsieiu repoussa son assiette. — Je vais faire
attendre l'envoyé, demanda M. de Saint-Remy. Un coup d'œil de Madame enhardit
Gaston, qui répliqua : — Non pas, faites-le entrer sur-le-champ, au contraiie A |)ro-
pos, qui est-£e? — Un gentilhomme de ce pays, M. le vicomte de Bragelonne. — Aii
oui, fort bien!.. Introduisez, Saiut-Remv, introduisez.
s LES MOUSQUETAIRES.
Et lorsqu'il eut laissé toiiibor res mots avec sa gravité accoutiunéc, Monsiklu leuarila
d'une tertaine façon les gens de son service, qui tous, pages, otliciers et écuvers, quit-
tèrent la serviette, le couteau, le gobelet, et firent vers la seconde chambre une re-
traite aussi rapide que désordonnée. Cette petite armée s'écarta en deux files lors(]ue
Kaoul de Hragelonne, précédé de I\L de Saint-Reniy, entra dans le réfectoire. Ce
court moment de solitude dans lequel cette retraite l'avait laissé, avait permis à mon-
seigneur de prendre une figure diplomatique. Il ne se retourna pas. et attendit qutt le
maître d'bôtel eût amené en face de lui le messager. Raoul s'arrêta à la hauteur du
bas-bout de la table, de façon à se trouver entre Moivsieir et Mahame. 11 lit de cette
place un salut très-profond pour Monsiecii , un autre très-humble pour M.vdame, puis
se redressa et attendit que Monsieur lui adressât la parole. Le prince, de son côté, at-
tendait que les portes fussent herméliquement fermées; il ne voulait pas se retourner
]>our s'en assurer, ce qui n'eût pas été digne, mais il écoutait de toutes ses oreilles le
biuit de la serrure, qui lui promettait au moins une apparence de secret.
La porte fermée , Monsieur leva les yeux sur le vicomte de Bragelonne et lui dit :
— Il parait que vous arrivez de Paris, Monsieur? — A l'instant, monseigneur. — Com-
ment se porte le roi? — Sa Majesté est en parfaite santé, monseigneur. — Et ma belle-
sœur? — Sa Majesté la reine-mère souffre toujours de la poitrine. Toutefois, depuis
un mois, il y a du mieux. — Que me disait-on, que vous veniez de la part de M. le
Prince? on se trompait assurément. — Non, monseigneur, M. le Prince m'a chargé
de remettre à votre Altesse Royale une lettre que voici, et j'en attends la réponse.
Raoul avait été un peu ému de ce froid et méticuleux accueil; sa voix était tom-
bée insensil)lement au diapason de la voix basse. Le prince oublia qu'il était la cause
de ce mystère, d la peur le reprit 11 reçut avec un coup d'reil hagard la lettre du
prince deCondé, la décacheta comme il eût décacheté un paquet suspect, et pour la
lire sans que pereonne pût en remarquer l'eflét sur sa physionomie, il se retourna.
Madame suivait avecime anxiété presque égaleà celle du prince chacune des manœuvres
de son auguste époux Raoul , impassible et un peu dégagé par l'attention de ses hôtes,
regardait de sa place et par la fenêtre ouverte devant lui les jardins et les statues (jui
les peuplaient. — Ah! mais, s'écria tout à coup MossuiUR avec un sourire rayonnant,
voiL'i une agréable surprise et une charmante lettre de M. le Prince! Tenez. Ma-
dame. La table était troji large pour que le bras du prince joignit la main de la prin-
cesse; Raoul s'empressa d'être leur intermédiaire: il \c lit axcc une Ihiiiiu' grâce (pii
charma la ])rincesse et valut un remercîment llatteur au \içonite.
— Vous savez le contenu de cette lettre, sans doiite'i' dit Gaston à Raoul. — Oui,
monseigneur, M. le Prince m'avait donné d'abord le message verbaleiiK'iil; puis Son
.Miesse a réfléchi et pris la plume. — C'est d'une belle écriture, dit Mahami;. mais je ne
|)uis lire. — Voulez-Mius lii'e à Maha.miî, monsieur de Rrageloune. dit !<■ (hic. — Oui,
lisez, je vous prie, Monsieur.
Raoul coiimieiiça la lectuie, à bupielle Monsieur doiuiii lic iioin eau tdiite son atten-
tion. La lettre était conçue en ces termes :
« Monseigneur, le roi part pour la frontière; vous aurez appris ipie le m.iiiage de
« Sa Majesté va se conclure; le roi m'a fait riioimeur de me nommer son maréchal
« des logis ])our ce voyage, et comme je sais toute la joie «pie .Sa Majesté aurait de
« passer une journée à Itlois, j'ose demander à Votre Altesse Royale la permission de
(( maifiuer ilc ma rraie le cbàliMii (iu'<llr iiabite. Si cependant l'imprévu de celle (Ic-
« mande poinail causera Votre Altesse Royale qiielipie embarras, je la supplierai de
u me le mander jiar li' messager ipie j'enxoie cl (|ui est un gcutilluimme à moi. M. le
V vir<i|iiti> de l!|-aiici(iiuic. .Mi'U iliui'l.iirr déhclldlM de l;i riVnliitidU de \dlri' .\l(e»*Se
I.E VICUMl'li DE IIKAGELONNE. il
« Royale, et. au lieu de preodre ])ar Blois, j'indiquerai Vendôme ou Romoruulin.
« J'ose espérer que Votre Altesse Royale prendra ma demande en bonne part, comme
« étant l'expression de mon dé\ouement sans bornes et de mon désir de lui être
« agréaiile. »
— Il n'est rien de plus jiracieux pour nous, dit Madame , qui s'était consultée plus
d'une fois pendant cette lecture dans les regards de son époux. Le roi ici ! s'écria-l-
elle un peu plus hiut peut-être qu'il n'eût fallu pour que le secret lïit gardé. — Mon-
sieur, ilit à son tour Sun Altesse, prenant la parole, vous remercierez M. le prince de
Condé, et vous lui exprimerez toute ma reconnaissance pour le plaisir qu'il me fait.
Raoul s'inclina. — Quel jour arrive Sa Majesté? continua le prince. — Le roi, mon-
seigneur, arrivera ce soir, selon toute probabilité. — Mais connnent alors aurait-on
su ma réponse au cas où elle eût été négative? — J'avais mission, monseigneur, de
retourner en toute hâte à Beaugency pour donner contre-ordre au courrier, (pii lût
lui-même retourné en arrière domier contre-ordre à M le Prince. — Sa Majesté est
donc à Orléans? — Plus près, monseigneur; Sa Majesté doit être arrivée à Meung en
ce moment. — La cour l'accompagne? — Oui, monseigneur. — A propos, j'oubliais
de vous demander des nouvelles de M. le cardinal? — Son Éniinence parait jouir d'une
bonne santé, monseigneur. — Ses nièces l'accompagnent sans doute? — Non, mon-
seigneur, Son Éminence a ordonné à mesdemoiselles de Mancini de partir pour Brouage;
elles suivent la rive gauche de la Loire pendant que la cour vient [)ar la rive droite.
— Quoi! mademoiselle Marie de Mancini (piitte aussi la cour? demanda Ml)^^lECR,
dont la réserve commençait à s'alTaiblir. — Mademoiselle Marie de Mancini surtout,
répondit discrètement Raoul.
Ln sourire fugitif, vestige imperceptible de son ancien esprit (rinliigucs brouil-
lonnes , éclaira les joues pâles du prince. — Merci . monsieui' de Bragelonne . dit alors
MoxsiEtii; vous ne voudrez peut-être pas rendre à M. le Prince la couunissiun dont je
voudrais vous charger, à savoir que sou messager m'a été fort agréable , mais je le lui
dii-.ii moi-même. Raoul s'iucliu.i pour remercier Monsiecu de riiomiciir qu'il lui
faisait.
MoNSiEUK fit un signe à Mada.me, qui frappa sur im lindjre placé à sa droite. Aussitôt^
M. de Saint-Remy entra, et la cliaudire se remplit de monde — Messieurs, dit le
jirince, Sa Majesté me fait Thonneur de venir passer un jour à Blois: je compte que
le roi, mon neveu, n'aura pas à se repentir de la faveur qu'il fait à ma maison. —
Vive le roi! s'écrièrent avec un enthousiasme frénétique tous les officiers de service,
et M de Saint-Remy avant tous : Gaston baissa la tête avec une sombre tristesse; toule
sa vie il avait dû entendre ou plutôt subir ce cri de Vive le roi! qui passait au-dessus
de lui. Depuis longteuqjs ne renteudant plus, il avait reposé son oreille, et voilà
qu'une royauté plus jeune, plus vivace, plus brillante, surgissait devant lui ronune
une nouvelle, comme une plus douloureuse provocation.
Madame comprit les soullrances de ce cœur timide et ombrageux, elle se leva
de table, Monsiecu l'imita machinalement, et tous les serviteurs, avec un bourdon-
nement semblable à celui des ruches, entourèrent Raoul pour le qnestiomier. —
Madame vit ce mouvement et appela M. de Saint-Remy. — Ce n'est pas le moment
de jaser, mais de travailler, dit-elle avec l'accent d'une ménagère qui se fâche.
M. de Saint-Remy s'empressa de ronq)re le cercle formé par les officiers autour de
Raoul, en sorte que celuirci put gagner l'antichambre. — On aura soin de ce gen-
tilhomme, j'espère , ajouta MAiiAMEens'adressant àM. de Saint-Remy. Le bonhonnne
courut aussitôt derrière Raoul. — Madame nous charge de vous faire rafraîchir ici ,
dit-il: il va en outre un logement au château pour vous. — Merci, monsieur de
10 LES MOUSQUETAIRES.
Saint-Reniy, répondit Biviireloiine, vous savez combien il me tarde d'aller présen-
ter mes devoirs à M. le comte, mon père. — C'est vrai, c'est vrai, monsieur Raoul,
présentez-lui en même temps mes bien humbles respects, je vous prie. Raoul se dé-
barrassa encore du vieux gentilhomme et continua son chemin. Comme il passait
sous le porche, tenant son cheval par la bride, une petite voix l'appela du fond d'une
allée obscure. — Monsieur Raoul! dit la voix. Le jemie homme se retourna surpri.<.
et vit une jeune tille bnine qui appuyait >m doigt sur ses lèvres et qui lui tendait la
maiu. Cette jeune lille lui était iucoimue
L ENTREVUE.
Raoul lit un pas vers la jeune tille qui l'appelait ainsi. — Mais uiou clie\al. Ma-
dame? dit-il. — Vous voilà bien embarrassé! Sortez; il y a un hangar ilans la pre-
mière cour; attachez là votre cheval et venez vite. — J'obéis, Madame. Raoul ne
fut pas quatre minutes à faire ce qu'on lui avait recommandé; il leviut à la petite
porte , où , dans l'obscurité , il revit sa conductrice mystérieuse qui l'attendait sur les
premiers degrés d'un escalier tournant — Ètes-vous assez brave pour me suivre, mon-
sieur le chevalier errant':' demanda la jeune tille en riant du moment d'hésitation
qu'avait manifesté Raoul. Celui-ci répondit eu s'élançant derrière elle dans l'escalier
sombre. Ils gravirent ainsi trois étages, lui derrière elle, effleurant de ses mains, loi-s-
qu'il cherchait la rampe, une robe de soie qui frôlait aux deux parois de l'escaliei-.
A cJiaque faux pas Je Raoul, sa conductrice lui criait un chut ! sévère et lui Icudail
une main douce et parfumée. — On monterait ainsi jusqu'au donjon du cliàteaii
sans s'apercevoir de la fatigue, dit Raoul. — Ce qui signifie, Monsieur, que vous êtes
fort intrigué, fort las et fort inquiet; mais rassurez-vous, nous voici ariivés.
F^a jeune lille poussa une porte qui, sur-le-champ, sans tiansitiou aucune, ciM|(lil
d'un Ilot de lumière le palier de l'escalier au haut du(|uel Raoul apparaissait tenant
la rampe. La jeune fille entra dans une chambre ; Raoul entra comme elle. .\ussit(M
qu'il fut dans le piège, il entendit pousser un grand cri, se retourna, et vit à deux
[las (II! lui , les mains jointes , les yeux fermés , cette belle jeune lille blonde, aux pru-
nelles bleues, aux blanches épaules, qui, le reconnaissant, l'avait aiqielé Ranul! il
la \ il et de\ ina tant d'amotn', tant de bonheur dans l'expression de ses yeux , qu'il se
laissa loudier à genoux tout au inilitMi de la diamln-e, eu murmurant de son côté le
nom de Louise.
— Ah ! Montalais! Montalais! soupira celle-ci, c'est im grand péché que de trom-
per ainsi. — Moi! je vous ai ti'ompée? — Oui, vous me dites que vous allez savoir en
bas des nouvelles, et vous faites monter ici Monsi(îur ! — Il le fallait bien. C.oui-
meut eùt-il reçu sans cela la lettre que vous lui écriviez? \\\ tdie désignait du doigt
cette lettre (jui était encore sur la t;d)le. Raoul lit un pas pour la prendre; Louise, plus
rapiile, bien qu'elle se fût élancée avec une hésitation physique assez remarquable,
.illongca la main pour l'arrêter. Raoïd remontra doue cette main toute tiède et toute
Ircnddantc; il la prit dans les sieuues et l'approcha si res|)ectueusemeut de ses lè\ res,
qu'il y di'posa un souflle |ilutôt (pi'un baiser.
l'enJautc* temjjs. mademoiselle de Montalais avait jiris la lettre, l'avait pliée soi-
gneusemenl, connue font les femmes, eu trois plis, et l'avait glissée dans sa poitrine.
— N'ayez pas peui-, Lnuise . ilil-cllc. .Monsieur n'ira pas pins l;i picudrc ici. cpic le
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. Il
(Ic'fmit roi Louis Xlli ne prenait les billets dans le corsage de mademoiselle de Haii-
tel'orl. Haoïil rougit eu \oyant le sourire des deux jeunes filles, et il ne remarqua pas
(]Ue la main de Louise était restée entre les siennes.
— Là ! dit Montalais , vous m'avez pardomié , Louise , de vous avoir amené Monsieur,
vous, Monsieur, ne m'en voulez plus de ni'avoir suivie pour voir Mademoiselle.
Donc, maintenant que la paix est faite, causons connue de vieux amis Présentez-
moi , Louise, à M. de Bragelonne. — Monsieur le vicomte, dit Louise avec sa grâce
sérieuse et son candide sourire, j'ai l'hoimeur de vous présenter mademoiselle Aure
de Montalais, jeune fdle d'honneur de Son Altesse Royale Madame, et de plus mon
amie, mon excellente amie. Raoul salua rérémonieusenient. — Et moi, Louise, dit-
il, ne me présentez- vous pas aussi à Mademoiselle? — Oh! elle vous connaît! elle
connaît tout ! Ce mot naïf fit rire Montalais et soupirei- de bonheur Raoul , qui l'avait
interprété ainsi : elle connaît tout voire amour.
— Les politesses sont faites, monsieur le vicomte, dit Montalais: voici un fauteuil,
et dites-nous bien vite la nouvelle que vous nous apportez ainsi courant. — Made-
moiselle, ce n'est plus un secret. Le roi, se rendant à Poitiers, s'arrête à Blois pour
visiter Son Altesse Royale. — Le roi! ici! s'écria Montalais en frappant ses mains
l'une contre l'autre; nous allons voir la cour ! Concevez-vous cela, Louise? la vraie
cour de Paris! Oh ! mon Dieu I mais quand cela, Monsieur? — Peut-être ce soir, Ma-
demoiselle; assurément demain.
Montalais fit un geste de dépit. — Pas le temps de s'ajuster! pas le temps de pré-
parer une robe! Nous sonmies ici eu retard comme des Polonaises! Nous allons res-
sembler à des portraits du temps de Henri IV!. . Ah! Monsieur, la méchante nou-
velle que vous nous apportez là! — Mesdemoiselles, vous serez toujours belles. — (rest
fade!... nous serons toujours belles , oui, parce que la nahu'e nous a faites passables,
mais nous serons ridicules parce que la mode nous aura oubliées. Hélas! ridicules!
l'on me verra ridicule, moi? — Qui cela? dit naïvement Louise. — Qui cela? vous êtes
étrange , ma chère ! ... Est-ce une question à m'adresser ? on , veut dire tout le monde ;
on. veut dire les courtisans, les seigneurs; on, veut dire le roi. — Pardon, ma
bonne amie, mais connue ici tout le monde a riiabitude de nous voir telles que nous
sonnues . — D'accord, mais cela va changer, el nous serons ritlicules, même pour
Blois; car près de nous on va voir les modes de Paris, et l'on comprendra que nous
sommes à la mode de Blois! C'est désespérant! — Consolez-vous, Madeinoi.selle.
— Ah ! liaste ! au fait, tant pis pour ceux qui ne me trouveront pas à leur goût ! dit
philosophiquement Montalais. — Ceux-là seraient bien difficiles, répliqua Raoul,
fidèle à son système de galanterie régulière. — Merci , monsieur le vicomte. Nous di-
sions donc que le roi vient à Blois? — Avec toute la cour. — Mesdemoiselles de Man-
cini y seront-elles? — Non pas , justement. — Mais puisque le roi , dit-on, ne peut
se passer de mademoiselle Marie. — Mademoiselle , il faudra bien que le roi s"ea
passe : M. le cardinal le veut. Il exile ses nièces à Brouage. — Luil l'hypocrite! —
Chut! dit Louise en collant son doigt sur ses lèvres roses. — Bah ! personne ne peut
m'entendre. Je dis que le vieux Mazarino Mazarini est un hypocrite . qui grille de
faire sa nièce reine de France. — Mais non. Mademoiselle , puisque M. le cardinal,
au contraire , fait épouser à Sa Majesté l'infante Marie-Thérèse.
Montalais regarda en face Raoul et lui dit : — Vous croyez à ces contes , vous autres
Parisiens? .\llons, nous sonmies plus forts que vous à Blois. — Mademoiselle , si le
roi dépasse Poitiers et part pour l'Espagne , si les arficles du contrat de mariage sont
arrêtés entre don Luis de Haro et son Éminence , vous entendez bien que ce ne soiit
plus des jeux d'enfant. — Ah çà ! mais le roi est le roi , je suppose? — Sans doute ,
1-2 L1-:S MOUSQUliTAlHKS.
Madt'iiioi.sollo , niitis le cardinal est le cardinal. — Ce n'est donc |ias un linmine. (iiif
le roi? il u'aime donc pas Marie de Mancini? — Il l'adore. — Eh bien, il répiiiisora:
nous anrons la j^iierre a^ec l'Espagne, M. Mazarin dépensera quelques-uns des mil-
lions qu'il a de côté, nos gentilshommes feront des prouesses à l'encontre des tiers Cas-
tillans, et beaucoup nous reviendront couronnés de lauriers et que nous couronnerons
de myrtes. Voilà comme j'entends la politique — Montalais, vous êtes une folle, dit
Lo\iise,et chaque exagération vous attire, connue le feu attire les papillons. —
Louise, vous êtes tellement raisonnable que vous n'aimerez jamais. — Oh ! fit Louise
avec un tendre reproche', comprenez donc , Montalais ! La reine-mère désire marier
son lils avec l'infante; voulez-vous que le l'oi désobéisse à sa mère? est-il d'un cœur
royal comme le sien de donner le mauvais exenqdeï (Junnd les parens défendent
l'amour, chassons l'amour! Et Louise soupira: Raoul baissa les yeux d'un air con-
traint Montalais se mit à rire : — Moi , je n'ai pas de parens, dit-elle.
— Vous savez sans doute des nouvelles de la santé de M. le comte de la Fère, dit
Louise à la suite de ce soupir, (pii avait tant révélé de douleurs dans son éloquente
expansion. — Non, Mademoiselle , répliqua Raoul , je n'ai pas encore rendu visite à
mon père , mais j'allais à sa maison , quand mademoiselle de Montalais a bien voulu
m'arréter ; j'espère que monsieur le comte se porte bien. Vous n'avez rien ouï dire de
fâcheux, n'est-ce pas? — Rien , monsieur Raoul , rien. Dieu merci !
Ici s'établit un silence pendant lequel deux âmes qui suivaient la même idée s'en-
tendirent parfaitement, même sans l'assistance d'un seul regard. — Ah ! mon Dieul
s'écria tout à coup Montalais , on monte!. — Qui cela \>eut-il être? dit Louise en se
levant tout inquiète. — Mesdemoiselles, je vous gêne beaucoup; j'ai été bien indis-
cret sans doute, balbutia Raoul, fort mal à son aise. — C'est un pas lourd, dit Louise.
— Ah! si ce n'est que M. Malicnrne, répliqua Montalais, ne nous dérangeons pas.
Louise et Raoul se regardèrent pour se demander ce que c'était (pie M. MaU-
corne. — Ne vous iu(]uiétez pas, poursuivit Montalais, il n'est pas jaloux. — Mais,
Mademoiselle, dit Raoul. — Je comprends . Eh bien! il est aussi discret cpie moi —
Mon Dieu ! s'écria Louise, qui avait appuyé son oreille sur la porte entrebâillée , je
reconnais les pas de ma mère ! — Madame de Saint-Remy! où me cacher ? dit Raoul
en sollicitant vivement la robe de Montalais, qui semblait un peu avoir perdu la tête.
— (Mii , (lit celle-ci, oiu' , je recomiais aussi les patins (pii cla(pient. C'est notre excel-
lente mère ! .. Monsieur le vicomte , c'est bien donuuage que la fenêtre donne sur lui
pavé et cela à cinquante [lieds de haut. Raoul regarda le baicun d'un air égaré, Louise
saisit son bras et le retint. — Ah çà ! suis-je folle ! dit Montalais. n'ai-je pas l'armoire
a\ix robes de cérémonie! Elle a vraiment l'air d'être faite pour cela.
11 était temps, madame de Sainl-Rcmy montait plus vite (]u'à l'ordinaire : elle arriva
sur le palier au moment (jii Montalais, connue dans les scènes de surprises, ferm.iil
rariiiiiiir en ap[)uyanl son corps sur la j)orte. — Ah ! s'écria madame de Saiiit-Heuiy,
vous êtes ici, Louise? — Oui, .Madame, r<''|>iiu(lit-elle . ])lus pfilc cpic si elle eùl été
conxaiTicui- d'un i.nand crime — lion! bon! — .\sseyez-\(ius , Madame, dit Montalais
en ollraiil le f.iuleuil à madame de Saint-Remy, et en le plaçant de façon à ce ipi'elle
touruAt le dos à l'armoire. — Merci, uiadcMuoiselle Aure, merci: venez vite, ma tille,
allons. — Où voulez-vous donc ipie j'aille. Madame? — Mais, au logis: ne faut-il
pas préparer votre toilette? — Plaît-il? lit Montalais, se liAtant de jouer la surprise,
tant (die craii.'nait de \oii- Louise faiie (pielqiie sottise. — Vous ne savez donc pas la
nouvelle? dit madame de Saint-Remy. — Quelle nouvelle. Madame, voulez-vous que
deux filles apj)reinient en ce col hier? — (Juoi !.. vous n'avez vu personne? .. —
Mailanie, vous parle/, par énigmes et vous nous Ciiles moiirii' ,i pelil l'eu 1 s'écria Mon-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. (3
talais, qui, oiïrayoc de voir Louise de jilus en plus pâle, ne savait à quel saint se
vouer.
Enfui elle surprit de sa compagne un regard parlant, uu de ces regards qui donne-
raient de l'intelligence à un mur. Louise indiquait à son amie le chapeau, le malen-
contreux chapeau de Raoul qui se pavanait sur la table. Montalais se jeta an devant, et
le saisissant de sa main gainhe le passa derrière elle dans la droite, et le cacha ainsi
tout en parlant. — Eh bien ! dit madame de Saint-Remy, un courrier nous arrive qui
annonce la prochaine arrivée du roi. Çà , Mesdemoiselles, il s'agit d'être belles ! —
Vite ! vile ! s'écria Montalais , suivez madame votre mère , Louise , et me laissez
ajuster ma robe de cérémonie.
Louise se leva, sa mère la piit par la main et l'cntraina sur le palier. — Venez,
dit-elle. Et tout bas : — Quand je vous défends de venir chez Montalais , pourquoi y
venez-vous? — Madame, c'est mon amie. D'ailleurs, j'arrivais. — On n'a fait cacher
personne devant vous? — Madame ! — J'ai vu im chapeau d'honnne, vous dis-je;
celui de ce drôle, de ce vaurien ! — Madame ! s'écria Louise. — De ce fainéant de
Malicorne ! Une lille d'honneur fréquenter ainsi... fî!
Et les voix se perdirent dans les piofondeurs du petit escalier. Montalais n"a\ ait pas
perdu un mot de ces propos (pie léclio lui renvoyait comme par un eiitomioir. Elle
haussa les épaules, et, voyant Raoul qui. sorh de sa cachette, avait écouté aussi —
— Pauvre Montalais ! dit-elle, victime de l'amitié!.. Pauvre Malicorne !.. victime de
l'amourl Elle s'arrêta sur la mine tragi-comique de Raoul , qui s'en voulait d'avoir
en un jour surpris tant de secivts. — Oh ! Mademoiselle, dit-il , comment reconnaître
vos bontés? — Nous ferons quelque jour nos conqiles, répliqua-t-elle ; pour le mo-
ment, gagnez au pied, monsieur de Bragelonne, car madame de Saint-Remy n'est
pas indulgente, et quelque indiscrétion de sa part pourrait amener ici une visite donu-
ciliaire fâcheuse [lour nous tous. Adieu! — Mais Louise... comment savoir? — Allez!
allez! le roi Louis XI sa\ai1 bien ce (piil l'aisail lors(|u'il inventa la poste. — Hélas!
dit Raoul. — Et ne suis-je |ias là, moi qui \aux tontes les postes du royaume? Vite !
à votre cheval ! et que si madame de .Saint-Remy remonte pour me faire de la morale,
elle ne vous trouve plus ici. — Elle le dirait à mon père, n'est-ce pas? mui'muivi
Baoul — Et vous seriez gi-ondé ! Ah 1 vicomte, on voit bien que vous venez de la
<^our : vous êtes peureux comme le roi. Peste! à Blois , nous nous passons mieux (pie
cela du consentement de papa ! Demandez <à Malicorne. Et sur ces mots, la folle jeune
lille mit Raoul h la poite par les épaules : celui-ci se glissa le long du poirhe, retrouva
son cheval , sauta dessus et partit connue s'il eût eu les huit gardes de MoNsirrn à ses
trousses.
LE l'KRE ET I.E FILS.
Raoul suivit la route bien connue, bien chère h. sa mémoire, qui conduisait de Blois
à la maison du comte de la Fère. Le lecteur nous dispensera d'une descri|)lion nou-
velle de cette habitation. Il y a pénétré avec nous en d'autres temps, il la connaît.
Seulement , depuis le dernier voyage que nous y avons fait , les murs avaient pris mie
teinte plus grise, et la brique des tons de cuivre plus harmonieux; les arbres avaient
grandi, et tel autrefois allongeait ses bras grêles par-dessus les haies, qui maintenant,
arrondi, touffu, luxuriant, jetait au loin, sous ses rameux gonflé.^ de sève, l'ombre
épaisse, des fleurs ou des fruits |)our le passant.
14 I-rES MOUSQUETAIRES.
Raoul aperçut an loin lu tuit aigu, les deux petites tourelles, le coloniliier dans les
ormes el les volées Je pigeons qui tournoyaient incessaininenl . sans pouvoir lecpulter
jamais, autour du cône de briques, pareils fiux doux souvenirs qui voltigent aulour
d'une àuie sereine
Il y avait plus d'un an que Raoul n'était venu voir son père. 11 avait ])assé tout ce
temps fiiez M. le Prince.
En effet , après toutes ces émotions de la Fronde . dont nous avons autrefois essavé
de reproduire la première période , I^uis de Condé avait fait avec la cour une récon-
ciliation publique , solennelle et franche. Pendant tout le temps qu'avait duré la rup-
ture de M. le Prince avec le roi, M. le Prince, qui s'était depuis longtemps affec-
tionné à Bragelonne , lui avait vainement offert tous les avantages qui peuvent éblouir
un jeune homme Le comte de la Père . toujours fidèle à ses principes de lovante et
de royauté, développés un jour devant son tils dans les caveaux de Saint-Denis : le
comte de la Fère, au nom de son fils, avait toujours refusé. Il y avait plus: au lieu
de suivre M. de Condé dans sa rébellion, le vicomte avait suivi M. de Turenne com-
battant pour le roi. Puis, lorsque M. de Turenne, à son tour, avait paru abandon-
ner la cause royale, il avait quitté M. de Turenne, comme il avait fait de M. de
Condé.
Il résultait de cette ligne invariable de conduite, que comme jamais Turenne et Condé
n'avaient été vainqueurs l'un de l'autre que sous les drapeaux du roi , Raoul avait, si
jeune qu'il fût encore, dix victoires inscrites sur l'état de ses services, et pas une dé-
faite dont sa bravoure et sa conscience eussent à soiinVir. Donc Raoul avait, selon le
vœu de son père , servi opiniAIrément et passivement la fortune du roi Louis XIV.
malgré toutes les tergiversations qui étaient endémiques, et, on peut le dire, inévi-
tables à celle époqvie. M de Condé, rentré en grcàce, avait usé de tout, d'abord de son
privilège d'amnistie pour redemander beaucoup de choses qui lui avaient été accor-
dées, et entre autres choses , Raoul. Aussitôt . M. le comte de la Fère, dans son bon sens
inébranlable , avait renvoyé Raoul au prince de Condé.
Un an donc s'était écoulé depuis la dernière séparation du père et du tils: quelques
lettres avaient adouci, mais non guéri, les douleurs de sou absence. On a vu que
llaoul laissait à Blois un autre amouv que l'amour filial. Mais rendons-lui cette jus-
tice que, sans le hasard et mademoiselle de Moiitalais, deux démons tenlateurs, Raoul,
après le message accompli , se fût mis à galoper vers la denieine de son |)ère eu re-
tournant la tète sans doute , mais sans s'arrêter un seul instant, eùt-il \u Louise lui
tendre les bras. Aussi la première partie du trajet fut-elle donnée par Raoul aux
regrets du passé qu'il venait de quitter si vite, c'est-à-dire à l'amante : l'autre moitié
à l'ami qu'il allait retrouver, trop lentement au gré de ses désirs.
Raoul trouva la ]>orte du jardin ouverte et lança son cheval sous l'allée, sans
|)ieudre garde aux grands bras que faisait en signe de colère un vieillard vêtu d'im
tricot d<' laine violette el coiffé d'un large bonnet de vieux velours râpé. Ce vieillard ,
qui sarclait luie plate-bande de rosiers nains et de marguerites , s'indignait de \ oir un
cheval I ouiir ainsi dans se^ allei-s sablées et ratissées. Il basanla même mi \igoureu\
hum! (pii lit rrliinrni'r le en .ilicr. i'.r lui alor^ un ibangeiiieMl de scène, car aussilùl
qu'il eut \ii le xisaue de Kaoul, ce xieillard se l'edressa el se Tuit à coui'ir dans la ili-
redion de la maison avec des grognements inlerronqins (pii semblaient être chez lui
le paroxysme d'une joie folle
Raoul arriva aux écuries, remit son clie\al à un petit lacpiais et enjandia le peri'on
avec uiu' ardeur ijui eut bien réjoui le coeur de son père. Il Iraveisa ranlicbamlire, la
salli' à manger el le salon sans IrcuiMT perMinnr : enlin. .irriM' .i la pnrle de M. le
<^^£^^,-/ i. -A-
1. 1-: V I c o M r i: i» i-; it ii \ r, k i. o n n k.
LE VICOMTE nE liRAGELONNE. 15
romte (lo la FiTC , il lioiirt.i inipatipiiimpiit et «Mitra jTresqiie sans attendre le mot
Entrez! que lui jeta une voix grave et douce tout à la fois.
Le comte était assis devant une table couverte de papiers et de livres. C'était bien
toujours le noble et beau genlilbomme d'autrefois, mais le temps avait donné à sa
noblesse, à sa beauté, un caractère plus solennel et plus distinct. Un front blanc et
sans rides , sous ses longs cbeveux plus blancs que noirs , un œil perçant et doux sous
des cils de jeune homme, la moustache fine et à peine grisonnante, encadrant des
lèvres d'un modelé pur et délicat , comme si jamais elles n'eussent été crispées par les
passions mortelles : une taille droite et so\iple, une main irréprochable, maisvamaigrie.
voilà quel était encore l'illustre gentilhoiiuue 3ont tant de bouches illustres avaient
fait l'éloge sous le nom d'Athos. 11 s'occupait alors de corriger les pages d'un cahier
manuscrit tout entier rempli de sa main.
Raoul saisit son père par les épaules, par le cou. comme il put, et l'embrassa si
tendrement , si rapidement , que le comte n'eut pas la force ni le temps de se dégager,
m' de surmonter son émotion paternelle.
— Vous ici, vous ici. Raoul ! dit-il. Est-ce bien possible? — Oh I Monsieur, Mon-
sieur, quelle joie de vous revoir ! — Vous ne me répondez pas , vicomte ? Avez-vous
un congé, pour être à Blois, ou bien est-il arrivé quelque malhein- à Paris? — Dieu
merci , Monsieur, répliqua Raoul en se calmant peu à peu , il n'est rien arrivé que
d'heureux : le roi se marie, comme j'ai eu l'honneur de vous le mandçr dans ma der-
nière lettre, et il part pour l'Espagne. Sa Majesté passera par Blois. — Pour rendre
visite à Monsieur? — Oui , monsieur le comte. Aussi , craignant de le prendre à l'im-
proviste, ou désirant lui être particulièrement agréable, M. le Prince m'a-t-il envoyé
pour préparer les logements. — Vous avez vu Monsiei:b? demanda le comte vivement.
— J'ai eu cet honneur. — Au château ? — Oui , Monsieur, répondit Raoul en baissant
les yeux, parce que, sans doute , il avait senti dans l'interrogatoire du comte plus que
de la curiosité — Ah ! vraiment , vicomte ?.. Je vous fais mon compliment.
Raoul s'inclina — Mais vous avez encore vu qucbpi'un à Blois? — Monsieur, j'ai
vu Son Altesse Royale Madamr. — Très-bien. Ce n'est pas de ISLviiame que je |)arle.
Raoul rougit exti-émement et ne répondit |)oint. — Vous ne m'entendez pas, à ce qu'il
paraît, monsieur le vicomte? insista M. de la Fère sans accentuer plus nerveusement
sa question, mais en forçant l'expression un peu plus sévère de son regard. — Je vous
entends parfaitement , répliqua Raoul, et si je prépare ma réponse, ce n'est pas que
je cherche un mensonge, vous le savez , Monsieur. — Je sais que vous ne mentez ja-
niais. Aussi dois-je m'étonner que vous preniez un si long temps pour me dire : Oui ou
Non. — Je ne puis vous répondre qu'en vo\is comprenant bien, et si je vous ai bien
compris , vous allez recevoir en mauvaise part mes jiremières paroles. Il vous déplaît
sans doute, monsieur le comte, que j'aie vu... — Mademoiselle de la Vallière, n'est-
ce pas? . — C'est d'elle que vous voulez parler, je le sais bien , nionsieur le comte ,
dit Raoul avec une inexprimable douceur. — Et je vous demande si vous l'avez vue.
— Monsieur, j'ignorais absolument , lorsque j'entrai au diàteau. que mademoiselle
de la Vallière pût s'y trouver; c'est seulement en m'en retournant, après ma mission
achevée, que le hasard nous a mis en présence. J'ai eu l'honneur de lui présenter mes
respects. — Comment s'appelle le hasard qui vous a réuni à mademoiselle de la Val-
lière?— Mademoiselle de Montalais. Monsieur. — Qu'est-ce <pie mademoiselle de
Montalais? — Une jeune personne que je ne connaissais pas, que je n'avais jamais
vue. Elle est fille d'honneur de Madame. — Monsieur le vicomte, je ne pousserai pas
plus loin mon interrogatoire , que je me reproche déjà d'avoir fait durer. Je vous
avais reconmiandé d'éviter mademoiselle de la Vallière, et de ne la voir qu'avec mon
If.
LES MOUSQUETArUES.
.nitoiisalion. Oli ! je sais que vous m'avez dit vrai . et que vous n'avez pas fait une dé-
iiiarrlic [iiiur vous rapjirocher irello. Le hasard m'a l'ait du tort; je n'ai pas à vous
accuser. Je me contenterai doue de ce que je vous ai déjà dit concernant cette demoi-
selle. Je ne lui reproche rien, Dieu m'en est témoin; seulement il n'entre pas dans
mes desseins que vous fréquentiez sa maison. Je vous prie encore une fois, mon cher
Raoul , de l'avoir ])our entendu.
On eût dit que l'œil si limpide et si pur de Raoul se trouhlait à celte parole. — Main-
tenant, mon ami, continua le comte avec son doux sourire et sa voix habituelle, par-
lons d'autre chose. Vous retournez peul-èh'e a voire service? — Non. Monsieur, je
n'ai plus (ju'à demeurer auprès de vous tout anjourd'luii. M. le Prince ne m'a heureu-
sement fixé d'autre devoir que celui-là , qui était si hien d'accord avec mes désirs. —
Le roi se porte bien? — A merveille. — Et M. le Prince aussi? — Comme toujours.
Le comte oubliait Mazarin : c'était une vieille habitude. — Eh hien ! Raoul, puisque
\ eus n'êtes plus qu'à moi , je vous donnerai , de mon côté , toute la journée. Endiras-
sez-moi .. encore .. encore... Vous êtes chez vous, vicomte... Ah! voilà notre vieux
Grimand!.. Venez, Grimaud, M. le vicomte veut vous embrasser aussi.
r^e frrand vieillard ne se le fit pas répéter ; il accourait les bras ouverts. Raoul lui
épargna la moitié du chemin. — Maintenant, voulez-vous que nous passions au jardin.
Raoul ? Je vous montrerai le nouveau logement que j'ai fait préparer pour vous , à vos
congés, et, tout en regardant les plantations de cet hiver et deux chevaux de main
(pie j'ai changés , vous me donnerez des nouvelles de nos amis de Paris.
Le comte ferma son manuscrit , prit le bras du jeune homme et passa au jardin
avec lui. Grimaud regarda mélancoliquement partir Raoul, dont la tète efllein-ait
])resqHe la traverse delà porte, et, tout en caressant sa royale blanche, il laissa
échapper ce mot profond • — Grandi !
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
17
OU IL SERA PARLÉ DE CROPOLI , DE CROPOLE ET D UN GRAND PEINTRE
INCONNU.
aiiflis que le comte de la Fère visite avec Raoul les nou-
veaux bàtiniens qu'il a fait bâtir, et les chevaux neufs
qu'il a fait acheter, nos lecteurs nous permettront de les
ramener h la ville de Blois et de les faire assister au mou-
vement inaccoutumé qui agitait la ville. C'était surtout
dans les hùtcls que s'était fait sentir le contre-coup de
la nouvelle apportée par Raoul.
En effet, le roi et la cour à Blois, c'est-à-dire cent
cavaliers, dix carrosses, deux cents chevaux, autant de
A DA,,»cR valets que de maîtres , où se caserait tout ce monde . où se
logeraient tous ces gentilshommes des environs qui allaient arriver dans deux ou trois
heures peut-être, aussitôt que la nouvelle aurait élargi le centre de son retentissement,
comme ces circonférences croissantes que produit la chute d'une pierre lancée dans
l'eau d'un lac tranquille?
Blois , aussi paisible le matin , nous l'avons vu , que le lac le [ilus calme du monde,
à l'annonce de l'arrivée royale, s'emplit soudain de tumulte et de bourdonnement.
Tous les valets du château , sous l'inspection des ofliciers. allaient en ville quérir les
provisions, et dix courriers à cheval galopaient vers les réserves de Chambonl pour-
chercher le gibier, aux pêcheries du Beuvron pour le poisson, aux serres de Chaverny
pour les fleurs et pour les fruits. On tirait du garde-meuble les tapisseries précieuses,
les histres à grands chaînons dorés; une armée de pauvres balayaient les cours et
lavaient les devantures de pierre , tandis que leurs femmes foulaient les prés au delà
de la Loire pour récolter des jonchées de verdure et de fleurs des champs. Toute la
ville , pour ue pas demeurer au-dessous de ce luxe de propreté , faisait sa toilette à
grands renforts de brosses, de balais et d'eau. Les ruisseaux de la ville supérieure,
gonflés par ces lotions continues, devenaient fleuves au bas de la ville, et le petit
pavé ,. parfois très-boueux, il faut le dire , se nettoyait, se diamantait aiix rayons amis
du soleil. Enfin, les musiques se préparaient; les tiroirs se vidaient, on accaparait
chez les marchands cires , rubans et nœuds d'épées ; fes ménagères faisaient provision
de pain , de viandes et d'épices. Déjà même bon noudirc de bourgeois dont la maison
était garnie comme pour soutenir un siège , n'ayant plus à s'occuper de rien, cndo -
salent des habits de fête et se dirigeaient vers la porte de la ville pour être les premiei s
à signaler ou à voir le cortège. Ils savaient bien que le roi n'arriverait qu'à la nuit,
peut-êti'e même au matin suivant. Mais quVst-ce que l'attente, sinon une sorte de
folie , et qu'est-ce que la folie , sinon un excès d'espoir?
Dans la ville basse , à cent pas à peine du château des États, entre le mail et le châ-
teau , dans une rue a sez belle qui s'appelait alors rue Vieille , et qui devait en effet
être bien vieille , s'élevait un vénérable édifice , à pignon aigu , à forme trapue et large,
I. 1. ï
18 LES MOtiSQUETATRËS.
orné de trois fenêtres sur la rue au premier étage , de deux au second et d'un petit reil-
de-bœuf au troisième. Sur les côtés de ce triangle on avait récemment construit^ un
parallélogramme assez vaste qui empiétait sans façon sur la rue , selon les us tout fa-
miliers de l'édiUté d'alors. La rue s'en voyait bien rétrécie d'un quart, mais la maison
s'en trouvait élargie de près de moitié; n'est-ce pas là une compensation suffisante?
, Une tradition voulait que cette maison à pignon aigu fût liabitée du temps de
Henri 111 par uu conseiller des États que la reine Catherine était venue, les uns disent
visiter, les autres étrangler. Quoi qu'il en soit , la bonne dame avait dû poser un pied
circonspect sur le seuil de ce bâtiment. Après le conseiller mort par strangulation ou
mort naturellement , il n'importe , la maison avait été vendue , puis abandonnée et
eniin isolée des autres maisons de la rue. Vers le milieu du règne de Louis XIII seu-
lement î un Italien , nommé Cropoli , échappé des cuisines du maréchal d'Ancre ,
s'était venu étabhr en cette maison. Il y avait fondé une petite hôtellerie , où se fabri-
quait un macaroni tellement raffiné, qu'on en venait quérir ou manger là de plusieurs
lieues à la ronde.
L'illustration de la maison était venue de ce que la reine Marie de Médicis , prison-
nière , comme on sait , au château des États , en avait envoyé chercher une fois.
C'était précisément le jour où elle s'était évadée par la fameuse fenêtre. Le plat de ma-
caroni était resté sur la table, effleuré seulement par la bouche royale. De cette double
faveur fahe à la maison triangulaire , d'une strangulation et d'un macaroni , l'idée
était venue au pauvre Cropoli de nommer son hôtellerie d'iui titre pompeux. Mais sa
qualité d'Italien n'était pas une recommandation en ce temps-là , et son peu de fortune
soigneusement cachée l'empêchait de se mettre trop en évidence. Quand il se vit près
de mourir, ce qui arriva en 1643, après la mort du roi Louis XIII , il lit venir son fils,
jeune marmiton de la plus belle espérance, et, les larmes aux yeux, il lui recom-
manda de bien garder le secret du macaroni , de franciser son nom , d'épouser mic
Française , et enfin , lorsque l'horizon politique serait débarrassé des nuages qui le
couvraient, — on pratiquait déjà à cette époque cette ligure fort en usage denosjoiu's
dans les premier-Paris et à la Chaudjre, — de faire tailler par le forgeron voisin
une belle enseigne sur laquelle un fameux peintre qu'il désigna tracerait deux por-
traits de reine avec ces mots en légende : aux MÉnicis. Le bonhonnne Cropoli . après
ces reconunandations . n'eut que la force d'indiquer à son jeune successeur une che-
minée sous la dalle de laquelle il avait enfoui mille louis de dix francs, et il expira.
Cropoli fils, en honuue de cieur, supporta la perte avec résignation et le gain sans
insolence. Il commença par accoutumer le public à faire sonner si peu l'i final de son
nom , que la complaisance générale aidant , ou ne l'appela plus que M. Cropiile, ce
qui est un nom tout français. Ensuite il se maria , ayant justement sous la niaiu une
petite Française dont il était amoureux, et aux parens de laquelle il arracha une liol
raisonnabb^ en montrant le dessous de la dalle d(> la cheniinée.
Ces deux premiers poiiils acc(im[)lis, il se mil à la rechercbc du pcinlre ijui devait
faire r(>nseignc. Lepeinlic lui bientôt trouvé. C'était un vieil Italien, émule des Ha-
phael et d(!s Carrache . iicais émule malheureux II se disait de l'école vénitienne, sans
doute parce qu'il aimait fort la couleur. Ses ouvrages, dont jamais il n'a\ait vendu
un seul , tiraient l'œil à cent pas et déplaisaient formidablement aux bourgeois, si
bien qu'il avait fini par ne plus rien faire. Il se vantait to\ijours d'avoir peint une
salle de bain pour madame la maréchale d'Ancre , et se plaignait que cette salle eût
été brûlée , lors du désastre du maréchal.
Cropoli , en sa qualité de compatriote , était indulgent pour l'iltrino. C'était le nom
•le l'arlistc. Peut-âtre avait-il vu les fameuses peintures de la salle de bain. Toujours
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 19
est-il qu'il avait dans une telle estime, voire dausi une telle' amitié, le fameux Pit-
trino, qu'il le retira chez lui. Piltrino recnnnaissanî et nourri de macaroni, appiil h
propager la réputation de ce mets national, et du temps de son fondateur, il axait
rendu par sa langue infatigable des services signalés à la maison Cropoli. En vieillis-
sant il s'attacha au lils comme an père, et peu à peu devint l'espèce de surveillant
d'une maison où sa probité intègre, sa sobriété recomiue , sa chasteté proverbiale
et mille autres vertus que nous jugeons inutile d'énumérer ici, lui donnèrent place
éternelle au foyer, avec droit d'inspection sur les domestiques. En outre , c'était lui
qui goûtait le macaroni, pour maintenir le goût pur de l'antique tradition, et il faut
dire qu'il ne pardonnait pas un grain de poivre en plus , ou un atonie de parmesan
en moins.
Sa joie fut bien grande le jour où , appelé à partager le secret de Gropole fds , il (nt
chargé de peindre la fameuse enseigne. On le vit fouiller avec ardeur dans une vieille
boite, où il retrouva des pinceaux, un peu mangés par les rats, mais encore pos-
sibles, des coideurs dans des vessies à peu près desséchées, de l'huile de lin dans une
bouteille, et une palette qui avait appartenu autrefois au Bronzino, ce diou de la
pittoure, comme disait , dans son enthousiasme toujours juvénile , l'artiste ultramon-
tain. Pittrino était grandi de toute la joie d'une réhabilitation.
Il lit comme avait fait Raphaël , il changea de manière et peignit à la façon de TAI-
baae deux déesses plutôt que deux reines. Ces dames illustres étaient tellement gra-
cieuses sur l'enseigne, elles ofl'raient aux regards étonnés un tel assemblage de lis et de
roses, résultat enchanteur du changement de manière de Pitirino: elles affectaient des
poses de sirène tellement anacréonlitpies, que le principal échevin. lorsqu'il fut admis
à voir ce morceau capital dans la salle de Cropole, déclara tout de suite que ces dames
étaient trop belles et d'un charme trop animé pour figurer comme enseigne à la vue
des passans. — Son Altesse Royale Monsieir. fiit-il dit à Pittrino , qui vient souvent
dans notre ville , ne s'arrangerait pas de voir Madame son illustre mère aussi peu
vêtue , et il vous enverrait aux oubUettes des États , car il n'a pas toujours le cœ(n-
tendre , ce glorieux prince. Effacez donc les deux sirènes ou la légende, sans quoi je
vous interdis l'exhibition de l'enseigne. Cela est dans votre intérêt, maître Cropole, et
dans le vôtre , seigneur Pittrino.
Qtie répondre à cela? Il fallut remercier l'échevin de sa gracieuseté; c'est ce que
fit ( j'opole. Mais Pittrino demeura sombre et déçu. 11 sentait bien ce qui allait arrixer.
L'édile ne fut pas plutôt parti que Cropole se croisant les bras : — Eh bien ! maître ,
dit-il, qu'allons-nous faire? — Nous allons ôter la légende, (ht tristement Pittrino.
J'ai là du noir d'ivoire excellent, ce sera fait en un tour de main , et nous remplace-
rons les Médicis par les nymphes ou les sirènes, comme il vous plaira — Non pas,
, dit Cropole, la volonté de mon père ne serait pas reiuplie Mon père tenait... — Il
tenait aux ligures , dit Pittrino. — Il tenait à la légende , dit Cropole. — La preuve
qu'il tenait aux ligures, c'est qu'il les avait commandées ressemblantes, et elles le
sont , répliqua Pittrino. — Oui , mais si elles ne l'eussent pas été . qui les eût recon-
nues sans la légende? Aiijourd'hui même que la mémoire des Blaisois s'oblitère un
peu à l'endroit de ces personnes célèbres , qui reconnaîtrait Catherine et Marie sans
ces mots : Aux Médicis ? — Mais enfin , mes figures? dit Pittrino désespéré, car il
sentait que le petit Cropole avait raison. Je ne veux pas perdre le fruit de mon travail.
— Je ne veux pas que vous alliez en prison et moi dans les oiddiettes. — Effaçons
Médicis, dit Pittrino suppliant. — Non, répliqua fermement Cropole. — Il me vient
une idée, une idée sublime... votre peinture paraîtra, et ma légende aussi... Medici
ne veut-il pas dire médecin en italien? — Oui , au pluriel. ■ — Vous m'allez donc corn-
20 LES MOUSQUETAIRES.
mander une antre plaqite d'enseigne chez le forgeron ; vons y peindrez six médecins,
et vous écrirez dessous : Aux Médicis... ce qui fait un jeu de mots agréable. — Six
médecins! Impossible! Et la composition! s'écria Pittrino. — Cela vous regarde, mais
il en sera ainsi, je le veux, il le faut: mon macaroni brûle.
Cette raison était péremptoire, Pittrino obéit. Il composa l'enseigne des six méde-
cins avec la légende ; l'échevin applaudit et autorisa.
L\•n^eigne eut par la ville un succès fou. — Ce qui prouve bien que la poésie a
toujours eu tort devant les bourgeois , comme dit Pittrino. Cropole, pour dédommager
son peintre ordinaire, accrocha dans sa chambre à coucher les nymphes de la précé-
dente enseigne , ce qui faisait rougir madame Cropole chaque fois qu'elle les regardait
en se déshabillant le soir.
Voilà comment la maison an pignon eut une enseigne, voilà comment, faisant for-
time , rhi~itcllerie des Médicis fut forcée de s'agrandir du ([uadrilalère que nous avons
dépeint. Voilà comment il y avait à Blois une hôtellerie de ce nom ayant pour pro-
]iriétairc maître Cropole, et pour peintre ordinaire maître Pitlrino.
l'inconnu.
Ainsi fondée et recommandée par son enseigne, l'hôtellerie de maître Cro|iole mar-
chait vers une solide prospérité Ce n'était pas une fortune innuense que Cropole avait
en perspective , mais il pouvait espérer de doubler les mille louis d'or légués par son
père , de faire mille antres louis de la vente de la maison et du fonds . et , libre enlin ,
de vivre heureux comme un bourgeois de sa ville.
Cropole était âpre au gain ; il accueillit en hoimnc fou de joie la nouvelle de l'ar-
rivée du roi Louis XIV. Lui , sa fenune, Pittrino et deux marmilous lirenl aussitôt
main basse sur tous les habitans du colombier, de la basse-coui- et des clapiers , en
sorte qu'on entendit dans les cours de l'hôtellerie des Médicis autant de lamentations
et de cris que jadis on en avait entendu dans Rama.
Cropole n'avait pour le moment qu'un seul voyageur. C'était un hoiiuue de trente
ans à peine, beau, grand, austère ou plutôt mélancolique dans chacun de ses gestes
et de ses regards. Il était vêtu d'un habit de velours noir avec des garnitures de jais ;
un col blanc , simple comme celui des puritains les plus sévères, faisait ressortir la
teinte mate et fine de son cou plein de jeunesse ; une légère moustache blonde couvrait
à peine sa lèvre frémissante et dédaigneuse. Il parlait aux gens en les regardant en
foce, sans affectation, il est vrai, mais sans scrupule, de sorte que l'éclat de ses yeux
bleus devenait tellement insu]ipcirtable (juc plus d'un i-egard se baissait devant le sien,
connue l'ait l'épée la plus faible dans un combat singulier.
En ce lenq)s nfi les bdinnies. lous créés égaux par Dieu . se iliv i-aicul . grAce aux
préjugés, en deux castes distiucles, le geulillmnnne et le roturier, connue ils se divi-
sent réidiemeni en deux races, la noire et la blauche : en ce temps , disons-nous, celui
diinl ncius venons d'esquisser le portrait ne pouvait rnan()uer d'être ]iris pour gentil-
Ininnue, et île la meilleure race 11 ne fallait pour ccda (pie consulter ses inains ,
longues, eflilées el blanches, dont cha(|ni* nniside, chaipie veine, transparaissaient
sous la peau au moindre nioux eincnl . donl les pbalangi's l'ougissaicnl à la lunindre
crispatiim.
(>e L'c iililbiiMiinc ilimc l'Iait ,irri\é .--eid ibe/. ('.rnjKijc. Il avait pris san.-- hésiter, sans
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 24
réfléchir même, rap|)ai'toniont le plus important que l'hôtelier lui avait indiqué ilans
un but de rapacité fort condamnable, diront les uns, fort louable, diront les autres,
s'ils admettent que Cropole fût physionomiste et jugeât les gens à première vue.
Cet appartement était celui qui composait toute la devanture de la vieille maison
triangulaire : un grand salon éclairé par deux fenêtres au premier étage , une petite
chambre à côté, une autre au-dessus. Or, depuis qu'il était arrivé, ce gentilhomnie
avait à peine touché au repas qu'on lui avait servi dans sa chambre. 11 n'avait dil que
deux mots à l'hôte pour le prévenir qu'il viendrait un voyageur du nom de Parry et
recommander qu'on laissât monter ce voyageur. Ensuite il avait gardé im silence tel-
lement profond que Cropole en avait été presque offensé , lui qui aimait les gens de
bonne compagnie. Enfin, ce gentilhomme s'était levé de bonne heure , le matin du
jour où commence cette histoire , et s'était mis à la fenêtre de son salon , assis sur le
rebord et appuyé sur la rampe du balcon , regardant tristement et opiniàtrétnenl aux
deux côtés de la rue pour guetter sans doute la venue de ce voyageur qu'il avait si-
gnalé à l'hôte. Il avait vu de cette façon passer le petit cortège de Monsieur revenant
de la chasse , puis avait savouré de nouveau la profonde tranquillité de la ville , ab-
sorbé qu'il était dans son attente.
Tout à coup le remue-ménage des pauvres allant aux prairies , des courriers par-
tant, des laveurs de pavé, des pourvoyeurs de la maison royale, des courtauds de
boutiques effarouchés et bavards, des chariots en branle . des coiffeurs en course et des
pages en corvée: ce tunuilte et ce vacarme l'avaient surpris, mais sans qu'il perdit rien
de cette majesté impassible et suprême qui donne à l'aigle et au lion ce coup d'u-il
serein et méprisant au milieu des hourras et des trépignemens des chasseurs ou des
curieux.
Bientôt les cris des victimes égorgées dans la basse-cour, les pas pressés de madame
Cropole dans le petit escalier de bois si étroit et si sonore, les allures bondissantes de
Pittrino, qui, le matin encore, fumait sur la porte avec le flegme d'un Hollandais,
tout cela donna au voyageur un conuiiencement de surprise et d'agitation.
Comme il se levait pour s'informer, la porte de la chambre s"ou\ rit. L'iut:omni [lensa
que sans doute on lui amenait le voyageur si impatiemment attendu. Il lit donc avec
une sorte de précipitation trois pas vers cette porte qui s'ouvrait. Mais au lieu de la
ligure qu'il espérait voir, ce fut maître Cropole qui apparut , et derrière lui , dans la
pénombre de l'escalier, le visage, assez gracieux , mais rendu trivial par la curiosité,
de madame Cropole , qui donna un coup d'œil furtif au beau genlilhonune et disparut.
Cropole s'avança l'air souriant, le bonnet à la main, plutôt courbé qu'incliné. Un
geste de l'inconnu l'interrogea sans qu'aucune parole fût prononcée. — Monsieur, dit
Cropole, je venais demander comment... dois-je dire votre seigneurie, ou monsieur
le comte, ou monsieur le marquis?.. — Dites monsieur, et dites vite, répondit Tin-
connu avec cet accent hautain qui n'admet ni discussion ni réphque. — Je venais donc
m'informer comment Monsieur avait passé la nuit , et si Monsieur était dans l'intention
de garder cet appartement. — Oui. — Monsieur, c'est qu'il arrive un incident sur le-
(piel nous n'avions pas compté. — Lequel? — Sa Majesté Louis XIV entre aujourd'hui
dans notre ville et s'y repose un jour, deux jours peut-être.
Un vif étonnement se peignit sur le visage de l'inconnu. — Le roi de France vient
à Blois ! — Il est en route, Monsieur. — Alors, raison de plus pour que je reste , dit
l'inconnu. — Fort bien, Monsieur, mais Monsieur garde-t-il tout l'appartement? —
Je ne vous comprends pas. Pourquoi aurais-je aujourd'hui moins que je n'ai eu hier?
— Parce que. Monsieur, votre seigneurie me permettra de le lui dire , hier je n'ai pas
dû , lorsque vous avez choisi votre logis, fixer un prix quelconque qui eût fait croire à
2-2 LES MOUSQUETAIRES.
votre seigneurie que je préjugeais de ses ressoui'ces... laiulis qu'aiijourd'luii... L'in-
counu rougit. L'idée lui vint snr-le-champ qu'on le soupçonnait pauvre et qu'on l'in-
sultait. — Tandis qu'aujourd'hui , rcprit-il froidement, vous préjugez? — r Monsieur,
je suis un galant homme , Dieu merci, et tout hôtelier que je paraisse être , il y a en
moi du sang de gentilhomme; moji père était serviteur et officier de feu M. le maré-
chal d'Ancre , Dieu veuille avoir son âme !.. — Je ne vous conteste pas ce point, Mon-
sieur ; seulement je désire savoir, et savoir vite , à quoi tendent vos questions. — Vous
êtes , Monsieur, trop raisonnahle pour ne pas comprendre que notre ville est petite,
que la cour va l'envahir, que les maisons regorgeront d'habitans, et que par consé-
quent les loyers vont acquérir une valeur considérable.
L'inconnu rougit encore. — Faites vos conditions, Monsieur, dit-il. .^ Je les t^is
avec scrupule , Monsieur, parce que je cherche un gain honnête et que je veux faire
une affaire sans être incivil ou grossier dans mes désirs.., Or, l'appartement que vous
occupez est considérable, et vous êtes seul... — Cela me regarde. — Oh ! bien cer-
tainement ; aussi je ne congédie pas Monsieur.
Le sang afflua aux tempes de l'inconnu ; il lança sur le pauvre Cropole un regard
qui l'eût fait rentrer sous cette fameuse dalle de la dieminée, si Cropole n'eût pas été
vissé à sa place par la question de ses intérêts. — Voulez-vous que je parte'.' dit-il:
expliquez-vous, mais promptement. — Monsieur, Monsieur, vous ne m'avez pas com-
pris. C'est fort délicat, ce que je fais, mais je m'exprime mal, ou peut-être , comme
Monsieur est étranger, ce que je reconnais à l'accent. . . En effet , l'inconnu parlait avec
le léger grasseyement (pii est le caractère principal de l'accentuation anglaise, même
chez les hommes de cette nation qui parlent le plus purement le français. — Comme
Monsieur est étranger, dis-je , c'est peut-être lui qui ne saisit pas les nuances de mon
discours. Je prétends que Monsieur poiu'rait abandonner une ou deux des trois pièces
qu'il occupe, ce qui diuiinucrait son loyer de beaucoup et soulagerait ma conscience;
en effet, il est dur d'augmenter déraisonnablement le prix des chambres, lorsqu'on a
ou l'Iionneur de les évaluer à un prix raisonnable. — Combien le loyer depuis hier? —
— Monsieur, un louis, avec la noiu'riture et le soin du cheval. — Bien. Et celui d'au-
jourd'hui? — Ahl voilà la difficulté! Aujourd'hui c'est le jour d'arrivée du roi: si la
cour vient pour la couchée, le jour de loyer compte. Il en résulte ipie trois chambres
à deux louis la pièce font six louis. Deux louis, Monsieur, ce n'est rien, mais six louis
sont beaucoup.
L'inconnu, de rouge qu'on l'avait vu, était deveiui Irès-jcàU'. Il tira de sa poclie,
avec une br.iviiiu-o héroïque, une bourse brodée d'aiines (pi'il cacha soigneusement
dans le creux de sa main. Cotte bourse était d'une maigreur, d'un llasipie. d'un creux
qui n'échappèrent pas à l'œil de Cropole. L'iuconnu vida c(>tle bourse dans sa main.
Elle contenait trois louis rloidiles, qui faisaient une valeur de six louis, comme l'hô-
telier le demandait. Toutefois, c'était sept que Cropole a\ail exigés. Il regarda donc
l'inconnu . comme pom* hii dire ; Après? — Il reste im louis, n'est-ce pas. maître hô-
telier?— Oui. !\l(insieur, mais...
L'incoiuui fouilla dans la poibe de son ba\it-ile-cli,uissi's cl la \ ida : clic n'iircrmait
\in pclit portefeuille, une clcrd'ur cl (picicpic iiKinuaic blaucbc l>c celle monnaie il
conqiDsa le total d'un louis.
— Merci. Mousieiu'. dit Cropole Mainlenanl. il me reste à >.i\oir si Monsieur
coTopIc liabilci- demain i-ncore son appartement, auquel cas je V\ maintiendrais,
taudis (pie si Monsieur n'y cfim|>1ait pas. je le promettrais aux gens de S. M. cpii vont
Yeiiiiv — C'est junIc . lit l'inconnu .iprès un assez, long silence, mais coimne je nai
plus d'arL'cnl . ;iinvi ipie mmis l'iiM'/. pu voir, cunnoe ce|ienilaul je i^arde ce! apli.il'le-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 23
nient , il faut qiie vous vendiez ce diamant dans la ville ou que vous le gardiez en
ïafje . Cropole regarda si longtemps le diamant , que l'inconnu se hâta de dire : — Je
préfère que vous le vendiez, Monsieur, car il vaut trois cents pistoles. Un juif, — y
a-t-ilun juif dans Blois? — vous en donnera deux cents, cent cinqviante même; pre-
nez ce qu'il vous en donnera , ne dùt-il vous en offrir que le prix de votre logement.
Allez! — Oh ! Monsieur, répliqua Cropole, honteux de l'infériorité subite que lui ré-
torquait l'inconnu par cet abandon si noble et si désintéressé, comme aussi par cette
indtérable patience envers tant de chicanes et de soupçons; oh! Monsieur, j'espère
bien qu'on ne vole pas à Blois comme vous le paraissez croire , et le diamant s'élevant
à ce que vous dites. . .
L'inconnu foudroya encore une fois Cropole de son regard azuré. — Je ne m'y
connais pas. Monsieur, croyez-le bien, s'écria celui-ci. — Mais les joailliers s'y con-
naissent. Interrogez-les, dit l'inconnu. Maintenant, je crois que nos comptes sont ter-
minés , n'est-il pas vrai , monsieur l'hôte Y — Oui , Monsieur, et à mon regret profond ,
car j'ai peur d'avoir offensé Monsieur. — Nullement, répliqua l'inconnu avec la ma-
jesté de la toute-puissance. — Ou d'avoir paru écorcher un noble voyageur.,. Faites
la part. Monsieur, de la nécessité. — N'en parlons plus, vous di.s-je, et veuillez me
laisser chez moi.
Cropole s'inclina profondément et partit avec un air égaré qui accusait chez lui \ui
cœur excellent et du remords véritable. L'inconnu alla fermer lui-même la porte, re-
garda quand il fut seul le fond de sa bourse où il avait pris un petit sac de soie renfer-
mant le diamant, sa ressoiu-ce unique. Il interrogea aussi le vide de ses poches, re-
garda les papiers de son portefeuille et se convainquit de l'absolu dénùment où il allait
se trouver. Alors il leva les yeux au ciel avec un sublime mou\ement de calme et de
désespoir, essuya de sa main tremblante quelques gouttes de sueur qui sillonnaient son
noble front , et reporta sur la terre un regard naguère empreint d'une majesté suprême.
L'orage venait de passer loin de lui , peut-être avait-il prié du fond de l'âme. Il se rap-
procha de la fenêtre, reprit sa place au balcon, et demein'a là immobile, jusqu'au
moment où le ciel commençant à s'obscurcir, les premiers flambeaux traversèrent
la rue embaumée et donnèrent le signal de l'illumination à toutes les fenêtres de
la ville.
PARRY.
Comme l'inconnu regardait avec intérêt ces lumières et prêtait l'oreille à tous ces
liruits, maître Cropole entra dans sa chambre avec deux valets qui dressèrent la table.
L'étranger ne lit i)as la moindre attention à eux. Alors Cropole s'approchanl de son
hôte , lui glissa dans l'oreille avec un profond respect : — Monsieur, le diamant a été
estimé. '— Ah ! lit le voyageur. Eh bien? — Eh bien , Monsieur, le joaillier de S. A. R.
en donne deux cent quatre-vingts pistoles. — Vous les avez? — J'ai cru devoir les
])rendre. Monsieur: toutefois, j'ai mis dans les conditions du marché que si Monsieur
^oulaiî garder son diamant jusqu'à une rentrée de fonds... le diamant serait rendu.
— Pas du tout. Je vous ai dit de le vendre. — Alors, j'ai obéi ou à peu près, puisque
sans l'avoir définitivement vendu, j'en ai touché l'argent. — Payez- vous, ajouta l'in-
connu. — Monsieur, je le ferai, puis(pie vous l'exigez absolument.
Un sourire triste effleura les lèvres du gentilhomme. — Mettez l'argent sur ce
2i LES MOUSQUETAIRES.
lialnit, dil-il en se détoiiriumt en même temps qu'il indiquait le meuble du fjeste.
Cropole déposa un sac assez gros, sur le contenu duquel il préleva le prix du loyer.
— Maintenant, dit-il , Monsieur ne me fera pas la douleur de ne pas souper.. Déjà le
dînera été refusé; c'est outrageant pour la maison des Médicis. Voyez, Monsieur, le
repas est servi , et j'oserai même ajouter qu'il a bon air. L'inconnu demanda un verre
de vin , cassa un morceau de pain et ne quitta pas la fenêtre pour manger et boire.
Bientôt on entendit un grand bruit de fanfares et de trompettes : des cris s'éle-
vèrent au loin , im bourdonnement confus enqilit la partie basse de^a ville, et le pre-
mier bruit distinct qui frappa l'oreille de l'étranger fut le pas des chevaux qui s'avan-
çaient. — Le roi! le roi! répétait une foule bruyante et pressée. — Le roi! répéta
Cropole . qui abandonna son hôte et ses idées de délicatesse pour satisfaire sa curiosité.
Avec Cropole se heurtèrent et se confondirent dans l'escalier, madame Cropole, Pit-
trino , les aides et les marmitons.
Le cortège s'avançait lentement, éclairé par des milliers de fland)eaux, soit delà
rue, soit des fenêtres. Après une compagnie de mousquetaires et un corps tout serré
de gentilshommes venait la litière de M. le cardinal Mazarin. Elle était traînée comme
un carrosse par quatre chevaux noirs. Les pages et les gens du cardinal marchaient
derrière. Ensuite venait le carrosse de la reine-mère, ses tilles d'honneur aux por-
tières, ses gentilshommes à cheval des deux côtés. Le roi paraissait ensuite, monté
sur un beau cheval de race saxonne à large crinière. Le jeune prince montrait, en
saluant à quelques fenêtres d'où partaient les plus vives acclamations, son noble et
gracieux visage, éclairé par les flambeaux de ses pages. Aux côtés du roi, mais deux
pas en arrière, le prince de Condé, M. Dangeau et vingt autres courtisans, suivis de
leurs gens et de leurs bagages, fermaient la marche véritablement triomphale.
Cette pompe était d'une ordonnance militaire. Quelques-ims des cotu'tisans seule-
ment et parmi les vieux, portaient l'habit de voyage; presque tous étaient vêtus de
l'habit de guerre. On en voyait beaucoup ayant le hausse-col et le buflle comme au
temps de Henri IV et de Louis XIII. Quand le roi passa devant lui, l'inconnu , qui
s'était penché sur le balcon pour mieux voir et qui avait caché son visage en l'ap-
puyant sur son bras , sentit son cœur se gonfler et déborder d'une amère jalousie. Le
liruit des trompettes l'enivrait, les acclamations populaires l'assourdissaient ; il laissa
tomber un moment sa raison dans ce flot de lumières, de tumulte et de brillantes
images. — Il est roi! lui! murmur,i-t-il avec un accent de désespoir et d'angoisses
ipii dut monter jusqu'au pied du tir)Ut' de Dieu.
Puis, avant q\i'il fût revenu de sa sombre rêverie, tout ce bruit, toute cette splen-
deur s'évanouirent. A l'angle de la rue il ne resta plus au-dessous de l'étranger que
des voix discordantes et enrouées qui criaient encore par intervalles : Vive le roi !
Cropole ne cessait de répéter. — Qu'il est bien, le roi, et qu'il ressemble à feu son
illustre père! — En beau, disait Pittrino. — Et qu'il a une tière mine ! ajoutait ma-
dame Cropole, déjà en promiscuité de cdiMinentaires avec les voisins et les voisines.
Ci'onnle aliiiH'iit;iil ics |)ropos de ses observations pcM'sonnelles . sans remanpier
(ni'uii \ irillai'il à pied, iii.iis traînant un petit rlie\al irlandais |Kirla bride, essayait de
rendre le -.Toupe de rrinoics et d'li(iinnie.< (pii slalionnail ile\ ant Ics Médicis. Mais en
ce monieul la \oix de l'élrauger se tit entendre à la fenêtre. — Faites donc en sorte,
monsieur l'hôtelier, ipTon puisse ariiver juscpi'à votre maison.
Cropole se retourna, vit alors seuleim ni le xieillard, et lui tit faire passage. La fe-
nêtre se ferma. Pitlrinn indi(iua le clieniin au nou\eau venu, (pii entra sans proférer
une |iarolc.
I.'élrau'.'er l'altendail sur le palier, il ouvrit ses bras au vieillard el le conduisit i\
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 25
lin siège, mais celui-ci résista. — Oh! nniipas, non pas. niiiciril, dit-iL M'assenir de-
vant vous! jamais! — Pany . s'écria le trentilliomme, je vous en supplie... vous qui
venez d'Angleterre... de si loin! Ah ! ce n'est pas à votre âge qu'on devrait subir des
fatigues pareilles à celles de mon service. Reposez- vous... — J'ai ma réponse à vous
donner avant toul, milord. — Parry... je t'en conjure, ne me ilisrien... car si la nou-
velle eût été bonne, tu ne connnencerais pas ainsi ta phrase. Tu prends un détour,
c'est que la nouvelle est mauvaise. — Milord , dit le vieillard , ne ^ ous hâtez pas de
vous alarmer. Tout n'est pas perdu, je l'espère. C'est de la volonté, de La persévérance
qu'il faut, c'est surtout de la résignation. — Parry , répondit le jeune homme, je suis
venu ici seul, à travers mille pièges et mille périls : crois-tu à ma volonté? J'ai mé-
dité ce voyage dix ans, malgré tous les conseils et tous les obstacles : crois-tu à ma
persévérance'? J'ai vendu ce soir le dernier diamant de mon père, car je n'avais plus
de quoi payer mon gite , et l'hôte m'alkiit chasser.
Parry fit un geste d'indignation auquel le jeune honune répondit par une pression
de main et un sourire. — J'ai encore deux cent soixante-quatorze pistoles, et je me
trouve riche; je ne désespère pas, Parry : crois-tu à ma résignation'/
Le vieillard leva au ciel ses mains tremblantes. — Voyons, dit l'étranger, ne me
déguise rien : qu'est-il arrivé'/ — Mon récit sera court, milord; mais au nom du ciel
ne tremblez pas ainsi! — C'est d'impatience, Parry. Voyons, que t'a dit le générar/
— D'abord . le général n'a pas voulu me recevoir. — Il te prenait pour quelque espion.
— Oui, milord; mais je lui ai écrit une lettre — Eh bien'/ — 11 l'a reçue, il l'a lue,
milord. — Cette lettre expliquait bien ma position et mes vœux'/ — Oh oui! dit Parry
avec un triste sourire... elle peignait fidèlement votre pensée. — Alors, Parry. . —
Alors le général m'a renvoyé la lettre par un aide de camp , en me faisant annoncer
que le lendemain, si je me trouvais encore dans la circonscription de son commande-
ment, il me ferait arrêter. — Arrêter! nmrmura le jeune honmie; arrêter! toi, mon
plus fidèle serviteur! — Oui, milord. — Et tu avais signé Parry, cependant'/ — En
toutes lettres, milord; et l'aide de canqj m'a connu à Saint-James et, ajouta le vieil-
lard avec un soupir, à NVhite-HallI
Le jeune homme s'inclina, rêveur et sombre. — Voilà ce qu'il a fait devant
ses gens, dit-il en essayant de se donner le change... Mais sous main de lui à
toi.... qu'a-t-il fait'/ Réponds. — Hélas! milord, il m'a envoyé quatre cavaliers
qui m'ont donné le cheval sur lequel vous m'avez vu revenir. Ces cavaliers m'ont
conduit toujours courant jusqu'au petit port de Tenby, m'ont jeté plutôt qu'em-
barqué sur un bateau de pêche qui faisait voile vers la Bretagne, et me voici. —
Oh ! soupira le jeune homme en serrant convulsivement de sa main nerveuse sa
gorge, où montait mi sanglot... Parry, c'est tout, c'est bien tout'/ — Oui, milord,
c'est tout.
11 y eut après cette brève réponse de Parry un long intervalle de silence; on n'en-
tendait que le bruit du talon de ce jeune hoimne tourmentant le parquet avec furie.
Le vieillard voulut tenter de changer la conversation ; elle conduisait à des pensées
trop sinistres. — Milord, dit-il, quel est donc tout ce bruit qui me précédait'/ Quels
sont ces gens qui crient vive le roi ! . . . De quel roi est-<il question, et pourquoi toutes
ces lumières? — Ah! Parry, tu ne sais pas, dit ironiquement le jeune homme, c'est
le roi de France qui visite sa bonne ville de Blois; toutes ces trompettes sont à lui,
toutes ces housses dorées sont à lui, tous ces gentilshommes ont des épées qui sont à
lui. Sa mère le précède dans un carrosse magnifiquement incrusté d'argent et d'or.
Heureuse mère ! Son ministre lui amasse des millions et le conduit à une riche tiancée.
Alors tout ce peuple est joyeux , il aime son roi , il le caresse de ses acclamations, et il
26 LES MOUSQUETAIRES.
trie : Vive le uoi! vive le roi! — Bien! bien! milord, dit Pnrry, plus inquiet de la
tournure de cette nouvelle conversation que de l'autre.
— Tu sais, reprit l'inconnu, que ma mcre à moi, que ma sœur, tandis que tout
cela se passe en l'honneur du roi Louis XIV, n'ont plus d'art::ent , plus de pain; tu
sais que moi je serai misérable et honni dans quinze jours, quand toute l'Europe ap-
|)rfndra ce que tu viens de me raconter!... Parry. .. y a-t-il des exemples qu'un
honniK' de ma condition se soit. . — Milord , au nom du ciel ! — Tu as raison , Pnrrv.
je suis un lâche, et si je ne fais rien pour moi, que fera Dieu! Non, non. j'ai deux
bras, Parry, j'ai une épée...
Et il fra]ipa violemment son bras avec sa main et détacha son épée accrochée au
nnu-. — Qu'allez-vouf faire, milord? — Parry, ce que je vais faire? ce cpie tout le
monde l'ait dans ma famille: ma mère vit de la charité publique , ma sœnr mendie
pour ma mère , j'ai quelque part des frères qui mendient également pour eux. Moi .
l'ainé. je vais faire comme eux tous . je m'en vais demander ranmône !
Et sur ces mots, qu'il coupa brusipiement par un rire nerveux et terrible, le jeune
homme ceignit son épée, prit son chapeau sur le bahut, se tit attacher à l'épaule un
manteau noir qu'il avait porté pendant toute la route, et serrant les deux mains du
V ieillard qui le regardait avec anxiété : — Mon bon Parry, dit-il, fais-toi faire du feu.
bois, mange, dors, sois heureux: soyons bien heureux, mon lidèlc ami, mou unique
ami : nous sommes riches comme des rois!
Il donna un coup de poing au sac de pistoles, qui tomba lourdement par terre, se
remit à rire de cette lugubre façon qui avait tant effrayé Parry, et tandis (pie toute la
•maison criait, chantait et se préparait à recevoir et à installer les voyageurs devancés
par leurs laquais, il se glissa par la grande salle dans la rue , où le vieillard , qui
s'était mis h la fenêtre, le perdit de vue après une minute.
TE Oll'l^TAIT SA MA.IESTÉ LE ROI LOUIS XIV A L'Ar.K DE
VINGT-DEUX ANS.
On l'a vu par le récit que nous avons essayé d'en faire, l'entrée du roi Louis XFV
dans la ville de Rlois avait été bruyante et brillante. Aussi la jeune majesté en avail-
elle paru fort satisfaite.
En arrivant sous le |wrche du château des Etats, le roi y trouva, environné de ses
gardes et de ses gentilslKnnmes, S. A. H. le duc Gaston d'Orléans, dont la |ih\siono-
mie, naturellement assez majestueuse, avait euipnmté à la circonstance solennelle
dans laquelle ou se trouvait un nouveau lustre et une no\ivelle dignité. De son coté.
MAriAMK, parée de ses grands habits de cérémonie, attendait sur un balcon inlérieiu'
l'entrée de son neveu. Toutes les fenêtres du vieux rhàteau . si dései't et si morne dans
les jours ordinaires. resplendis>aienl de daines et de Ihunbeaux.
Ce fut ilonc .111 bruit des tamboin-s, des trompettes cl des vivais ipie le jeune roi
franchit le seuil de ce cliAteau. dans leipiel Henri lll. soixante-dou/.eaus aupai',i\anl.
a\ail a|)peli' .'i son aii!i> l'assassinat et la trahison pour maintenir sur sa tête et il.ius sa
maison uni' conniMni' qui déjà glissait de son front pour tomber dans une autre l'amille.
Tous les veux, après a\oir admiré le jeune roi . si beau, si charinanl. si noble,
clierchaieni cet auli'e roi de France, bien autrement roi (pie le pi'emier, et si vieux,
si pftle, si courbé, ipic l'un apprliil le lardinal Ma/arin.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 27
Louis était alors cnmlilé île tons rcsilons naturels qui font le parfait trenlilhoiuiiie :
il avait l'œil brillant et doux, d'un bleu pur et azuré. Mais les plus habiles pliysionor
mlstes, ces plongeurs de l'âme , en y fixant leurs regards, s'il eût été donné à lui sujet
de soutenir le regard ilu roi, les plus habiles physionomistes, ilisons-nous . n'eussent
jamais pu trouver le fond de cet abîme de doueeur. C'est qu'il en était des yeux du roi
comme de l'immense profondeur des azurs célestes , ou de ceux plus effrayans et
presque aussi sublimes que la Méditerranée ouvre sous la carène de ses navires par
nu beau jour d'été, miroir gigantesque où le ciel aime à réfléchir, tantôt ses étoiles et
tantôt ses orages.
Le roi était de petite taille: à peine avait-il cinq pieds deux pouces; mais sa jeunesse
faisait encore excuser ce défaut, racheté d'ailleurs par une grande noblesse de tous
ses mnuvemens et par une certaine adresse dans les exercices du corps Certes , c'était
déjà bien le roi . et c'était beaucoup que d'être le roi à cette époque de respect et de
dévouement traditionnels; mais comme jusque-là on l'avait assez peu et toujours
assez pauvrement montré au peuple, comme ceux auxquels on le montrait voyaient
auprès de lui sa mère, femme d'une haute taille, et M le cardinal, homme d'une
belle prestance, beaucoup le trouvaient assez peu roi pour dire : — Le roi est moins
gi'and que M. le cardinal.
Quoi qu'il en soit de ces observations physiques qui se faisaient surtout dans la
capitale . le jeime prince fut accueilli comme un dieu par les habitaiis de Ulois. et
presque comme un roi par son oncle et sa tante, Monsieur et Mapahe, les habitaus du
château. Cependant . il faut le dire , lorsqu'il vit dans la salle de réception des fauteuils
égaux détaille pour lui, sa mère, le cardinal, sa tante et son oncle, disposition habi-
lement cachée parla forme demi-circidaire de l'assenddée, Louis XIV rovigit de co-
lère et regarda autour de lui pour s'assurer par la physionomie des assistans si cette
humiliation lui avait été préparée. Mais comme il ne vit rien sur le visage impassible
du cardinal, rien sur celui de sa mère, rien sur celui des assistans , il se résigna et
s'assit, ayant soin de s'asseoir avant tout le monde.
Les gentilshommes et les dames fin-ent présentés à LL. MM. et à M. le cardinal.
Le roi remarqua que sa mère et lui connaissaient rarement le nom de ceux qu'on
leur présentait, tandis que le cardinal, au contraire, ne manquait jamais, avec une
mémoire et une présence d'esprit adnu'rables, de parler à chacun de ses terres, de ses
aïeux ou de ses enfans. dont il leur nommait quelques-uns, ce qui enchantait ces
dignes hobereaux et les confirmait dans cette idée qpie ceUii-là est seulement et vérita-
blement roi qui connaît ses sujets , par cette même raison que le soleil n'a pas de
rival, parce que seul le soleil échauffe et éclaire. L'étude du jeune roi. commencée
depuis longtemps sans que l'on s'en doutât, continuait donc, et il regardait attentive-
ment, pour tâcher de démêler quelque chose dans leur physionomie, les figures qui
lui avaient d'abord paru les plus insignifiantes et les plus triviales.
On servit une collation. Le roi, sans oser la réclamer de l'hospitalité de son oncle,
l'attendait avec impatience. Aussi cette fois eut-il tous les honneurs dus, sinon à son
rang , du moins à son appétit. Quant au cardinal , il se contenta d'effleurer de ses
lèvres flétries un bouillon servi dans une tasse d'or. Le ministre tout-puissant qui
avait pris à la reine-mère sa régence, au roi sa royauté, n'avait pu prendre à la na-
ture un bon estomac. Anne d'Autriche, souffrant déjà du cancer dont six ou huit ans
plus tard elle devait mourir, ne mangeait guère plus. que le cardinal. Quant à Mon-
siEiR, encore tout ébouriffé du grand événement qui s'accomplissait dans sa vie pro-
vinciale, il ne mangeait pas du tout. Madame seule, en véritable Lorraine, tenait tète
à Sa Majesté; de sorte que Louis XIV, qui, sans ce partner, eiit mangé à peu près
28 LES MOUSQUETAIRES.
seul, sut gré à sa tante d'abord . ]mh ensuite à M. de S:iint-Remy, son maître d'hôtel ,
qui sétait réellement distingué.
La collation Unie, sur un signe d"apiiroliatit)n de M. de Mazarin, le roi se leva, et
sur l'invitation de sa tante, il se mit à parcourir les rangs de rassemblée. Les dames
observèrent alors , — il y a certaines clioses pour lesquelles les femmes sont aussi
bonnes observatrices à Blois qu'à Paris, — les dames observèrent alors que Louis XIV
avait le regard prompt el liartli, ce qui promettait aux attraits de bon aloi un appré-
ciateur distingué Les hommes, de leur côté, observèrent que le prince était lier et
hautain, qu'il aimait à faire baisser les yeux qui le regardaient trop longtemps ou trop
lixement , ce qui semblait présager un maître.
Louis XIV a\ait accompli le tiers de sa revue à peu près, quand ses oreilles furent
frappées d'un mot que prononça Son Éminence , laquelle s'entretenait avec Monsieur.
Ce mot était un nom de femme.
A peine Louis XIV eut-il entendu ce mot, qu'il n'entendit ou plutôt qu'il n'écouta
plus rien autre chose , et que négligeant l'arc du cercle qui attendait sa visite, il ne
s'occupa plus que d'expédier promptement l'extrémité de la courbe. Monsikur, en
bon courtisan, s'informait auprès de Son Éminence de la santé de ses nièces. Eneiîet,
cinq ou six ans auparavant, trois nièces étaient arrivées d'Italie au cardinal : c'é-
taient mesdemoiselles Hortense, Olynq)e et Marie de Mancini Monsieib s'informait
donc de Ja santé des nièces du carchnal ; il regrettait, disait-il, de n'avoir pas le bon-
heur de les recevoir en même temps que leur oncle; elles avaient certainement
grandi en beauté et en grâces, connue elles promettaient de le faire la dernière fois que
MoNsiELH les avait vues.
Ce qui avait d'abord frappé le roi , c'était un certain contraste dans la voix des deux
interlocuteurs. La voix de Monsieir était calme et naturelle lorsqu'il parlait ainsi,
tandis (|ue celle de M. de Mazarin sauta d'un ton et demi , po\u' lui répondre, au-
dessus du diapason de sa voix ordinaire. On eût dit qu'il désirait que cette voix allât
rrM|)per au bout de la salle une oreille qui s'éloignait trop. — Monseigneur, répliqua-
t-iL mesdemoiselles de Mazarin ont encore toute ime éducation à terminer, des de-
soirs à remplir, une position à apprendre. Le séjour d'une cour jeime et brillante les
dissipe un peu.
Louis, à cette dernière épithète, sourit tristement. La cour était jeune, c'est \rai,
mais l'avarice du cardinal avait mis bon ordre à ce (pi'i'llc ui' fût point brillante. —
Vous n'avez cependant point l'intention, répondait Monsieck, de les cloîtrer ou de les
faire bourgeoises? — Pas du tout, reprit le cardinal en forçant sa prononciation ita-
lienne de manière à ce (]ue. de douce et veloutée qu'elle était, elle devint aiguë et vi-
brante; pas du tout. J'ai bel et bien l'intention de les marier, et du mieux qu'il me
sera possible. — Les partis ne mau(pieront pas, monsiem" le cardinal, répondait
MoNsniUR avec une lionhoniic de niarcband (pii félicite .son confrère. — Jel'espère,
monseigneur, d'aul.inl plus ipir Mien leur a donné à la fois la grâce, la sagesse el la
beauté.
l'cndanl celle ciin\ crs.ilidii , LouisXlV, couiliiil par Mauvmi: . arcoinplissail . innuiie
nous l'axons dil. le cciclc des iiicsenlalioiis. — M;i(leiiiiiiscllc' Arnuuix. dis.iil la prin-
cesse en présentant à Sa Maj('sl(' une grosse blonde de \iugl-dcux ans.iju'à l.i fête
d'un villag<' ou eût prise |)our une |iaysamie euilinianchée. madi'uioiselle .\rnoulx,
lillc de ma ni.nli'i'>s<' ili' musi(pie.
Li' roi sourit. M miami. n'avait jamais pu tirer ipiati'e notes justes de l.i \ iolc ou du
clavecin. — Mademoiselle .\ure de Mnulalais, iiintinu;i Maiiame. iilii' de q\ialitc et
bonne servante.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE 29
Cette fois ce n'était plus le roi qui riait, c'était la jeune lllle présentée, parce que.
pour la première fois de sa vie, elle sentendait donner par Madasir, qui d'ordinaire
ne la gâtait point, une si honorable qualilîcation Aussi Montalais, notre ancienne
connaissance, fît-elle à Sa Majesté une révérence profonde, et cela autant par res-
pect que par nécessité, car il s'agissait de cacher certaines contractions de ses lèvres
rieuses, que le roi eût bien pu ne pas attribuer à leur motif réel.
Ce fut juste en ce moment que le roi entendit le mot qui le fit tressaillir. — Et
la troisième s'appelle? demandait Monsifur. — Marie, monseigneur, répondait le
cardinal.
11 y avait sans doute dans ce mot quelque puissance magique, car, nous l'avons dit
à ce mot le roi tressaillit, et entraînant Mad.ame vers le milieu du cercle, comme s'il eût
voulu confidentiellement lui faire quelipie question, mais en réalité pour s'approcher
du cardinal — Madame ma tante, dit-il en riant et à demi-voi.x, mon maître de séo-
graphie ne m'avait point appris que Blois fût à ime si prodigieuse distance de Paris.
— Comment cela, mon neveu? demanda Mad.vme. — C'est qu'en vérité, il paraît qu'il
faut plusieurs années aux modes pour franchir celle distance. Voyez ces demoiselles!
Quelques-unes sont jolies. — Ne dites pas cela trop haut, monsieur mon neveu,
vous les rendriez folles. —Attendez, attendez, ma chère tante, dit le roi en souriant,
car la seconde partie de ma phrase doit servir de correctif à la première. Eh bien !
ma chère tante, quelques-unes paraissent vieilles et quelques autres laides, grâce à
leurs modes de dix ans. — Mais, sire, Blois n'est cependant qu'à cinq journées de
Paris. — Eh ! dit le roi , c'est cela , deux ans de retard par journée. — Aii ! vraimcn( ,
vous trouvez? C'est étrange, je ne m'aperçois point de cela , moi.
— Tenez, ma tante, dit Louis XIV en se rapprochant toujours de Mazarin sous
prétexte de choisir son point de vue, voyez, à côté de ces affiquets vieillis et de ces
coiffures prétentieuses, regardez cette simple robe blanche. (7est une des filles d'hon-
neur de ma mère, probablement, quoique je ne la connaisse pas Voyez quelle tour-
lun-e sim])le. quel maintien gracieux! A la bonne heure! c'est une femme . cela ,
tandis que toutes les autres ne sont que des habits. — Mon cher neveu', répliqua Ma-
dame en riant, permettez^moi de vous dire que celte fois votre science divinatoire est
en défaut La personne que vo\is louez ainsi n'est point une Parisienne, mais une
Blaisoise. — Ah! matante! reprit le roi avec l'air du doute. — Approchez, Louise
dit Madame,
Et la jeune lille qui déjà nous est apparue sous ce nom s'approcha timide , rougis-
sante et presque courbée sous le regard royal. — Mademoiselle Louise-Françoise de
la Beaume Leblanc, fille du marquis delaVallière, dit cérémonieusement Madame
au roi.
La jeune fille s'inclina avec tant de grâce au miUeu de cette timidité profonde que
lui inspirait la présence du roi, que celui-ci perdit en la regardant quelques mots de la
conversation du cardinal et de Monsieuu. — Belle-lille, continua Madame, île M. de
Saint-Remy, mon maître d'hôtel, qui a présidé à la confection de cette excellente
daube truffée que Votre Majesté a si fort appréciée. 11 n'y avait point de grâce, de
beauté ni de jeunesse qui pût résister à une pareille présentation. Le roi sourit. Que
les paroles de Madame fussent une plaisanterie ou une naïveté, c'était eu tous cas l'im-
molation impitoyable de tout ce que Louis venait de trouver charmant et poétique
dans la jeune fille. Mademoiselle de la Vallière, pour Madame, et par contre-coup
pour le roi, n'était plus momentanément que la belle-fille d'un homme qui avait un
talent supérieur sur les dindes truffées.
Mais les princes sont ainsi faits. Les dieux aussi étaient comme cela dans l'Olympe.
30 LES MOUSQUETAIRES.
Diane et 'Vénus devaient bien maltraiter la belle Alcniène et la pauvre lo. quand on
descendait pur distraction à parler, entre le nectar et Tauibroisie , de beautés mor-
telles il la table de Jupiter. Heureiisemenf que Louise était courbée si bas qu'elli;
n'entendit point les ])aioles de IMapame. qu'elle ne vit point le sourire du roi. En eifet,
si la pauvre enfant, qui avait tant de bon goût que seule elle avait imaginé de se
vêtir de blanc entre toutes ses compagnes) si ce cœur de colombe, si facilement acces-
sible à toutes les douleurs, eût été touché par les cruelles paroles de Maiiahe. par
l'égoïste et froid sourire du roi, elle fût morte sur le coup. Et Moutalais elle-même,
la fille aux ingénieuses idées, n'eût pas tenté d'essayer de la rappeler à la vie, car le
ridicule tue tout . même la beauté.
Mais par bonheur, comme nous l'avons dit, Louise . dont les oreilles étaient bour-
donnantes et les yeux voilés, Louise ne vit rien, n'entendit rien, et le roi, q\ii avait
toujours Tatlention braquée aux entretiens du cardinal et de sou oncle , se hàla de
retourner près d'eux.
Il arriva juste au moment où Mazarin terminait eii disant : — Marie, comme ses
sœurs, part en ce moment pour Brouage. .Je leur fais suivre la rive de la Loire oppo-
sée à celle que nous avons suivie, et si je calcule bien leur marche , d'après les ordres
que j'ai donnés, elles seront demain à la hauteur de Blois.
Ces paroles turent prononcées avec ce tact, cette mesure, cette sûreté de ton, din-
tentiou et de portée, qui faisaient del signer Guiho Mazarini le premier comédien du
nlonde. 11 en résulta qu'elles portèrent droit au cœur de Louis XIV et que le cardinal,
en se retournant sur le simple bruit des pas de Sa Majesté qui s'approchait, en vit
l'effet innnédiat sur le visage de son élève, effet qu'une simple rougeur trahit aux
yeux de Son Éminence. Mais aussi qu'était un tel secret à éventer pour celui dont
l'astuce avait joué depuis vingt ans tous les diplomates européens?
11 scnd^la dès lors, une fois ces dernières paroles entendues, que le jeune roi eût
reçu dans le cœur un trait empoisonné. Il ne tint jikis en [)lafc, il jiromena un regard
incertain, atone, mort, sur toute cette assemblée. Il interrogea plus de vingt fois du
regard la reine-mère . qui , livrée au plaisir d'entretenir sa belle-sœur, et retenue
d'ailleurs par le coup d'œil de Mazarin. ne panit pas comprendre toutes les supplica-
tions contenues dans les regards de son lils.
A partir de ce moment, musique, fleurs, lumières, beaiités, tout devint odieux et
insipide à Louis XIV. Après qu'il eut cent fois mordu ses lèvres, détiré ses bras el ses
jambes, connue reniant bien élevé (|ui. sans oser bâiller, épuise toutes les façons de
témoigner son eimui , après avoir iiuitilemcut iuqiloré de nouveau mère cl luinislre,
il tourna un œil désespéré vers la porte, c'est-.'i-dirc vim> la libeité.
A cette porte encadrée p.ar l'embrasure à bupielle elle était ad(i>sée , il \il surtout,
se détachant i-u viguein-, une ligure lière et brune, au ne/, aquilin. à l'o'il dur mais
étincelant, aux cheveux gris et longs, à la moustache noire, véritable type de beauté
militaire, dont le hausse-col , plus étincelant qu'iui miroir, brisait tous les rellets lu-
mineux qui venaient s'y concentrer et les renvoyait en éclairs. Cet ollicier avait le
chajjcau grisa phnne rouge sin- la tète, preuve (pi'il était appelé là par son service
et non par son plaisir. S'il y eût été appelé par son plaisir, s'il eût été courtisan au
lieu d'être soldat, comme il faut toujours payer le plaisir uu pri\ (pielconque , il
eût tenu son chapeau h la main. Ce (pii prouvait bien mieux <'ncore que cet of-
licier était de service cl accomplissait ime t.trhe à laiiuelle il était accoutumé, c'est
qu'il surveillait, les bras croisés, avec une indifférence remarquable et avec une
apathie suiirême, les joies cl les ennuis de cette fête. Il semblait comme un philo-
sophe, cl tous les vieux soldats sont philosophes, il seuddait surtout lonquendre inli-
lll,ll«
" ' ihiilfc ^. ,_,
Il AIITAGNA.N.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 31
iiiment mieux les ennuis que les joies: mais des ims il prenait son parti, sachant
bien se passer des autres.
Or, il était là adossé, comme nous l'avons dit, an chambranle sculpté de la porte,
lorsque les yeux tristes et fatigués du roi rencontrèrent par hasard les siens. Ce n'était
pas la première fois, à ce qu'il paraît, que les yeux dcrotïicier rencontraient ces yeux-
là , et il en savait à fond le style et la pensée , car aussitôt qu'il eut arrêté son regard
sur la physionomie de Louis XfV, et que, par la physionomie, il eut lu ce qui se
passait dans son cœur, c'est-à-dire tout l'eimui qui l'oppressait, toute la résolution
timide de partir qui s'agitait au tond de ce cœur, il comprit qu'il fallait rendre service
€au roi sans qu'il le demandât, lui rendre service presque malgré lui, enfin, et, hardi
connue s'il eût commandé la cavalerie un jour de bataille , — Le service du roi I cria-
t-il d'une voix retentissante.
Aces mots, qui tirent l'elTet d'un roulement de tonnerre prenant le dessus sur l'or-
chestre, les chants, les bourdounenieus et les promenades, le cardinal et la reine-
mère regardèrent avec surprise Sa Majesté.
Louis XIV, pâle mais résolu , soutenu qu'il était par cette intuition île sa propre
pensée qu'il avait retrouvée dans l'esprit de l'ofticier de mousquetaires, et qui venait
de se manifester parl'ordr.' donné, se leva de son fauteuil et lit un pas vers la porte.
— Vous partez, mon tils'/ dit la reine, tandis que Mazarin se contentait d'interroger
avec son regard, qui eût pu paraître doux s'il n'eût été si perçant. — Oui, Madame,
répondit le roi, je me sens fatigué et voudrais d'ailleurs écrire ce soir. Un sourire
erra sur les lèvres du ministre, qui parut, d'un signe de tête, domier congé au roi.
Monsieur et Madame se hâtèrent alors pour donner des ordres aux otticiers qui se
présentèrent. Le roi salua, traversa la salle et atteignit la porte. A la porte, une haie
de vingt mousquetaires attendait Sa Majesté. A l'extrémité de cette haie se tenait l'of-
ficier impassible et son épée nue à la main. Le roi passa, et toute la foule se haussa
sur la pointe des pieds pour le voir encore. Dix mousquetaires, ouvrant la foule des
antichambres et des degrés, faisaient faire place au roi. Les dix autres enfermaient
le roi et Monsieur, qui avait voulu accompagner Sa Majesté. Les gens du service mar-
chaient derrière.
Ce petit cortège escorta le roi jusqu'à l'appartement qui lui était destiné. — Quy
Votre Miijesté, cht Gaston, veuille bien accepter cet appartement, tout indigne qu'il
est de la recevoir. — iMon oncle , répondit le jeune prince , je vous rends grâce de
votre cordiale hospitalité. Gaston salua son neveu, qui l'embrassa, puis il sortit.
Des vingt mousquetaires qui avaient accompagné le roi, dix reconduisirent Monsieur
jusqu'aux salles de réception, qui n'avaient point désemph malgré le départ de Sa
Majesté. Les dix autres furent postés par l'officier, qui explora lui-même en cinq mi-
nutes toutes les locaUtés avec ce coup d'œil froid et sûr que ne donne pas toujours
l'habitude, attendu que ce coup à'œ\\ ap[iarteiiait au génie. Puis, quand tout son
monde fut placé, il choisit pour son quartier général l'antichambre, dans laquelle il
trouva un grand fauteuil, une lampe, du vin, de l'eau et du pain sec II raviva la
lampe, but un deini-vcrre de vin , tordit ses lèvres sous un sourire [ilein d'expres-
sion, s'installa dans le grand fauteuil et prit toutes ses disposifions pour dormir.
32 LES MOUSQUETAIRES.
OU l'inconnu DK L'HOTKLLERIK des MÉDICIS PERD SON
INCOGNITO.
Cet officier, qui dorniail ou qui s'apprêtait à tloruiir, était cependant , malgré son air
insouciant, chargé d'une grave responsabilité. Lieutenant des mousquetaires du roi,
il commandait toute la compagnie qui était venue de Paris, et cette compagnie était de
cent vingt hoimnes: mais, excepté les vingt dont nous avons parlé, les cent autres
étaient occupés à la garde de la reine-mère et surtout de M. le cardinal.
Monseigneur Giulio Mazarini économisait sur les frais de voyage de ses gardes; il
usait en conséquence de ceux du roi, et largement, puisqu'il en prenait cinquante
pour Im' . parliciilarité qui n'eût pas manqué de paraître bien inconvenante à tout
bonuiie étranger aux usages de cette cour. Ce qui n'eût pas mantpié non plus de pa-
raître, sinon inconvenant, du moins extraordinaire à cet étranger, c'est que le côté
du château destiné k M. le cardinal était brillant, éclairé, mouvementé. Les mousque-
taires y montaient des factions devant chaque porte et ne laissaient entrer personne,
sinon les courriers qui, même en voyage, suivaient le cardinal po\ir ses correspon-
dances. Vingt hommes étaient de service chez la reine-mère; trente se reposaient
pour relayer leurs compagnons le lendemain.
Du côté du roi, au contraire, obscurité, silence et solitude. Une fois les portes fer-
mées, plus d'apparence de royauté. Tous les gens du service s'étaient retirés peu à
peu. Tout commençait à s'endormir, ainsi que chez un bon bourgeois. Et cependant il
était aisé d'entendre du corps de logis habité par le jemie roi les musiques de la fête,
et de voir les fenêtres richement ilhmiinées de la grande salle.
Dix minutes après son installation chez hii , Louis XIV avait pu connaître , à un
certain mouvement plus marque que celui de sa sortie, la sortie du cardinal, lequel,
à son tour, gagnait son lit avec grande escorte des gentilshonuues et des dames. Son
Éminence traversa la cour, reconduit par MoNsn'iii bii-iuème. qui lui tenait un flam-
beau; ensuite passa la reine-mère, à qui M.\ri.vMK donnait familièrement le bras, et
toutes deux s'en allaient chuilmtant comme deux vieilles amies. Derrière ces deux
couples tout défila, grandes dames, pages, oflîciers; les fianibeauxeudirasèrent toute
la cour connue d'un incendie aux reflets mouvaus. Puis le bruit des pas et des voix se
perdit dans les étages supérieurs.
Alors personne ne songeait plus au roi, accoudé à sa fenêtre, et ipii avait triste-
ment regardé s'écouler toute cette lumière, cpii a vait écouté s'éloigner tout ce bruit : per-
sonne! si ce n'est toutefois cet inconnu île l'iiôtellerie des Médicis. (|uc nous a\ons vu
sorfir enveloppé dans son manteau noii'.
Il était monté droit au château et était vemi rôder, avec sa ligure mélancolique,
aux environs du iialais, (]ue le peuple entourait encoie, et voyant (pie nul ne gardait
la grande porte ni le porche, attendu que les soldats de Monsikcii fraternisaient avec
les soldats royaux, c'est-à-dire sablaient le beaugency à discrétion, ou plutôt ii in-
discrétion, l'inconnu traversa la foule, ])nis franchit la coiu'. |iuis \int jusiprau palier
de l'escalier qui londnisait chez le cardinal. Ce ipii. selon toute |>robaliilité. l'engageait
à se diriger de ce côté, ('l^'lait l'éclat des llambeaux et l'air atl'aiir des pages et des
hommes de service. Mais il fut arrêté net par une ê\olution de mousquet et parle
cri de la >eiiliuelle. — (lù allez-voi:s. l'anii? lui deniaiida le factionnaire. — Je vais
chez le roi, ri'pdiKlil Irancinillcmeiil el tièremenl I'ukommu.
'^|^.;î«S^>-Ï^. '^.^^r . .^a^
C 1 1 \ lu. I s II.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 33
Le soldat appela im des ofliciers de Son Éininence, qui, du ton avec lequel un
garçon de bureau dirifje dans ses recherches un sollicitoin'du ministère, laissa tonihiM-
ces mots : « L'autre escalier, en face. » Et l'oflicier, sans plus s'inquiéter de l'incomui ,
reprit sa conversation interrompue. L'étrangler, sans rien répondre, se dirigea vers
l'escalier indiqué. De ce côté plus de bruit, plus de flauiheaux : l'obscurité, au milieu
de laquelle on voyait errer une sentinelle pareille à une oudM-e; le silence, qui per-
mettait d'entendre le brnit de ses pas accompagné du retentissement des éperons sur
les dalles.
Ce factionnaire était un des vingt mousquetaires affectés au service du roi, et qui
montait la garde avec la raideur et la conscience d'une statue. — Qui vive? dit ce
garde. — Ami, répontlit l'inconnu. — Que voulez-vous? — Parler au roi. — Oh ! oh!
mon cher Monsieur, cela ne se peut guère. — Et pourquoi? — Parce que le roi est
couché. — N'importe , il faut que je lui parle. — Et moi je vous dis que c'est impos-
sible. — Cependant .. — Au large! — C'est donc la consigne? — Je n"ai pas de
comptes à vous rendre. Au large !
Et cette fois le factionnaire accompagna la parole d'un geste menaçant ; mais l'in-
connu ne bougea pas plus que si ses pieds eussent pris racine. — Monsieur le mous-
quetaire, dit-il, vous êtes gentilhomme? — J'ai cet honneur. — Eh bien ! moi aussi
je le suis , et entre gentilshommes on se doit quelques égards. Le factionnaire abaissa
son arme, vaincu par la dignité avec laquelle avaient été prononcées ces paroles. —
Parlez, Monsieur, dit-il, et si vous me demandez une chose qui soit en mon pouvoir.
— Merci. Vous avez un oflicier, n'est-ce pas? — Notre lieutenant, oui. Monsieur. —
Eh bien ! je désire parler à votre lieutenant. — Ah ! pour cela , c'est différent. Montez,
Monsieur.
L'inconnu salua le factionnaire d'une haute façon, et monta l'escalier taudis que le
cri « Lieutenant . une visite ! » transmis de sentinelle en sentinelle , précédait l'inconnu
et allait troubler le premier somme de l'oflicier. Traînant sa botte , se frottant les yeux
et agrafant son manteau , le lieutenant lit trois pas au-devant de l'étranger. — Qu'y
a-t-il pour votre service, Monsieur? demanda-t-il. — Vous êtes l'oflicier de service ,
lieutenant des mousquetaires? — J'ai cet honneur, répondit l'oflicier. — Monsieur, il
faut absolument que je parle au roi.
Le lieutenant regarda attentivement l'inconnu , et dans ce regard, si rapide qu'il fut,
il vit tout ce qu'il voulait voir, c'est-à-dire une profonde distinction sous un habit or-
dinaire. — Je ne suppose pas que vous soyez un fou , répliqua-t-il , et cependant vous
me semblez de condition à savoir. Monsieur, qu'on n'entre pas ainsi chez tm roi sans
qu'il y consente. — Il y consentira , Monsieur. — Monsieur, permettez-moi d'en douter;
le roi rentre il y a un quart d'heure , il doit être en ce moment en train de se dévêtir.
D'ailleurs la consigne est donnée. — Quand il saura qui je suis, répondit l'ia.-onnu en
redressant la tête , il lèvera la consigne.
L'officier était de plus en plus sur[)ris , de plus en plus subjugué. — Si je consentais
à vous annoncer, piiis-je au moins savoir qui j'annoncerais, Monsieur? — Vous an-
nonceriez Sa Majesté Charles II , roi d'Angleterre , d'Ecosse et d'Irlande !
L'officier poussa un cri d'étonnement , recula , et l'on put voir sur son visage pâle une
des plus poignantes émotions que jamais honmie d'énergie ait essayé de refouler au
fond de son cœur. — Oh! oui, sire; en effet, dit-il, j'aurais dû vous reconnaître. —
Vous avez vu mon portrait? — Non, sire. — Ou vous m'avez vu moi-même autrefois,
à la cour, avant qu'on ne me chassât de France? — Non , sire , j'ai vu Sa Majesté le roi
votre père dans un moment terrible — Le join-... — Oui. Un sombre image passa
sur le front du priuic; puis l'écarlanl de la main : — Voyez-vous encore quelque dit-
34 LES MOUSQUETAIRES.
ficiilté à ni'annoncer? dit-il. — Sire, pardonnez-moi, répondit l'officier, je cours pré-
venir le roi. Puis revenant sur ses pas, — Votre Majesté désire sans doute le secret poiu-
cette entrevue? denianda-t-il. — Je ne l'exige pas, mais si c'est possible de le garder...
— C'est possible, sire, car je puis nie dispenser de prévenir le premier tjentillionnne
de ser\ijce; mais il faut pour cela que Votre Majesté consente à me remettre sonépée.
— C'est vrai. Voici mon épée, Monsieur. Vous plait-il maintenant m'annoncer à Sa
Majesté? — A l'instant, sire.
Et l'officier courut aussitôt heurter à la porte de communicafion, que le valet de
chambre lui ouvrit. — Sa Majesté le roi d'Angleterre! dit l'officier. — Sa Majesté le
roi d'Angleterre ! répéta le valet de chcâmbre.
A ces mots, im gentilhonune ouvrit h deux battans la porte du roi, el l'on vit
Louis XIV sans chapeau el sans épée , avec son pourpoint ouvert , s'avancer en donnant
les signes de la plus grande surprise. — Vous, mon frère! vous, à Blois! s'écria-t-il
en congédiant d'un geste le geufilhomnie et le valet de chambre , qui passèrent dans
une pièce voisine. — Sire, répondit Charles II, je m'en allais à Paris dans l'espoir de
voir Votre Majesté, lorsque la renonmiée m'a appris votre prochaine arrivée en cette
ville. J"ai alors prolongé mon séjour, ayant quelque chose de très-parficufier à vous
conununiquer. — Ce cabinet vous convient -il, mon frère? — Parfaitement, sire, car
je crois qu'on ne peut nous entendre. — Non, sire? — Eh Itien! parlez donc, mou
frère, je vous écoute.
— • Sire , je commence , et veuille Votre Majesté prendre en pitié les malheurs de
notre maison! Le roi de France rougit et rapprocha son fauteuil de celui du roi d'An-
gleterre. — Sire , cht Charles II , je n'ai pas besoin de demander à Voire Majesté si elle
connaît les détails de ma déplorable histoire.
Louis XIV rougit plus fort que la })remière fois, puis étendant sa main sur celle du
roi d'Angleterre.
— Mon frère , dit-il , c'est honteux à dire , mais rarement le cardinal parle polili<pie
devant moi. Il y a plus : autrefois je me faisais faire des lectures historiques par La-
porte, mon valet de cliandin»: mais il a fait cesser ces lectures et ni"a ôté Laporte. de
sort<" (pie je prie mon frère (^.harles de me (hre toutes ces choses comme à un honnne
(pii lie saurait rien. — Eli bien! sire, j'aurai, en reprenant les choses de plus liaiil,
une chance de plus de loiidier le cœur de Votre Majesté. Vous savez, sire, qu'appelé
eu KloO à Édimbouig, pendant rexpédilion de Cromwell en Irlande, je fus couronné
h Stoiie. Un an après, blessé dans une des provinces qu'il avait usurpées, Cromwell
revint sur nous. Le rencontrer était mon but, sortir de l'Ecosse était mou désir.
— Ce[)endant, reprit le jeune roi, l'Ecosse est presque votre pays natal, mon frère.
— Oui: mais les Ecossais étaient pour moi de cruels coiiipatriotes! Sire, ils m'a\ aient
l'iiiié de renier la religion de mes pères; ils avaient [leudu lord Mmilrose . mou servileiir
le |ihis dévoué, parce qu'il n'était pas covenantaire , et comiiie le pauvre martyr, à
qui l'dU a\ait oll'erl une faveur en mourant, avait demandé que son corps fût mis en
aiil.iiit de iiiorceau.x qu'il \ axait de \illesen Ecosse, alin qu'on rencoutiAt partout des
l('iiiniiis de s,i fidélité, je ne pouviiis sortir d'une ville ou entrer dans une autre sans
passer sut quelque lambeau de ce corps qui avait agi , combattu , resiiiré pour moi. ,Ie
traversai doue, par une uiaichc liardie, l'armée de Cromwell, el j'entrai eu Angle-
leire Le Protecteur se mit à la pom-suite de celte fuite étrange, qui avait unecoin-onnc
|iiiiir but. Si j'avais pu arriver à Londi'cs avant lui, sans doute le prix de la cotn-sc
el.iil .'i moi, mais il tue rejoignit i^i Worcesler.
Le génie de l'.\ngleterre n'ét.iil plus eu unus, mais en lui. Sire . le :I seplembn' I6.'>1 ,
JDiir .luniversaiie de celte autre bataille de huiubar, déjii si fatale aux EcUssais, je fus
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 35
vaincu. Deux mille hommes tombèrent autnui- do moi avant que je songeasse à l'aire
un pas en arrière. Enfin il fallut fuir.
Dès lors mon histoire devint un roman. Poursuivi avec acharnement, je ine coupai
les cheveux, je me déguisai en bûcheron. Une journée passée dans les branches d'un
chêne donna à cet arbre le nom de chêne royal, qu'il porte encore. Mes aventures du
comté de Strafford, d'où je sortis menant en croupe la tille de mon hôte, font encore
le récit de toutes les veillées. Un jour j'écrirai tout cela , sire, pour l'instruction des rois
mes fi'ères.
Je dirai comment, en arrivant chez M. Norton, je rencontrai un chapelain de la
cour qui regardait jouer aux quilles , et un vieux serviteur qui me nomma en fondant
en larmes, et qui manqua presque aussi sûrement de me tuer avec sa fidéhté qu'un
autre eût fait ave.c sa trahison. Enfin, je dirai mes terreurs; oui, sire, mes terreurs,
lorsque chez le colonel Windliam, un maréchal, qui visitait nos chevaux, déclara
qu'ils avaient été ferrés dans le Nord.
— C'est étrange , murmura Louis XIV, j'ignorais tout cela. Je savais seulement votre
embarquement à Brighelmsted et votre débarquement en Normandie. — Oh! fit
Charles, si vous permettez, mon Dieu! que les rois ignorent ainsi l'histoire les uns
des autres, comment voulez- vous qu'ils se secourent entre eux! — Mais, dites-moi
mon fi-ère, continua Louis XIV, comment, ayant été si rudement reçu en Angleterre,
vous espérez encore quelque chose de ce malheureux pays et de ce peuple rebelle. —
Oh ! sire! c'est que depuis la bataille de Worcester toutes choses sont bien changées
là-bas ! Cromwell est mort après avoir signé avec la France un traité dans lequel il a
écrit son nom au-dessus du vôtre. Il est mort le 3 septembre 1658, nouvel anniver-
saire des batailles de Worcester et de Duiiibar. — Son tils lui a succédé. — Mais cer-
tains hommes, sire, ont une famille et pas d'héritier. L'héritage d'Olivier était trop
lourd pour Richard. Richard, qui n'était ni républicain ni royaliste; Richard, qui
laissait ses gardes manger son dîner, et ses généraux gouverner la républi([uc; Ri-
chard a abdiqué le protectorat le 22 avril 1659. Il y a un peu plus d'un an , sire.
Depuis ce temps l'Angleterre n'est plus (pi'un tripot où chacun joue aux dés la cou-
ronne de mon père. Les deux joueurs les plus acharnés sont Lambert et Monk. Eh
bien! sire, à mon tour, je voudrais me mêler à cette parfie, où l'enjeu est jeté sur
mon manteau royal. Sire, un million pour corrompre un de ces joueurs, pour m'en
faire. un allié, ou deux cents de vos gentilshommes pour les chasser de mon palais de
White-Hall, comme Jésus chassa les vendeurs du temple.
— Ainsi, reprit Louis XIV, vous venez me demander... — Votre aide, c'est-à-dire
ce que non-seulement les rois se doivent entre eux , mais ce que les simples chréUens
se doivent les uns aux autres; votre aide, sire, soit en argent, soit en hommes; votre
aide , sire , et dans un mois , soit que j'oppose Lambert à Monk , ou Monk à Lambert,
j'aurai reconquis l'héritage paternel sans avoir coûté une guinée à mon pays, une
goutte de sang à mes sujets, car ils sont ivres maintenant de révolution , de protectorat
et de république , et ne demandent pas mieux que d'aller tout chancelans tomber et
s'endormir dans la royauté; votre aide, sire, et je devrai plus à Votre Majesté qu'à
mon père. Pauvre père! qui a payé si chèrement la ruine de notre maison! Vous
voyez, sire, si je suis malheureux, si je suis désespéré, car voilà que j'accuse mon père!
Et le sang monta au visage pâle de Charles II , qui resta un instant la tête entre ses
deux mains. Le jeune roi n'était pas moins malheureux que son frère aîné; il s'agitait
dans son fauteuil et ne trouvait pas mi mol à répondre.
Enfin Charles II , à qui dix ans de plus donnaient une force supérieure pour maî-
triser ses émotions, retrouva le premier la parole. — Sire, dit-il, votre réponse? je
ae LES MOUSQUETAIRES.
l'attends comme un condamnt' son arrêt. Faut-il que je vive? faut-il que je meure?
.^Mon frère , répondit le prince français à Charles II , vous me demandez un million,
à moi ! mais je n'ai jamais possédé le quart de cette somme ! mais je ne possède rien !
Je ne suis pas plus roi de Franie que vous n'êtes roi d'An^ileterre. Je suis un nom ,
\m chillVe habillé de velours fleurdelisé , voilà tout. Je suis sur un trône visible , voilà
mon seul avantage sur Votre Majesté. Je n'ai rien, je ne puis rien. — Est-il vrai?
s'écria Charles II.
— Mon frère , dit Louis en baissant la voix , j'ai supporté des nn'sères que n'ont pas
supportées mes plus pauvres gentilshonmies. Si mon pauvre Laporte était près de moi,
il vous dirait que j'ai dormi dans des draps déchirés à travers lesquels mes jambes pas-
saient ; il vous dirait que ])lus tard , quand je demandais mes carrosses , ou m'amenait
des voitures à moitié mangées par les rats de mes remises ; il vous dirait que, lorsque
je demandais mon dîner, on allait s'informer aux cuisines du cardinal s'il y avait à
manger pour le roi. Et tenez, aujourd'hui, encore aujourd'hui que j'ai vingt-deux
ans, aujourd'hui que j'ai atteint l'àgc des grandes majorités royales, aujourd'hui que
je devrais avoir la clef du trésor, la direction de la politique , la suprématie de la paix
et de la guerre, jetez les yeux autour de moi , voyez ce qu'on me laisse; regardez cet
abandon, ce dédain, ce silence, tandis que là-bas, tenez, voyez là-bas, regardez cet
empressement, ces lumières, ces hommages! Là, là, voyez-vous, là est le véritable
roi de France , mon frère. — Chez le cardinal? — Chez le carchnal , oui. — Alors je
suis condamné , sire .
Louis XIV ne répondit rien.
— Condamné est le mot, car je ne solliciterai jamais celui qui eût laissé mourir de
froid et de faim ma mère et ma sœur, c'est-à-dire la tille et la petite-tille de Henri IV,
si M. de Retz et le parlement ne leur eussent envoyé du bois et du pain. — Mourir!
murnuu'a Louis XIV. — Eh bien ! continua le roi d'Angleterre, le pauvre Charles IF,
ce petit-iils de Henri IV comme vous , sire , n'ayant ni parlement ni cardinal de Retz,
mourra de faim comme ont manqué de mourir sa sœur et sa mère.
Louis fronça le sourcil et tordit violemment les dentelles de ses manchettes. Cette
atonie , celte immobilité servant de masque à une émotion si visible, frappèrent le roi
Charles , qui prit la main du jeune homme. — Merci , dit-il , mon frère, vous m'avez
plaint , c'est tout ce que je pouvais exiger de vous dans la situation où vous êtes. —
Sire, dit tout à coup Louis XIV en relevant la tète, c'est un million qu'il vous faut .
ou deux cents gentilsbonunes, m'avcz-vous dit? — Sire , un million me suffira. —
C'est bien peu. — OlTertà un seul homme, c'est beaucoup. On a souvent payé moins
cher des convictions ; moi , je n'aurai affaire qu'à des vénalités. — Deux cents gen-
tilshonuues, songez-y, c'est im peu ])1ms qu'une compagnie, voilà tout. — Sire, il y a
dans notri! famille une tradition : C"('>t que quatre hommes, quatre gentilshonnnes
français, dévoués à mon père, ont failli sauver mon père, jugé par un parlement,
gardé par une armée, entouré par une nation. Donc, si je puis vous avoir im mil-
lion ou deux cents gentilsbonunes, vous serez satisfait et vous me tiendrez pour votre
bon frère? — Je vous liendi'ai juMir mon saineur,et si je remonte sur le trône de mon
père, l'Angleterre sera, tant que je régnerai du moins, une sœur à la France, comme
vous aurez été un frère pour moi. — l'^b bien! mon frère, dit Louis en se levant, ce
que vous hésitez à deiiiiuider, je le dem.inderai , moi ! ce ((ue je n'ai jamais voulu faire
pour mon propre nmipli', je le f'ei'ai pour le xôlre. .l'ir.ii tr<Mi\<'r le roi de France,
l'autre, le l'iibe . le |iMi>s.nil. et je Miiljcilciai , moi. ic iiiillinii nu ces deux cents
genlilsliommcs; et nous verrous!
— (ih! s'écria Charles, vous êtes un noiile ami, sire, un cœur créé par Dieu! Vous
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
3T
me sauvez, mon frère, et quand vous aurez besoin de la vie que vous me rendez, de-
mandez-la-moi ! — Silence ! mon frère , silence ! dit tout bas Louis. Gardez qu'on ne
vous entende ! Nous ne sommes pas au bout. Itemander de l'argent à Mazarin ! c'est
plus que traverser la forêt enchantée dont chaque arbre enferme un démon : c'est plus
que d'aller conquérir un monde! — Mais cependant, sire, quand vous demandez...
— Je vous ai déjà dit que je ne demandais jamais, répondit Louis avec une tîerté
qui lit pâlir le roi d'Angleterre. Et comme celui-ci, pareil à un homme blessé,
faisait un mouvement de retraite — Pardon, mon frère , reprit-il , je n'ai pas une
mère, une sœur qui souffrent. Mon trône est dur et nu ; mais je suis bien assis sur
mon trône. Pardon, mon frère, ne me reprochez pas cette parole : elle est d'un égoïste.
Aussi, la rachèterai-je par un sacrifice. Je vais trouver le cardinal. Attendez-moi , je
vous prie. Je reviens.
.4i&&4.
" ' f^r^^lf^'m^^
38
LES MOUSQUETAIRES.
L ARITHMÉTIQUE DE M. DE MAZARIN.
A CAUSER.
andis que le roi se dirigeait rapidement vers l'aile du
château occupée par le cardinal, n'enunenant avec lui
ipie son valet de cbanilire, l'oflicier de mousquetaires
sortait, en respirant comme un honmie qui a été forcé
de retenir longuement son souffle, d'un petit cabinet adja-
cent au cabinet d'audience et que le roi croyait solitaire. Ce
petit cabinet avait autrefois fait partie de la cbainbre;
il n'en était séparé que par une mince cloison. Il en ré-
sultait que cette séparation, qui n'en était une que pO'
les yeux, permettait à l'oreille la moins i)"''scrète d'e i
tendre tout ce qui se passait dans cette chambre. Il n'y avait donc pas a,, lute q
le lieutenant n'eût entendu tout ce qui s'était passé chez Sa Majesté.
Prévenu ])ar les dernières paroles du jeune roi , il en soi l donc à temps pour le
saluer à son passage et pour l'accompagner du regard jusqu'à ce qu'il eîit disparu
dans le corridor. Puis, lor.squ'il eut disparu . il secoua la tète d'une façon qui n'appar-
tenait qu'à lui , et d'une voix à laquelle quarante ans passés hors de la Gascogne
n'avaient pu faire perdre son accent gascon : — Triste service! dit-il; triste maître!...
Puis, ces mots prononcés, le lieutenant reprit sa ]>lace dans son fauleuil. é(enilil les
jambes, et ferma les yeux en honnne qui dort on qui médite.
Pendant ce court monologue et la mise en scène qui l'avait suivi , tandis que le roi,
à travers les longs corridors du vieux château, s'acheminait chez M. de Mazarin,
une scène d'un autre genre s'acconqdissail chez le cardinal.
Mazarin s'était mis au lit lui peu tourmenté de la goulte : mais comme c'était un
homme d'ordre ipii utilisait jusqu'à la doulem-, il forçait sa veille à êh'e la ti-ès-
linudilc servante de son travail. En conséquence, il s'était fait apjiorler par Bernouin,
son valet de chatidire, un ]n'lit piq)ili'e de voyage, atui de pouvoir écrire sur son lil.
Mais la goutte n'est ])as un .idversaire (pii se laisse vaincre si facilement, et couune
à chaque mouvement ipi'il l'aisail, de sdurdc la ilnulcur devenait aiguë, — Brienne
n'est ](as là'? ilcmanda-l-il à liciiiduiii. — Non, indusciiiiieur. répondit le valet de
chamiire. M. de Itrieime, siu' votre congé, s'est allé coucher. Mais si c'est le désir de
Voire Éminence, on peut parfailemeni le réveiller. — Non, ce u"e>l iioiiil l.i peine.
Yovons ce|)eudant. Maudils ibill'res! !•',! le cardinal se mit à rêver lout eu coniiitaul
sur ses doigts.
— ( Ih ! des chiil'resl dit Bernnuiii. lion I si Voire Eminence se jelle dans ses calcids,
je lui promets pour demain la [ilus belle nugraine! El a\cc cela (pie M. (înénaud
n'est pas ici. — Tu as raison, Bcrnouin. Eh bien! lu vas icmplacer Brienne, mon ami.
En vérilé, j'aurais dû emmener a\ei- moi M. de Colberl. Ce jeun<' honnne \a bien,
Bcrnouin, très-bien. Un garçon d'ordre! — .le ne sais |)as. dil le valet de chambre,
Til
LE VICOMTE DE BRAGELONNE 39
mais je n'aime pas sa ligure, moi. — C'est lion, c'est lion, Bernouin ! On n'a pas
besoin de votre avis. Mettez-vous là, prenez la plinne et écrivez.
— M'y voici, monseigneur. Que fant-il que j'écrive? — Là, c'est bien, à la suite
des deux lignes déjà tracées, écris : Sept cent soixante mille livres. — C'est écrit. —
Sur Lyon...
Le cardinal paraissait hésiter. — Sur Lyon, répéta Bernouin. — Trois millions
neuf cent mille livres. — Bien , monseigneur. — Sur Bordeaux sept millions. — Sept,
répéta Bernouin. — Eh oui, dit le cardinal avec humeur , sept. Puis, se reprenant :
Tu comprends , Bernouin , ajouta-t-il , que tout cela est de l'argent à dépenser ?
— Eh ! monseigneur, que ce soit àdépenscr ou à encaisser, peu m'importe, puisque
tous ces millions ne sont pas à moi. — Ces millions sont au roi ; c'est l'argent du roi
que je compte. Voyons , nous disions?... Tu m'interromps toujours ! — Sept milhons
sur Bordeaux. — Ah ! oui, c'est vrai. Sur Madrid, quatre. Je t'explique bien à qui est
cet argent , Bernouin , attendu que tout le monde a la sottise de me croire riche à
millions. Moi, je repousse la sottise. Un ministre n'a rien à soi, d'ailleurs. Voyons,
continue. Rentrées générales, sept millions. Propriétés, neuf millions. As-tu écrit, Ber-
nouin ? — Oui , monseigneur. — Bourse , six cent mille livres ; valeurs diverses, deux
millions. Ah I j'oubliais : mobilier des différents châteaux... — Faut-il mettre de la
couronne'/ demanda Bernouin. — Non. non , inutile; c'est sous-entendu. As-tu écrit,
Bernouin? — Oui, monseigneur. — Additionne, Bernouin. — Trente-neuf millions
deux cent soixante mille livres, monseigneur. — Ah ! lit le cardinal avec une expres-
sion de déjiil, il n'y a jias encore quarante millions !
Bernouin recommença l'addition. — Non, monseigneur, il s'en manque de sept cent
quarante mille livres. Mazarin demanda le compte et le revit attentivement. — C'est
égal, dit Bernouin, trente-neuf millions deux cent soixante mille livres , cela fait un
joli denier. — Ah! Bernouin, voilà ce que je voudrais voir au roi. — Son Eminence
me cUsait que cet argent était celui de Sa Majesté. — Sans doute, mais bien clair ,
bien liquide. Ces trente-neuf millions sont engagés et bien au delà !
Bernouin sourit à sa façon , c'est-à-dire en lionmie q\ii ne croit ([ue ce qu'il veut
croire, tout en préparant la boisson de nuit du cardinal et en lui redressant l'oreiller.
— Oh ! dit Mazarin lorsque le valet de chambre fut sorti , pas encore quarante mil-
lions! H faut pourtant que j'arrive à ce chiffre de quarante-cinq millions que je nie
suis fixé. Mais qui sait si j'auiai le temps ! Je baisse, je m'en vais , je n'arriverai pas.
Pourtant, qui sait si je ne trouverai pas deux ou trois millions dans les poches de nos
bons amis les Espagnols? Ils ont découvert le Pérou , ces gens-là , et , que diable ! il
doit leur en rester quelque chose.
Connue il parlait ainsi , tout occupé de ses chiffres et ne |)ensant plus à sa goutte,
repoussée par une préoccupation qui, chez le cardinal , était la plus puissante de toutes
les préoccupations , Bernouin se précipita dans sa chambre tout effaré. — Eh bien ?
demanda le cardinal, qu'y a-t-il donc ? — Le roi ! monseigneur, le roi ! — Comment,
le roi? lit Mazarin en cachant rapidement son papier. Le roi ici ! le roi à cette heure!
Je le croyais couché depuis longtemps. Qu'y a-t-il donc?
Louis XIV put entendre ces derniers mots et voir le geste effaré du cardinal se re-
dressant sur son lit , car il entrait en ce moment dans la chambre. — Hyn'y a rien .
monsieur le cardinal, ou du moins rien qui puisse vous alarmer • c'est une commu-
nication importante que j'avais besoin de fair£ ce soir même à Votre Eminence, voilà
tout. Mazarin pensa aussitôt à cette attention si marquée que le roi avait donnée à ses
paroles touchant mademoiselle de Mancini , et la comnumication lui parut devoir
venir de cette source. 11 se rasséréna donc à l'instant même et prit son air le plus
iO LES MOUSQUETAIRES
charmant, changement de physionomie dont le jeune roi sentit une joie extrême, et
quand Louis se tut assis : — Sire, dit le cardinal, je devrais certainement écouter
Votre Majesté debout, mais la violence de mon mal... — Pas d'étiquette entre nous,
cher monsieur le cardinal, dit Louis affectueusement ; je suis votre élève et non le
roi , vous le savez hieii . et ce soir surtout-, puisque je viens à vous conune un requé-
rant , comme un solliciteur, et niêaïc comu)e un solliciteur très-humble et très-désireu.x
d'être bien accueilli.
Mazarin, voyant la routeur du roi , fut confirmé dans sa première idée. Cette fois,
le rusé politique . tout lin qu'il tut , se trompait : cette rougeur n'était point causée
par les pudibonds élans d'une passion juvénile, mais seulement par la douloureuse
contraction de l'orgueil royal. En bon oncle, Mazarin se disposa donc à faciliter la
confidence.
— Parlez , dit-il , sire, et puisque Votre Majesté veut bien un instant oublier que je
suis son sujet pour m'appeler son maître et son instituteur, je proteste à Votre Majesté
de tous mes seutimens dévoués et tendres. — Merci , monsieur le cardinal , répondit
le roi. Ce que j'ai à demander à Votre Éminence est d'ailleurs peu de chose pour elle.
— Tant pis , répondit le cardinal , tant pis ! sire. Je voudrais que Votre Majesté me
demandât une chose importante et même un sacrifice mais quoi que ce soit que
vous me demandiez, je suis prêt à soulager votre cœur en vous l'accordant, mon cher
sire. — Eh bien! voici de quoi il s'agit, dit le roi avec un battement de cœur qui
n'avait d'égal en précipitation que le battement de cœur du ministre ; je viens de re-
cevoir la visite de mon frère le roi d'Angleterre.
Mazarin bondit dans son lit comme s'il eût été mis en rapport avec la bouteille de
Leyde ou la pile de Volta , en même temps qu'une surprise ou plutôt qu'un désap-
pointement manifeste éclairait sa ligure d'une telle lueur de colère que Louis XIV, si
peu diplomate qu'il fût , vit bien que le ministre avait espéré entendre toute autre
chose. — Charles H ! s'écria Mazarin avec une voix rauque et un dédaigneux mouve-
ment de lèvres. Vous avez reçu la visite de Charles H? — Du roi Charles H, reprit
Louis XIV, accordant avec affectation au i)etit-lils d'Henri IV le titre que Mazarin
oubliait de lui donner. Oui , monsieur le cardinal , ce malheureux prince m'a touché
le cœur en me racontant ses intnitunes. Sa détresse est grande, monsieur le cardinal,
et il m'a paru pénible à moi , qui me suis vu disputer mon p'ône. qui ai été forcé,
dans des jours d'émotions, de quitter ma ca|)itale; à moi, enfin, qui connais le mal-
heur, de laisser sans appui un frère dépossédé et fugitif. — Eh ! dit a\ec dépit le car-
dinal , (pie n'a-t-il comme vous, sire , un Jules Mazarin près de lui ! Sa couronne lui
eût été gardée intacte. — Je sais tout ce que ma maison doit à Votre Éminence . re-
partit fièrement le roi. <'t croyez bien (pie pour ma part. Monsieur, je ne l'oublierai
jamais C'est justement parce que mon frère le roi dWngleterre n'a pas près de lui le
géaiie puissant qui m'a sauvé, c'est ])0ur cela , dis-je , que je voudrais lui concilier
l'aide de ce même génie et prier votre bras de s'étendre sur sa tète, bien assuré, mon-
sieur le cardinal , ipie votre main, en le touchant seulement, saurait lui remettre au
front sa couronne Innilii'e au pied de l'écliafaud de son père.
— Sire, réplicpia .Mazarin, je vous remercie de votre bonne opinion à mon égard ,
mais nous n'avons rien à faire là-bas : ce sont des enragés qui renient Dieu et qui
coupent la télé h leurs rois. Ils sont dangereux, voyez-vous, sire, et sales à toucher
(li-|iuis (pi'ils se sont \ autres dans le sanj.» royal et dans la boue covenantaire. Celte po-
litique-là ne m'a jamais convenu, et je la repousse. — Aussi pou\ez-\ous nous aider
à lui en substiluer une autre. — Lacinelle? — La reslauralion de Charles II. par
exemple. — Eh I mon Dieu ! s'écria Mazarin, est-ce que par hasard le pauvre sire se
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. U
flullerait de celle chimère? — Mais oui, répliqua le jeune roi, effrayé des difficultés
que senililail enlre\ oir dans ce projet l'œil si sûr de son ministre : il ne demande même
pour cela qu'un million. — Voilà tovit. Un pelit million , s'il vous plait ! lit ironiquement le
cardinal en forçani son accent italien. Un petit million, s'il vousplait, mon frère! Fa-
mille de mendians, va ! — Cardinal , dit Louis XIV en relevant la tète , celle famille de
mendians est une branche de ma fauu'lle. — Ètes-vous assez riche pour donner des
millions aux avitres. sire? avez-vous des millions?
— Oh ! répliqua Louis XIV avec une suprême douleur qu'il força cependant , à force
de volonlé, de ne point éclater sur son visage; oh! oui, monsieur le cardinal, je sais
que je suis pauvre , mais enfin la couronne de France vaut lûen un million , et pour
faire une bonne action , j'engagerai , s'il le faut, ma couronne. Je trouverai des juifs qui
me prêteront bien un million. — Ainsi, sire, vous dites que vous avez besoin d'un
million? demanda Mazarin. — Oui , monsieur, je le dis. — Vous vous trompez beaucoup ,
sire, et vous avez besoin de bien plus que cela. Bernouin! Vous allez voir, sire, de
combien vous avez besoin en réalité. Bernouin!
— Eh quoi ! cardinal, dit le roi , vous allez consulter un laquais sur mes afl'aires?
— Bernouin ! cria encore le cardinal sans paraître remarquer l'humiliation du jeune
prince. Avance ici, et dis-moi le chiffre que je te demandais tout à l'heure, mon ami.
— Cardinal , cardinal , ne m'avez-vous pas entendu ? dit Louis pâlissant d'indigna-
tion, — Sire, ne vous fâchez pas; je traite à découvert les affaires de Votre Majesté,
moi. Tout le monde en France le sait, mes livres sont à jour. Que te disais-je de me
faire tout à l'heure, Bernouin? — Votre Eminence me disait de lui faire une addi-
tion. — Tu l'as faite , n'est-ce pas? — Oui , monseigneur. — Pour constater la somme
dont Sa Majesté avait besoin en ce moment? Ne te disais-je pas cela? Sois franc, mon
ami. — Votre Eminence me le disait. — Eh bien ! quelle somme désirais-je? — Qua-
rante-cinq millions, je crois. — Et quelle somme trouverions-nous en réunissant
toutes nos ressources? — Trente-neuf millions deu.\ cent soixante mille francs. —
C'est bien, Bernouin, voilà tout ce que je voulais savoir. Laisse-nous maintenant,
dit le cardinal en attachant son brillant regard sur le jeune roi, nmet de stupéfaction.
— Mais cependant... balbufia le roi. — Ah ! vous doutez encore, sire, dit le cardinal.
Eh bien 1 voici la preuve de ce que je vous disais.
Mazarin tira de dessous son traversin le papier couvert de chiffres , qu'il présenta
au roi, lequel détourna la vue, tant sa douleur était profonde. — Ainsi, comme c'est
un million que vous désirez, sire, que ce million n'est point porté là, c'est donc de
quarante-six millions qu'a besoin Votre Majesté. Eh bien ! il n'y a pas de juif au
monde qui prête une pareille somme, même sur la couronne de France. Le roi,
crispant ses poings sous ses manchettes, repoussa son fauteuil. — C'est bien, dit-il,
mon frère le roi d'Angleterre mourra donc de faim ! — Sire , répondit sur le même ton
Mazarin , rappelez-vous ce proverbe que je vous donne ici comme l'expression de la
plus saine polilique : « Réjouis-loi d'être pauvre quand ton voisin est pauvre aussi. »
Louis médita quelques momens, tout en jetant un curieux regard, sur le papier dont
un bout passait sous le traversin. — Alors, dit-il, il y a impossibilité à faire droit à
ma demande d'argent, monsieur le cardinal? — .'absolue, sire. — Songez que cela
me fera un ennemi plus lard s'il remonte sans moi sur le trône. — Si Votre Majesté
ne craint que cela, qu'elle se tranquillise, dit vivement le cardinal. — C'est bien, je
n'insiste plus, dit Louis XIV. — Vous ai-je convaincu, au moins, sire? dit le cardinal
en posant sa main sur celle du roi. — Parfaitement. — Toute autre chose, deman-
dez-la , sire , et je serai heureux de vous l'accorder, vous ayant refusé celle-ci. —
Toute autre chose, Monsieur? — Eh ! oui , ne suis-je pas corps et âme au service de
42 LES MOUSQUETAIRES.
Votre Majesté ? Hoh'i! Bernouiii, des ilambcaux, des içanles , pour Sa Majesté! Sa
Majesté rentre dans ses apparlemens. — Pas encore , Monsieur, et puisque vous met-
tez votre bonne volonté à ma disposilioti, je vais en user. — Pour vous, sire? de-
manda le cardinal, espérant tpi'il allait enliu être question de sa nièce. — Non, Mon-
sieur, pas pour moi , répondit Louis , mais pour mon frère Charles toujours. La ligure
de Mazarin se rembrunit, et il srommela quelques paroles que le roi ne jnit entendre.
LA POLITIQUE DE M. DE MAZARIN.
Au lien de riiésilaliou avei' laquelle il avait un quart d'iieure auparavant abordé
le cardinal . on pouvait lire alors , dans les yeux du jeune roi , cette volonté contre la-
quelle on peut lutter, qu'on brisera peut-être par sa propre impuissance, mais qui au
moins gardera, comme une plaie au fond du cœur, le souvenir de sa défaite.
— Cette fois, monsieur le cardinal, il s'aeit d'ime chose plus facile à trouver qu'un
million. — Vous croyez cela, sire? dit Mazarin en regardant le roi de cet œil rusé qui
lisait au plus profond des cœm-s. — Oui, je le crois, et lorsque vous connaîtrez l'objet
de ma demande... — Et croyez-vous donc que je ne le connaisse pas, sire? — Vous
savez ce qui me reste à vous dire? — Écoutez, sire, voilà les propres paroles du roi
Charles... — Oh! par exemple! — Écoutez : Et, si cet avare, si ce pleutre d'Italien,
a-t-ildit .. — Monsieur le cardinal!... — Voilà le sens, sinon les paroles. Eii ! mon
Dieu! je ne lui en veux pas pour cela, sire; chacun voit avec ses passions. Il a donc
dit : «Et si ce pleutre d'Italien vous refuse le million que nous lui demandons, sire;
si nous sonmies forcés, fa\ite d'argent, de renoncer à la diplomatie, eh bien! nous lui
demanderons cinq cents gentilshommes. . »
Le roi tressaillit, car le cardinal ne s'était trompé que sm- le chiffre. — N'est-ce
pas, sire, que c'est cela? s'écria le ministre avec un accent triomjdiateur; puis il a
ajouté de belles paroles, il a dit : «J'ai des amis de l'autre côté du détroit; à ces amis
il manque seulement un chef et une bannière. Quand ils me verront, (piand ils ver-
ront la bannière de France , ils se rallieront à moi, car ils comprendront que j'ai
votre appui. Les couleurs de l'miifornie français vaudront près de moi le million (pie
M. de Mazarin nous aura refusé. (Car il savait bien que je le refuserais, cemilliou.)
.le vaincrai avec ces cinq cents gentilshommes, sire, et tout l'honneiu' en sera pour
vous. » Voilà ce (pi'il a dit. ou à peu près, n'est-ce pas? en entourant ces paroles de
métaphores brillantes, d'images i)ûnqK'Uscs, car ils sont iiavards dans la famille! Le
père a parlé jusque sur l'échafand .
La sueur de la honte coulait au front de Louis. Il sentait ipi'il n'était jias de sa di-
gnité d'ent<'ndre ainsi insulter son frère, mais il ne savait pas encore lominent on vou-
lait, surtout en face de celui devant (pii il avait vu tout plier, môme sa mère. Entin il
fit un effort. — Mais, dit-il, monsieur le cardinal, ce n'est pas cinq cents honnnes,
c'est deux cents. — Vous voyez bien que j'avais deviné ce (pi'il demandait. — .le n'ai
jamais nié. Monsieur, que vous n'eussiez un o'il |irofond, et c'est poiu' cela (pie j'ai
|)ensé que vous ne refuseriez pas à mon frère Charles nue chose aussi simple et aussi
facile à accorder que celle que je vous demande en son nom, monsieur le cardinal .
ou |ibit(M au mien.
— Sire, (lit Mazarin, voilà trente ans (pie je lais de la |i(ilili(pie. .l'en ai fait d'alioid
avec M. le cardinal de Richelieu, puis tout seul. Celle politi(pie n'a pas toujours été
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 43
très-honuête , il faut l'avouer, mais elle n'a jamais été maladroite. Or, celle que l'on
propose en ce moiuont à Votre Majesté est mallionnète et maladroite à la fois. — Mal-
hoiuiète, Monsieur ! — Sire . \ ous avez fait mi traité avec M. Cronnvell. — Oui , et dans
ce traité même M. Cromwell a signé au-dessus de moi. — Pourquoi avez-vous signé si
bas, sire? M. Cromwell a trouvé une bonne place, il l'a prise; c'était assez son habi-
tude. J'en reviens donc à Cromwell. Vous avez im traité avec lui, c'est-à-dire avec
l'Angleterre, puisque quand vous avez signé ce traité , Cromwell était l'Angleterre.
— M. Cromwell est mort. — Vous croyez cela, sire? — Mais sans doute , puisque son
lils Richard lui a succédé et a abdiqué même.
— Eh bien! voilà justement!
Richard a hérité à la mort de Cromwell, et l'Angleterre, à l'abdication de Richard.
Le traité faisait partie de l'héritage , qu'il fût entre l.es mains de M. Richard ou entre
les mains de l'Angleterre. Le traité est donc bon toujours, valable autant que jamais.
Pourquoi l'éluderiez-vous, sire? qu'y a-t-il de changé? Charles II veut aujourd'hui
ce que nous n'avons pas voulu il y a dix ans; mais c'est un cas prévu. Vous êtes l'alhé
de l'Angleterre, sire, et non celui de Charles [I. C'est malhonnête sans doute , au point
de vue de la famille , d'avoir signé un traité avec lui honnne qui a fait couper la tète
au beau-frère du roi votre père, et d'avoir contracté une alhance avec un parlement
qu'on appelle là-bas un parlement Croupion; c'est malhonnête, j'en conviens, mais
ce n'était pas maladroit au point de vue de la poUtique, puisque, grâce à ce traité,
j'ai sauvé à Votre Majesté, mineure encore, les tracas d'iuie guerre extérieure, que
la Fronde... vous vous rappelez la Fronde, sire? (le jeune roi baissa la tête), que la
Fronde eût fatalement compliqués. Et voilà comme quoi je prouve à Votre Majesté que
changer de route maintenant, sans prévenir nos alliés, serait à la fois maladroit et mal-
Inmnête. Nous ferions la guerre en mettant les torts de notre côté; nous la ferions,
méritant qu'on nous la fit, et nous aurions l'air de la craindre , tout en la provoquant;
car une permission à cinq cents hommes, à deux cents hommes , à cinquante hommes,
à dix hommes, c'est toujours une permission. Un Français, c'est la nation, un uni-
forme, c'est l'armée. Supposez, par exemple, sire, que tôt ou tard vous ayez la guerre
avec la Hollande, ce qui tôt ou tard arrivera certainement, ou avec l'Espagne, ce
qui arrivera peut-être si votre mariage manque (Mazariii regarda profondément le
roi), et il y a mille causes qui peuvent faire manquer votre mariage; eh bien, ap-
prouveriez-vous l'Angleterre d'envoyer aux Provmces-Unies ou à l'infante un régi-
ment, une compagnie, une escouade même de gentilshommes anglais? Trou veriez-
vous qu'elle se renfermât honnêtement dans les limites de son traité d'alliance?
Louis écoutait: il lui semblait étrange que Mazarin invoquât la bonne foi, lui, l'au-
teur de tant de supercheries politiques qu'on appelait des mazarinades. — Mais enhn,
dit le roi , sans autorisation manifeste , je ne puis empêcher des gentilshommes de mon
État de passer en Angleterre si tel est leur bon plaisir. — Vous devez les contraindre
à revenir, sire, ou tout au moins protester contre leur présence en ennemis dans un
pays allié.
— Mais eiijin, voyons, vous, monsieur le cardinal, vous un génie si profond,
cherchons im moyen d'aider ce pauvre roi sans nous compromettre. — Et voilà jus-
tement ce que je ne veux pas, mon cher sire, dit Mazarin. L'Angleterre agirait d'après
mes désirs qu'elle n'agirait pas mieu.x ; je dirigerais d'ici la politique de l'Angleterre que
je ne la chrigerais pas autrement. Gouvernée ainsi qu'on la gouverne, l'Angleterre est
pour l'Europe mi nid éternel à procès. La Hollande protège Charles II : laissez faire la
Hollande; ils se fâcheront, ils se battront; ce sont les deux seules pidssances mar-
ritimes; laissez-les détruire leurs marines l'une par l'autre; nous construirons la
44 LES MOUSQUETAIRES.
nôtre avec les débris de leurs vaisseaux , et encore quand nous aurons de l'argent
pour acheter des clous.
— Oh ! que tout ce que vous me dites là est pauvre et mesquin , monsieur le car-
dinal! — Oui. mais comme c'est vrai, sire, avouez-le. Il y a plus : j'admets un mo-
ment la possibilité de manquer à votre parole et d'éluder le traité : cela se voit souvent
qu'on manque à sa parole et qu'on élude un traité ; mais c'est quand on a quelque grand
intérêt à le faire ou quand on se trouve par trop gêné par le contrat. Eh bien! vous
autoriserez l'engagement qu'on vous demande; la France, sa bannière, ce qui est la
même chose, passera le détroit et combattra: la France sera vaincue. — Pourquoi
cela? — Voilà, ma 'foi, un habile général, que Sa Majesté Charles H, et Worcester
nous donne de belles garanties! — 11 n'aura plus alfaire à Cromwell, Monsieur. —
Oui, mais il aura affaire à Monk-, qui est bien aulrement dangereux. Ce brave mar-
chand de bière dont nous parlons élait un illuminé, il avait des moments d'exaltation,
d'épanouissement, de gonllement, pendant lesquels il se fendait comme un tonneau
trop plein: par les fenles alors s'échappaient toujours quelques gouttes de sa pensée,
et à l'échantillon on connaissait la pensée tout entière. Cromwell nous a ainsi, plus
de dix fois, laissé pénétrer dans son âme, quand on croyait cette àme enveloppée d'un
triple airain , comme dit Horace. Mais Monk ! Ah ! sire , Dieu vous garde de faire jamais
de la politique avec M. Monk! C'est lui qui m'a fait depuis un an tous les cheveux
gris que j'ai! Monk n'est pas un illuminé, lui, malheureusement, c'est un politique;
il ne se fend pas, il se resserre. Depuis dix ans il a les yeux lixés sur un but, et nul
n'a pu encore deviner lequel. Tous les matins, comme le conseillait Louis XI, il
brûle son bonnet de la nuit. Aussi , le jour où ce plan , lentement et solitairement mûri ,
éclatera, il éclatera avec toutes les conditions de succès qui accompagnent toujours
riiiq)révu.
Voilà Monk, sire, dont vous n'aviez peut-être jamais entendu parler, dont vous ne
connaissiez peut-être pas même le nom, avant que votre frère Charles II, qui sait ce
qu'il est, lui, ne le prononçât devant vous, c'est-à-dire U7ie merveille de profondeur et
de ténacité, les deux seules choses contre lesquelles l'esprit et l'ardeur s'émoussent. Sire,
j'ai eu de l'ardeur quand j'étais jeune, j'ai eu de l'esprit toujours. Je puis m'en vanter,
puisqu'on me le reproche. 3'aifait un beau chemin avec ces deux ([ualités, puis(piede
lils d'un pêcheur de Piscina je suis devenu premier ministre du roi de France, et que
dans cette qualité , Votre Majesté veut bien le reconnaître , j'ai rendu quekpies services
au trône de Votre Majesté. Eh bien! sire, si j'eusse rencontré Monk sur ma route, au
lieu d'y trouver M. de Beaufort, M. de Retz ou M le Prince, eh bien, nous étions
pei'iius. Engagez-vous à la légère, sire, et vous tondierez dans les grillés de ce soldat
politique. Le casque de Monk, sire, est un coffre de fer au tond duquel il enferme ses
pensées, et dont personne n'a la clef. Aussi , près de lui . un plutôt devant lui . je m'in-
cline, sire, moi qui n'ai qu'une barette de velours.
— Hue pensez-vous donc <pie veuille Monk , alors'/ — Eli ! si je le savais, sire, je
ne vous dirais pas de vous délier de lui , car je serais plus fort que lui ; mais avec lui
j'ai peur de deviner: de deviner! vous r(inq)renez mon mot '! car si je crois avoir de-
viné, je m'arrêterai à une iilée, et, malgré moi, je poursuivrai celte idée. Depuis que
cet liiimme est au pouvoir là-bas, je suis connue ces danmés de Dante à qui Satan a
tordu le cou, qui marchent en avant et ipii regardent en arrière: je vais du côté de
Madrid, mais je ne perds pas de vue Londres. Deviner, avec ce diable d'honnne. c'est
se liimqier, et se linnqicr, c'est se |)crdre. Dieu me garde de jamais chercher à deviner
ce ipi'il désire ; je me borne , et c'est bien assez, à cspiomier ce (pi'il t'ait: or. je crois,
(vous comprenez la portée du mot je crois? je crois, relati\cMuMit à Monk. n'en-
LE VICOMTE DE fiflAGELONNE. iS
gage à rien ) je cniis ([u'il a lniil bonnement envie de succéder à Croniwell. Voire
Charles 11 lui a déjà t'.iit l'aire des propositions par dix personnes ; il s'est contenté de
chasser les dix enirenielleurs sans rien leur dire autre chose que :« Allez-vous-en , on
je vous fais pendre ! » C'est un sépulcre que cet honnne ! Dans ce moment-ci, Monk
fait du dévouement au parlement Croupion; de ce dévouement, par exemple, je ne
suis pas dupe; Monk ne veut pas être assassiné Un assassinat l'arrêterait au milieu
de son œuvre, et il faut que son œuvre s'accomplisse; aussi je crois, mais ne croyez
pas ce que je crois, sire ; je dis je crois par hal)itude ; je crois ([ue Moule ménaife le
parlement jusqu'au jour où il le brisera. On vous demande des épées, mais c'est pour
se battre contre Monk. Dieu nous garde de nous battre contre Monk, sire, car Monk
nous battra, et baitu par Monk. je ne m'en consolerais de ma vie: cette victoire, je
me dirais que Monk la prévoyait depuis dix ans. F'our Dieu , sire , par amitié pour vous,
si ce n'est par considéralion pour lui, que Charles 11 se tienne tranquille; Votre Ma-
jesté lui fera ici un petit revenu ; elle lui donnera un de ses châteaux. Eh ! eh ! attendez
donc ! mais je me rappelle le traité , ce ftimeux trailé dont nous parlions tout à l'heure !
Votre Majesté n'en a pas même le droit, de lui donner un château! — Connneul cela?
— Oui, oui, Sa Majesié s'est engagée à ne pas donner l'hospitalité au roi Charles, à
le faire sortir de France même. C'est pour cela que nous l'en avons fait sorlir, et voilà
qu'il y est rentré! Sire, j'espère que vous ferez comprendre à votre frère qu'il ne peut
rester chez nous, que c'est impossible, qu'il nous compromet, ou moi-même...
— Assez, Monsieur! dit Louis XIV en se levant. Que vous me refusiez un million,
vous en avez le droit : vos millions sont à vous ; que vous me refusiez deux cenis sen-
lilshommes, vous en avez le droit encore, car vous êtes premier ministre, et vous
avez, aux yeux de la France, la responsabilité de la paix et de la guerre; mais que
vous prétendiez m'empêcher, moi le roi , de donner l'hospitalité au' pelil-lils de
Henri IV, à mon cousin-germain, au compagnon de mon enfance! là s'arrête votre
pouvoir, là commence ma volonté. — Sire , dit Mazarin, enihanlé d'en être quille à si
bon marché , el qui n'avait d'ailleurs si chaudement combattu que pour en arriver là;
sire , je me com'berai toujours devant la volonté de mon roi ; que mon roi garde donc
près de lui ou dans un de ses châteaux le roi d'Angleterre, que Mazarin le sache ,
mais que le ministre ne le sache pas. — Bonne nuit. Monsieur, dit Louis XIV, je
m'en vais désespéré. — Mais convaincu, c'est tout ce qu'il me faut, sire, réphqua
Mazarin.
Le roi ne répondit pas, et se retira tout pensif, convaincu , non pas de tout ce que lui
avait dit Mazarin, mais d'une chose au contraire qu'il s'était bien gardé de lui dire,
c'était de la nécessité d'étudier sérieusement ses affaires et celles de l'Europe, car il
les voyait difficiles et obscures.
Louis retrouva le roi d'Angleterre assis à la même place où il l'avait laissé. En
l'apercevant, le prince anglais se leva, mais du premier coup d'œil, il vit le décoiu'a-
gement écrit en lettres sombres sur le front de son cousin. Alors, prenant la parole le .
premier, comme pour facihter à Louis l'aveu pénible qu'il avait à lui faire, — Quoi
qu'il en soit, dit-il , je n'oublierai jamais toute la bonté, toute l'amitié dont vous avez
fait preuve à mon égard. — Hélas! répliqua sourdement Louis XIV, bonne volonté
stérile , mon frère !
Charles II devint extrêmement pâle , passa une main froide sur son front et lutta
quelques instans contre un éblouissement qui le fit chanceler. — Je comprends, dit-
il enfin . plus d'espoir !
Louis saisit la main deCliarb's IL — Attendez, mon frère, dit-il, ne précipitez rien,
tout peut changer ; ce sont les résolutions extrêmes (pii ruinent les causes; ajoutez,
46 LES MOUSQUETAIRES.
je vous en supplie . nne année d'épreuve encoi'e aux années que vous avez déjà subies.
Il n'y a , ])oui- vous décider à agir en ce niomenl plulôl qu'en un autre , ni occasion
ni opportunité; venez avec moi, mon frère, je vous donnerai une de mes résidences,
celle qu'il vous plaira d'habiter: j'aurai l'œil avec vous sur les événemens, nous les
préparerons ensemble; allons, mon frère, du courage!
Charles II dégagea sa main de celle du roi, et se reculant pour le saluer avec plus
de cérémonie. — De tout mon cœur, merci, répliqua-t-il, sire, mais j'ai prié sans
résultat le plus grand roi de la terre; maintenant je vais demander un miracle
à Dieu.
Et il sortit sans vouloir en entendre davantage, le front haut, la main frémissante,
avec une contraction douloureuse de son noble visage , et cette sombre profondeur du
regard qui. ne trouvant plus d'espoir dans le monde des hommes, semble aller au
delà en demander à des mondes inconnus.
L'oflîcier des mousquetaires, en le voyant ainsi passer livide, s'inclina presque à
genoux pour le saluer. Il prit ensuite un flaml)eau, appela deux mousquetaires, et
descendit avec le malheureux roi l'escalier désert, tenant à la main gaiicbe son cha-
peau, dont la plume balayait les degrés. Arrivé à la porte, l'officier demanda au roi
de quel côté il se dirigeait, afm d'y envoyer les mousquetaires. — Monsieur, répondit
Charles II à demi-voix , vous qui avez connu mon père , dites-vous , peut-être avez-
vous prié pour lui? Si cela est ainsi, ne m'oubliez pas non plus dans vos prières.
Maintenant je m'en vais seul et vous prie de ne point m'accompagner ni me faire
accompagner plus loin.
L'oflîcier s'inclina et renvoya ses mousquetaires dans l'intérieur du palais. Mais
lui demeura , un instant sous le porche pour voir Charles II s'éloigner et se perdre
dans l'ombre de la rue tournante. — A celui-là, comme autrefois à son père,
murmura-l-il , Alhos, s'il était là, dirait avec raison: — Salut à la majesté tombée!
Puis montant les escaUers, — Ah ! le vilain service que je fais! dit-il à chaque marche.
Ahl le pileux maître! La vie ainsi faite n'est plus tolérable, et il est lemiis enlln que
je prenne mon parti!... C'est décidé, dès demain je jette la casaque aux orties! Puis
se ravisant, — Non, dit-il, pas encore! j'ai une suprême épreuve à faire, et je la
ferai, mais celle-là, je le jure, ce sera la dernière, mordioux!
Il n'avait pas achevé, qu'une voix partit de la chambre du roi. — Monsieur le lieu-
tenant? dit celte voix. — Me voici, répondit-il. — Le roi demande à vous parler. —
Allons, dit le lieutenant, peut-être est-ce pour ce que je pense. Et il entra chez le roi.
I.E ROI KT LE LIEUTENANT,
Lorsque le roi vit l'oflîcier près de lui . il iungédia son valet de cbandire et son gen-
lilbonnne. — Qui est de service demain . Minisicur? deiiiauila-l-il alors. Le lieutenant
inclina la lêle avec une politesse de soldat et répondit : — .Moi , sire;. — < "oimnent , en-
core vous? — Moi toujours. — Comment cela se fait-il , Monsieur'/ — Sire, les mous-
quetaires, en voyage, fournissent tous les postes de la maison de Votre !\Iajesté, c'esl-
à-dire le vôtre, celui de la reine-mère et celui de M. le eanlinal, (pii emprimle an roi
la plus nombreuse partie de sa garde royale. — Mais les intérims ? — Il n'y u d'intérim ,
sire, (|ue pour vingt ou trente honnnes (jui se reposent sur cent vingt. Au Louvre,
c'est dilVéreiit, et si j'étais au Louvre, je me reposerais sur mon brigadier; mais en
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 47
route , sire , on ne sait ce qui peut arriver, et j'aime assez faire ma besogne moi-même.
— Ainsi, vous êtes de garde tous les jours? — Et tontes les nuits. Oui , sire.
— Monsieur, je ne puis souffrir cela , et je veux que vous vous reposiez. — Et moi ,
sire, je ne veux pas m'exposer à une faute. Si le diable avait im mauvais tour à
me jouer, vous comprenez , sire , comme il connaît l'homme auquel il a affaire,
' il choisirait le moment où je ne serais point là. — Mais, à ce métier-là, Monsieiu',
vous vous tuerez. — Eh ! sire , il y a trenle-cinq ans que je le fais , ce métier-là , et je
suis l'homme de France et de Navarre qui se porte le mieux.
Le roi coupa court à la conversation par mie question nouvelle. — Vous serez donc
là demain mutin? demanda-t-il. — Connue à présent; oui, sire.
Le roi lit alors quelques tours dans sa chambre: il était facile de voir qu'il brûlait
du désir de parler, mais qu'une crainte quelconque le retenait. Le lieutenant, debout,
iunnobile, le feutre à la main , le poing sur la hanche , le regardait faire ses évolutions,
et, tout en le regardant, il grommelait en moi'dant sa moustaclie: — 11 n'a pasderéso.
lution pour une denii-pistole , ma parole d'honneur ! gageons qu'il ne parlera point I
Le roi continuait de marcher, tout en jetant de temps en temps un regard de côté
sur le lieutenant. — C'est son père tout craché, poursuivait celui-ci dans son mono-
logue secret; il est à la fois orgueilleux, avare et timide. Peste soit du maître, va !
Louis s'arrêta. — Lieutenant? dit-il. — Me voilà, sire. — Pourquoi donc, ce soir,
avez- vous crié là-bas, dans la salle « Le service du roi ! les mousquetaires de Sa Ma-
jesté! » — Parce que vous m'en avez donné l'ordre, sire. — Moi? En vérité, je n'ai
pas dit un seul mot de cela, Monsieur. — Sire, on donne un ordre par un signe, par
un geste, par un chn d'oeil, aussi franchement et aussi clairement qu'avec la parole.
Un serviteur qui n'aurait que des oreilles ne serait que la moitié d'un bon serviteur.
— Vos yeux sont bien perçans, alors, Monsieur. — Pourquoi cela, sire? — Parce
qu'ils voient ce qui n'est point. — Mes yeux sont bons , en effet , sire , quoiqu'ils aient
beaucoup servi et depuis longtemps leur maître ; — aussi toutes les fois qu'ils ont quel-
que chose à voir, ils n'en manquent pas l'occasion. — Or, ce soir, ils ont vu que Votre
Majesté rougissait à force d'avoir envie de bâiller ; que Votre Majesté regardait avec
des supplications éloq\teutes, d'abord Son Éminence , ensuite Sa Majesté la reine-mère,
enfin la porte par laquelle ou sort; et ils ont si bien remarqué tout ce que je viens de
dire, qu'ils ont vu les lèvres de Votre Majesté aiiiculer ces paroles : Qui donc me sor-
tira de là? — Monsieur 1 — Ou tout au moins ceci, sire: —Mes mou.squetaires! Alors
je n'ai pas hésité. Ce regard était pour moi, la parole était pour moi ; — j'ai crié aussitôt ;
— Les mousquetaires de Sa Majesté !
Le roi se détourna pour sourire ; puis , après quelques secondes , il ramena son œil
limpide sur cette physionomie si intelligente , si harche et si ferme , qu'on eût dit le
proUl énergique et lier de l'aigle en face du soleil. — C'est bien , dit-il , après un court
silence , pendant lequel il essaya , mais en vain , de faire baisser les yeux à son offi-
cier. Mais voyant que le roi ne disait plus rien , celui-ci lit trois pas pour s'en aller en
murmurant : — 11 ne parlera pas, niordioux, il ne parlera pus!
Mais arrivé sur le seuil et sentant que le désir du roi l'attirait en arrière, il se
retourna.
— Votre Majesté m'a tout dit? demanda-t-il d'un ton que rien ne saurait rendre et
qui, sans paraître provoquer la contiance royale, contenait tant de persuasive fran-
chise, que le roi réphqua sur-le-champ ; — Si fait, Monsieur, approchez. Écoutez-
moi. — Je ne perds pas une parole, sire. — Vous monterez à cheval, Monsieur, de-
main , vers quatre heures et demie du matin , et vous me ferez seller un cheval pour
moi. — Des écuries de Votre Majesté? — • Non, d'un de vos mousquetaires. — Très-
48 LES MOUSQUETAIRES.
bien, sire. Est-ce tout? — Et vous ni'acronipagnerez. — Seul? — Seul. — Viendrai-
je quérir Votre Majesté ou l'attendrai-je ? — Vous m'attendrez. — Où cela, sire? —
A la petite porte du parc.
Le lieutenant s'inclina. con)prenant iiue le roi lui avait dit loul ce cpi'il avait à lui
dire. En effet, le roi le congédia par un geste tout aimable de sa main.
L'oflicier sortit de la chambre du roi et revint se placer pbilosi)plii(piement sur sa
chaise , où , bien loin de s'endormir connue on aurait pu le croire . vu Tlieiu-e avancée
de la nuit, il se mit à réfléchir plus priilbudément qu'il n'avait jamais fait.
Après une demi-heure de cette profonde méditation, l'ofticier se mit à rire tout
seul. — Dormons, dit-il, dormons, et tout de suite: j'ai l'esprit fatigué de ma soirée,
et demain verra plus clair qu'aujourd'hui. Cinq minutes après , il dormait les |ioings
fermés, les lèvres entr'ouverics , laissant échapper non pas son secret , mais un ron-
flement sonore qui se développait à l'aise sous la voûte majestueuse de l'antichanibre
MARIE DE MANCINI.
I-e soleil éclairait à peine de ses premiers rayons les grands bois du parc et les
hautes girouettes du chàleau, quand le jeune roi.réveillédéjà depuis plus de deux heures,
et tout entier h. l'insomnie de l'amour, ouvrit son volet lui-même et jeta un regard
ciu'ieux sur les cours du palais endormi. Il vit qu'il était l'heure convenue, la grande
horloge de la cour marquait même quatre heures un quart. Il ne réveilla point son
valet de chambre, qui dormait profond('ment h quelque distance: il s'habilla seul . et
ce valet, tout effaré, arrivait croyant avoir manque à son service, lorsque Louis le
renvoya dans sa chambre en lui recommandant le silence le phis absolu. Alors il des-
cendit le petit escalier, sortit par une porte latérale et aperçut le long <lu nuu' du parc
un cavalier qui tenait un cheval de main. Ce cavalier était méconnaissalilc dans son
manteau et sous son chapeau. Quant au cheval, scUé comme celui d'un bourgeois
riche, il n'offrait rien de remarquable à l'œil le plus exercé. Louis vint prendre la
bride de ce cheval: l'oflicier lui tint l'élrier, sans quitter lui-même la selle, et de-
manda d'une voix discrète les ordres de Sa Majesté. — Suivez-mni. répondit Louis Xl\'.
L'oflicier mit son cheval au trot derrière celui de son maître, et ils descendirent
ainsi vers le pont. Lorsqu'ils furent de l'autre côté de la Loire , — Monsieur, dit le roi ,
vous allez me faire le plaisir de piquer devant vous jusqu'à ce que vous aperceviez
un carrosse dans lequel vous verrez deux dames et probablement aussi leurs suivantes;
alors vous reviendrez m'averlir; je me tiens ici. — C'est bien. sire, lépondit l'ofliiiei-,
enlièrement fixé sur l'objet de sa reconnaissance.
Il mil alors son cheval au grand trot et jiicpia du côlé indi(pi('' par le roi: mais il
n'eut ])as fait cinq cents pas qu'il vit quatre mules, puis un carrosse poindre deiiière
un monticule. Derrière ce carrosse eu venait un autre. Il tourna bride sur-le-<'hauqi.
et se rapprochant du roi: — Sire, dil-il. voici les carrosses. Le premier, en effet.
conlicnt deux dames avec levn's fennnes de cbandvre: le secc^ud renferme deux \alcls
de pied, des |)rovisions, des bardes. — Itien. bien, n'-pniidil le roi d'une \oix tout
émue. Eh bien! allez, je \ousiiric. dire .'i ces d.uucs qu'un eu aller de la corn- désire
présenter .ses hommages à elles seules.
L'oflicier ))ailit au galop. — Mordioux ! dis,iil-il tout en coiu'ant . \oil."i un (>niploi
nouxeau . el II '.dile . j'espère ! .le uie |il,iignais de n'i'lie rien : jo suis eonlidenl ilu
LOIIS XI\ KT MVtlli: r>K M \ M I M.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. -59
roi. Un mousquetaire! c'est à en crever d'orgueil! Il s'approclui du carrosse et lit sa
commission en messager galant et spirituel.
Deux dames étaient en eflet dans le carrosse, l'une d'une grande beauté, quoi([iie
un peu maigre: l'autre moins favorisée de la nature, mais vive, gracieuse et réunis-
sant dans les légers plis de son front tous les signes de la volonté. Ses yeux vifs et
perçans, surtout, parlaient plus éloquemmeut que toutes les phrases amoureuses de
mise en ces temps de galanterie. Ce fut à celle-là que d'Artagnan s'adressa sans se
tromper, quoique , ainsi que nous l'avons dit, l'autre fût plus jolie peut-être. — Mes-
dames, dit-il, je suis le lieutenant des mousquetaires, et il y a sur la route uu cavalier
qui vous attend et qui désire vous présenter ses honmiages.
A ces mots, dont il suivait curieusement l'elfet, la dame aux yeux noirs poussa un
cri de joie . se pencha hors de la portière , et voyant accourir le cavalier, tendit les bras
en s'écriant d'ime voix émue : — Ah! mon cher sire! Et les larmes jaillirent aussitôt
de ses yeux.
Le cocher arrêta ses chevaux , les femmes de chambre se levèrent avec confusion
au fond du carrosse, et la seconde dame ébaucha une révérence, terminée parle plus
ironique sourire que la jalousie ait jamais dessiné siu' des lèvres de feunne. — Marie!
chère Marie, s'écria le roi en prenant dans ses deux mains la main de la dame aux
yeux noirs. Et ouvrant lui-même la lourde portière, il l'attira hors du carrosse avec
tant d'ardeur qu'elle fut dans ses bras avant de toucher la terre. Le lieutenant, posté
de l'aiitrc côté du carrosse, voyait et entendait sans être remarqué. Le roi ollVit son
bras à mademoiselle de Mancini, et lit signe aux cochers et aux latpiais de poursuivre
leur chemin.
Il était six heures à peu près; la route était fraîche et charniaute ; de grands arbies ,
aux feuillages encore noués dans leur bouri'e dorée, laissaienl tillrer la ro.sée du
malin suspendue comme des diamans liquides à leurs branches frémissantes; l'herbe
s'épanouissait aux pieds des haies; les hirondelles, revenues depuis quelques jours,
décrivaient leurs courbes gracieuses entre le ciel et l'eau; une brise parfumée par les
bois dans leur floraison courait le long de celle route et ridait la nappe d'eau du
fleuve; toutes ces beautés du join-, tous ces parfums des plantes, toutes ces aspirations
de la terre vers le ciel enivraient les deux amans, marchant côte à côle, apjjuyés l'un
à l'autre, les yeux sur les yeux, la main dans la main, et qui, s'altardant par un
commun désir, n'osaient parler tant ils avaient de choses h se dire.
L'oflicier vit que le cheval abandoimé errait çà et là et inquiélait mademoiselle de
Mancini. Il profila du prétexte pour se rapprocher en arrêtant le cheval, et, à pied
aussi entre les deux montures qu'il maintenait, il ne perdit pas uu mol ni un geste
des deux amans.
Ce fut mademoiselle de Mancini qui commença. — Ah! mon cher sire, dit-elle,
vous ne m'abandonnez donc pas , vous ! — Non , répondit le roi ; vous le voyez bien,
Marie. — On me l'avait tant dit, cepend-int, qu'à peine serions-nous séparés, vous ne
penseriez plus à moi ! — Chère Marie, est-ce donc d'aujourd'hui que vous vous aper-
cevez que nous sommes environnés de gens intéressés à nous tromper? — Mais enfin ,
sire , ce voyage, cette alliance avec l'Espagne! On vous marie !
Louis baissa la tête. En même temps, l'officier put voir luire au soleil les regards
de Marie de Mancini, brillant comme une dague qui jaillit du fourreau. — Et vous
n'avez rien fait pour noire amour'? demanda la jeune fille après un instant de silence.
— Ah ! mademoiselle, comment pouvez- vous croire cela! Je me suis jeté aux genoux
de ma mère ; j'ai prié , j'ai supplié ! j'ai dit que tout mon bonheur était en vous ; j'ai
menacé ! — Eh bien? demanda vivenienl Marie. — Eli bien ! la reine-mère a écrit en
T. 1. 4
80 LES MOUSQUETAIRES.
cour de Rome, cl on lui a dit qu'un mariage entre nous n'aurait aucune valeur et
serait cassé par le saint père. Entin, voyant qu'il n'y avait pas d'espoir pour nous,
j'ai demandé qu'on retardât au moins mon mariage avec l'infante. — Ce qui n'em-
pêche point que vous ne soyez en route pour aller au-devant d'elle. — Que voulez-,
vous! à mes prières, à mes supplications, à mes larmes, on a répondu par la raison
d'État. — Eh bien'/ — Eh bien ! que voulez- vous faire, Mademoiselle, lorsque tant
de volontés se liguent contre moi?
Ce fut au tour de Marie de baisser la lêle. — Alors, il me faudra vous dire adieu
pour toujours, dit-elle. Vous savez qu'on m'exile, qu'on m'ensevelit; vous savez qu'on
fait plus encore, vous savez qu'on me marie aussi, moi!
Louis devint pAle et porta une main à son cœur. — S'il ne se fût agi que de ma vie,
moi aussi j'ai été si fort persécutée que j'eusse cédé, mais j'ai cru qu'il s'agissait de la
vôtre, mon cher sire, et j'ai combattu pour vous conserver votre bien. — Oii ! oui,
mon bien, mon trésor! murmura le roi plus galamment que passionnément peut-
être. — Le cardinal eût cédé, dit Marie, si vous vous fussiez adressé à lui, si vous
eussiez insisté. Le cardinal, appeler le roi de France son neveu! comprenez-vous,
sire! 11 eût tout fait pour cela, même la guerre; le cardinal, assuré de gouverner
seul, sous le double prétexte qu'il avait élevé le roi et qu'il lui avait donné sa nièce,
le cardinal eût combattu toutes les volontés, renversé tous les obstacles. Oh! sire,
sire , je vous en réponds. Moi , je suis une femme et je vois clair dans tout ce qui
est amour.
Ces paroles produisirent sur le roi une impression singulière. On eût dit qu'au lieu
d'c.vallcrsa passion , elles la refroidissaient. Il ralentit le pas et dit avec précipitation :
— (Juc voulez-vous. Mademoiselle! tout a échoué. — Excepté voire volonté, n'est-ce
pa.^ , mon cher sire'/ — Hélas! dil le roi en rougissant, est-ce que j'ai une volonté,
moi ! — Oh ! laissa échapper douloureusement mademoiselle de Mancini , blessée de
ce mot. — Le roi n'a de volonlé que celle que lui dicte la politique, que celle que lui
impose la raison d Etat. — Oh! c'est que \ous n'a\cz pas d amour ! s écria Marie; si
vous m'aimiez, sire, vous auriez une volonté.
Eu prononçant ces mots , Marie leva les yeux sur son aman!, (lu'elle vit plus ii;\le et
plus défait qu'un exilé qui va quitter à jamais la terre natale. — Accusez-moi, mur-
mura le roi ; mais ne me dites poiul que je ne vous a:(ne [.as.
lu long silence suivit ces mois, que le jeiuie roi avait |)ronoucés avec un sentiment
vrai et [irofond. — Je ne puis penser, sire, continua Marie, tentant un dernier ell'ort,
que demain, après-demain je ne vous verrai plus: je ne puis penser que j'irai finir
mes tristes jours loin de Paris, <jue les lèvres d'un vieillard, d'un inconnu , touche-
raient cette main que vous tenez dans les vôtres; non , en vérité, je ne puis penser à
tout cela, mon cher sire, sans que mon pauvre cœur éclate de désespoir.
Et, en ellèt, Marie de Mancini fondit en larmes.
Ue son côté, le roi, attendri, porta son mouchoir à ses lèvres et étouffa un sanglot.
— Vo^ez, dil-elle, les voitures se sont arrêtées; ma sœur m'attend, l'heure est su-
prême : ce f\M vous allez décider sera décidé pour toute la \icl Ohl sire, vous VOU7
lez donc, Louis, que relie à (pii vous ;ivez dit : « Je nous aime, » appartienne à un
•mire qu'à sou roi, ;i sou uiailrc , i\ son amant'/ (Ih 1 du courage , Louis ! un mol , un
seul mol ! Itites : Je veu.v ! et loule ma \ie est enchaînée à lavôlre, et tout mon cœur
est à vous il jamais.
Le roi ne rcpondil rien. Marie alors le regarda çonnnc hidou regarda l'inilexiblc
Euée aux Champs Élysécns — Adieu donc, dit-elle, adicn l.i \ie, adieu l'amour,
adi(<u le ciel 1
LOUIS X I \ Kl' M A I) E M 0 I S V. 1. 1. E D K M A N C I M ,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 51
Et elle lit un pas pour s'éloigner ; le roi la retint , lui saisit la main , qu'il colla sur
SCS lèvres, el, le désespoir l'emporlaut sur la résolution qu'il paraissait avoir prise in-
térieurement, il laissa tomber sur celte belle main une larme brûlante de regret qui
fit tressaillir Marie comme si efTectivemenl celte larme l'eût brûlée.
Elle vit les yeux bumides du roi , sou front pâle, ses lèvres convulsives , et s'écria
asec un accent que rien ne pourrait rendre : — Ob ! sire , vous êtes roi , vous pleurez,
et je pars I
Le roi-, pour toute réponse , cacba son visage dans son moucboir. Mademoiselle de
Mancini, indignée, quitta le roi et remonta [irécipitammenl dans le carrosse en criant
au cocber : — Parlez! partez vile! Le cocher obéit, fouetta ses chevaux, el le lotft'd
carrosse s'ébranla sur ses essieux criards, tandis que le roi de France, seul, abattu ,
anéanti, n'osait [)lus regarder ni devant ni derrière lui.
OU LE ROI ET LE LIEUTENANT FONT CHACUN PREUVE DE ■ MÉMOIRE.
Quand le roi, comme tous les amoureux du monde, eut longtemps et attentivement
regardé à l'horizon disparaître le carrosse qui emportait sa maîtresse, et qu'il eut en-
fin réussi à calmer quelque peu l'agitation de son coeur et de sa pensée , il se souvint
enfin qu'il n'élail pas seul. L'officier tenait toujours le cheval par la bride et n'avait
pas perdu tout espoir de voir le roi revenir sur sa résolution. Il a encore la ressource
de remontera cheval el de courir après le carrosse : l'amante abandonnée n'aura rien
perdu poiu' attendre.
Mais l'imugiiialion du lieutenant des mousquetaires était trop brillante et trop riche ;
elle laissa en arrière celle du roi , qui se garda bien de se porter à un pareil excès de
luxe. Il se contenta de se rapprocher de l'officier, et , d'une voix dolente , — Allons ,
dit-il , nous avons fini... à cheval.
L'officier imita ce maintien, cette lenteur, celle tristesse, et enfourcha lentement et
tristement sa monture. Le roi piqua, le lieutenant le suivit. Au pont, Louis se
retourna une dernière fois. L'officier, patient comme un dieu (|ui a 1 éternité devant
et derrière lui, espéra encore un retour d'énergie. Mais ce l'ut inutilement, rien
ne parut. Louis gagna la rue qui conduisait au château et rentra comme sept heures
sonnaient.
Une fois que le roi fut bien rentré et que le mousquetaire eut bien vu, lui qui
voyait tout, un coin de tapisserie se soulever à la fenêtre du cardinal, il poussa un
grand soupir comme un homme qu'on délie des plus étroites entraves, et il dit à demi-
voix : — Pour le coup , mon officier, j'espère que c'est Uni !
Le roi appela son gentilhomme. — Je ne recevrai personne avant deux heures,
dit-il, entendez-vous. Monsieur? — Sire , répliqua legentilhonnne , il y a cependant
quelqu'un qui demandait à entrer. — Qui donc? — Votre lieutenant de mousque-
taires.— Celui qui m'a accompagné. — Oui, sire. — Ah ! fit le roi. Voyons, qu'il entre.
L'officier entra. Le roi fit un signe, le gentilhomme et le valet de chambre sor-
tirent. Louis les suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent refermé la porte, et lorsque
les tapisseries furent retombées derrière eux , — Vous me rappelez par votre présence ,
Monsieur, dit le roi, ce que j'avais oublié de vous recommander, c'est-à-dire la dis-
crétion la plus absolue. — Ob ! sire, [«jurquoi Votre Majesté se donne-t-elle la peine
<1e me faire une pareille recommandation? on voit bien qu'elle ne me connaît pas. -—
52 LES MOUSQUETAIRES.
Oui, Monsieur, c'est la vérité. Je sais que vous êtes discret; mais comme je n'avais
rien prescrit...
L'ofticier s'inclina. — Votre Majesté n'a plus rien à me dire? deinanda-t-il. — Non ,
Monsieur, et vous pouvez vous retirer. — Olilieiidrai-je la permission de ne pas le
faire avant d'avoir parlé au roi, sire'/ — Qu'avez-vous à me dire'? Expliqnez-vous,
Monsieur. — Sire , une chose sans importance pour vous, mais qui m'intéresse énor-
mément, moi. Pardonnez-moi donc de vous en entretenir. Sans l'urgence, sans la
nécessilé, je ne l'eusse jamais fait, et je fusse disparu, mnet et petit, comme j'ai tou-
jours clé. — Comment, disparu! Je ne vous comprends pas, Monsieur. — Sire, en
un mot, dit l'ofticier, je viens demander mon congé à Votre Majesté.
Le roi tit un mouvement de surprise, mais l'ofticier ne bougea pas plus qu'une sta-
tue. — Votre congé , à vous , Monsieur'/ et pour combien de temps, je vous prie? —
Mais pour toujours, sire. — Comment , vous quitteriez mon service. Monsieur? dit
Louis avec un monvement qui décelait plus que de la surprise. — Sire, j'ai ce regret.
— Impossible. — Si fait, sire; je me fais vieux; voilà trente-quatre ou trente-cinq
ans que je porte le harnais; mes pauvres épaules sont fatiguées ; je sens qu'il faut
laisser la place aux jeunes. Je ne suis pas du nouveau siècle , moi! j'ai encore nu pied
p^is dans l'ancien; il en résulte que tout étant étrange à mes yeux, tout m'étonne et
tout m'étourdit.
— Monsieur, dit le roi regardant l'officier, qui portait sa casaque avec une aisance
que lui eût enviée un jeune homme, vous êtes plus fort et plus vigoureux que moi. —
Oh! répondit l'ofticier avec un sourire de fausse modestie. Votre Majesté me dit cela
parce que j'ai encore l'œil assez bon et le ]iicd assez sûr, parce que je ne suis pas mal
à cheval, et que ma moustache est encore noire; mais, sire, vanité des vanités que
tout cela: illusions, apparences, fumée, sire! J'ai l'air jeune encore, c'est vrai , mais
je suis vieux au fond, et avant six mois, j'en suis sûr, je serai cassé, podagre, imjiotent.
Ainsi donc, sire... — Monsieur, interrompit le roi, rappelez-vous vos paroles d'hier;
vous me disiez à cette même place où vous êtes que vous étiez doué de la meilleure
santé de France , que la fatigue vous était inconnue , que vous n'aviez aucun souci de
passer nuits et jours à votre poste. M'avez-vous dit cela, oui ou non'/ Rappelez vos
souvenirs, IMonsieur.
L'officier poussa un soupir. — Sire , dit-il , la vieillesse est vaniteuse , et il faut bien
pardonner aux vieillards de faire leur éloge que personne ne fait plus. Ji; disais cela,
c'est possible; mais le fait est, sire, que je suis très-fatigué, et que je demande ma
retraite. — Monsieur, dit le roi en avançant sur l'ofticier avec un geste plein de liuessc
et de majesté, vous ne me donnez pas la véritable raison; vous voulez quitter mon
service, c'est vrai, mais vous me déguisez le motif de cette retraite. — Sire, croyez,
hicn... — Je crois ce que je vois. Monsieur: je vois un homme énergi(]UO, vigou-
reux, plein de présence d'esprit, le meilleur soldat de l''rance peut-être, et ce per-
sonnage-là ne me persuade pas le moins du monde que vous ayez besoin de repos. —
Ah! sire, dit le liculenanl avec amertmne, que d'éloges! Votre Majesté me confond;
en vérité! sire, Voire Majeslé exagère mou peu de mérite, à ce point (jue si bonne
opinion que j'aie de moi, je ne me recotniais plus. Or, sire, j'ai été toute ma vie, je
dois l(! dire, excepté aujourd'hui, apprécié, à mon avis, fort au-dessous de ce que je
valais. Je le répète. Voire Majesté exagère donc.
Le roi fronça le sourcil, car il voyait une raillerie sourire amèreiui'ut an fond des
paroles de l'ol'licier. — Voyons, Monsieur, dit-il, abordons franchement la question.
Est-ce que mon service ne vous plaît pas, dites? Allons, point de détours, répondez
h.irdiment. fiaurhrnient. Je le veux.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 53
L'officier, qui roulait depuis quelques instans d'un air assez embarrassé son feutre
entre ses mains, releva la têle à ces mois. — Oh ! sire , dit-il , voilà qui me met un peu
plus à l'aise. A une question posée aussi franchement, je répondrai inoi-mèuie aussi
franchement. Dire vrai est une bonne chose, tant à cause du plaisir qu'on éprouve à
se soulager le cœur, qu'à cause de la rareté du fuit Je dirai donc la vérité à mon roi,
tout en le suppliant d'e.xcuser la franchise d'un vieux soldat.
Louis regarda son ofticier avec une vive inquiétude qui se manifesta par l'agitation
de son geste. — Eh bien! donc, parlez, dit-il; car je suis impatient d'entendre les
vérités que vous avez à me dire.
L'ofûcier jeta son chapeau sur une table, et sa figure, déjà si intelligente et si mar-
tiale, prit tout à coup un étrange caractère de grandeur et de solennité. — Sire, dil-il,
je quitte le service du roi . parce que je suis mécontent. Le valet , en ce temps-ci ,
peut s'approcher respeclueusement de son maître comme je le fais, lui donner l'em-
ploi de son travail , lui rapporter les oulils , lui rendre compte des fonds qui lui ont été
confiés et dire : Maître, ma journée est faite , payez-moi, je vous prie, et séparons-
nous. — Monsieur. Monsieur! s'écria le roi, pourpre de colère.
— Ah ! sire, ré|)onilit l'ofllcier en fléchissant ini moment le genou, jamais servi-
teur ne fut plus respectueux que je ne le suis devant Voire Majesté : seulement vous
m'avez ordonné de dire la vérité. Or, maintenant que j'ai commencé de la dire , il faut
qu'elle éclate, même si vous me commandiez de la taire.
Il V avait une telle résolution exprimée dans les muscles froncés du noble visage de
l'ofticier, que Louis XIV n'eut pas besoin de lui dire de continuer; il continua donc,
tandis que le roi le regardait avec une curiosité inquiète mêlée d'admiration.
— Sire , voici bientôt trente-cinq ans , comme je le disais, que je sers la maison de
France ; peu de gens ont usé autant d'épées que moi à ce service , et les épées dont
je parle étaient de bonnes épées , sire. J'étais enfant , j'étais ignorant de toutes choses,
excepté du courage , quand le roi votre père devina en moi un homme. J'étais un
homme , sire , lorsque le cardinal de Richelieu , qui s'y connaissait , devina en moi un
eimemi. Sire, l'histoire de cette inimitié de la fourmi et du lion , vous l'eussiez pu
lire depuis la première jusqu'à la dernière ligne dans les archives secrètes de votre
famille. Si jamais l'envie vous eu prend, sire, faites-lé; celle histoire en vaut la peine,
c'est moi qui vous le dis. Vous y lirez que le lion , fatigué , lassé , haletant , demanda
entin grâce , et , il faut lui rendre celte justice , qu'il lit grâce aussi. Oh ! ce fut un beau
temps , sire , semé de batailles , comme une épopée du Tasse ou de l'Arioste ! Les mer-
veilles de ce temps-là, auxquelles le nôtre refuserait de croire, furent pour nous des
banalités. Pendant cinq ans je fus un héros tous les jours, à ce que m'ont dit du moins
quelques personnages de mérite ; et c'est long , croyez-moi , sire , un héroïsme de cinq
ans ! Cependant je crois à ce que m'ont dit ces gens-là , car c'étaient de bons appré-
ciateurs. On les appelait M. de Richelieu , M. de Buckingham , M. de Beaufort , M. de
Retz, un rude génie aussi , celui-là, dans la guerre des rues ! Enfin , le roi Louis XIII,
et même la reine, votre auguste mère, qui voulut bien me dire un jour: Merci! Je ne
sais plus quel service j'avais eu le bonheur de lui rendre. Pat donnez-moi , sire, de
penser si hardiment, mais ce que je vous raconte là , j'ai déjà eu l'honneur de le dire
à Votre Majesté, c'est de l'histoire.
Le roi se mordit les lèvres et s'assit violemment dans un fauteuil.
— J'obsède Voire Majesté, dit le lieulenanl. Eh ! sire , voilà ce que c'est que la vé-
rité ! c'est une dure compagne; elle est hérissée de fer : elle blesse qui elle atteint, et
parfois aussi qui la dit. — Non , Monsieur, répondit le roi . je vous ai invité à parler,
parlez donc.
54 LES MOUSQUETAIRES.
— Après le service du roi et du cardinal , vint le service de la régence , sire : je nie
suis bien ballu aussi dans la Fronde ; moins bien cependant que la première fois Les
hommes commençaient à diminuer de taille. Je n'en ai pas moins conduit les mous-
quetaires de Voire Majesté en quelques occasions périlleuses qui sont restées à l'ordre
du jour de la compagnie. C'était un beau sort alors que le mien ! J'étais le favori
de !\L Ma/.arin : Lieulcuant par-ci! lieutenant par-là! lieutenant à droite, lieu-
tenant à gauche , il ne se distribuait pas un horion en France que voire serviteur très-
humble ne fût chargé de la distribution; mais bientôt il no se conlenta point de la
France, M. le cardinal : il m'envoya en Angleterre pour le compte de M. Cromwell.
Encore un monsieur qui n'était pas tendre, je vous en réponds, sire. J'ai eu l'hon-
neur de le connaître, et j'ai pu l'apprécier. On m'avait beaucoup promis à l'endroit de
cette mission. Aussi , comme j'y lis tout autre chose que ce que l'on m'avait recom-
mandé de faire, je fus généreusement payé, car on me nomma entin capitaine de
mousquetaires, c'est-à-dire à la charge la plus enviée de la cour, à celle qui donne le
pas sur les maréchaux de France; et c'est justice , car qui dit capitaine des mousque-
taires, dit la llenr du soldat , et le roi des braves!
— Capitaine, Monsieur, ré|iliqua le roi, vous faites erreur: c'est lieutenant (]uc
vous voulez dire. — Non pas, sire, je ne fais jamais d'erreur ; que Votre Majesté s'en
rapporte à moi sur ce point : M. de Mazarin m'en donna le brevet. — Eh bien ? —
Mais M. de Mazarin, vous le savez mieux que personne, ne donne pas souvent, et
même parfois reprend ce (ju'il donne ; il me le repi'it quand la paix fut faite et qu'il
n'eut plus besoin de moi. Certes, je n'étais pas digne de remplacer M. de ïréville,
d'illustre mémoire, mais enfin on m'avait promis, on m'avait donné, il fallait en de-
meurer là. — Voilà ce qui vous mécontente . Monsieur. Eh bien ! je prendrai des in-
formations ; j'aime la justice, moi, et votre réclamation , bien que faite militairement,
ne me déplaît pas.
— Ob ! sire, dit l'officier, Votre Majesté m'a mal compris; je ne réclame plus rien
maintenant. — Excès de délicatesse, Monsieur: mais je veux veiller à vos affaires,
et plus tard...
— Ob! sire, quel mot: Plus tard! Voilà trente ans que je vis sur ce mot plein de
bonté qui a été prononcé par tauT. de grands personnages, et que vient à son tour de
prononcer \otrc bouche Plus lard! voilà comment j'ai reçu vingt blessures et com-
ment j'ai atteint cinquante-quatre ans, sans jamais avoir un louis dans ma bour.'ie, et
sans jamais avoir trouvé un proleclenr sur ma route, moi qui ai protégé tanlde gens!
Aussi, je change la formule, sire , et quand on me dit ; /'/«.s tard . maintenant je ré-
ponds : Tout de suite. C\sl le repos que je sollicite, sire (•u[ieut bien me l'accorder,
cela ne coûtera rien à personne.
— Je ne m'attendais pas à ce langage. Monsieur, surtout de la part d'un bounnc
qui a toujours vécu près des grands. Vous oubliez que vous parlez au roi, cl quand je
dis plus lard , moi , c'est une certitude. — Je n'eu doute |)as, sire : mais voici la lin de
celle terrible vérité (jue j'avais à vous dire : quand je verrais sur celle lable le bàlon de
maréchal, l'épée de connétable, la couronne de Pologne, au lieu déplus fqrrf, je
vous jure , sire, que je dirais encore /oi// de .swifc. Ob ! excusez-moi , sire , je suis,
\oyez-\(iiis , du |iays de votre aïeul Henri W; je ne dis pas souvent, mais je dis tout
(juaiid je dis.
— L'avenir de mon règne vous lente peu, à ce qu'il paraît, Monsieur, dit Louis
dvec hauteur. — Oubli, oubli partout! s'écria l'officier avec noblesse: le maître a ou-
blié le serviteur, et voilà iiue le serviteur eu est réduit à oublier sou maitre. .le vis
dans un temps malheureux, sire! je vois la jeunesse pleine de découragement et de
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 55
crainte, jp la vois timide et dépouillée, quand elle devrait être riche et puissante.
J'ouvre hier soir, par exemple, la porte du roi de France à un roi d'Angleterre, dont
moi, chélif, j'ai failli sauver le père, si Dieu ne s'était pas mis contre moi , Dieu qui
inspirait son élu Cromwell! J'ouvre, dis-je, cette porte, c'est-à-dire le palais d'un
frère à un frère, et je vois, tenez, sire, cela me serre le cœur! et je vois le ministre
de ce roi cliasser le proscrit et humilier son maître en condamnant à la misère un
autre roi , son égal ; entin je vois mon prince, qui est jeune , beau , brave , qui a le
courage dans le cœur et l'éclair dans les yeux , je le vois trembler devant un prêtre
qui rit de lui derrière les rideaux de son alcôve, on il digère dans son lit tout l'or de
la France , qu'il engloutit ensuite dans des coffres inconnus. Oui , je comprends votre
regard; sire. Je me fais hardi jusqu'à la démence; mais que voulez-vous! je suis un
vieux , et je vous dis là , à vous mon roi , des choses que je ferais rentrer dans la gorge
de celui qui les prononcerait devant moi. Enfin vous m'avez commandé de vider devant
vous le fond de mon cceur, sire, et je répands aux pieds de Votre Majesté la bile que
j'ai amassée depuis trente ans , comme je répandrais tout mon sang si Voire Majesté
me l'ordonnait.
Le roi essuya sans mol dire les flots d'une sueur froide et abondante qui ruisselait
de ses tempes. La minute de silence qui suivit celte véhémente sortie représenta pour
celui qui avait parlé et pour celui qui avait entendu des siècles de souffrance. — Mon-
sieur, dit enfin le roi . vous avez prononcé le mot oubli : je n'ai entendu que ce mol :
je répondrai donc à lui seul. D'autres ont pn être oublieux, mais je ne le suis pas,
moi, et la preuve, c'est que je me souviens qu'un jour d'émeute, qu'un jour où le
peuple furieux, furieux et mugissant comme la mer, envahissait le Palais-lioval ,
qu'un jour entin où je feignais de dormir dans mon lit , un seul homme , l'cpée nue ,
caché derrière mon chevet , veillait sur ma vie , prêt à risquer la sienne pour moi,
comme il l'avait déjà vingt fois risquée pour ceux de ma famille. Est-ce (]ue ce gen-
tilhomme , à qui je demandai alors son nom , ne s'appelait pas M d'Artagnan , dites ,
Monsieur? — Votre Majesté a bonne mémoire, répondit froidement l'oftîcier. —
Voyez alors. Monsieur, continua le roi , si j'ai de pareils souvenirs d'enfance, ce que
je puis en amasser dans l'âge de raison. — Votre Majesté a été richement douée par
Dieu , dit l'oflicier avec le même ton.
— Voyons , monsieur d'Artagnan , continua Louis avec une agitation fébrile, est-
ce que vous ne serez pas aussi patient que moi 't est-ce que vous ne ferez pas ce que
je fais'/ voyons. — Et que faites-vous , sire'/ — ^J'attends. — Votre Majesté le peut,
parce qu'elle est jeune ; mais moi, sire, je n'ai pas le temps d'attendre! La vieillesse
est à ma porte , et la mort la suit , regardant jusqu'au fond de ma maison. Votre Ma-
jesté commence la vie, elle est pleine d'espérance et de fortune à venir; mais moi ,
sire, moi , je suis à l'autre bout de l'horizon, et nous nous trouvons si loin l'un de
l'autre que je n'aurais jamais le temps d'attendre que Votre Majesté vînt jusqu'à son
serviteur.
Louis fit un tour dans la chambre , toujours essuyant cette sueur qui eût bien ef-
frayé les médecins , si les médecins eussent pu voir le roi dans un pareil état. — C'est
bien, Monsieur, dit alors Louis XIV d'une voix brève ; vous désirez voire retraite?
vous l'aurez. Vous m'offrez votre démission du grade de lieutenant des mousquetaires?
— Je la dépose bien humblement aux pieds de Votre Majesté , sire. — 11 suffit. Je
ferai ordonnancer votre pension. — J'en aurai mille obligations à Votre Majesté. —
Monsieur, dit encore le roi en faisant un violent efl'ort sur lui-même , je crois que
vous perdez un bon maître. — Et moi, j'en suis sur, sire. — En retrouverez-vous
jamais un pareil? — Oh l sire , je sais bien que Votre Majesté est unique dans le monde;
56 LES MOUSQUETAIRES.
aussi ne prendrai-je désormais plus de service chez aucun roi de la terre , et n'aurai-
je plus d'autre maître que moi. — Vous le dites? — Je le jure à Votre Majestù. — Je
reliens cette parole , Monsieur. D'Arlagnan s'inclina. — Et vous savez que j'ai bonne
mémoire, continua le roi. — Oui, sire, et cependant je désire que celte mémoire
fasse défaut à celte heure à Votre Majesté , afin qu'elle oublie les misères que j'ai été
forcé d'élaler à ses yeux. Sa Majesté est tellement au-dessus des pauvres et des petits,
que j'espère. — Ma majesté, Monsieur, fera comme le soleil , qui voit tout , grands et
petits , riches et misérables , donnant le lustre aux uns, la chaleur aux autres , à tous la
vie. Adieu , monsieiu' d'Artagnan ; adieu , vous êtes libre. El le roi , avec un rauque
sanglot qui se perdit dans sa gorge, passa rapidement dans la chambre voisine. D'Ar-
tagnan reprit son chapeau sur la table où il l'avait jeté et sortit.
LE PROSCRIT.
D'Artagnan n'était pas au bas de l'escalier que le roi appela son gentilhomme. —
J'ai une connnission à vous donner, Monsieur, dit-il. — Je suis aux ordres de Votre
Majesté. — Attendez alors.
Et le jeune roi se mit à écrire la lettre suivante, qui lui coûta plus d'un soupir,
quoiqu'en même temps quelque chose comme le sentiment du trioin[ihe brillai en ses
■yeux :
« Monsieur le cardinal, grâce à vos bons conseils et surlout grâce à voire fermeté,
« j'ai su vaincre et dompter une faiblesse indigne d'un roi. Vous avez trop habile-
« ment arrangé ma destinée pour que la reconnaissance ne m'arrête pas au moment
« de détruire votre ouvrage J'ai compris que j'avais torl de vouloir faire dévier ma
« viede larouteque vous lui aviez tracée. Certes, il eût été malheureux pour la France,
« et malheureux pour ma famille, que la niésinlelligence éclatât entie moi et mou
« ministre.
« C'est pourtant ce qui fût certainement arrivé si j'avais fait ma femme de voire
« nièce. Je le comprends parfaitement et désormais n'opposerai rien àl'accomplissemenl
« de ma destinée. Je suis donc prêt à épouser l'infante Marie-Thérèse. Vous pouvez
(' lixer dès cet instant l'ouverture des conférences.
« Votre allectionné , Lons. a
Le roi relui la lettre . [mis il la scella lui-même. — Otte lettre à M. le cardinal .dit-
il. Le genlillioinme partit. A la porte de Mazarin. il rencontra Hernouin ipii altcn.lail
avec anxiété. — Eli bien? di'manda le valel de chaud)re du niinislre. — Mousii'ur,
dit le giMitilhounnc , vnici inie lellre pour Son Éminence. — Une lettre ! ah ! nous
iiiius \ attendions après le petit voyage de ce matin. El Sa Majesté prie , supplie, je
présume? le ne sais, mais il a souiiiré bien des fois en l'écrivanl. — Oui , oui . oui ,
nous savons ce que cela veut dire. Ou soupire de bonheur comme de chagrin , Mou-
sieur. — Cependant le roi n'avait pas l'air fort heureux en rexeuaul. — X'ous n'aurez
pas bien vu. D'ailleurs, vous n'avez vu Sa Majesié qu'au retour, puisqu'elle n'était
accompagnée que de son seul lieutenant des gardes : mais, moi , j'avais le léle.scope de
Son Éminence , et je regardais quand elle était fatiguée. Les deux amans pleuraii'ut ,
j'en suis sûr. — Eh bien! était-ce aussi de bonheur qu'ils pleuraient? — Non, mais
d'amour, et ils se jin-aient mille tendresses que le roi ne demande jias mieux que do
tenir, (tr, celte lettre est un conimencemcnl d'exécution. — El que pense Son Eiui-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 57
nence de cet amour qui , d'ailleurs , n'est un secret pour personne? Beruouin prit le
bras du messager de Louis, et tout en montant l'escalier, — Confidentiellement,
répliqua-t-il à demi-voix , Son Éminence s'attend au succès de l'aflaiie. Je sais bien
que nous aurons la guerre avec l'Espagne ; mais bah ! la guerre satisfera la noblesse.
M. le cardinal d'ailleurs dotera royalement, et même plus que royalement, sa nièce.
Il y aura de l'argent, des tètes et des coups : tout le monde sera content. — Eh bien !
à moi , répondit le gentilhomme en hochant la tète , il me semble que voici une lettre
bien légère pour contenir tout cela.
En causant ainsi , les deux confidens étaient arrivés à la porte du cabinet de Son
Éminence. Son Éminence n'avait plus la goutte; elle se promenait avec anxiété dans
sa chambre, écoutant aux portes et regardant aux fenêtres.
Bernouin entra suivi du gentilhomme , qui avait ordre du roi de remettre la lettre
aux mains mêmes de Son Éminence. Mazarin prit la lettre, mais avant de l'ouvrir, il
se composa un sourire de circonstance, maintien commode pour voiler les émotions
de quelque genre qu'elles fussent. De cette façon, quelle que soit l'impression qu'il
reçut de la lettre, aucun reflet de cette impression ne transpira sur son visage. — Eh
bien! dit-il lorsqu'il eut lu et relu la lettre, à merveille, Monsieur: aimoncez au roi
que je le remercie de son obéissance aux désirs de la reine-mêre, et que je vais tout
faire pour acconiplir sa volonté.
Le gentilhomme sortit. A peine la porte avait-elle été refermée, que le cardinal,
qui n'avait pas de masque pour Bernouin, ôta celui dont il venait momentanément
de couvrir sa physionomie, et avec sa plus sombre expression, — Appelez M. de
Brienne, dit-il. Le secrétaire entra cinq minutes après. — Monsieur, lui dit Mazarin,
je vieus de rendre un grand service à la monarchie, le plus grand que je lui aie ja-
mais rendu. Vous porterez cette lettre, qui en fait foi, chez Sa Majesté la reine-mère,
et lorsqu'elle vous l'aura rendue, vous la logerez dans le carton B, qui est plein de
documens et pièces relatives à mon service.
Brienne partit, et comme cette lettre si intéressante était décachetée, il ne manqua
pas de la lire en chemin. Il va sans dire que Bernouin, qui était bien avec tout le
monde, s'approcha assez près du secrétaire pour pouvoir lire par-dessus son épaule.
La nouvelle se répandit lians le château avec tant de rapidité que Mazarin craignit un
instant qu'elle ne parvint aux oreilles de la reine avant que M. de Brienne lui remît
la lettre de Louis XIV. Un moment après, tous les ordres étaient donnés pour le
départ, et M. de Condé ayant été saluer le roi à sou lever [irétendu, inscrivait
sur ses tablettes la ville de Poitiers comme lieu de séjour et de repos pour Leurs Ma-
jestés.
Ainsi se dénouait en quelques instans une intrigue qui avait occupé sourdement
toutes les diplomaties de l'Europe. Elle n'avait eu cependant pour résultat bien clair
et bien net que de faire perdre à un pauvre lieutenant de mousquetaires sa charge el
sa fortune. Il est vrai qu'en échange il gagnait sa liberté. Nous saurons bientôt com-
ment M. d'Artagnan profita de la sienne. Pour le moment, si le lecteur nous le per-
met , nous devons revenir à l'hôtellerie des Médicis , dont une fenêtre venait de s'ou-
vrir au moment même où les ordres se donnaient au château pour le départ du roi.
Cette fenêtre qui s'ouvrait était celle d'une des chambres de Charles Le malheureux
prince avait passé la nuit à rêver, la tête dans ses deux mains et les coudes sur une
table, tandis que Parry, infirme et vieux, s'était endormi dans un coin, fatigué de
corps et d'esprit. Singulière destinée que celle de ce serviteur fidèle , qui voyait recom-
mencer, pour la deuxième génération, l'effrayante série de malheurs qui avait pesé
sur la première. Quand Charles II eut bien pensé à la nouvelle défaite qu'il venait
58 LES MOUSQUETAIRES.
dï'ijrouver, quand il eut bien compris l'isolement complet dans lequel il venaii de
tomber en voyant fuir derrière lui sa nouvelle espérance , il fut saisi comme d'un
vertige et tomba renversé dans le large fauteuil aux bords duquel il était assis.
Alors Dieu prit en pitié le malheureux prince, et lui envoya le sommeil , frère
innocent de la mort. Il ne s'éveilla donc qu'à six heures et demie, c'est-à-dire quand
le soleil resplendissait déjà dans sa chambre , et que Parry, immobile dans la crainte
de le réveiller, considérait avec une profonde douleur les yeux de ce jeune homme
déjà rougis par la veille, ses joues déjà pâlies par la souffrance et les privations. Eutin
le bruit de quelques chariots pesans qui descendaient vers la Loire réveilla Charles.
Il se leva , regarda autour de lui comme un homme qui a tout oublié , aperçut Parry,
lui serra la main et lui conunanda de régler la dépense avec maître Gropole.
Le roi monta à cheval. Son vieux serviteur en fit autant, et tous deux prirent la
route de Paris sans avoir presque rencontré personne sur leur chemin, dans les rues
et dans les faubourgs de la ville. Livré à ses sombres pensées le malheureux prince,
couché sur son dieval . dont il abandonnait les rèues, marchait sous le soleil chaud
et doux du mois de mai, dans lequel la sondjre misanthropie de l'exilé voyait une
dernière insulte à sa douleur.
REJIEMBER.
Un cavalier qui passait rapidement sur la route remontant vers Blois, qu'il venait
de quitter depuis une demi-heure à peu près, croisa les deux voyageurs et, tout
pressé qu'il fût, leva son chapeau en passant près d'eux. Le roi lit à peine attention à
ce jeune homme, car ce cavalier qui les croisait était un jeune homme de vingt-
quatre à vingt-cinq ans, lequel se retournant parfois, faisait des signes d'amitié à un
homme debout devant la grille d'une belle maison , blanche et rouge, c'est-à-dire de
briques et de pierres, à toit d'ardoises , située à gauche de la route que suivait le prince.
Cet homme , vieillard grand et maigre , à cheveux blancs , — nous parlons de celui
qui se tenait près de la grille, — cet homme répondait aux signaux <)ue lui faisait le
jeune homme jjar des signes d'adieu aussi tendres que li's eût l'ails un père. Le jeune
homme finit par disparaître au premier tournant de la route bordée de beaux arbres,
• et le vieillard s'apprêtait à rentrer dans la maison , lorP(|ue les deux voyageurs, arrivés
en face de cette grille, attirèrent son attention.
Le roi , nous l'avons dit , cheminait la tête baissée , les bras inertes, se laissant aller
au pas et presque au caprice de son cheval , taudis que Parry, derrière lui , pour se
mieux laisser pénétrer de la tiède influence du soleil , avait ùté son chapeau cl pro-
menait ses regards à droite et à gauche du chemin. Ses yeux se reucoulrèrent avec
ceux du vieillard ado.«sé à la grille, et qui, coiiune s'il eût été frappé de quelque spec-
lacle étrange, poussa une exclamation et lit un pas vers les deux voyageurs, lie Parry
ses yeux se portèrent inmiédiatemenl au loi , sm- lequel ils s'arrêtèrent un instant. Cet
examen, si rai)ide qu'il \'\i\, se relléla à l'inslaut même d'une façon visible sur les
traits du grand vieillard; car à peine eut-il recoiuni le jiliis jeune îles deux voyageurs,
(pi'il joignit d'aboid les mains avec une respectueuse surprise el levant son chapeau
de sa tête , salua si profondément , qu'on eût dit qu'il s'agenouillait.
Celle di'iiiiMisIralion , si distrait ou |i|iiliM si plongé que lïil le roi dans ses réilexions,
attira sou attention à linstanl même. Charles, arrêtant donc sou clievul cl se retour-
LE VICOMTE DE BHAfiKLONNK. S9
liant vers Fair^, — Mon Dieu! Parry, dit-il , quel est donc cet homme qui me salue
ainsi? me connailrail-il , par hasard?
Parry, tout agité , tout [làle, avait déjà poussé son cheval du côté de la grille. — Ah
sire, dil-il, en s'arrèlant tout à coup à cinq ou six pas du vieillard, toujours age-
nouillé; sire, vous me voyez saisi d'étonnemeni, car il me semble que je reconnais ce
brave homme Eh oui ! c'est bien lui-même. Voire Majesté permet que je lui parle!
— Sans doute. — Est-ce donc vous, monsieur Grimaud? demanda Parry. — Oui,
moi, dit le grand vieillard en se redressant, mais sans rien perdre de son attitude
respectueuse.
— Sire, dit alors Parry, je ne m'étais pas trompé , cet homme est le serviteur du
comte de la Fère , el le comte de la Fère , si vous vous en souvenez, est ce digne gen-
tilhomme dont j'ai parlé si souvent à Voire Majesté , que le souvenir doit en être resté ,
non-seulement dans son esprit , mais encore dans son cœur. — Celui (fiii assista le roi
mon père à ses derniers raornens? demanda Charles. Et Charles tressaillit visiblement
à ce souvenir. — Justement, sire. — Hélas! dit Charles. Puis, s'adressant à Grimaud,
dont les yeux vifs et iutelligens semblaient chercher à deviner sa pensée, — Monauii,
dcmanda-t-il, votre maître, monsieur le comte de la Fère , habilerail-ii dans les en-
virons? — Là, répondit Grimaud en désignant de son bras étendu en arrière la grille
de la maison blanche et rouge. — Et M. le comte de la Fère est chez lui en ce mo-
ment? — Au fond , sous les marronniers. — Parry, dit le roi , je ne veux pas manquer
cette occasion si précieuse pour moi de remercier le gentilhomme auquel notre maison
doit im si bel exemple de dévouement et de générosité. Tenez mon cheval, mon ami,
je vous prie.
Et jetant la bride aux mains de Grimaud , le roi entra tout seul chez Alhos , comme
un égal chez son égal. Il laissa donc la maison à gauche , et marcha droit vers l'allée
des marronniers désignée par Grimaud. La chose était facile; la cime de ces grands
arbres, déjà couverts de feuilles et de Heurs, dépassait celle de Ions les autres. En ar-
rivant sous les losanges lumineux et sombres tour à tour, qui diapraienl le sol de cette
allée selon les caprices de leur voûte plus ou moins feuillée , le jeune prince aperçut
un genlilhonune qui se promenait les bras derrière le dos et paraissant plongé dans
une sereine rêverie. Sans doute il s'était fait souvent redire comment était ce gentil-
homme , car sans hésitation Charles II marcha droit à lui.
Au bruit de ses pas, le comte de la Fère releva la tète, el voyant un inconnu à
la lourimre élégante et noble qui se dirigeait de son côté , il leva son chapeau de
dessus sa tête et attendit. A quelques pas de lui, Charles II de son côté mit le cha-
peau à la main. Puis, comme pour répondre à l'inlerrogaiion muette du comte, —
Monsieur le comte, dit-il. je viens accomplir près de vous un devoir. J'ai de|)uis
longtemps l'expression d'une reconnaissance profonde à vous apporter. Je suis
Charles H, lils de Charles Stuart, qui régna sur l'Angleterre et mourut sur l'écha-
faml.
A ce nom illustre , Athos sentit courir un frisson dans ses veines , mais à la vue de
ce jeune prince debout, découvert devant lui et lui tendant la main, deux larmes
vinrent un instant troubler le limpide azur de ses beaux yeux. Il se courba respec-
tueusement. Mais le prince lui prit la main. — Voyez comme je suis malheureux,
monsieur le comte , dit Charles : il a fallu que ce fût le hasard qui me rapprochât de
vous. Hélas ! ne devrais-je pas avoir près de moi les gens que j'ainie et que j'honore ,
tandis que j'en suis réduit à conserver leurs services dans mon coeur, et leurs noms
dans ma mémoire, si bien que sans votre serviteur qui a reconnu le mien, je passais
devant votre porte comme devant celle d'un étranger.
60 LES MOUSQUETAIRES.
— C'esl vrai , dit Allios répondant avec la voix à la première parlie de la phrase du
prince el avec un saiul à seconde; c'est vrai. Votre Majesié a vu de bien mauvais
jours, — El les plus mauvais , hélas ! répondit Charles . sont pent-èlre encore à venir.
— Sire, espérons. — Comte , comte ! continua Charles en secou mt la lélc , j'ai espéré
jusqu'à hier soir, et c'était d'un bon chrétien , je vous le jure. Alhos regarda le roi
comme pour l'interroger.
— Oh ! l'histoire est facile à raconter, dit Charles H : proscrit , dépouillé , dédaigné,
je me suis résolu , malgré toutes mes répugnances, à tenter une dernière fois la for-
tune. N'esl-il pas écrit là-haut que , pour noire famille, tout bonheur et tout malheur
viendront élernellement de la France! Vousen savez quelque chose, nous. Monsieur
qui êtes un des Français que mon malheureux père trouva au pied de son échafaud
le jourde sa mort, après les avoir trouvés à sa droite les jours de balaille.
— Sire, dit modestement Alhos, je n'étais pas seul, et mes compagnons et moi
avons fait, dans celle circonstance, notre devoir de gentilshommes, et voilà tout.
Mais Votre Majesié allait me faire l'honneur de me raconter... — C'est vrai. J'avais
la protection, pardon de mon hésitation, comte, mais pour un Stuart , vous com-
prendrez cela, vous qui comprenez toutes choses , le mot est dur à |)rononcer ; j'avais,
dis-je , la protection de mon cousin le stathouder de Hollande : mais sans l'interven-
tion , ou tout au moins sans l'autorisation de la France, le slathouder ne veut pas
prendre d'inilialive. Je suis donc venu demander celle autorisation au roi de France,
qui m'a refusé — Le roi vous a refusé , sire "i* — Oh ! pas lui; toute justice doit être
rendue à mon jeune frère Louis ; mais M. de Mazarin.
Athos se mordit les lèvres. — Vous trouvez peut-être que j'eusse dû m'attendra à ce
refus, dil le roi, qui avait remarqué le mouvement. — C'était en etfet ma pensée,
sire, répliqua respectueusement le comte; je connais cet Italien de longue main. —
Alors j'ai résolu de pousser la chose à bout et de savoir tout de suite le dernier mol de
ma destinée, j'ai dil à mon frère Louis que , pour ne compromettre ni la France ni la
Hollande , je tenterais la fortune moi-même en personne , comme j'ai déjà fait , avec
deux cents gentilshommes, s'il voulait me les donner, et un million, s'il voulait me
le prêter. — Eh bien , sire'? — Eh bien , Monsieur, mon frère Louis m'a refusé. Vous
voyez donc bien que tout est perdu. — Voire Majesté me permettra-t-clle de lui ré-
pondre par un avis contraire? Sire, j'ai toujours vu que o'élait dans les positions dé-
sespérées qu'éclatent tout à coup les grands revircmens de fortune.
— Merci, comte, il est beau de retrouver des cœurs comme le vôtre , c'est-à-dire
assez confians en Dieu et dans la monarchie pour ne jamais désespérer d'une fortune
royale , si bas qu'elle soit lonibée. Malheureusement rien ne me sauvera maintenant.
Et tenez , mon ami , j'étais si bien convaincu , que je prenais la roule de l'exil avec
mon vieux Parry : je retournais savourer mes poignantes douleurs dans ce petit ermi-
tage que m'odh' la llullande. Là , croyez-moi, comte , tout sera bientôt lini , el la mort
viendra vite ; elle est appelée si souvent par ce corps que ronge l'àme el par cette âme
qui as|)ire aux cieux !
— Voire Majesié a une mère , une sœur, des frères , Voire Majesté est le chef de lu
raiiiille, elle doit donc demander à Dieu une longue vie au lieu de lui di-niander une
pnitnple morl. Votre Majesté est proscrite , fugitive , mais elle a son droit pour elle ,
elle doit donc aspirer aux combats, aux dangers, aux allaires et non pas au repos des
cieux. — Comte, dil Charles 11 avec un soiu'ire d'indéliuissable tristesse, avcz-vous
cnlciidu dire jamais qu'un roi ail reconquis son royaume avec un serviteur de l'âge
de Parry et avec trois rcnts écus que ce serviteur porte dans sa bourse 'i* — Non, sire,
mais j'ai entendu dire, et même plus d'une fois, qu'un roi détrôné reprit son royaume
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 61
avec une volonlé ferme , de la persévérance, des amis et un million de francs iialiile-
ment employés. — Mais vous ne m'avez donc pas compris? Cemillion je l'ai demande
à mon frère Louis , qui me l'a refusé.
— Sire, dit Alhos, Voire Majesté veut-elle m'accorder quelques miiuiles encore et
écouter attentivement ce qui me reste à lui dire?
Charles II regarda fixement le comte de la Fère. — Volontiers. Monsieur, dil-il. —
Alors je vais montrer le chemin à Votre Majesté , reprit le comte en se dirij;eant vers
la maison. Et il conduisit le roi vers son cabinet et le lit asseoir. — Sire, dit-il, Votre
Majesté m'a dit tout à l'heure qu'avec l'état des choses en Angleterre un million lui
suffirait pour reconquérir son royaume? — Pour le tenter du moins, et pour moumr
en roi si je ne réussissais pas. — Eh bien , sire, que Votre Majesté, selon la promesse
qu'elle m'a faite, veuille bien écouter ce qui me reste à lui dire.
Charles fit de la tète un signe d'assentiment. Alhos marcha droit à la porte, dont il
ferma le verrou après avoir regardé si personne n'écoulait aux environs, et revint. —
Sire, dit-il, Votre Majesté a bien voulu se souvenir que j'avais prêté assistance au
très-noble et très-malheureux Charles I" , lorsque ses bourreaux le conduisirent de
Saint-James à While-Hall. — Oui , certes , je me suis souvenu et me souviendrai tou-
jours — Sire, c'est une lugubre histoire à entendre pour un fils, qui sans doute se
l'est déjà fait raconter bien des fois; mais cependant je dois la redire à Votre Majesté sans
en omettre un détail. — Parlez, Monsieur. — Lorsque le roi voire père monta sur
l'échafaud , ou plutôt passa de sa chambre à l'échafaud dressé hors de sa fenêtre; tout
avait été préparé pour sa fuile. Le bourreau avait été écarté ; un trou pratiqué sous le
plancher de son appai tenient. Enfin , moi-môme, j'étais sous la voûte funèbre , que
j'entendis tout à coup craquer sous ses pas. — Parry m'a raconté ces terribles détails,
Monsieur. Athos s'inclina et reprit: — Voici ce qu'il n'a pu vous raconter, sire; car ce qui
suit s'est passe entre Dieu, votre père et moi, et jamais la révélation n'en a été faite,
même à mes plus chers amis : « Éloigne-loi , dit l'auguste palieiil au bourreau mas-
« que ; ce n'est que pour un instant , et je sais que je t'appartiens; mais souviens-toi
« de ne frapper qu'à mon signal. Je veux faire librement ma prière. » Le roi d'An-
gleterre ajouta : « Tu ne me frapperas, eiitends-tu bien , que lorsque je tendrai les
bras en disant : Remember ! » — En effet, dit Charles d'une voix sourde, je sais que
c'est le dernier mot prononcé |)ar mon malheureux père; mais dans quel but, pour
qui? — Pour le gentilhomme français placé sous son échafaud. — Pour lors, à vous ,
Monsieur? — Oui, sire, et chacune des paroles qu'il a dites à travers les planches
de l'échafaud recouvertes d'un drap noir, retentissent encore à mon oreille. Le roi
mit donc un genou en terre. « Comte de la Fère, dit-il, étes-vous là? » — Oui, sire,
répondis-je Alors le roi se pencha.
Charles II, lui aussi , toul palpitant d'intérêt, tout brillant de douleurs, se penchait
vers Alhos pour recueillir une à une les premières paroles que laisserait échapper le
comte. — Alors , continua le comie , le roi se penclia. » Comte de la Fère , dit-il , je
« niai pu être sauvé par toi. Je ne devais pas l'être. Maintenant, dussé-je commettre
« un sacrilège , je te dirai : Oui , j'ai parlé aux hommes ; oui , j'ai parlé à Dieu , et je te
« parle à loi le dernier. Pour soutenir une cause que j'ai crue sacrée, j'ai perdu le
« trône de mes pères et diverti l'héritage de mes enfans »
Charles II cacha son visage entre ses mains , et une larme dévorante glissa entre ses
doigts blancs et amaigris. « Un million en or me reste, conliuua le roi. Je l'ai enterré
« dans les caves du château de Newcastle au moment ou j'ai quitté celle ville. »
Charles releva sa fêle avec une expression de joie douloureuse qui eùl arraché des
sanglots à quiconque connaissait cette immense infortune. — Un million 1 murniuia-
65 LES MOUSQUETAIRES.
t-ii , oh! comie! — «Cet argent, loi seul sais qu il existe, fais-en usage quand tu croiras
« qu'il eu est temps pour le plus grand bien de mon fils aîné. Et maintenant, comte
« de la Féro, dis-moi adieu 1 » — Adieu, adieu, sire, m'ccriai-je.
Charles II se leva et alla appuyer son front brûlant à la fenêtre. — Ce fut alors ,
continua Athos, que le roi prononça le mot remember adressé à moi. Vous voyez, sire,
que je me suis souvenu.
Le roi ne put résister à son émotion. Athos vit le mouvement de ses deux épaules
qui ondulaient convulsivement. 11 entendit les sanglots qui brisaient sa poitrine au
passage. Il se lut, suffoqué lui-même par le flot de souvenirs amers qu'il venait de
soulever sur cette tète royale.
Charles II, avec un violent effort, quitta la fenêtre, dévora ses larmes et revint
s'asseoir auprès d'Alhos. — Sire, dit celui-ci, jusqueaujourd'hui j'avais cru que l'heure
n'était pas encore venue d'employer cette dernière ressource, mais les yeux fixés sur
l'Angleterre, je sentais qu'elle approchait. Demain j'allais m'informer en quel lieu du
monde était Votre Majesté , et j'allais aller à elle. Elle vient à moi , c'est une iudijation
que Dieu est pour nous.
— Monsieur, dit Charles d'une voix encore étranglée par l'émotion , vous êtes pour
moi ce que serait un ange envoyé par Dieu ; vous êtes mon sauveur suscité de la tombe
par mou i)ère lui-même; mais croyez-moi , depuis dix années les guerres civiles ont
passé sur mon pays , bouleversant les hommes, creusant le sol ; il n'est probablenieul
pas plus resté d'or dans les entrailles de ma terre que d'amour dans les cœurs de mes
sujets. — Sire, l'endroit où Sa Majesté a enfoui le million est bien connu de moi. et
nul , j en suis bien certain, n'a pu le découvrir. D'ailleurs le château de Newcastle
est-il donc entièrement écroulé'/ l'a-t-on démoli pierre à pierre et déraciné du sol
jusqu'à sa dernière iibre ? — Non , il est encore debout , mais en ce moment le général
Monk l'occupe et y campe Le seul endroit où m'attend un secours, où je possède une
ressource , vous le voyez , est envahi par mes ennemis. — Le général Monk , sire , no
peut avoir découvert le trésor dont je vous parle. — Oui, mais dois-je aller me li\rer
à Monk pour le recouvrer, ce Irésor? Ah ! vous le voyez donc bien , comte, il faut en
linir a\ec la destinée, puisqu'elle me terrasse à chaque fois que je me relève. Que faire
avec Fariy [lour tout serviteur, avec Parry, que Monk a déjà chassé une fois'/ Non,
non , comte , acceptons ce dernier coup.
— Ce que Votre Majesté ne peut faire, ce que Parry ne peut plus tenter, croyez-
vous que moi je puisse y réussir'/ — Vous ! vous, cnmic, vous iriez ! — Si cela ]ilaît
à Votre Majesté, dit Alhos en saluant le roi, oui, j'irai, sire. — V'ous si heureux
ici, comte I — Je ne suis jamais heureux, sire, tant qu'il me reste un devoir à accom-
plir, et c'est un devoir suprême que m'a légué le roi votre père de veiller sur votre
fortune et de faire un emploi royal de son argent. Ainsi , que Voire Majesté me fasse
un signe, et je pars avec elle.
Ah! Monsieur, dit le roi, oubliant toute éliquclte royale et se jetant au cou
d'Alhos, vous me ]iroiivcz qu'il y a un Dieu au ciel , et que ce Dieu envoie parfois des
messagers aux malheureux ipii gémissent sur celle terre.
Athos, tout ému de cet clan du jeune homme , le remercia avec un profond res-
pect , et s'approchant de la fenêtre : — Grimaud, dit-il, mes chevaux. — Couunent !
ainsi tout de suite! dit le roi. Ah ! Monsieur, vous êles en vérité, un honwuc mer-
veilleux. Sire , dit Athos , je ne connais rien de jiliis presse (jue le service d"- Votre
i\|,,ii.s(,'.. Quel honunc! murmura le roi. Puis après un instant de réilexiou : —
Mais non, comte, je ne puis vous exposer à de pareilles privations. Je n'ai rien pour
ivcomponsor «le pareils services — It.ili ! dit en ri.int Alhos, Votre Majeslé nie raille,
LE VICOMTE DE BRAGEF.ONNE.
63
elle a un million. Ah ! que ne suis-je riche seulement de la moitié de cette somme,
j'aurais déjà levé un régiment Mais, Etieu merci, il me reste encore quelques rou-
leaux d'or et quelques diamans de t'amilie. Votre Majesté , je l'espère, daitrnera par-
tager avec un serviteur dévoué. — Avec un ami. Oui, comte , mais à condition qu'à
sou tour cet ami partagera avec moi plus tard. — Sire, dit Athos en ouvrant une
cassette, de laquelle il tira de l'or et des bijoux, voilà maintenant que nous sommes
trop riches. Heureusement que nous nous trouverons quatre contre les voleurs
La joie lit affluer le sang aux joues pâles de (Jlharles H. 11 vit s'avancer jusqu'au
péristyle deux chevaux d'Alhos, conduits par Grimaud, qui s'était déjà botté pour la
route. — Blaisois. cette lettre au vicomte de Bragelonne Pour tout le monde je suis
allé à Paris. Je vous confie la maison, Blaisois. Blaisois s'inclina, embra.ssa (jrimaud
et l'erma la grille.
.- "-N^^
64
LES MOUSQUETAIUES.
CK QUE D'ARTAGNAN VENAIT FAIRE A PARIS.
E ne fut pas sans une mélancolie qui pouvait à lion droit
passer pour une de ses plus sombres humours , que d'Arla-
gnan quitta le cliâleau de Blois. La lêle baissée, l'œil
tixe. il laissait pendre ses jambes sur chaque liane de
son cheval et se disait, dans celle vague rêverie qui
monte parfois à la plus sublime éloquence : — Plus
d'amis, plus d'avenir, plus rien! Mes forces sont brisées,
comme le faisceau de l'amilié passée ! Oh ! la vieillesse
arrive, froide, inexorable; elle enveloppe de son crêpe
funèbre tout ce qui reluisait, tout ce qui embaumait dans
ma jeunesse, puis elle jelle ce doux fardeau sur son épaule et le porte avec le resie
dans ce gouDre sans fond de la mort. Un frisson serra le cœur du (iascon. si brave et
si fort contre tous les malheurs de la vie, et pendant quelques momens les nuages
lui parurent noirs, la (erre glissante et glaiseuse comme celle des cimetières. — Où
vais-je?... se dit-il: que veux-je faire?. . Seul... tout seul, sans famille, sans amis...
Bah! s'écria-l-il tout ;i coup. El il piqua des deux sa moulure, ipii profita de la
permis.sion pour montrer sa gaîlé par un temps de galop qui absoriia deux lieues.
— A Paris! se dit d'Arlagnan. Et le lendemain il descendit à Paris. Il avait rais
dix jours à faire ce voyage.
Le lieutenant mil pied à terre devant une boutique de la rue des Luniiiards. à
l'enseigne du Pilon-d'Or. Un honmie de bonne mine, portant un tablier blanc et
caressant sa moustache grise avec une bonne grosse main, poussa un cri de joie eu
apercevant lecheval ]m'. — Monsieur le chevalier, dil-il . ah ! c'est vous! — lioninui-.
F'iaiichet, répondit d'Ai'tagnan en faisant le gros dos poui- entr<M' dans la lioutiquc. —
Vile. quel(]u'iui, cria Planchet, pour le cheval de M. d'Arlagnan. cpiclqu'un pour sa
chaudire. (luekpi'un pour son souper! — Merci, Planche!; bonjour, mes enfans, dit
d'Arlagnan aux garçons empressés. — Vous ]ieriiictlc/. (pie j'expédie ce café, celle
mélasse el ces raisins cuils? dit Planchel: ils sonl destinés à l'oltice de M. le surin-
lendant. C'esl l'alfairc d'un monicnl. puis nous souperons. — Fais que nous soiipions
seuls, dit d'Arlagnan: j'ai à le jiarler. Planchel regarda son ancien maître d'une
façon signilirative. — Oh! lraii(|nillise-toi . ce n'est rien (|ue d'agiéable. dit d'Arla-
gnan. — 'l'ant mieux! tant mieux!...
Et Planchel respira, tandis que d'Arlagtian s'as.scvail lorl simplcuuul dans la bou-
tique sur une balle de bouchons, et prenait connaissance des localités. La boutique
était bien garnie ; on respirait là un parfiun de gingembre , de candie el de poivre
pilé qui lit éteruncr d'Arlapiaii. I.is garrous , bcnrcnv d'èlrc aux lôtésd'un liouwne
de guerre aussi renoinnié, il'ini liciili nanl île mouscpictaires i|iii apjiriM li;iil la per-
LE VICUxMTE DE BRAGELONNE. (55
sonne ilu roi. su niiroiU ù Iravailler avec un enthousiasme qui tenait du (iéliru , et à
servir les pratiques avec une précipiialion ilédaigueuse que plus d'une remarqua.
Plancliet encaissait l'argent et l'aisail ses comptes entrecoupés de politesses à l'adresse
de son ancien maître. Plancliet avait avec ses cliens la parole brève el la familiarité
hautaine du marchand riche qui sert tout le monde mais n'attend persoruie. D'Arta-
gnan observa cette nuance avec un plaisir que nous analyserons plus tard. Il vil peu
à peu la nuit venir, et enlui Planchel le conduisit dans une chambre du premier
étage, où, parmi les ballots et les caisses, une table fort proprement servie attendait
deux convives.
D'Artagnan profita de ce moment de répit pour considérer la figure de Planchet, qu'il
n'avait pas vu depuis un an. L'intelligent Planchet avait pris du ventre, mais sou
visage n'était pas boursoutlé. Son regard brillant jouait encore avec f^icilité dans ses
orbites profondes , et la graisse , qui nivelle toutes les saillies caractéristiques du
visage humain, n'avait encore touché ni à ses pommettes saillantes, indice de ruse
et de cupidité, ni à son menton aigu, indice de finesse et de persévérance. Planchet
trônait avec autant de majesté dans sa salle à manger que dans sa boutique. Il offrit à
son maitre un repas frugal, mais tout parisien : le rôti , cuit au four du boulanirer,
avec les légumes, la salade et le dessert, emprunté à la boutique même. Lt'Arlagnan
trouva bon que 1 épicier eût tiré de derrière les fagots uue bouteille de ce \in d Anjou
qui , durant toulc la vie de d'Artagnan, avait été sou vin de prétliiection.
— Autrefois, Monsieur, dit Planchet avec un sourire plein de bonhomie, c'était moi
qui vous buvais votre vin ; maintenant j'ai le bonheur que vous buviuz le mien. — Et
Dieu myrci , ami Planchet. je le boirai encore longtem[)S, j'es[iére, car à présent me
voilù libre. — Libre I Vous avez un congé, .Monsieur'.' — Illimité! — Vous quittez le
service? dit Planchet stupéfait. — Uui , je me repose. — Et le roi? s'écria Planchet
qui ne pouvait sup[iosei' que le roi pût se passer des services d un homme tel inie
d Arlagnan^ — Le roi cherchera fortune ailleurs... .Mais nous avons bien soupe , tu es
eu venie de saillies, tu m'e.vciles à te faire des co.ilidences , ouvre doue tes oreilles.
— J ouvre.
Et Planchet, avec un rire plus franc que malin, décoiQ'a une bouteille de \iu
blanc. — Laisse-moi ma raison seulement. — Uh 1 quand vous perdiez la tête, vous
iMousieur... — Maintenant ma tète est a moi, Plancliet, et je prétends la ménager plus
que jamais. D'abord, causons tinaiicc .. Corameut se porte noire argent? — Amer-
veille, Monsieur. Les vingt mille livres que j'ai reçues de vous sont placées toujours
dans mon commerce, oii elles rapportent neuf pour cent. Je vous eu donne sept, je
gagne donc sur vous. — Et tu es toujours coulent? — Enchanté. Vous m'en apportez
d'autres? — Mieu,\ que cela... mais en as-tu donc besoin? — Oh! que non pas. Chacun
m'en veu! conlier à présent. J'étends mes atl'aires. — C'était ton projet. — Je fais un
peu de banque... J'achète les marchandises de mes confrères nécessiteux , je prèle de
l'argent à ceux qui sont gênés pour les remboursemens. — Sans usure?... — Oh!
Monsieur, la semaine passée j'ai eu deux rendez-vous au boulevard pour ce mot que
vous venez de prononcer. — Tudieu ! quelle banque tu fais! dit d'.\rtagnau. — Au-
dessus de treize pour cent , je me bats, répliqua Planchet ; voilà mon caractère. — Ne
prends que douze, dit d'Artagnan , et appelle le reste prime el courtage. — Vous avez
raison. Monsieur. Mais voire alfaire? — .\hl Planchet, c'est bien long el bien diffi-
cile à dire. — Dites toujours.
D Arlagnan se gratla la moustache conuiie un homme embarrassé de sa confidence
et défiant du confident. —C'est un placement? demanda Planchet. — .Mais, oui. —
D'un beau produil? — D'un joli produit : quatre cents pour cent, Planchel.
T. 1. 3
66 LES MOUSQUETAIRES.
Planchet donna un coup de poing sur la table avec lanl de raideur que les bouleilles
(11 bondirent comme si elles avaient peur. — Est-ce Dieu possible? — .le crois qu'il y
aura plus, dit froidement d'Arlagnan, mais enliii j'aiuK' mieux dire moins. — Ab !
diable! lit Plaucbet se rapprocbant... Mais, Atonsieui-, c'est magnifique !... Peut-on
mettre beaucoup d'argent ? — ^'ingl mille livres cbacun , Planchet. — C'est tout votre
avoir, Monsieur. Pour combien de temps? — Pour un mois. — Et cela nous donnera?
— Cinquante mille livres chacun; compte. — C'est mouslrueux '.,.. Il faudra se bien
battre , pour un taux comme celui-là? -—Je crois en ell'et qu il se faudra battre pas
mal, dit d'Arlagnan avec la même tranquillité; mais cette fois, Planchet, nous
sommes deux , et je prends les coups pour moi seul. —Monsieur, je ne soulfrirai pas...
— Planchet , tu ne peux en être , il le faudrait quitter ton commerce. — Lalfaire ue
se fait pas à Paris? — Non. — Ab ! à l'étranger? — En Angleterre. — Pays de spécula-
tion , c'est vrai , dit Planche!... Pays que je connais beaucoup... Quelle sorte d'affaire,
Monsieur, sans trop de curiosité? — Planchet, c'est une restauratiou. — De monu-
iiieus? — Oui, de monuinens ; nous restaurerons Wbile-Hall. — C'est important...
Et en un mois , vous croyez?... — Je m'en charge. — Cela vous regarde , Monsieur,
et une fois que vous vous en mêlez... — Oui, je suis fort au courant... cependant je
te consulterai volontiers. — C'est beaucoup d'honneur... mais je m'entends mal à
l'architecture. — Planchet.. tu as tort, lu es un excellent architecte, aussi bon que
moi pour ce dont il s'agit. — iNlerci... — J'avais , je te l'avoue , été teulé d'offrir la
chose à Alhos et Porthos, mais ils sont absens de leurs maisons... C'est tUcbeux, je
n'en connais pas de plus hardis, ni de plus adroits.
— Ab cà! il paraît qu'il y aura concurrence et que l'entreprise sera disputée? Je
brûle d'avoir des détails, Monsieur. — En voici, Planchet; ferme bien toutes les
portes. — Oui, Monsieur. Et Planchet s'enferma d'un triple tour. —Bien; maintenant
approche-loi de moi. F'ianchet obéit. — Et ouvre la fenêtre, parce que le bruit des
passans et des chariots rendra sourds tous ceux qui pourraient nous entendre.
Planchet ouvrit la fenêtre , el la bouffée de tunnilte qui s'engoulfra dans la chambre,
cris, roues, aboiemens et pas, assourdit d'Arlagnan lui-même, selon qu'il l'avait
désiré. Ce fut alors qu'il but un verre de vin blanc et qu'il commença en ces termes :
— Planchet., j'ai une idée. — Ah ! Monsieur, je vous reconnais bien là, répondit
l'épicier, pantelant d'émotion.
M LA SOr.IKTK QUI SE lORMK UUK DKS l.DMBAKDS ., A 1, KNSKHiNK DU
l'ILO.N-DOR, POUR KXPLOtltK LIUEK DE M. DAUTACINAN.
Après un iuslanl de silence, pendant lequel d'Arlagnan parut recueillir non pas une
idée, mais toules ses idées. — 11 n'est point, mon cher Planchet , dit-il, que lu n'aies
entendu parler de Sa Majesté Charles I"'' , roi d'Angleterre. — Hélas ! oui, Monsieur,
puisque vous avez quitté la France pour lui porter secours, que malgré ce secours
il est tombé el a failli vous entraîner dans sa chute. — Précisément , je vois que lu as
bonne mémoire, Plancbel. — Peste! Monsieur, quand on a entendu Griniaud qui ,
Mills le savez, ne raionlc guère, raionlir lomineiit est loinbèi' l.i l('te du roi C.barles,
ciiumieut vous avez voyagé la moitié d'une nuit dans un liAlimi-nl miné, et vu revenir
sur l'eau ce lioti M. Mordaunl avec icrlaiu |ioii;iiard à mamlie doré dans la poitrine,
ou u'omIiIIl- pas CCS choscs-l.^. — Il y a pniul.iitl dc> gens qui les oublient, Planchet.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 67
— Oui , ceux qui ne les ont pas vues ou qui n'ont pas entendu Grimaud les raconter.
— Eh bien! tant mieux, puisque tu te rappelles tout cela, je n'aurai besoin de te
rappeler qu'une chose , moi , c'est que le roi Charles I'^'' avait un fils. — II en avait niènic
deux, Monsieur, sans vous démentir, dit Planchet; car j'ai vu le second, M le duc
d'York, à Paris Quant à l'aîné, je n'ai l'honneur de le connaître que de nom. — Voilà
justement, Flanchet, où nous en devons venir : c'est à ce fils aîné, qui s'appelait
autrefois le. prince de Galles et qui s'appelle aujourd'hui Charles II, roi d'Angleterre.
— Roi sans royaume. Monsieur, répondit sentencieusement Planchet. — Oui, Plan-
chet, et tu peux ajouter malheureux prince, plus malheureux qu'un homme du
peuple perdu dans le plus misérable quartier de Paris.
Planchet fit un geste plein de celte compassion banale que l'on accorde aux étran-
gers avec lesquels on ne pense pas qu'on puisse jamais se trouver en contact. D'ail-
leurs, il ne voyait, dans cette opération politico-sentimentale, poindre aucunement
l'idée commerciale de M. d'Arlagnan , et c'était à cette idée qu'il en avait principa-
lement. D'Arlagnan comprit Planchet. — J'arrive, dit-il. Ce jeune prince de Galles,
roi sans royaume, comme tu dis fort bien, m'a intéressé, moi, d'Arlagnan. Je l'ai
vu mendier l'assistance du Mazarin, qui est un cuistre, et le secours du roi Louis,
qui est un enfant, et il m'a semblé, à moi qui m'y connais, que dans cet intelligent
œil du roi déchu, dans celte noblesse de toute sa personne, noblesse qui a surnagé au-
dessus de toutes les misères, il y avait l'étolfe d'un homme de cœur et d'un roi.
Planchet approuva tacitement. D'Arlagnan continua: — Voici donc le raisonnement
que je me suis fait. Les rois ne sont pas semés tellement dru sur la terre, que les
peuples en trouvent là où ils en ont besoin. Or, ce roi sans royaume est à mon avis
une graine réservée qui doit fleurir en une saison quelconque, pourvu qu'une main
adroite, discrète et vigoureuse la sème bel et bien, en choisissant sol, ciel et temps.
Planchet approuvait toujours de la tête, ce qui prouvait qu'il ne comprenait fou-
jours pas. — Pauvre petite graine de roi, me suis-je dit, et réellement j'étais attendri,
Planchet, ce qui me fait penser que j'entame une bêtise. Voilà pourquoi j'ai voulu te
consulter, mon ami. Planchet rougit de plaisir et d'orgueil. — Pauvre petite graine de
roi ! je te ramasse , moi , et je vais te jeter dans une bonne terre.
— Ah! mon Dieu, dit Planchet en regardant fixement son ancien maître comme
s'il eût douté de l'état de sa raison. — Eh bien! quoi? demanda d'Arlagnan, qui te
blesse? — Moi, rien, Jlonsieur. — Est-ce que tu (-ompreudrais déjà? — J'avoue, mon-
sieur d'Arlagnan, que j'ai peur... — De comprendre? — Oui. — De comprendre que
je veux faire remonter sur le trône le roi Charles II, qui n'a plus de trône? est-
ce cela?-
Planchet fit un bond prodigieux sur sa chaise. —Ah! ah! dit-il tout efifaré; voilà
donc ce que vous appelez une restauration, vous I— Oui, Planchet , n'est-ce pas ainsi
que la chose se nomme? — Sans doute, sans doute; mais avez-vous bien réfléchi? — A
quoi? — Ace qu'il y a là-bas, en Angleterre. — Et qu'y a-t-il, voyons, Planchet?
— D'abord, Jlonsieur, je vous demande pardon si je me mêle de ces cho.ses-là , qui
ne sont point de mon commerce ; mais [)uisquc c'est une affaire que vous me |)io|)o-
sez .. car vous me proposez une affaire, n'est-ce pas? — Superbe, Planchet. —
J'ai le droit de la discuter, n'est-ce pas? — Discute, Planche!; de la discussion
naît la lumière. — Eh bien, puisque j'ai la permission de Monsieur, je lui dirai
qu'il y a là-bas les parlemcns d'abord. — Eh bien ! après? — Et puis l'armée.
— Bon. Vois-tu encore quelque chose? — Et puis la nation — Est-ce tout? — La
nation, qui a consenti la chute et la mort du feu roi, père de celui-là, et qui ne se
voudra point démentir. — Planche! , mon ami . dit d'Arlagnan , tu raisonnes comme un
68 LKS MOUSQUETAIRES.
fromage? La nalion... la iialion est lasse de ces messieurs qui s'appellent de noiiK
barbares et qui lui cbanleni des psaumes. Chanter pour elianter, mon cher Plamliel.
j'ai remarqué que les nations aimaient mieux chanter la gaudriole que le plaiii-
cbant. Rappelle-loi la Fronde; a-t-on chanté dans ce temps-là! Eh bien! c'était le
bon temps. — Pas trop, pas trop; j'ai manqué y être pendu. — Oui, mais tu ne l'as
pas été, et tu as commencé ta fortune au milieu de toutes ces chansons-là. — C'est
vrai. — Tu n'as donc rien à dire? — Si fait! j'en reviens à l'armée et aux parlemens.
— J'ai dit que j'empruntais vingt mille livres à M. Plancbct, et que je mettais vingt
mille livres de mon côté; avec ces quarante mille livres je lève une armée.
Plancbet joignit les mains: il voyait d'Artagnan sérieux, il crut de bonne foi que son
maître avait perdu le sens. — Une armée!... ah! Monsieur, fit-il avec sou plus char-
mant sourire , de peur d'irriter ce fou et d'en faire un furieux. Une armée... com-
l)ien ? — De quarante hommes, dit d'Artagnan. — Quarante contre quarante mille ,
ce n'est point assez. Vous valez bien mille hommes à vous tout seul, monsieur d'Ar-
tagnan, je le sais bien: mais où Irouverez-vous trente-neuf hommes qui valent autant
que vous? ou, les trouvant, qui vous fournira l'argent pour les payer? — Pas mal,
Plancbet... Ah? diable, tu te fais courtisan. — Non, Monsieur, je dis ce que je
pense, et voilà justement pourquoi je dis qu'à la première bataille rangée que vous
livrerez avec vos quarante hommes, j'ai bien peur... — Aussi ne livrerai-je pas de
bataille rangée, mon cher Plancbet, dit en riant le Gascon. Nous avons des exemples
très-teaux dans l'antiquité de retraites et de marches savanles qui consistaient à éviter
l'ennemi au lieu de l'aborder. Tu dois savoir cela, Plancbet, toi qui as commandé les
Parisiens le jour où ils eussent dû se battre contre les mousquetaires, et qui as si
bien calculé les marches et les contremarches, que tu u'as point quitté la place Royale.
Plancbet se mil à rire. — Il est de fait, répondit-il , que si vos quarante hommes
se cachent toujours et qu'ils ne soient pas maladroits , ils peuvent espérer de n'être pas
battus: mais enfin , vous vous proposez un résultat quelconque. — Sans aucun doute.
Voici donc , à mon avis, le procédé à emi)loyer pour replacer promplement .Sa
Majesté Charles II sur le trône.
Bon ! s'écria Plancbet en redoublant d'attention , voyons ce procédé. Mais aupa-
ravant il me semble que nous oublions quelque chose. — Quoi'/ — Nous avons
mis de côlé la nation, qui aime mieux chanter des gaudrioles que des psaumes, et
l'armée, que nous ne combattons pas; mais restent les parlemens, (|ui ne chantent
guype. — Et qui ne se battent pas davantage. CommenI, loi, Plancbet. un homme
intelli"ent, tu t'inquiètes d'im tas de braillards qui s'a|)pellent les Croupions et les dé-
charnés ! — Du moment où ils n'inquièleiit pas Monsieur, |iassons outre. — Oui, et
arrivons au résultat. Te ra])pelles-lu Cromwell, Plancbet? — J'en ai beaucoup ouï
parler, Monsieur. — Celait un rude guerrier. — Et un terrible mangeur, surtout.
— Comment cela? — Oui , d'un seul coup il a avalé l'Angleterre. — Eh bien , Plan-
clicl, la veille du jour où il avala l'Angleterre , si quelqu'un eût avalé Cromwell?...
— Oh! Monsieur, c'est un des premiers axiomes de maihémaliques que le contenant
doit être plus grand que le contenu. — Très-bien ! Voilà notre allaire, Plancbet. —
— Mais Cromwell est mort, et son contenant maiutenani, c'est la tombe. — Mon
cher Planchel, je vois avec plaisir que min-seulemenl lu es di'xenn maihémalicien ,
mais encore philosophe. — Miuisiiur. ilaii^ umn cninmeree d'épiicrie , j'utilise beau-
coup de papiei' ini|irime; cela m'iusliuil.
— ]tia\o! Tu sais donc, en ce ras-là. ( ,u' lu n'as i)as appris les malhémati(pies et
la philosophie sans un peu d'histoire, qu'après ce Cromwell si grand, il en est venu
un loul pelil. — Oui ; celui-là s'appelait Richard, et il a fait connue vous, monsieur
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. G9
à'Arlaf;nan , il a ilonné sa dcmissinn. — Bien! très-bien! Après le grand, qui est
mort ; après le petit , qui a donné sa iléniission , est venu un troisième. Celui-là s'ap-
pelle M. Monk : c'est un général fort habile, en ce qu'il ne s'est jamais battu; c'est
un diplomate très-fort , en ce qu'il ne parle jamais , et qu'avant de dire bonjour à un
homme , il médite douze heures , et finit par dire bonsoir ; ce qui fait crier miracle ,
attendu que cela tombe juste. — C'est très-forl , en etfet , dit Plancbet.
— Eh bien, ce Monk, qui a déjà l'Angleterre toute rôtie sur son assielle et qui
ouvre déjà la bouche pour l'avaler, ce Monk, qui dit aux gens de Charles II et à
. Charles II lui-même : Nescio vos... — Je ne sais pas l'anglais , dit Planchet. — Oui ,
mais moi, je le sais, dit d'Artagnan. Nescio vos signifie: Je ne vous connais pas.
Ce Monk, l'homme important de l'Angleterre elle-même , quand il l'aura engloutie...
— Eh bien? demanda Planchet. — Eh bien, mon ami, je vais jà-bas, et avec mes
quarante hommes je l'enlève , je l'emballe , et je l'apporte en France , où deux partis
se présentent à mes yeux éblouis. — Et aux miens! s'écria Planchet transporté
d'enthousiasme. Nous le mettons dans une cage et nous le montrons pour de l'argent.
— Eh bien , Planchet , c'est un troisième parti auquel je n'avais pas songé et que
tu viens de trouver, toi. — Le croyez-vous bon? — Oui, certainement, mais je
crois les miens meilleurs. — Voyons les vôtres , alors. — I" Je le mets à rançon. —
De combien? — Peste, un gaillard comme cela vaut bien cent mille écus. — Oh!
oui. — Tu vois, 1° je le mets à rançon de cent mille écus. — Ou bien... — Ou bien,
ce qui est mieux encore, je le livre au roi Charles, qui, n'ayant plus ni général
d'armée à craindre , ni diplomate à jouer, se restaurera lui-même , et une fois restauré ,
me comptera les cent mille écus en question. Voilà l'idée que j'ai eue ; qu'en dis-ln,
Planchet? — Magnifique, Monsieur! s'écria Planchet tremblant d'émotion. Et
comment cette idée-là vous est-elle venue? — Elle m'est venue un matin au boid de
la Loire , tandis que le roi Louis XIV, notre bien-aimé roi, pleurnichait sur la main
de mademoiselle de Mancini. — Monsieur, je vous garantis que l'idée est sublime;
mais... — Ah ! il y a un mais. — Permettez ! mais elle est un peu comme la peau de
ce bel ours, — vous savez, qu'on devait vendre , — mais qu'il fallait prendre sur
l'ours vivant. Or, pour prendre M. Monk, il y aura bagarre. — Sans doute, mais
puisque je lève une armée.
— Oui, oui , je comprends, parbleu, un coup de main. Oh alors, Monsieur,
vous triompherez, car nul ne vous égale en ces sortes de rencontres. — J'y ai du
bonhem', c'est vrai , dit d'Aitagnan avec une orgueilleuse simplicité ; tu comprends
que si pour cela j'avais mon cher Athos, mon brave Porlhos et mon rusé Aramis,
l'allaire était faite; mais ils sont perdus, à ce qu'il paraît , et nul ne sait où les retrou-
ver. Je ferai donc le coup tout seul. Maintenant trouves-tu l'affiiire bonne et le place-
ment avantageux? — Trop ! trop ! — Comment cela? — Parce que les belles choses
n'arrivent jamais à point. — Celle-là est infaillible , Planchet , et la preuve , c'est que
je m'y emploie. — Monsieur, s'écria Planchet, quand je pense que c'est ici, chez
moi, au milieu de ma cassonade, de mes pruneaux et de ma cannelle que ce gigan-
tesque projet se mûrit , il me semble que ma boutique est un palais. — Prends garde,
prends garde , Planchet ; si le moindre bruit transpire , il y a Bastille pour nous deux ,
car c'est un complot que nous faisons là : M. Monk est l'allié de M. de Mazarin. —
Monsieur , quand on a eu l'honneur de vous appartenir , on n'a pas peur , et quand on
l'avantage d'être lié d'intérêt avec vous, on se fait. — Fort bien , c'est ton affaire encore
plus que la mienne, attendu que, dans huit jours, moi je serai en Angleterre. —
Partez, ^lonsieur, partez; le plus tôt sera le mieux. — Alors largent est prêt? —
Demain il le sera, demain vous le recevrez de ma main. Voulez-vous de l'or ou de
70 LES MOUSQUETAIRES.
l'argeDl? — De l'or , c'est plus commode ; mais coinmenl alloiis-uous arranger cela?
Voyons. — Oh ! mon Dieu , de la laçou la plus simple : vous me donnez un reçu , voilà
tout. — Non pas , non pas , dit vivement d'Arlagnan. il faut de l'ordre en toutes choses.
— C'est aussi mon opinion... mais avec vous, monsieurd'Arlagnan... — El si je meurs
là-bas , si je suis tué d'une balle de mousquet , si je crève pour avoir bu de la bière '? —
Monsieur, je vous prie de croire qu'en ce cas je serais tellement affligé de votre mort,
que je ne penserais point à l'argent. — Merci , Planchet , mais cela n'empêche pas. Nous
allons, comme deux clercs de procureur, rédiger ensemble une convention, une espèce
d'acte qu'on pourrait appeler un acte de société. — Volontiers, Monsieur. — Je sais
bien que c'est difficile à rédiger, mais nous essaierons.
Planchet alla chercher une plume , de l'encre et du papier. D'Artagnan prit la
plume, la trempa dans l'encre et écrivit :
« Entre messire d'Artagnan, ex-lieutenant des mousquetaires du roi, actuellement
demeurant rue Tiquetonne , hôtel de la Chevrette ;
« Elle sieur Planche!, épicier, demeurant rue des Lombards, à l'enseigne du
Pilon-d'Or;
« A été convenu ce qui suit :
« Une société au capital de quarante mille livres est formée à l'effet d'exploiter une
idée apportée par M. d'Artagnan.
K Le sieur Planchet, qui connaît cette idée et qui l'approuve de tous points, versera
vingt mille livres entre les mains de M. d'Artagnan;
« Il n'en exigera ni remboursement ni intérêt avant le retour d'ini voyage que
M. d'Artagnan va faire en Angleterre.
« De son côté M. d'Artagnan s'engage à verser vingt mille livres qu'il joindra aux
vingt mille déjà versées par le sieur Planchet.
« Il usera de ladite somme de quarante mille livres comme bon lui semblera, s'en-
gageanl toutefois à une chose qui va être énoncée ci-dessous.
(( Le jour où M. d'Artagnan aura rétabli, par un moyen quelconque, Sa Majesté
le roi Charles II sur le trône d'Angleterre, il versera entre les mains de M Planchet
la somme de »
— La somme de cent cinquante mille livres, dit naïvement Planchet voyant que
d'Artagnan s'arrêtait. — Ah ! diable, non, dit d'Arlagnan , le partage ne peut pas se
faire par uioilié , ce ne serait pas juste. — Cependant, Monsieur, nous mettons moitié
rhacun, objecta timidement Planche!. — Oui, mais écoute la clause, mon cher
Planchet , et si tu ne la trouves pas équitable en ton! point quand elle sera écrite , eh
bien , nous la rayerons. El d'Arlagnan écrivit :
« Toutefois , comme M. d'Arlagnan apporle à rassocialion , outre le capital de vingt
mille livres, son temps, son idée, sou industrie et sa peau, choses qu'il apprécie
fort, surtout celle dernière, M. d'Arlagnan gardera, sur les trois cent nulle livres,
deux cent mille livres pour lui , ce qui portera sa part aux deux tiers. »
— Très-bien , dit Plaïuhel. — Et tu seras content , moyeunaul cent mille livres?
— Peste ! je crois bien. Cent mille livres pour vingt mille livres! — Et à un mois ,
comprends bien. — Comment, à un mois? — Oui , je ne le demande qu'un mois. —
Monsieur, dit généreusement Planchet , je vous donne six semaines. — Merci,
répondit civilement le mousquetaii'c
.\prèsquoi les deux associés relurent l'acte. — C'est parfait, Monsieur, dit Planchet.
— Tu trouves? Eh bien! alors, signons. El ton» deux apposèrent leur paraphe. — De
celle façon, dit d'.Arlagnau, je n'aurai obligation à persomie. — Mais moi j'aurai
obligaliiin à vous, dil Plauclu'I. — Non, car si lendreineni qn»' j'y tienne. l'Iaucliel ,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 71
je puis laisser ma peau là-bas , cl tu perdras toul. A propos , peste ! cela rpe fait pcrisci'
au principal , une clause indispensable. Je l'écris :
« Dans le cas où ledit d'Artagnan succomberait à l'nnivre , la liquidation se trouvera
faite et le sieur Pianchel donne dès à présent quittance à l'ombre de messire d'Arta-
gnan des vingt mille livres par lui versées dans la caisse de ladite association. »
Cette dernière clause fit froncer le sourcil à Planche!, mais lorsqu'il vit I'cimI si
bi'illant, la main si musculeuse, l'échinc si souple et si robuste de son associé, il
reprit courage, et sans regret, haut la main , il ajouta un trait à son paraphe. U'.\r-
tagnan en fit autant. Ainsi fut rédigé le premier acte desociété connu. Peut-être a-ton
un peu abusé de|iuis de la forme et du fond.
— MainlenaiU, dit Pianchel en versant un dernier verre de vin d'Anjou à d'Arta-
giian, — maintenant , allez dormir, mon cher maître. — Non pas, répliqua d'Arta-
gnan , car le plus difficile , maintenant , reste à faire , et je vais rêver à ce plus difficile.
— Bah ! dit Plauchet, j'ai si grande confiance en vous, monsieur d'Arlagnan , que je
ne donnerais pas mes cent mille livres pour quatre-vinst-dix mille. — Et le diabli-
m'emjjorle, dit d'Artagnan . je crois que tu aurais raison.
Sur (pioi d'.Arlagnan prit une chandelle, niontaà sa chanfijrc cl se coucha.
OU D'ARTAGNAN SE PRÉPARE A VOYAGER POUR LA MAISON
FLANCHET ET CO.MPAGNIE.
D'Artagnan rêva si bien toute la nuit que son plan fut arrêté dès le lendemain matin .
— Voilà ! dit-il en se mettant sur son séant dans son lit et en ap|iuyanl son coude sur
son genou et son menton dans sa main; voilà! Je chercherai quarante hommes l)ien
sûrs et bien solides, recrutés parmi des gens un peu compromis, mais ajant des
habitudes de discipline. Je leur promettrai cinq cents livres pour un mois s'ils re-
viennent; rien s'ils ne reviennent pas, ou moitié pour leurs collatéraux. Quant à la
nourriture et au logement, cela regarde les Anglais, qui ont des bieuls au pâturage ,
du lard au saloir, des poules au poulailler et du grain en grange. Je me présenterai
au général Monk avec ce corps de trou|)e. Il m'agréera. J'aurai sa confiance, et j'en
abuserai le plus vile possible.
Mais sans aller plus loin , d'Artagnan secoua la tête et s'interroni()it. — Non, dit-il ,
je n'oserais raconter cela à Athos: le moyen est donc peu honorable. Il faut user de
violence, continua-t-il, il le faut bien certainement , sans avoir en rien engagé ma
loyauté. Avec quarante hommes je courrai la campagne comme partisan. Oui , mais
si je rencontre, non pas quarante mille Anglais, connue disait Pianchel, mais pure-
ment et simplement quatre cents. Je serai battu, — attendu que sur mes quarante
guerriers, il s'en trouvera dix au moins de véreux, dix qui se feront tuer de suite
par bêtise. Non , enellét, impossible d'avoir quarante honnnes sûrs; cela n'eïiste
pas. II faut savoir se contenter de trente. Avec dix hommes de moins j'aurai le
droit d'éviter la rencontre à main armée, à cause du petit nombre de mes gens, et si
la rencontre a lieu, mon choix est bien plus certain sur trente hommes que sur qua-
rante. En outre, j'économise cinq mille francs, c'est-à-dire le huitième de mon ca-
pital ; cela en vaut la peine.
C'est dit, j'aurai donc trente hommes. Je les diviserai en trois bandes, nous nous
72 LES MOUSQUETAIRES.
éparpillerons dans le pays, avec injonction de nous réunir à un moment donné.
De celle façon , dix par dix , nous ne donnons pas le moindre soupçon , nous passons
inaperçus. Oui, oui, trente, c'est un merveilleux nombre. Il y a trois dizaines; trois,
ce nombre divin. El puis, vraiment, une compagnie de trente liommes, lorsqu'elle
sera réunie, cela aura encore quelque chose d'imposant.
Ah! malheureux que je suis ! continua d'Artagnan, il faut trente chevaux. C'est
ruineux. Où diable avais-je la tète en oubliant les chevaux? On ne peut songer cepen-
dant à faire un coup pareil sans chevaux. Eh bien, soit, ce sacrifice, nous le ferons,
quitte à prendre les chevaux dans le pays : ils n'y sont pas mauvais ilailleurs.
Mais, j'oubliais . peste ! trois bandes , cela nécessite trois commandans , voilà la dif-
ficulté : sur les trois commandans, j'en ai déjà un, c'est moi; oui, mais les deux
autres cotiteront à eux seuls presque autant d'argent que tout le reste de la troupe.
Non, décidément, il ne faudrait qu'un seul l'eulcnant. En ce cas, alors je réduirai
ma troupe à vingt hommes. Je sais bien que 'c'est peu , vingt hommes : mais puisque
avec trente j'étais décidé à ne pas chercher les coups, je le ferai bien plus encore
avec vingt. Vingt . c'est un compte rond : cela d'ailleurs réduit de dix le nombre des
chevaux, ce qui est une considération: et alors, avec un bon lieutenant...
Mordioux! ce que c'est pourtant que patience et calcul ! N'allais-je pas m'embarquer
avec quarante hommes, et voilà maintenant que je me réduis à vingt pour un égal
succès. Dix mille livres d'épargnées d'un seul coup et plus de siircfés, c'est bien,
cela. Voyons à cette heure : il ne s'agit plus que de trouver ce lieutenant ; trouvons-
le donc, et après. Ce n'est pas facile; il me le faut brave et bon, un second moi-
même. Oui. mais un lieutenant aura mou secret, et comme ce secret vaut un million
et que je ne paierai à mon homme que mille livres, quinze cents livres au plus, mon
homme vendra le secret à Monk. Pas de lieutenant , mordioux ! D'ailleurs , cet homme
fùt-il Tuuet comme un disciple de Pythagore, cet lionmic aura bien dans la troupe un
soldat favori dont il fera son sergent ; le sergent pénétrera le secret du lieutenant, au
cas où celui-ci serait houuèlo et ne voudrait pas le vendre Alors le sergent, moins
probe et moins amliitieux, donnera le tout pour cinquante mille livres. Allons, allons,
c'est impossible ! Décidément . il ne faut pas de lieutenant. .Mais alors [)lus de fractions,
je ne puis diviser ma troupe en deux et agir sur deux points à la fois sans un autre
moi-même qui... Mais à (|uoi bon agir sur deux points, puisque nous n'avons qu'un
homme à prendre? à quoi bon affaiblir un corps en met tant la droite ici , la gauche là?
Un seul corps, mordioux! nu seul et commandé par d'.Vrtagnan. Très-bien! mais
vingt honniies marchant d'une bande sont sus|iects à tout le monde; il ne faut pas
qu'on voie vingt cavaliers marcher ensemble, autrement on Imir détache une compa-
gnie (pii demande le mot d'ordre, et (]ui. sur l'embarras qu'on éprouve à le domier,
tii--ille M. d'.VrIaguan et ses liounues connue des lapins, .le me réduis donc à dix
hommes; de cette façon j'agis simplement et avec unité; je serai forcé à la prudence,
Ce qui est la moitié de la réussite dans une affaire du genre de celle que j'entreprends ;
le grand nondire m'eût entraîné à (pielque folie peut-être. Dix chevaux ne sont plus
rien à acheter ou à prendre. (Jh ! excellente idée, et cpielle tran(|uillité parfaite elle
fait passer dans mes veines ! i'ius de soupçons, plus de mots d'oi'dre, plus de danger.
Dix honnnes, ce sont des valets ou des commis. Dix honnnes conduisant dix chevaux,
chargés de marchandises (|uclcoM(pies, sont tolérés, bien reçus partout. Dix honnnes
voyagent pour le compte de la maison Plauclu't et compagnie de l'rauce: il n'y a rien
h dire. Ces dix honnnes, vêtus connue des mauonvricrs , mil un bon couteau île
chasse, \\n bon mnusquetcui à la iroupe du cheval, nu bon pistolet dans la fiuite. Ils
ne se laissent jam, lis iinpiiéler parce (]u'ils n'ont pas de. mauvais desseins. Ils sont
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 73
peut-être au fond un peu contrebandiers; mais qu'est-ce que cela fait? la contrebande
n'est pas, comme la polygamie, un cas pendable. Le pis qui puisse nous arriver, c'est
qu'on confisque nos marchamlises. Les marchandises contisquées, la belle affaire !
Allons, allons, c'est un pian superbe. Dix hommes seulement, dix hommes que j'en-
gagerai pour mon service ; dix hommes qui seront résolus comme quarante, qui me
coûteront comme quatre, et à qui, pour plus grande sûreté, je n'ouvrirai pas la
bouche de mon dessein, et à qui je dirai seulement : « Mes amis, il y a un coup
à faire. » De cette façon Satan sera bien malin s'il me joue un de ses tours. Quinze mille
livres d'économisées ! c'est superbe sur vingt.
Ainsi reconforté par son industrieux calcul , d'Arlagnan s'arrêta à ce plan et résolut
de n'y plus rien changer. Il avait déjà, sur une liste fournie par son intarissable mé-
moire, dix hommes illustres parmi les chercheurs d'aventures maltraités de la fortune
ou inquiétés par la justice. Sur ce, d'.4rtagnan se leva et se mit en quèle à l'instant
même , en invitant Planchet à ne pas l'attendre à déjeuner , ni même peut-être à dîner.
Un jour et demi passé à courir certains bouges de Paris lui suffit pour sa récolle, et
sans faire commimiquer l'un avec l'autre sesaventuriers.il avait colligé, réuni, en
moins de trente heures, une charmante collection de mauvais visages parlant un
français moins pur que l'anglais dont ils allaient se servir.
C'étaient pour la plupart des gardes dont d'Artagnan avait pu apprécier le mérite
en différentes rencontres, et que l'ivrognerie , des coups d'épée malheureux, des
gains inespérés au jeu , ou les réformes économiques de M. de Mazarin , avaient
forcés de chercher l'ombre et la solitude, ces deux grands consolateurs des âmes
incomprises et froissées. Ils portaient sur leur physionomie et dans leurs vêlements
les traces des peines de cœur qu'ils avaient éprouvées. Quelques-uns avaient le visage
déchiré ; tous avaient les habits en lambeaux. D'Artagnan soulagea le plus pressé de
ces misères fraternelles avec une sage distribution des écus de la sociélé; puis, ayant
veillé à ce que ces écus fussent employés à l'embellissement physique de la troupe , il
donna rendez-vous à ses recrues dans le nord de la France, entre Berghes et Saint-
Omer. Six jours avaient été donnés poui' loul terme , et d'Arlagnan connaissait assez
la bonne volonté , I a belle humeur et ta probité relative de ces illustres engagés, pour
être certain que pas un d'eux ne manquerait à l'appel.
Ces ordres donnés, ce rendez-vous pris, il alla faire ses adieux à Planchet, qui lui
demanda des nouvelles de son armée. D'Arlagnan ne jugea point à propos de lui faire
part de la réduction qu'il avait faite dans son effectif, il craignait d'entamer par cet
aveu la confiance de son associé. Planchet se réjouit fort d'apprendre que l'armée était
toute levée , et que lui Planchet se trouvait une espèce de roi de compte à demi, qui,
de son trôue-comploir, soudoyait un corps de troupe destiné à guerroyer contre la per-
fide Albion , celte ennemie de tous les cœurs vraiment français.
Planchet compta donc en beaux louis doubles vingt mille livres à d'Artagnan, pour
sa part à lui Planchet, et vingt autres mille livres, toujours en beaux louis doubles,
pour la part de d'.Artagnan. D'Artagnan mit chacun des vingt mille francs dans un sac ,
el pesant chaque sac de chaque main. — C'est bien embarrassant, cet argent, mon
cher Planchet, dit-il ; sais-tu que cela pèse plus de trente livres? — Bahl votre cheval
portera cela comme une plume D'Artagnan secoua la lête. — Ne me dis pas de ces
choses-là , Planchet : un cheval surchargé de trente livres, après le porte-manteau et
le cavalier, ne passe plus si facilement une rivière, ne franchit plus si légèrement un
mur ou un fossé , el plus de cheval , plus de cavalier. H est vrai que tu ne sais pas
cela, toi , Planchet, qui as servi toute ta vie dans l'infanterie.
— Alors, Monsieur, comment faire? dit Planchet, 'vraiment embarrassé. — Écoute,
71 LES MOUSQUETAIRES.
dit d'Artaonan , je paierai mon armée à son retour clans ses foyei^^ tïarde-nioi ma
moitié de vinfit mille livres , que tu feras valoir pendant ce temps-là. — Et ma moilié
à moi? dit Flanchet. — Je l'emporte. — Votre (Confiance m'honore, dit Flanchet,
mais si vous ne revenez pas? — C'est possilile . quoique la chose soit peu vraisem-
hiahle. Alors, Flanchet, pour ce cas où je ne reviendrais pas, donne-moi une plume
pour que je fasse mon testament.
D'Artaguan prit une plume, du papier et écrivit sur une simple feuille.
« Moi , d'Ai tagnan , je possède vingt mille livres économisées sou à sou depuis
trente-trois ans que je suis au service de S. M. le roi de France. J'en donne cinq mille
à Athos , cinq mille à Forthos , cinq mille à Aramis , pour qu'ils les donnent , en mon
nom et aux leurs, à mon petit ami Raoul , vicomte de Bragelonne. Je donne les cinq
mille dernières à Flanchet , pour qu'il distribue avec moins de regret les quinze mille
autres à mes amis. En fin de quoi j'ai signé les présentes. d'artagnan. »
Flanchet paraissait fort curieux de savoir ce qu'avait écrit d'Arlagnan. — Tiens , dit
le mousquetaire à Flanchet, lis. Aux dernières lignes les larmes vinrent aux yeux de
Flanchet. — Vous croyez que je n'eusse pas donne l'argent sans cela? alors je ne veux-
pas de vos cinq mille livres. D'Arlagnan sourit.
— Accepte, Flanchet, accepte, et de cette façon tu ne perdras que quinze mille
l'rancs au lieu de vingt, et tu ne seras pas tcnlé de faire affront à la signature de Ion
maître et ami, en cherchant à ne rien perdre du tout. Comme il connaissait le cœur
des hommes et des épiciers, ce cher monsieur d'Arlagnan!
Ceux qui ont appelé fou don Quichotte parce qu'il marchait à la conquête d'un em-
pire avec le seul Sancho, son écuyer, et ceux qui ont appelé fou Sancho parce qu'il
marchait avec son maître à la conquête du susdit empire, ceux-là certainement
n'eussent point porté un autre jugement sur d'Arlagnan et Flanchet. Cependant le
premier passait pour un esprit subtil parmi les plus tins esprits de la cour de France.
Quant au second, il s'était acquis à bon droit la répiilation d'une des plus fortes cer-
velles parmi les marchands épiciers de la rue des Lombards , par conséquent de Faris,
par conséquent de France. Heureusement d'Arlagnan n'élait pas homme à écouter les
sornettes qui se débitaient autour de lui , ni les commentaires que l'on faisait sur lui.
n avait ailopté la devise : Faisons bien et laissons dire. Flanchet, de son côté, avait
ado[)té celle-ci : Laissons faire et ne disons rien. 11 en résultait que, selon l'habitude
de tous les génies supérieurs, ces deux liommcs se flattaient inlrà 2)cctus d'avoir rai-
son conire tous ceux qui leur donnaient tort.
Four conunencer, d'Arlagnan se mit en route par le plus beau temps du monde,
sans nuages au ciel , sans nuages à l'esprit, joyeux et fort, calme et décidé, gros de
sa résolution . el par conséquent portant avec lui une dose décuple de ce fluide puis-
saut (|ue lus secousses de l'ànu' font jaillir des nerfs et qui procurent à la machine hu-
maine une force et une intluence dont les siècles futurs se rendront , selon toute pro-
babilité, plus arilhmétiqucment compte que nous ne pouvons le faire aujourd'hui. Il
remonta, comme aux Icmjjs passés, cette route féconde en aventures qui l'avait con-
duit à Boulogne et qu'il faisait pour la quatrième fois. It put prcscjue, cheMiiu faisant ,
reconnaître la trace de son pas sur le pavé et celle de .son poing sur les jiorles des hô-
telleries; sa mémoire, toujours active el présente, ressuscitait alors cette jeunesse que
n'eût, trente ans après, démeulie ni sou grand cœur ni son poignet d'acier. Quelle
riche natui'c que celle de cet hoiiunc ! il avait toutes les jiassious . tous les défauts, tontes
les faiblesses, et l'esprit de contrariété familier à son intelligence changeait toutes ces
imperfections en des qualités correspondantes. D'.\rlaguan, grAce à son imagination
sans ccBse errante , avait peur d'inie ondjr<" , et , honteux rl'avoir eu jieur, il marchait
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 75
à celte ombre , et devenait alors extravagant de bravoure si le danger était réel. Aussi ,
loul en lui était émotions, et partant jouissance. Il aimait fort la société d'aulrui, mais
jamais ne s'ennuyait dans la sienne , et plus d'une fuis, si on eût pu l'étudier quand il
élail seul, on l'eût vu rire des quolibets qu'il se racontait à lui-même ou des bonlfuunes
imaginations qu'il se créait jusiement cinq minutes avant le moment où de.vait venir
l'ennui.
D'Artagnan ne fut pas peut-être aussi gai cette fois qu'il l'eût été avec la perspeclive
de trouver quelques bons amis à Calais au lieu de celle qu'il avait d'y renconlrer ses
dix sacripans ; mais cependant la mélancolie ne le visita point plus d'une fois par jour,
et ce fut cinq visites à peu près qu'il reçut de cette sombre déité avant d'apercevoir la
mer à Boulogne ; encore les visites furent-elles courtes. — Mais une fois là , d'Arta-
gnan se sentit près de l'action, et tout antre sentiment que celui de la confiance dis-
parut, pour ne plus jamais revenir. De Boulogne il suivit la côte jusques à Calais.
Calais était le rendez-vous général, et dans Calais il avait désigné à chacun de ses
enrôlés l'hôlellerie du Grand-!Monarque. où la vie n'était point chère , où les malelols
faisaient la chaudière , où les hommes d'épée , à fourreau de cuir, bien entendu , trou-
vaient gîte , table , nourriture , et toutes les douceurs de la vie enfin , à trente sous par
jour. D'Artagnan se proposait de les surprendre en flagrant délit de vie errante , el de
juger par la première apparence s'il fallait compter sur eux comme sur de bons com-
pagnons. Il arriva le soir, à quatre heures et demie, à Calais,
M^n
76
LES MOUSQUETAIRES.
d'artagnan voyage pour la maison planchet et compagnie.
^ ^S d^^^:.s^$^^— <;- HorELLKRiE dii Grand-Monarque était située dans une ne-
tite rue parallèle au port, sans donner sur le poi't même;
quelques ruelles coupaient, comme des échelons cou-
pent les deux monlans de l'échelle, les deux grandes li-
gnes droites du port et de la rue. Par les ruelles on dé-
bouchait inopinément du port dans la rue et de la rue dans
le port. D'Arlagnan arriva sur le port , prit une de ces rues
et tomba inopinément devant l'hôtellerie du Grand-Mo-
narque.
Le moment était bien choisi, et put rappeler à d'Ar-
tagnan son début à Ihôtellerie du Franc-Meunier à Meung. Des matelots qui venaient
de jouer aux dés s'étaient pris de querelle et se menaçaient avec fureur. L'hôte,
l'hôtesse et deux garçons surveillaient avec anxiété le cercle de ces mauvais joueurs,
du milieu desquels la guerre semblait prête à s'élancer toute hérissée de couteaux et
de haches. Le jeu cependant continuait.
Un banc de pierre était occupé par deux hommes, qui semblaient ainsi veillera la
porte; quatre labiés placées au fond de la chambre commune étaient occupées par huit
autres individus. Ni les hommes du banc ni les hommes des tables ne prenaient pari
ni à la querelle ni au jeu. D'Artagnan reconnut ses dix hommes dans ces spectateurs
si froids et si indifférens.
La querelle allait croissant. Toute passion a, comme la mer, sa marée qui monte et
qui descend. Arrivé au |)aroxj'sme de sa passion, un matelot renversa la table et l'ar-
geut qui était dessus. La table tomba, l'argent roula. .4 l'instant même tout le person-
nel de rhôlellorie se jeta sur les enjeux, et bon uond)rc de pièces blanches furent
ramasséi's par des gens qui s'es(piivèrent tandis cpie les inalelols se déchiraieni entre eux.
Seuls les deux honuues du banc et les huit hommes de l'intérieur , quoiqu'ils eussent
l'air pai'faitement étrangers les uns aux autres, seuls, disons-nous, ces dix hommes
semblaient s'être donné le mot pour demeurer impassibles au milieu de ces cris de
fureur et de ce bruit d'argent. Deux seulement se conlenlèrcut de repousser avec le
pied les combattans qui venaient jusque sous leur table Deux autres enfin, philôi
que de prendre part a tout ce vacarme , sortirent leurs mains dans leurs poclies; deux
aulrcs (Milin moulèrent sur la table ipiils oriui>aienl , connue l'ont , pour éviter d'être
submergés, des gens surpris par une crue d'eau. — .MIons, allons, se dit d'Artagnan,
(|ni n'avait perdu aucun de ces détails que nous venons de raconter, voilà une jolie
collection : circons|)ects, calmes, habilués au bruit, faits aux coups; peste! j'ai eu la
main heuriMisc.
Tout à coup sou alli'iilinii lui appelée sur un pdiiil ilc la i lianilui'. Les deux lidnimes
ipii avaient repimssc i\u pieil les lutteurs fiucnl as.saillis d'iujiu'es par les lu.ilclnis qui
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 77
Venaient de se réconcilier. L'un d'eux, à moitié ivre de colère et tout ;i fait de bière,
vint d'un ton menaçant demander au plus petit de ces deux sages de quel droit il avait
louché de son pied des créatures du bon Dieu qui n'étaient pas des cliiens. Et en fai-
sant celte interpellation, il mit, pour la rendre plus directe, son gros poing sous le
nez de la recrue de M. d'Artagnan.
Cet homme pâlit sans qu'on put apprécier s'il pâlissait de crainte ou bien de colère.
Cfi que voyant, le matelot conclut que c'était de peur, et leva son poing avec l'inten-
tion bien manifeste de le laisser retomber sur la tèle de l'étranger. Mais sans qu'on
eût vu remuer l'homme menacé, il détacha au matelot une si rude bourrade dans
l'estomac, que celui-ci roula jusqu'au bout de la chambre avec des cris épouvantables.
Au même instant, ralliés par l'esprit de corps , tous les camarades du vaincu tom-
bèrent sur le vainqueur. Ce dernier, avec le même sang-froid dont il avait déjà fait
preuve, sans connnettre l'imprudence de toucber à ses armes, empoigna un pot de
bière à couvercle d'étain et assomma deux ou trois assaillans; puis comme il allait
succomber sous le nombre , les sept autres silencieux de l'intérieur, qui n'avaient pas
bougé , comprirent que c'était leur cause qui était en jeu et se ruèrent à son secours.
En même temps les deux indifl'érens de la porte se retournèrent avec un froncement
de sourcils qui indiquait leur intentiowbien prononcée de prendre l'ennemi à revers
si l'ennemi ne cessait pas son agression.
L'hôte , ses garçons et deux gardes de nuit qui passaient et qui , par curiosité, péné-
trèrent trop avant dans la chambre, furent enveloppés dans la bagarre et roués de
coups. Les Parisiens frappaient comme des cyclopes , avec un ensemble et une lactique
qui faisaient plaisir à voir; enfin, obligés de battre en retraite devant le nombre, ils
prirent leur retranchement de l'autre côté de la grande table, qu'ils soulevèrent d'un
commun accord à quatre , tandis que les deux autres s'armaient chacun d'un tréteau ,
de telle sorte qu'en s'en servant comme d'un gigantesque abattoir , ils renversèrent
d'un coup huit matelots sur la tète desquels ils avaient fait jouer leur monstrueuse
catapulte.
Le sol était donc déjà jonché de blessés et la salle pleine de cris et de poussière ,
lorsque d'Artagnan, satisfait de l'épreuve, s'avança l'épée à la main, et, frappant du
pommeali tout ce qu'il rencontra de tètes dressées, il poussa un vigoureux holà!
qui mit à l'instant même fin à la lutte. Il se fil un grand refoulement du centre à la
circonférence , de sorte que d'Artagnan se trouva isolé et dominateur. — Qu'est-ce que
c'est? demanda-t-il ensuite à l'assemblée , avec le ton majestueux de Neptune pronon-
çant le quos ego.
A l'instant même et au premier accent de celte voix , pour continuer la métaphore
virgiliemie, les recrues de M. d'Artagnan , reconnaissant chacun isolément son sou-
verain seigneur, rengainèrent à la foiset leurs colères, et leurs battemens de planches
et leurs coujis de tréteaux. De leur côté , les matelots voyant cette longue épée nue ,
cet air martial et le bras agile qui venaient au secours de leurs ennemis dans la per-
sonne d'un homme qui paraissait hahilué au commandement , de leurcôlé les matelots
ramassèrent leurs blessés et leurs cruchons. Les Parisiens s'essuyèrent le front et
tirèrent leur révérence au chef.
D'Artagnan fut comblé de félicitations par l'hôte du Grand-Monarque. Il les reçut
en honune qui sait qu'on ne lui offre rien de trop , puis il déclara qu'en attendant le
souper il allait se promener sur le port. Aussitôt chacun des enrôlés, qui comprit l'ap-
pel , prit son chapeau, époussela son habit et suivi! d'Artagnan ; mais d'Artagnan , tout
en flânant, tout en e.xaminani chatpie chose, se garda bien de s'arrêter; il se diiitrea
vers la dune , et les dix honunes , effarés de se trouver ainsi à la piste l'im de l'aulro,
78 LES MOUSQUETAIRES.
inquiets de voir à leur droite et à leur gauche et derrière eux des compagnons sur
lesquels ils ne comptaient pas, le suivirent en se jetant les uns les autres des regards
furibonds.
Ce ne fut qu'au plus creux de la plus profonde dune que d'Artagnan, souriant de
les ■voir ainsi dislancés, se retourna vers eux, et leur faisant un signe pacitique de
la main, — Eh! là, là! Messieurs, dit-il, ne nous dévorons pas; vous êtes faits
pour vivre ensemble , pour vous entendre en tous points et non pour vous dévorer
les uns les autres.
Alors toute hésilalion cessa; les liommes respirèrent comme s'ils eussent été tirés
d'un cercueil et s'examinèrent complaisamment les uns les autres. Après cet examen,
ils portèrent les yeux sur leur clief, qui, connaissant dès longtemps le grand art de
parler à des hommes de cette trempe, leur improvisa le petit discours suivant, accentué
avec une énergie toute gasconne :
— Messieurs, vous savez tous qui je suis. Je vous ai engagés, vous connaissant
pour des braves et voulant vous associer à une expédition glorieuse. Figurez-vous
qu'eu travaillant avec moi vous travaillez pour le roi. Je vous préviens seulement que
si vous laissez paraître quelque chose de cette supposition , je me verrai forcé de vous
casser immédiatement la tète de la façon qui Aie sera le plus commode. Vous n'ignorez
pas, Messieurs, que les secrets d Etat sont comme un poison mortel : tant que co
poison est dans sa boîte et que la boîte est bien fermée , il ne nuit pas ; hors de la
boîte, il lue. Maintenant approchez-vous de moi, et vous allez savoir de ce secret ce
que je puis vous en dire .
Tous s'approchèrent avec un mouvement de curiosité. — Approchez-vous , continua
d'Artagnan, et que l'oiseau qui passe au-dessus de nos tôles, que le lapin qui joue
dans les dunes, que le poisson qui bondit hors de l'eau , ne puissent nous entendre.
Il s'agit de savoir et de rapporter à M. le surintendant des finances combien la contre-
bande anglaise fait de tort aux marchands français. J'entrerai partout et je verrai tout.
Nous sommes de pauvres pêcheurs picards jetés sur la côle par une bourasque. 11 va
sans dire que nous vendrons du poisson ni plus ni moins que de vrais [lôchours. Seu-
lement, on pourrait deviner qui nous sommes et nous inquiéter; il est donc urgent
que nous soyons eu étal de nous défendre. Voilà pourquoi je vous ai choisis comme
des geus d'esprit et de courage. Nous mènerons bonne vie et nous ne courrons pas
grand danger, attendu que nous avons derrière nous un protecteur puissant, grâce
auquel il n'y a pas de tracasserie possible. Une seule chose me contrarie; mais j'espère
qu'après une courte explication vous allez me tirer d'embarras, (^.ctle chose qui me
contrarie, c'est d'emmener avec moi un équipage de pêcheurs slupidos, lequel équi-
page nous gênera énormément, tandis que si , par hasard , il y a\ait [larmi vous des
gens qui eussent vu la mer ..
— Oh! qu'à cela ne tienne! dit une des recrues de d'Artagnan ; moi j'ai été pri-
sonnier des pirates de Tunis pendant trois ans , et je connais la inanaMnre comme un
amiral. — Voyez-vous, dit d'Artagnan, l'admirable chose que le hasard! D'Artagnan
prononça ces j)arolcs avec un indéfinissable accent de feinte bonhomie, ('.ar d'Artagnan
savait à mer\ cille ([ue cette victime des pirates était un ancien corsaire, cl il l'avait
engagé en connaissance de cause. Mais d Arlagnan n'en disait jamais plus qu'il n'avait
besoin d'en dire, pour laisser les gens dans le doute. Il se pava donc de l'explication,
cl accueillit l'cllèt sans paraître se préoccuper de la cause.
— Et moi, dit un seciind, j'ai, par chance, un oncle qui dirige les travanv du
port de La lloclielle. Tout enfant, j'ai joué sur les embarcalions : je sais doue manier
l'a\iriiii cl l;i viïjlc à délier le pi'cniicr m.ilclnt pinicnlais venu. ("'.(•Iiii-l.'i ne iin'Ml;\il
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 79'
guère plus (lUC l'autre , il avait ramé six ans sur les galères de Sa Majesté , à la
Giotat. Deux autres furent plus fraucs, ils avouèrent tout simplement qu'ils avaient
servi sur un vaisseau comme soldats de pénitence : ils n'en rougissaient pas. D'Arta-
gnan se trouva donc le chef de dix hommes de guerre et de quatre matelots , ayant à
la fois armée de terre et de mer, ce qui eût porté l'orgueil de Planchet au comble , si
Planchet eût connu ce détail.
11 ne s'agissait plus que de l'ordre général, et d'Artaguau le donna précis. 11 enjoi-
gnit à ses hommes de se tenir prêts à partii' pour La Haye, en suivant les uns le hl-
toral qui mène jusqu'à Breskens, les autres la route qui conduit à Anvers. Le rendez-
vous fut donné , en calculant chaque jour de marche , à quinze jours de là , sui' la place
principale de La Haye. ^
D'Ax'tagnan recommanda à ses hommes de s'accoupler comme ils l'entendraient,
par sympathie, deux par deux. Lui-méiue choisit parmi les figures les moins patibu-
laires deiLV gardes qud avait comius autrefois et dont les seuls défauts étaient d'être
joueurs et ivrognes. Ces hommes n'avaient point perdu toute idée de civihsalion, et
sous des habits propres leurs ccem's eussent recounuencé à battre. D'Artagnau , j)Our
ne pas donner de jalousie aux autres, fit passer les autres devant. 11 garda ses deux
préférés, les habdla de ses propres nippes, et partit avec eux.
C'est à ceux-là , qu'il send)lait honorer d'ime coutiance absolue , que d'Artagnan lit
une fausse contidence desfiuée à garanfir le succès de i'expédifion. Il leur avoua qu'il
s'agissait , non pas de voir combien la contrebande anglaise pouvait faire du tort au
counnerce français, mais au contraire combien la contrebande française pouvait faire
du tort au commerce anglais. Ces hommes parurent convaincus , ils l'étaient eU'ecfi-
vemenf. D'Artagnan était bien sur qu'à leur première débauche, alors qu'ils seraient
morts ivres, l'un des deux dividguerait ce secret capital à toute la bande. Son jeu lui
parut iidaillible.
(Juiuze jours après tout ce que nous venons de voir se passer à Calais , toute la
troupe se trouvait réunie à La Haye. Alors, d'Artagnan s'aperçut que tous ses hommes,
avec ime intelligence remarquable , s'étiiient déjà travestis en matebits plus ou moins
maltraités par la mer. D'Artagnan les laissa dormir en un bouge de Newkerke-streel ,
et se logea , lui , proprement, sur le grand canal 11 apprit que le roi d'Angleterre
était revenu près de son aifié Guillaume II de Nassau , stathouder de Hollande. Il
apprit encore que le refus du roi Louis XIV a\ait un peu refroidi la jirotection qui lui
avait été accordée jusque-là , et qu'en conséquence il avait été se confiner dans une
pefite maison du village de iScheveuingeu , situé dans les dunes, au bord de la mer, à
une pefite lieue de La Haye. Là , disait-on , le malheureux banni se consolait de son
exil en regardant avec cette mélancolie particidière aux princes de sa race , cette mer
immense du Nord, qui le séparait de son Angleterre comme elle avait séparé autrefois
Marie Stuart de la France.
D'Artagnan poussa une fois jusqu'à Scheveningen, afind'ètre bien sûr de ce que l'on
1-apportait sur le prince. 11 vit, eu ellet, Charles II pensif et seul sorfir par une
pefite porte donnant sur le bois et se promenant sur le rivage , au soleil couchant ,
sans même attirer l'attention des pêcheurs qiu , en revenant le soir, tiraient , comme
les anciens marins de l'Archipel, leurs barques sur le sable de la grève. D'Artagnan
reconnut le roi. Il le vit fixer son regard sombre sin- l'immense étendue des eaux et
absorber sur son pâle visage les rouges rayons du soleil déjà échancré par la ligne
noire de l'horizon. Puis , Cbarles H rentra dans la maison isolée , toujours seul , toujours
lent et triste , s'amusant à faire crier sous ses pas le sable friable et mouvant.
Dès le soir lïiême d'Artagnan loua pour mille livres une barque de pêcheurs qui en
80 . LES MOUSQUETAIRES.
valait quatre mille. 11 donna ces mille livres comptant et déposa les trois raille autres
chez le hourg^mestre. Après quoi il embarqua , sans qu'on les vît et durant la nuit
obscure, les six hommes qui formaient son armée de terre: et , à la marée mon-
tante, à trois heures du niatin , il rraf,nia le large, manœuvrant ostensiblement avec les
quatre autres et se reposant sur la science de son galérien, comme il l'eût fait sur
celle du premier pilote du port.
OU L AUTEUR EST FORCÉ, BIEN MALGRÉ LUI, UE FAIRE UN PEU
D'HISTOIRE.
Tandis que les rois et les honnncs s'occupaient ainsi de l'Angleterre , qui se gouver-
nait toute seule, et qui , il faut le dire à sa louange, n'avait jamais été si mal gouver-
née, un homme sur qui Dieu avait arrêté son regard et [losé son doigt, un homme
prédestiné cà écrire son nom en lettres éclatantes dans le livre de l'histoire, poursui-
vait à la face du monde une œuvre pleine de mystère et d'audace. Il allait, et nul ne
savait où il voulait aller, quoique non-seulement l'Angleterre, mais la France, mais
l'Europe, le regardassent marcher d'un pas ferme et la tète haute. Tout ce qu'on
savait sur cet homme , nous allons le dire.
Monk venait de se déclarer pour la liberté du rump jmrliament , ou, si on l'aime
mieux , du parlement croupion . connue on l'appelait : parlement cpie le général Lam-
bert, imitant Cronivvell , dont il avait été le heuteuant, venait de bloquer si étroite-
ment, pour lui faire faire sa volonté, qu'aucun membre, pendant tout le blocus,
n'avait pu en sortir, et qu'u i seul, Pierre Wentvvort, avait pu y entrer. Landiert et
Monk, tout se résmiiait dans ces deux hommes, le premier représentant le despo-
tisme militaire, le second représentant le républicanisme pur. Ces deux hommes,
c'étaient les deux seuls représentans politiques de cette révolution dans laquelle
Charles I" avait d'abord perdu sa couronne, et ensuite la tête.
Lambert, au reste, ne dissimulait pas ses vuesj il cherchait à établir ini gouver-
nement tout mib'taire et à se fjiire le chef de ce gouvernement. Monk, l'épublicain
rigide, disaient les uns, voulait maintenir le rump parliamvnt , cette représenta-
tion visible, quoi(|uc ilégénérée, de l;i ré|)ublique. .Monk, adroit ambitieux, disaient
les autres , voidail tout simplement se faire de ce parlement, (pi'il send>lait proléger,
un degré solide ])our monlei' jusqu'au trône (jue Croniwell a\ait fait \ide, miiis sur
lequel il n'avait |)as osé s'asseoir. Ainsi , Lambert en perséeutanl le paiiemenl , Monk
en se déclarant [)our lui, s'étaient nuituellement déclarés ennemis l'un de l'autre.
Aussi Monk et Lambert avaient-ils songé tout d'abord à se faire chacun une
armée : Monk en Ecosse , où étaient les pr(;sbytériens et les royalistes , c'cst-à-ilire les
mécontens; Landiert à Londres . où se ti'ouvait comme toujours la plus forte opposi-
tion contre le pouvoir qu'elle avait sous les yeux. Monk avait pacilié l'Ecosse , il s'y
était formé une année et s'en était fait un asile : l'une gardait l'autre: Monk savait
que le jour n'était pas encore venu , jour marqué par le Seigneur pour ini grand
rliaiigeiiienl ; aws^i son épée paraissait-elle collée au fom-reau. inexpugnable dans sa
lardiicbeel ntairneiise Ecosse . général absolu , roi d'une armée de on/.e mille vieux
soldats (pi'il avail plus >r(Mi(' lui> (uuiluils à la \ iciuire ; aussi bien et mieux instruit
des all'aii-es de Londres que La m lier! . qui li'uail i;amison dans la (até, xoilà quelle
ét.iil la position de Moidv loisqu'à ci'ul lieues de Londres il se déclara pour le parli'-
M ON Oh.
LE VICOMTE UE BRAGELONNE. 81
ment. Laiiihei't. au contraire, comme nons l'avons dil , habitait la capitale. Il \
avait le centre de toutes ses opérations et il y réunissait autour de lui et tous ses
amis et tout le bas peuple, éternellement enclin à chérir les ennemis du pouvoir
constitué.
Ce fut donc à Londres que Lambert apprit l'appui que des frontières d'Ecosse Monk
prêtait au parlement. Il jugea qu'il n'y avait pas de temps à perdre et que la Tweed
n'était pas si éloignée de la Tamise qu'une armée n'enjambât d'une rivière à l'autre ,
surtout lorsqu'elle était bien commandée. Il savait, en outre, qu'an fur et h mesure
qu'ils pénétreraient en Angleterre , les soldats de Monk formeraient sur la route cette
boule de neige, emblème du globe de la fortune, qui n'est pour l'ambitieux qu'un
degré sans cesse grandissant pour le conduire à son but. Il ramassa donc son armée,
lormidable à la fois par sa composition ainsi que par le nombre, et courut au-devant
de Monk, ([ui, lui, pareil à un navigateur prudent voguant au milieu des écueils ,
s'a\ ançait à toutes petites journées et le nez au vent , écoutant le bruit et Uairant l'air
qui venait de Londres. Les deux armées s'aperçurent à la hauteur de Newcastle ;
Lambert, arrivé le premier, campa dans la ville même. Monk, toujours circonspect,
s'arrêta oîi il était , et plaça son quartier général à Coldstream , sur la Tweed.
La vue de Lambert répandit la joie dans l'armée de Monk, tandis qu'au contraire
la vue de Monk jeta le désarroi dans l'armée de Lambert. On eiit cru que ces intré-
pides batailleurs, qui avaient fait tant de bruit dans les rues de Londres , s'étaient
mis en roule dans l'espoir de ne rencontrer personne, et que maintenant, voyant
.qu'ils avaient rencontré une armée et que cette armée arborait devant eiix , non seu-
lement un étendard , mais encore une cause et un principe , on eût cru , disons-nous ,
que ces intrépides batailleurs s'étaient mis à réfléchir qu'ils étaient Tnoins bons républi-
cains que les soldats de Monk, puisque ceux-ci soutenaient le parlement, tandis que
Laiid)ert ne soutenait rien, pas même lui. Quant à Monk, s'il eut à réfléchir ou s'il
réfléchit, ce dut être fort tristement, car l'histoire raconte, et celte pudique dame,
on le sait, ne ment jamais, car l'histoire raconte ([ue le jour de son arrivée à Colds-
tream , on chercha inutilement un mouton par toute la Tille.
Force fut donc à chacun d'être satisfait, ou tout au moins de le paraître. Monk,
tout aussi affamé que ses gens, mais affectant la plus parfaite indifférence pour ce
mouton absent, coupa un fragment de tabac long d'un demi-pouce, à la carotte d'un
sergent qui faisait partie de sa suite , et commença à mastiquer le susdit fragment en
assurant à ses Ueutenans que la faim était une chimère , et que d'ailleurs on n'avait
jamais faim , tant qu'on avait quelque chose à mettre sous sa dent.
Monk connaissait parfaitement cette position, Newcastle et ses environs lui avant
déjà plus d'une fois servi de quartier général. Il savait que le jour son ennemi pourrait
sans doute jeter des éclaireurs dans les ruines voisines et y venir chercher une escar-
mouche, mais que la nuit il se garderait bien de s'y hasarder. Il se trouvait donc en
sûreté. Aussi ses soldats purent-ils le voir, après ce qu'il appelait fastueusement son
souper, c'est-à-dire après l'exercice de mastication que nous venons de rapporter,
comme depuis Napoléon à la veille d'Austerlitz , dornn'r tout assis sur sa chaise de
jonc, moitié sous la lueur de sa lampe, moitié sous le reflet de la lune, qui com-
mençait à monter aux cieux. Ce qui signifie qu'il était à peu près neuf heures et
demie du soir.
Tout à coup Monk fut tiré de ce demi-sonnneil, factice peut-être, par une troupe
de soldats qui , accourant avec des cris joyeux , venait frapper du pied les bâtons de la
tente de M<ink , tout en bourdonnant pour le réveiller. Il n'était pas besoin d'un si
grand bruit. Le gi'iiéral ou\rit les yeux. — Eli bien! mes enfans, que se passe-l-il
T. I. 0
8^ LES MOUSQUETAIRES.
t'niîc? demanda le général. — Géuéral, réj)onJireul plusieurs voix, général, vous
soiipcrez. — J'ai soupe, Messieurs, répontliî tranquillement celui-ci, et je digérais
tranquillement, comme vous voyez. Mais entrez , et dites-moi ce qui vous amène. —
Général, une bonne nouvelle. — Bah ! Lambert nous fait-il dire qu'il se battra de-
main? — Non , mais nous venons de capturer une barque de pêcheurs qui portait du
poisson au camp de Newcastle. — Et vous avez eu tort, mes amis. Ces messieurs de
Londres sont délicats, ils tiennent à leur premier service; vpus allez les mettre de
très-mauvaise humeur. 11 serait de bon goût, croyez-moi, de renvoyer à M. Lambert
ses poissons et ses pécheurs, à moins que... Le général réfléchit un instant. — Dites-
moi, continua-t-il, quels sont ces pécheurs, s'il vous plait'/ — Des marins picards qui
péchaient sur les côtes de France ou de'Hollande , et qui ont été jetés sur les nôtres par
un grand vent. — Quelques-uns d'entre eiu parlenl-Us notre langue? — Le chef nous
a dit quelques mots d'anglais.
La déliance du géuéral s'était éveillée au fur et à mesure que ces renseignemens
lui venaient. — C'est bien, cUt-il, je désire voir ces hommes; amenez-les-moi. Uu
oflicier se détacha aussitôt pour les aller chercher. — Comliien sont-ils? continua
Monk , et quel bateau montent-ils ? — ils sont dix ou douze , mon général , et ils
montent une espèce de chasse-marée . comme ils appellent cela , de construction hol-
landaise, à ce qu'il nous a semblé. — Et vous dites qu'ils portaient du poisson au camp
de M. Lambert? — Oui, général. 11 parait môme qu'ils ont fait une assez bonne pèche.
— Bien , nous allons voir cela, dit Monk.
En effet, au moment même l'oflicier revenait, amenant le chef de ces pêcheurs,,
bonnne de cinquante à cinq\iante-cinq ans à peu près, mais de bonne mine. Il était
de moyenne taille et portait un justaucorps de grosse laine, un bonnet enfoncé jus-
qu'aux yeux; un coutelas était passé à sa ceinture, et il marchait avec cette hésitation
toute particulière aux marins, qui ne sachant jamais, grâce au mouvomenidu bateau,
si leur pied posera sur la planche ou dans le \ ide , donnent à chacun de leurs pas une
assiette aussi sûre que s'il s'agissait de; ])oser un pilotis.
Monk, avec un regard tin et |Kniélrant, considéra lonyleuqis le pêcheur, (pii lui
souriait de ce sourire moitié naniuois, moitié niais, particulier à nus |ia\>aM>. —Tu
parles anglais? lui demanda Monk eu excellent français. — Ali ! Imu mal . miiord ,
répondit le pêcheur. Celle réponse fut faite bien plutôt avec l'accentualion \ i\e et
saccadée des gens d'outre-Loire <pi'avec l'accent un [leu ti'ainard des contrée^ de l'ouest
et du nord de la France. — Mais enlin lu le parles , insista Monk , pour étuilier encore
une fois cet accent. — Eh! nous autres gens de mer, répondit le pêcheur . nous par-
lons im peu toutes les langues. — Alors lu es matelot |iêcheur. -r- l'our aujourd'hui ,
miiord, pécheur, et fameu.v pêcheur même. J'ai pris un bai' qui pèse au moins trente
livres, et plus de cimpiante mulets ; j'ai aussi de petits merlans ipii seront piufails dans
la friture. — Tu me fais l'effet d'avoir plus péché dans le golfe dt Gascogne que dans
la Manche . dit Monk en souriant. — En elfel . je suis du Midi; cela emiiêche-l-il
d'être bon pêcheur, miiord? — Non pas, et je l'achète la pêche: maiiit.Miaiil [larle
avec franchise; à qui la destiiiais-luV — Milnid . y ne vous cacherai point (pie j'allais
Newcasile, loul en sui\ant la côle . lorMiu'im gros de cavalieis ipii irmontaienl le
rivage en sens inverse a fiil signe à m.i i>ari|iie de rebrousser chemin juMpi au camii
de "Voire llniuiriir. sous peine d'une dci barge de mouMpieterie. (lomnio je notais
pas arméeii guerre, ajouta le |>tVbeur en souriant , j'ai dû obéir. — El pourquoi allais-ln
chez l.auibeil el non chez moi? — Miiord, je serai franc : Voire Seigneurie le permet'
,.||,.'.' Oui, el même au besoin je le rordomie. — \i\\ bien I iiiiloid. j allais cheX
M. I„iiiibcil. p.iicc (jue ces miissieiirs (le la ville paient bien , laiidis ipic vous autre»
a
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 83,
Écossais , puritains, presbytériens , covenantaires , comme vous voudrez vous appeler,;
vous mangez peu, mais ne payez pas du tout.
JMonk haussa les épaules sans cependant pouvoir s'empêcher de sourire eu même;
temps. — Et pourquoi , étant du Midi, viens-tu pêcher sur nos côtes? — Parce que,
j'ai eu la bêtise de me marier eu Picardie. — Oui; mais entîn la Picardie n'est pas
l'Angleterre. — Milord , l'honnue pousse le bateau à la mer; mais Dieu et le vent l'ont;
le i-este et poussent le bateau où il leur plaît. — Tu n'avais donc pas rintention d'à*',
border chez nous? — Jamais. — Et quelle route faisais-tu? — Nous revenions d'Os-
tende, où l'on avait déjà vu des maquereaux, lorsqu'un grand vent du midi nous a
fait dériver; alors , voyant qu'il était inutile de lutter avec lui , nous avons tilé devant
lui. Il a donc fallu, pour ne pus perdre la pêche, qui était bonne, l'aller vendre au
plus prochiiin port d'Angleterre; or, ce plus prochain port c'était Newcastle; l'occa-;
sion était bomie, nous a-t-on dit, il y avait surcroit de population dans le camp, sur-
croît de population dans la ville ; l'un et l'autre étaient pleins de gentilshonnnes très-
riches et très-affamés , nous disait-on encore ; alors je me suis dirigé vers Newcastle.
— Et tes compagnons , où sont-ils ! — Oh ! mes compagnons , ils sont restés à bord ; ce
sont des matelots sans instruction aucune. — Tandis que toi... lit Monlv. — Oh ! moi,
dit le patron en riant, j'ai beaucoup couru avec mon père, et je sais comment on dit
un sou, un écu, une pistole , un louis et un double louis dans toutes les langues de
l'Europe; aussi mon équipage m'écoute-t-il comme mi oracle et m'obéit-il comme à un
amiral. — Alors c'est lui qui avais choisi M. Lambert comme la meilleure pralicpin.
— Oui, certes. Et soyez franc, milord, m'étais-je trompé"? — C'est ce que tu verras
plus tard. — En tout cas, milord, s'il y a ftmte, la faute est à moi , et il ne faut pas
en vouloir pour cela à mes camarades. — Voilà décidément un drôle spirituel, pensa
Monk .
Puis, après quelques minutes de silence employées à détailler le pêcheur : — Tu
viens d'Ostende, m'as-tu dit? demanda le général. — Oui, milord, en droite litrue.
— Tu as entendu parler des affaires du jour, alors, car je ne doute point qu'on ne
s'en occupe en France et en Hollande. Que fait celui qui se dit le roi d'Angleterre?
— Ohl milord , s'écria le pécheur avec une franchise bruyante et expansive, voilà
une heureuse question, et vous ne pouviez mieux vous adresser qu'à moi, car en
vérité j'y peux faire une fameuse réponse. Figurez-vous , milord, qu'en relâchant à
Ostcnde pour y vendre le pevi de maquereaux que nous y avions péchés, j'ai vu l'ex-
roi qui se promenait sur les dunes, en attendant ses chevaux, qui devaient le conduire
à La Haye : c'est un grand pâle avec des cheveux noirs , et la mine un peu dure. Il a
l'air de se mal porter , au reste , et je crois que l'air de la Hollande ne lui est pas bon.
Monk suivait avec une grande attention la conversation rapide, colorée et diffuse
du pêcheur , dans une langue qui n'était pas la sienne; heureusement, avons-nous
dit , qu'il la parlait avec ime grande facilité. Le pêcheur , de son côté , employait tan-
tôt lui luot français, tantôt un mot anglais , tantôt mi mot qui ne paraissait appai'tiMiir
à aucune langue et qui était un mot gascon. Heureusement ses yeux parlaient pour
lui et si éloquemment qu'on pouvait bien perdre un mot de sa bouche , mais pas ime
seule intention de ses yeux.
Le général paraissait de plus en plus satisfail de soti examen. — Tu as dû entendre,
dire que cet ex-roi, comme tu l'appelles, se dirigeait vers La Haye dans un but quel-
conque. — Oh ! oui , bien certainement, dit le pêcheur, j'ai entendu dire cela. — Et
dans quel but? — Mais toujours le même, fit le pêcheur ; n'a-t-il pas cette idée fixe
de revenir en Angleterre? — C'est vrai , dit Monk pensif, — Sans compter, ajouta le
pêcheur, que le stathouder... vous savez, milord, Guillaume II... — Eh bien? — Il l'y
84 LES MOUSQUETAIRES.
aidera de tout son pouvoir. — Ah ! tu as entendu dire cela? — Non , mais je le crois.
— Tu es fort en politique, à ce qu'il paraît? demanda Monk. — Oh! nous autres
marins, milord, qui avons l'habitude d'étudier l'eau et l'air, c'est-à-dire les deux
choses les plus mobiles du monde , il est rare que nous nous trompions sur le reste.
— Voyons, dit Monk changeant de conversation, on prétend que tu vas nous bien
nourrir. — Je ferai de mon mieux, milord. — Combien nous vends-tu ta pèche,
d'abord? — Pas si sot que de faire un prix, milord. — Poiu-quoi cela? — Parce que
mon poisson est bien à vous. — De quel droit? — Du droit du plus fort. — Mais eniin
mon intention est de te le pa'yer. — C'est bien généreux à vous, milord. — Et ce qu'il
vaut, même. — Je ne demande pas tant. — Et que demandes-tu donc, alors? —
Mais je demande à m'en aller. — Où cela? Chez le général Lambert? — Moi!
s'écria le pêcheur; et pourquoi faite irais-je à Ne\vcastle, puisque je n"ai plus de
poisson? — Dans tous les cas, écoute-moi. — J'écoute — Un conseil. — Comment I
milord veut me payer et encore me donner un bon conseil ! mais milord me comble.
Monk regarda plus fixement quejamais le pêcheur, sur lequel il paraissait toujours
conserver quelque soupçon. — Oui, je veux te payer et te donner un conseil, car les
deux choses se tiennent. Donc, si tu t'en retournes chez le général Lambert. . . Le pê-
cheur fit un mouvement de la tête et des épaules qui signifiait : — S'il y tient, ne le
contrarions pas. — Ne traverse pas le marais , continua Monk ; tu seras porteur d'ar-
gent, et il y a dans le marais quelques embuscades d'Ecossais que j"ai placées là. Ce
sont gens peu traita blés qui comprennent mal la langue que tu parles, quoiqu'elle me
paraisse se composer de trois langues, et qui pourraient te reprendre ce que je t'au-
rais donné, et de retour dans ton pays, tu ne manquerais pas de dire que le général
Monk a deux mains, l'une écossaise, l'autre anglaise, et qu'il iv[M\'nd avec la main
écossaise ce qu'il a donné avec la main anglaise. — Oh ! général . j'irai oii a ous vou-
drez , soyez tranquille , dit le pécheur avec nue crainte trop expressive pour n'être pas
exagérée. Je ne demande qu'à rester ici , moi, si vous voulez que je reste. — Je te crois
bien, dit Monk avec nn imperceptible sourire; mais je ne puis cependant te garder
sous ma tente. — Je n'ai pas cette prétention, milord, et désire seulement que Votre
Seigneurie m'indique où elle veut que je me poste. Qu'elle ne se gêne pas , pour nous
une nuit est bieutôt passée. — Alors je vais te faire conduire à ta barque. — Connue
il plaira à Votre Seignein-ic. Seulement , si Votre Seigneurie voulait me faire recon-
duire par un charpentier, je lui en serais on ne peut plus reconnaissant. Ces messieurs
de votre armée, en faisant reinoiilcr la rivière à ma barque, avec le câble (]ue tii'aient
leurs chevaux, l'ont quidcpie peu déchirée aux l'oches de la rive, en sorte cpie j'ai au
moins deux pieds d'eau dans ma cale, inilnrd. — liaison de plus pour (pie tu veilles
sur ton bateau , ce me sendjle. — Milord , je suis bien à vos ordres, dit le pêciieur. Je
vais décharger mes paniers où vous voudrez; puis vous me paierez si cela vous plaît,
vous me renverrez si la chose vous convient. Vous voyez que je suis facile à vivre ,
moi. — Allons, allons, tu es un bon diable, dit Monk, dont le regard scrutateur
n'avait pu trouver une seule ombre dans la liuqiidité de l'œil du |)êcheur. Holà! Digby.
Un aide-de-canq) parut. — Vous conduirez ci; digne garçon et ses conqiagnons aux
petites tentes des cantines, en a\ant des marais: de cette façon ils seront à portée de
joindre leur barque, et c(;peudaut ils ne ciiiiilicront pas dans l'eau cette nuil. Qu \ a-
1-il, Spilbead? Spillieail était le sergent au(iuel Monk. ]io\n- souper, axait emprunté
un moiceau de tabac. .Spilbead. en entrant dans la lente dii uénéral sans cire ajipele,
motivait celte (lueslion de Monk. — Milord. dit-il, un gcnlilbonnne liançais \ienl de
se présenter aux avant-postes l't demande à |)arlerà Voire llomieur.
Tout cela était dit , bien enlendu, en anglais. Quoii|ne la coii\ersatiou lùt lieu en
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 85
cette langue , le pêcheur fil un léger mouvement que Monk , occupé de son sergent,
ne remarq\Ki point. — Et quel est ce gentillionune? demanda Monk. — Milord, ré-
pondit Spithead, il me l'a dit; mais ces diables de noms français sont si difficiles à
prononcer pour un gosier écossais que je n'ai pu le retenir. .\u surplus, ce gentil-
homme , à ce que m"ont dit les gardes , est le même qui s'est présenté hier à l'étape
et que Votre Honneur n'a pas voulu recevoir. — C'est vrai , j'avais conseil d'officiers.
— Milord décide-t-il quekpie chose à l'égard de ce gentilhonune? — Oui, qu'il soit
amené ici. — Faut-il prendre des précautions? — Lesquelles'? — Lui bander les yeux ,
par exemple. — A quoi bon? Il ne verra que ce que je désire qu'on voie, c'est-à-dire
que j'ai autour de moi onze mille braves qui ne demandent pas mieux que de se
couper la gorge en l'honneur du parlement, de l'Ecosse et de l'Angleterre. — Et cet
bonune, milord? dit Spithead en montrant le pécheur, qui pendant cette conversalinn
était resté debout et immobile, en homme qui voit, mais ne comprend pas. — Ah!
c'est vrai, dit Monk. Puis se retournant vers le marchand de poisson, — Au revoir,
mon brave homme, dit-il; je t'ai choisi im gîte. Dighy, emmenez-le. Ne crains rien,
on t'enverra ton argent tout à l'heure. — Merci, milord, dit le pécheur. Et après
avoir salué il partit accompagné de Digby.
A cent pas de la tente, il retrouva ses compagnons, qui chuchotaient avec une
volubihté qui ne paraissait pas exempte d'inquiétude. Mais il leur fit un signe qui
parut les rassurer. — Holà! vous autres, dit le patron, venez par ici : Sa Seigneurie
le général Monk a la générosité de nous payer notre poisson , et la bonté de nous
donner l'hospitalité pour cette nuit.
Les pêcheurs se réunirent à leur chef, et, conduite par Dighy, la peUte troupe s'a-
chemina vers les cantines, poste qui, on se le rappelle, lui avait été assigné. Tout en
cheminant, les pécheurs passèrent dans l'ombre près de la garde qui conduisait le gen-
tilhomme français au général Monk. Ce gentilhomme était à cheval et enveloppé d'un
grand manteau, ce qui fit que le patron ne le put voir, quelle que parût être sa cu-
riosité. Quant au gentilbonnne, ignorant qu'il coudoyait des compatriotes, il ne fit
pas même attention à cette petite troupe. L"aido-de-canip installa ses hôtes dans une
tente assez propre d'où fut délogée une cantinière irlandaise qui s'en alla coucher où
elle put avec ses six enfans. Un grand im brûlait en avant de cette tente et projetait
sa lumière pourprée sur les flaques herbeuses du marais que ridait une brise assez
fraîche. Puis l'installation faite, l'aide-de-camp souhaita le bonsoir aux matelots en
leur faisant observer que l'on voyait du seuil de la tente les mâts de la barque qui se
balançait sur la Tweed , preuve qu'elle n'avait pas encore coulé à fond. Cette vue
parut réjouir infiniment le chef des pêcheurs.
LE TRËSOR,
Le gentilhomme français que Spithead avait annoncé à Monk et qui avait passé si
bien cn\iloppé de son manteau près du pécheur qui sortait de la tente du général cinq
minutes avant qu'il y entrât, le gentilhomme français traversa les différens postes sans
même jeter les yeux autour de lui, de peur de paraître indiscret. Comme l'ordre en
avait été donné, on le conduisit à la tente du général. Le gentillionune fut laissé seul
dans l'antichambre qui précédait la Wn\,^, et il attendit Monk, qui ne tarda à paraître
86 LES MOUSQUETAIRES.
qm- le temps qu'il mit à entendre le rapport de ses gens et à étudier par la cloison de
toile le visage de celui qui sollicitait un entretien.
Sans doute, le rapport de ceux qui avaient accompagné le gentilhomme français
■établissait la discrétion avec laquelle il s'était conduit, car la première impression
que l'étranger reçut de l'accueil fait à lui par le général fut plus favorai)le qu'il n'avait
à s'y attendre eu un pareil moment et de la part d'un homme si soupçonneux. Néan-
moins, selon son habitude, lorsque Monk se tro\iva en face de l'étranger, il attacha
6ur lui ses regards perçans, que, de son côté, l'étranger soutint sans être embarrassé
ni soucieux. Au bout de quelques secondes le général fit un geste de la main et de la
tête en signe qu'il attendait.
— ^lilord,dit le gentilhomme en excellent anglais, j'ai fait demander une entrevue
à Votre Honneur pour affaire de conséquence. — Monsieur, répondit Monk en fran-
çais, vous parlez purement notre langue pour un fils du confinent. Je vous demande
bien pardon, car sans doute la question est indiscrète, parlez-vous le fi'ançais avec la
même pureté? — Il n'y a rien d'étonnant, milord, à ce que je parle anglais assez
amilièrement; j'ai, dans ma jeunesse, habité l'Angleterre, et depuis j'y ai fait deux
voyages.
Ces mots furent dits en français et avec une pureté de langue qui décelait tion-
seulement un Français, mais im Fiançais des environs de Tours. — Et quelle partie
de l'Angleterre avez-vous habitée, Monsieur-? — Dans ma jeunesse, Londres, milord,
ensuite, vers 4635, j'ai fait un voyage de plaisir en Ecosse: enfin, en ICtS, j'ai
habile quelque temps Newcastle, et particulièrement le couvent dont les jardins sont
occupés par votre armée. — Excusez-moi, Monsieur, mais, de ma part, vous com-
prenez ces questions, n'est-ce pas? — Je m'étonnerais, milord, qu'elles ne me fussent
point faites. — Maintenant , Monsieur, que puis-je pour votre service et que désirc^-
vous de moi? — Voici, milord; mais auparavant, sommes-nous seuls? — Parfaite-
ment seuls, Monsieur, sauf toutefois le poste qui nous garde.
En disant ces mots, Monk écarta la tente de la main et monli'a an geutilhonime
que le factionnaire était placé h dix pas au plus et qu'an preniiei- appel on pouvait
avoir main-forle eu une seconde. — En ce cas, milord , dit le genlillinimiie d'un ton
aussi calme qoc ^i (bqiuis longtemps il eût été lié d'aniilii' avec son inlcrlucnlenr. je
suis très-iléridé à [larler à Votre Honneur, parce ([ueje vous sais bomièlc bnnnne. Au
reste la comnmniciition que je vais vous faire ^ous proiivera l'cslime dans laquelle je
vous tiens.
Monk. étonné de ce langage «pii établissait entre lui et le genlilbonimo français
l'égalité an nidins. releva son œil perçant sur l'étranger, et avec une ironie .:cnsible
par la seuh; inllexion de sa voix , car pas un muscle de sa physionoiuie ne bougea. —
Je vous remercie, Monsieur, dit-il : mais <rabord ([ni ètes-^ons. je \ons prie? — J'ai
déjà dit mon nom à votre sergent, milord. — Excnscz-le, Monsieur, il est Ecossais, il a
éprou\é de la ililliinlli' à le retenir. — Je m'appelle le comte <le la Fère . ^h1nsielu•,
dit Athos en s'iiiclinanl. — Le comte de la Fère? dit Monk , cherdiant à se souvenir.
Pardon, Monsieur; mais il me scndile ipic c 'e^l la jirenn'ère fois que j'entends ce nom.
r{em|dissez-\(ius (pii'l(|ne pciste à la cnnr de Fiance? — Aui'un. Je suis un simple gen-
tilhoninie. — (Jueltinc dignité? — Le l'oi Charles I" m'a fait chevalier de l;i .lai'retière,
et la reiiir .\niii' d'Antrii lie ni a dniun' le lordon ilu .'^aint-Esprit. Vnil.'i mes seules
dignités, .Mnii>i<'iir. — La Jarrelièrc! le Sainl-l>prit ! Vous êtes cbe\alier de e("s deux
ordi'es, Monsieur? — Oui. — F,l h (|nelle occasion une pareille faveur vous a-t-elle
été acc(ii'dé(^? — Pour services rendus à Leurs Maj<'slés.
Monk I egarda avec étonncmenl cet lionnne qui lui paraissait si simple et si grand eu
LE VICOMTE DE BRAGELONNE 87
même temps. Puis, comme s'il eût renoncé à pénétrer ce mystère de simplicité et de
grandeur, sur lequel l'étranger ne paraissait pas disposé à lui donner d'autres rensei-
gnemens que ceux qu'il avait déjà reçus, — C'est bien vous, dit-il, qui hier vous êtes
présenté aux avant-postes? — Et qu'on a renvoyé ; oui, milord, — Beaucoup d'offi-
ciers , Monsieur, ne laissent entrer personne dans leur camp, surtout à la veille d'une
bataille probable. Mais moi je diffère de mes collègues et n'aime arien laisser derrière
moi. Tout avis m'est bon: tout danger m'est envoyé par Dieu, et je le pèse dans ma
main avec l'énergie qu'il m'a donnée. Aussi n'avez-vous été congédié hier qn'k cause
(hi conseil que je tenais. Aujourd'hui . je suis libre , parlez. — Milord , vous avez d'au-
t;int mieuv l'ait de me recevoir qu'il ne s'agit en rien ni de la bataille que vous allez
livrer au général Lambert, ni de votre camp , et la preuve . c'est que j'ai détourné la
tête pour ne pas voir vos hommes, et fermé les yeux pour ne pas compter vos tentes.
Non, je viens vous parler, milord, pour moi. — Parlez donc. Monsieur, dit Monk. —
Tout à l'heure . continua Athos. j'avais l'honneur de dire à Votre Seigneurie (pie j'ai
longtemps habité Newcastle • c'était au temps du roi Charles 1""' et lorsque le feu roi
fut livré à M. Cromwell par les Écossais. — Je sais, dit froidement Monk. ~ J'avais
en ce moment une forte somme en or, et à la veille de la bataille , par pressentiment
peut-être de la façon dont les choses se devaient passer le lendemain , je la cachai dans
la principale cave du couvent de Newcastle , dans la tour dont vous voyez d'ici le som-
met argenté par la lune. Mon trésor a donc été enterré là', et je venais prier Votre
Honneur de permettre que je le retire avant que peut-être la bataille se portant de ce
côté, une mine ou peut-être quelque autre jeu de guerre ne détruise le bâtiment
et n'éparpille mon or, ou ne le rende apparent de telle façon que les soldats s'en
emparent.
Monk se connaissait en hommes, il voyait sur la physionomie de celui-ci toute
l'énergie , toute la raison , toute la circonspection possibles. Il ne pouvait donc attrilmer
qu'à une magnanime confiance la révélation du gentilhomme français, et il s'en montra
profondément touché. — Monsieur, dit-il , vous avez en effet bien auguré de moi.
Mais la somme vaut-elle la peine que vous vous exposiez? Croyez-vous même qu'elle
soit encore à l'endroit où vous l'avez laissée? — Elle y est, M(insieur, n'en doutez pas.
— Voilà pour ime question ; mais pour l'autre... Je vous ai demandé si la somme était
tellement forte que vous dussiez vous exposer ainsi. — Elle est forte réellement, oui,
milord , car c'est un nuUion que j'ai enfermé dans deux barils. — Un million ! s'écria
Monk, que cette fois à son tour Athos regardait fixement et longuement. Monk s'en
aperçut ; alors sa défiance revint. — Voilà , se dit-il , un homme qui me tend un piège.
— Ainsi, Monsieur, reprit-il, vous voudriez retirer cette somme, à ce,que je com-
prends? — S'il vous plaît, milord. — Aujourd'hui? — Ce soif même , et cela à cause
des circonstances que je vous ai expliquées. — Mais, Monsieur, objecta Monk, le gé-
néral Lambert est aussi près de l'ahhaye où vous avez affaire que moi-même. Pour-
quoi donc ne vous ctes-vous pas adressé à lui? — Parce que, milord, quand on agit
dans les circonstances importantes , il faut consulter son instinct avant toutes choses.
Eh bien, le général Lambert ne m'inspire pas la confiance que vous m'inspirez. —
Soit, Monsieur, Je vous ferai retrouver votre argent, si toutefois il y est encore , car
enfin il peut n'y être plus. Depuis 1648, douze ans sont révolus et bien des événe-
meus se sont passés.
Monk insistait sur ce point pour voir si le gentilhonune français saisirait l'échappa-
toire qui lui était ouverte, mais Athos ne sourcilla point. — Je vous assure, milord,
iht-il l'ernicment , (pie ma convicfion , à l'endroit des deux barils , est (pi'ils n'ont changé
ni de place ni de maître. Cette réponse avait enlevé à Monk un soupçon, mais elle lui
88 LES MOUSQUETAIRES.
fil avait suggéré un autre. Sans doute ce Français était quelque émissaire envoyé pour
induire en faute le protecteur du parlement; l'or n'était qu'un leurre; sans doute en-
core à l'aide de ce lem-rc on voulait exciter la cupidité du général. Cet or ne devait pas
exister. Il s'agissait, pour Monk , de prendre en flagrant délit do nionsonge et de ruse le
gentilhomme français, et de tirer du mauvais pas même oîi ses ennemis voulaient l'en-
gager, un triomphe pour sa renonnnée. Monk une fois tixé sur ce qu'il avait à faire ,
— Monsieur, dit-il à Athos, sans doute vous me ferez l'honneur de partager mon
souper ce soir. — Oui, milord. répondit Athos en s'inclinant, car vous me faites un
honneur dont je me sens digne par le penchant qui m'entraîne vers vous. — C'est
d'aiitant plus gracieux à vous d'accepter avec cette franchise que mes cuisiniers sont
peu nomhreux et peu exercés et que mes approvisionneurs sont rentré? ce soir les
mains vides; si bien que sans un pécheur de votre nation qui s'est fourvoyé dans mon
camp , le général Monk se couchait sans souper aujourd'hui. J'ai donc du poisson frais,
à ce que m'a dit le vendeur. — Milord, c'est principalement pour avoir l'honneur de
passer quelques instans de plus avec vous.
Après cet échange de civilités , pendant lequel Monk n'avait rien perdu de sa cir-
conspection , le souper, ou ce qui devait en tenir lieu , avait été servi sur une table de
bois de sapin.
Monk lit signe au comte de la Fère de s"*asseoir à cette table et prit place en face de
lui; un seul plat, couvert de poisson bouilli , offert aux deux illustres convives, pro-
mettait plus aux estomacs affamés qu'aux palais difficiles.
Tout en soupant, c'est-à-dire en mangeant ce poisson arrosé de mauvaise aie,
Monk se lit raconter les derniers événemens de la Fronde, la réconciliation de
M. de Condé avec le roi, le mariage probable de Sa Majesté avec l'infante Marie-
Thérèse, mais il évita, comme Athos l'évitait lui-même , toute allusion aux intérêts
politiques qui unissaient ou plutôt qui désunissaient en ce moment l'.Angleterre , la
France et la Hollande.
Monk, dans cette conversation, se convainquit d'une chose qu'il avait déjà re-
marquée aux premiers mots échangés , c'est qu'il avait affaire à un homme de haute
distinction. Celui-là ne pouvait être un assassin, et il répugnait à Monk do le croire
\m os[iion , mais il y avait assez de finesse et de fermeté à la fois dans Athos pour que
Monk crût reconnaître en lui un conspirateur. Lorsqu'ils eurent quitté la table , —
Vous croyez donc à votre trésor. Monsieur? demanda Monk. — Oui, milord. — Sc-
riousomont? — Très-sérieusement. — Et vous croyez retrouver la place à laquelle il
a été enterré? — A la première inspoction. — l'^b bien . Monsieur, dit Monk, par cu-
riosité, je vous acconq)agnerai. El il faut d'autant i)liis cpio je vous accompagne que
vous éprouveriez les plus grandes difficultés à circuler dans le camp sans moi ou l'un
de mes lioiilonans. — Cénéral , je ne soulfi-irais pas (pio \ ous vous dérangeassiez si je
n'avais on ollot besoin do votre couqiagnii' ; mais couuno je reconnais que cette com-
|iagnio m'est non-soulomont bniioiaiilo niais nécessaire, j'accepte. — Désirez-vous
([lie nous eiumenioiis du iiioinloV doiiiaiida Monk à ,\tlios. — Général, c'est inutile,
je crois, si vous-méiiio non voyez pas la nécessité. Itoiix lioiiiiiios et un cheval sufli-
ronl piiur li in-portor les deux hai'ils sur la feloiiipio ipii m'a aiiioiié. — Mais il faudra
piocher, croiiM'r, remuer la terre, fendre des |iorros . ol xous no comploz jias faire
cette besogne vous-même , n'est-ce pas? — Géiioial . il iio l'aiil ni creuser ni piocher.
Le trésor est enfoui dans le caveau dos sépultures du coiiviMil ; sous une pierre , dans
la([uolle est scellé un gros amioaii do l'er, s'oii\ro un petit degré do quatre marches.
Les deux barils sont là. boni à boni, recouverts il'iin cndnildo plàlro , ayant la forme
d'oui' bière. Il y a en oiilro iiiu! iii^iriplioii qui dciil un' sciur à rocniiiiaîlro la [lierre;
LE Vir,(1MTR DE BRAGELONNE. 89
et comme je ne veux pas, dans une affaire de délicatesse et de confiance . garder de
secrets pour Votre Honneur, voici cette inscription :
« Hic jurct vvnerahlth Petrus Guillelmux Scott, canon, honorab. conreiifùs Noi'i
CasteHl. Obiil quarlà et dccimd die [eh. ann. Dom. mdcxlvim. Requiescat in pace. »
ilonk ne perdait pas une parole. Il s'étonnait, soit de la duplicité merveilleuse de
cet homme et de la façon supérieure dont il jouait son rôle , soit de la bonne foi loyale
avec laquelle il présentait sa requête , dans une situation où il s'agissait d'un million
aventuré contre un coup de poignard au milieu d'une armée qui eût regardé le vol
comme une restitution. — C'est bien, dit-il, je vous accompagne, et l'aventure me
paraît si merveilleuse que je veux porter moi-même le flambeau. Et , en disant ces
mots, il ceignit une courte épée, plaça un pistolet à sa ceinture, découvrant dans ce
mouvement, qui fit entrouvrir son pourpoint, les tins anneaux d'une cotte de mailles
destinée à le mettre à l'abri du premier coup de poignard d'un assassin.
Après quoi il passa un dirk écossais dans sa main gauche ; puis se tournant vers
Athos: — Étes-vous prêt. Monsieur, dit-il? je le suis. Athos , au contraire de ce que
venait de faire Monlv, détacha son poignard, qu'il posa sur la table, désagrafa le
ceinturon de son épée qvi'il coucha près de son poignard, et sans affectation ouvrant
les agrafes de son pourpoint comme pour y chercher son mouchoir, montra sous sa
fine chemise de batiste sa poitrine nue et sans armes, offensives et défensives. —
Voilà en vérité un singulier honune , dit Monk , il est sans arme aucune ; il a donc
une embuscade placée là-bas. — Général, dit-il, comme s'il eîit deviné la pensée de
Monk , vous voulez que nous soyons seuls , c'est fort bien ; mais un grand capitaine ne
doit jamais s'exposer avec témérité; il fait nuit, le passage du marais peut olfrir des
dangers, faites-vous accompagner. — Vous avez raison , dit-il. Et appelant , — Uigliy?
L'aide-de-camp parut. — Cinquante hommes avec l'épée et le mousquet , dit-il ; et
il regardait Athos. — C'est bien peu, dit Athos, s'il y a du danger; c'est trop s'il n'y
en a pas. — J'irai seul, dit Monk. Digby, je n'ai besoin de personne. Venez, Monsieur.
LE MARAIS.
Athos et Monk traversèrent, allant du camp vers la Tweed, cette partie de terrain
que Digby avait fait traverser aux pêcheurs venant de la Tweed au camp. L'aspect de
ce lieu, l'aspect des changemens qu'y avaient apportés les hommes, était de nature
à produire le plus grand effet sur une imagination délicate et vive comme celle
d' Athos. Athos ne regardait que ces lieux désolés; Monk ne regardait qu'Athos;
Athos, qui, les yeux tantôt vers le ciel, tantôt vers la terre, cherchait, pensait,
soupirait.
Digby, que le dernier ordre du général et surtout l'accent avec lequel il avait été
donné , avaient un peu ému d'abord , Digby suivit les nocturnes promeneurs pendant
une vingtaine de pas; mais le général s'étant retourné, comme s'il s'étonnait que l'on
n'exécutât point ses ordres, l'aide-de-canq! comprit qu'il était indiscret et rentra dans
sa tente.
Il supposait que le général voidait faire incognito dans son camp une de ces revues
de vigilance que tout capitaine expérimenté ne manque jamais de faire à la veille d'un
engagement décisif; il s'expliquait en ce cas la présence d'Athos, conmie un inférieur
s'explique tout ce qui est mystérieux de la part du chef. Athos pouvait être, et même
90 LES MOUSQUETAIRES.
aux yeux de Digby devait être un espion dont les rcnseiguemens allaient éclairer le
général.
Au jioiit de dix minutes de marche à peu près parmi les tentes et les postes, pins
serrés aux environs du quartier général. Jlouk s'engagea sur une petite chaussée qui
divergeait en trois branches. Celle de gauche conduisait à la rivière, celle du milieu à
l'abbaye de Newcastle sur le marais; celle de droite traversait les premières Ugnes du
camp de Monk , c'est-à-dire les lignes les plus rapprochées de l'armée de Lambert.
Au delà de la rivière était un poste avancé appartenant à l'armée de Monk et qui sur-
veillait rennemi; il était composé de cent cinquante Écossais. Ils avaient passé la Tweed
à la nage , et en cas d'attaque devaient la repasser à la nage en donnant l'alarme : mais
comme il n'y avait pas de pont en cet endroit, et que les soldats de Lambert n'étaient
pas aussi prouqits à se mettre à l'eau que les soldats de Monk , celui-ci ne paraissait
pas avoir de grandes inquiétudes de ce côté.
En deçà de la rivière , à cinq cents pas à peu près de la vieille abbaye , les pêcheurs
avaient leur domicile au milieu d'une fourmilière de petites tentes élevées par les sol-
dats des clans voisins , qui avaient avec eux leurs feamies et leurs enfons. Tout ce pèle-
mèle aux rayons de la lune offrait un coup d'œil saisissant; la pénombre ennoblissait
chaque détail , et la lumière , cette flatteuse qui ne s'attache qu'au côté poli des choses,
sollicitait sur chaque mousquet rouillé le point encore intact, sur tout haillon de toile
la partie plus blanche et moins souillée.
^lonk arriva donc avec Athos , traversant ce paysage sombre éclairé d'mic double
liiiur. la lueur argentée de la lune , la lueur rougeàtre des feux mourans au carrefour
des trois chaussées. Là il s'arrêta , et s'adressant à son compagnon , — Monsieur, lui
dit-il, reconnaitrez-vous votre chemin? — Général, si je ne me trompe, la chaussée
du miUeu conduit droit à l'abbaye. — C'est cela même; mais nous aurions besoin de
lumière pour nous guider dans le souterrain.
Monk se retourna. — Ah ! Digby nous a suivis, à ce qu'il parait . dit-il : tant mieux ,
il va nous procurer ce qvi'il nous faut. — Oui, général . il y a eirecti\emenl là-bas un
homme qui depuis quelque temps marche derrière nous. — Digby ? i.ria Monk . Digby,
venez , je vous prie.
Mais au lieu d'oliéir. rombre lit un mouvement de surprise, et reculant au lieu
d'avancer, elle se courba et disparut le long de la jetée de gauche, se dirigeant vers
le logement (pii avait été donné aux pêcheurs. — Il parait que ce n'était pas Digby, fit
Monk.
T(ius deux avaient suivi rmiilirc ipii sïi.iil é\anoiiie. Mais ce n'est pas chose assez
rare qu'un honmie rôdant à onze heures du soir dans un camp où sont couchés di.\ ou
douze mille honnnes pour qu'Athos et Monk s'inquiétassent de cette disparition. — En
attendant, comme il nous faut im fallut . une lanterne, une ton lie (pieUoiKpie pour
voir où mettre nos pieds', cberdious cefallot, dil.Moid». — Général , le premier s<ddat
venu nous éclairera. — Non, dit Monk, pour voir s'il n'y aurait pas (|uel(pic conni-
vence entre le comte de la Fère et les pêcheurs. Non, j'aimei'ais mieux queUprun de
ces matelots fiançais (pii sont venus ce soir me vendre du poisson. Us piuteul demain ,
et le secret sera mieux gardé par eu\. Tandis cpie si le bruit se lépand dans farméc
écossaise ipic l'on Irouvedes trésors dans l'aliliaye de Newcasile. mes lùglandcrs croi-
ront (|u'il y a \ui million sous chaque dalle, et ils ne laisseionl pas pierre sur pierre
diins le bàlimeut. — Faites connue \ous voudrez, général. ré]iondil .\llios d'mi ton de
voix si inillU'el, (pi'il était évident que Mijdat ou pêcheur, Inut lui elail égal et qu'il
u'éjirouvail aucune |)référence.
Monk s'approdia de la chaussée derrière lacjuelle avait disparu celui que le général
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 91
avait pris pour Digby, c( rencontra mie patrouille qui, faisant le tour des tentes, se
dirigeait vers le quartier général; il fut arrêté avec son compagnon, donna le mol
de passe et poursuivit sa marche. Un soldat , réveillé par le bruit, se souleva dans son
plaid pom- voir ce qui se passait. — Demandez-lui , dit Monk à Atlios , oîi sont les pê-
cheurs: si je lui faisais cette question, il me reconnaîtrait.
Athos s'approcha du soldat, lequel lui indiqua la tente; aussitôt Monk et Athos se
dirigèrent de ce ciMé. Il sembla au général qu'au moment où il s'avançait, une ombre,
pareille à celle qu'il avait déjà vue, se glissait dans cette tente; mais en s'approcliant,
il reconnut qu'il devait s'être trompé, car tout le monde dormait pêle-mêle, et l'on ne
voyait que jambes et que bras entrelacés, Athos, craignant qu'on ne le soupçonnât de
connivence avec quelqu'un de ses compatriotes, resta en dehors de la tente. — Holà!
dit jNlonk en français, qu'on s'éveille ici. Deux ou trois dormeurs se soulevèrent. —
J'ai besoin d'un honnne pour m'éclairer, continua Monk. Tout le monde fit un mou-
vement, les uns se soulevant, les autres se levant tout à fait. Le chef s'était levé
le premier. — Votre Honneur peut compter sin- nous, dit-il d'une voix qui fit tressaillir
Athos. Où s'agit-il d'aller? —Vous le verrez. Un fallot! allons! vile! —Oui, Votre
Honneur, Plaît-il à Votre Honnein" que ce soit moi qui l'accompagne? — Toi ou un
autre, peu m'importe, pourvu que quelqu'un m'éclaire.' — C'est étrange, pensa Athos,
quelle voix singuUère a ce pécheur. — Du feu, vous autres! cria le pêcheur; allons,
dépêchons !
Puis tout bas , s' adressant à celui de ses compagnons qui était le plus près de lui,
— Éclaire, toi, Menneville, dit-il, et tiens-toi prêt à tout. Un des pécheurs fit jaillir
du feu d'une pierre, embrasa vm morceau d'amadou, et à l'aide d'vnie allumette
éclaira une lanteiiie, La lumière envahit aussitôt la tente. — Ètes-vous prêt. Mon-
sieur, dit Monk à Athos, qui se détournait pour ne pas exposer son visage à la clarté,
— Oui, général, répliqua-t-il. — 'Ah! le gentilhomme français! fit tout bas le chef
des pêcheurs Peste! j'ai eu bonne idée de te charger de la connnission,. Menneville,
il n'aurait cju'à me reconnaître, moi. Éclaire, éclaire! "Ce dialogue fut prononcé au
fond de la tente et si bas que ^lonk n'en put entendre une syllabe. Il causait d'ail-
leurs avec Athos. Monk , Athos et le pêcheur quittèrent la tente. — C'était impossible,
pensa Athos. Quelle rêverie avais-je donc été me mettre dans la cervelle! — Va de-
vant, suis la chaussée du milieu ot allonge les janihes, dit Monk au pêcheur. Ils n'é-
taient pas à vingt pas, que la même ombre qui avait paru rentrer dans la tente on
sortait, rampait jusqu'aux pilotis, et protégée par cette espèce de parapet posé aux alen-
tours de la chaussée, observait curieusement la marche du général.
Tous trois disparurent dans la brume. Ils marchaient vers Newcastle, dont on
apercevait déjà les pierres blanches connue des sépulcres. Après une station de quel-
ques secondes sous le porche, jls pénétrèrent dans l'intérieur. La porte était brisée à
coups de hache. — Un poste de quatre hommes dormait en sûreté dans un enfonce-
ment, tant on avait de certitude que l'attaque ne pouvait avoir lieu de ce côté. — Ces *
hommes ne vqus gêneront point? dit JMonk à Athos. — Au contraire Monsieur, ils
aideront à rouler les barils, si Votre Honne\u' le permet. — Vous avez raison.
Le poste, tout endormi qu'il fût, se réveilla cependant aux premiers pas des deux
visiteurs, au milieu des ronces et des herbes qui envahissaient ce porche. Monk
donna le mot de passe et pénétra dans l'intérieur du couvent, précédé toujours de son
fallot. 11 marchait le dernier, surveillant jusqu'au moindre mouvement d'Atbos, son
dirk tout nn dans sa manche, et prêt à le plonger dans les reins d\i gentilhonune au
premier geste suspect qu'il lui verrait faire. Mais Athos d'un pas ferme et sur tra-
versa les salles et les cours. Plus une porte, plus une fenêtre dans ce bâtiment. Les
92 LES MOUSQUETAIRES.
portes avaient été bi niées, quelques-unes sur place, et les cliarlions en étaient ilen-
telés encore par l'action dn feu , qui s'était éteint tout seul , impuissant sans doute à
mordre jusqu'au bout ces massives jointures de chêne assemblées par des clous de
fer. Quant aux fenêtres, toutes les vitres ayant été brisées, on voyait s'enfuir par les
trous des oiseaux de ténèbres que la lueur du fallot cffarnuchait. En même temps des
chauves-souris gigantesques se mirent à tracer auloiu' des deux importuns leurs vastes
cercles silencieux, tandis qu'à la lumière projetée sur les hautes parois de pierres on
voyait trembloler leur ombre. Ce speclacle était rassurant pour des raisonneurs.
ISIonk conclut qu'il n'y avait aucun homme dans le couvent, puisque les farouches
bêtes y étaient encore et s'envolaient à son approche.
Après avoir franchi les décombres et arraché plus d'un lierre i[ui s'était posé comme
ganhen de la solitude, Athos arriva aux caveaux situés sous la grande salle, mais
dont l'entrée donnait dans la chapelle. Là il s'arrêta. — Nous y voilà, général, dit-
il. — Voici donc la dalle? — Oui. — En effet, je reconnais l'anneau, mais l'an-
neau est scellé à plat. — Il nous faudrait un levier. — C'est chose facile à se procurer.
En regardant autour d'eux, Athos et Monk aperçm-ent im petit tiéne de trois
pouces de diamètre qui avait poussé dans im angle du nnu', montant jusqu'à une
fenêtre que ses branches avaient aveuglée. — As-tu un couteau? dit Monk au pê-
cheur.— Oui, Monsieur — Coupe cet arbre, alors. Le pêcheur obéit, mais non sans
que son coutelas en fût ébréché. Lorsque le frêne fut arraché, façonné en forme de
levier, les trois hommes pénétrèrent dans le souterrain. — Arrête-toi là , dit Monk au
pêcheur en lui désignant un coin du caveau , nous avons de la poudre à déterrer, et
ton fallut serait dangereux.
L'homme se recula avec une sorte de terreur et garda lidèlement le poste qu"on lui
avait assigné, tandis que Monk et Athos tournaient derrière une colonne au pied de
laquelle, par un soupirail, pénétrait un rayon de lune reflété précisément parla
pierre que le comte de la Fère venait chercher de si loin. — Nous y voici . dit .Athos,
en montrant' au général l'inscription latine. — C'est vrai, dit Monk.
Athos saisit le levier. — Voulez-vous que je vous aide? dit Monk. — Merci, milord,
je ne veux pas que Votre Honneur -tnettc la main à une œuvre dont pculH'tre elle ne
voudrait pas prendre la responsabilité si elle en connaissait les conséquences probables.
Monk le\ala tête. — Que voulez-vous dire, Monsieur? denianda-t-il. — Je veux dire ..
Mais cet honmie... — .Attendez, dit Monk, je comprends ce que vous craignez. —
Mon ami, dit Monk au pêcheur, remonte cet escalier que nous venons de descendre,
et veille à ce (]ue pci-soune ne nous vienne troubler. Le solilat lit un luouvenieni pour
obéir. — Laisse Ion l'allol, dit Monk, il trahirait ta pr(''seii(e cl pouri'ait te \aloii' ((uol-
(pic Kiup (le mouscpiet effarouché. Le pêcheur parut apprécier le conseil , déposa le
faiiol à terre et liisparul sous la vortte de l'escalier.
Moidi alla prcTiilre le lailot. rpi'il apporta au pied de la colonne. — Ah c;i . dil-il .
c'est blende l'argent qui est caché dans cette tombe? — Oui, milord, et dans cinq
minutes vous n'en dotiterez plus. En même temps Athos frappait un coup violent sur
le plâtre, qui se fendait en présentant une gerçure au bec du levier. Athos introduisit
la pince dans celte gei'cure , et l>ientôt des morceaux lout entiers de plâtre cédèrent,
se soulevant connue des dalles arrondies. .Mors le comte de la Fère saisit les jiierres
et les écarta avec des ébranlrun ii> ilnul ou n'aur.iit pas cru capables des mains aussi
délicates rpie les siennes. — Milonl, dit Athos. voici bien la maçonnerie ilont j'ai
])a?'lé à Votre Honneur. — Oui , mais je ne \ois pas encoi'e les barils, dit Monk. — Si
j'avais un ])oign,ii'il . dil ,\llios en reganl.nil .nilour ilr loi . \ons les verriez bienic'il.
Monsieur. MallicnrruM'nicnl j'ai oublié le nucn d.ui^ l.i Icnle ilc \dlrc Hoimeur. —
ATM )S ET «ON K.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 9,1
Je vous offrirais bien le mien, dit Moiik , ni.iis la lame me semble trop frêle pour la
besoi;ne à laquelle vous la ilestinez.
Athos parut chercher autour de lui un objet quelconque qui piit remplacer l'arme
qu'il désirait. Monk ne perdait pas un des mouvemens de ses mains, une des expres-
sions de ses yeux. — Que ne demandez-vous le coutelas du pêcheur? dit Monk. il
avait un coutelas. — Ah ! c'est juste, dit Athos. puisqu'il s'en est servi pour couper
cet arbre. Et il s'avança vers l'escalier. — Mon ami, dit-il au pêcheur, jetez-moi votre
coutelas, je vous prie , —j'en ai besoin. Le bruit de l'arme retentit sur les marches.
— Prenez, dit Monk, c'est un instrument sohde, à ce que j'ai vu. et dont une main
ferme peut tirer lui lion parti.
Athos ne parut accorder aux paroles de Monk que le sens naturel et simple sous le-
quel elles devaient être entendues et comprises II ne remarqua pas non plus, ou du
moins il ne parut pas remarquer que lorsqu'il revint à Monk . Monk s'écarta en por-
tant la main gauche à la crosse de son pistolet; de la droite il tenait déjà son dirk. Il
se mit donc à l'œuvre , tournant le dos à Monk et lui livrant sa vie sans défense pos-
sible. Alors il frappa pendant quelques secondes si adroitement et si nettement sur le
plâtre intermédiaire, qu'il le sé[>ara en deux parties, et que Monk alors ])ut voir doux
barils placés bout à bout et que leur poids maintenait immobiles dans leur enveloppe
crayeuse. — Milord, dit Athos, vous voyez que mes pressentimens ne m'avaient
point tronqié, — Oui, Monsieur, lit Monk, et j'ai tout lieu de croire que vous èles sa-
tisfait , n'est-ce pas? — Sans doute; la perle de cet arircnt m'eût été on ne ]ieut plus
sensible; mais j'étais bien certain que Dieu, qui pratéi:c la bonne cause, n'aurait pas
permis que l'on détournât cet or qui doit la faire triompher.
— Vous êtes, sur mon honneur, aussi mystérieux en paroles qu'en actions. Mon-
sieur, dit Monk. Tout à l'heure je vous ai peu compris, quand vous m'avez dit que
vous ne vouliez pas déverser sur moi la responsabilité de l'œuvre que nous accom-
plissons. — J'avais raison de dire cela, milord. — Et voilà maintenant que vous me
parlez de la bonne cause. Qu'entendez-vous par ces mois, la bonne cause? Athos fixa
sur M(jnk un de ces regards profonds qui >emblent porter à celui qu'on regarde ainsi
le défi de cacher une seide de ses pensées, puis levant son chapeau, il conmiença
d'une voix solennelle, tandis que son interlocuteur, une main sur son visage, laissait
celle main longue et nerveuse enserrer sa moustache et sa barbe , en même temps
que son œil vague et mélancolique errait dans les profondeurs du souterrain.
LE COEUR ET L'ESPRIT.
— Milord, dit le 1 nulle de la Fère, vous êtes un noble Anglais, vous êtes lui
homme loyal: vous iiaricz à un noble Français, à un honuiie de cœur. Cet or con-
tenu dans les deux barils que voici, je vous ai dit qu'il était à moi. j'ai eu tort; c'est
le premier mensonge que j'aie fait de ma vie, mensonge momentané, il est vrai : cet
or, c'est le bien du roi Charles II, exilé de sa patrie, chassé de son palais, orphelin à
la fois de son pore et de son trône, et privé de tout, même du triste bonheur do baiser
à genoux la pierre siy la(piolle la main de ses meurtriers a écrit cette simple épitaphe,
qui criera éternellement vengeance contre eux : « Ci-gît le roi Chyrles l". »
Monk p;\lit légèremenl. et un iuq)erceptible frisson rida sa [leau et hérissa sa mouf-
taehe grise.
94 LES MOUSQUETAIRES.
— Moi, continua Alhos, moi, le comto tle la Fère. le seul, le dernier iidèle qui
reste au pauvre prince abandonné, je lui ai offert de venir trouver l'homme duquel
dépend aujourd'hui le sort de la royauté en Angleterre, et je suis venu, et je me suis
placé sous le regard de cet homme . et je me suis mis nu et désarmé dans ses mains
en lui disant : Milord, "ici est la dernière ressource d'un prince que Dieu lit votre
maître, que sa naissance fit votre roi; de vous, de vous seul dépendent sa vie et son
avenir. Voulez-vous employer cet argent à consoler l'Angleterre des maux qu'elle a
dû souffrir pendant l'anarchie, c'est-à-dire voulez-vous aider, ou sinon aider, du
moins laisser taire le roi Charles II? Vous êtes le maître, vous êtes le roi; maître et
roi tout-puissant, car le hasard défait parfois l'o-'uvre du temps et de Dieu. Je suis seul
avec vous, niilord; si le succès vous effraie étant partagé, si ma complicité vous pèse,
vous êtes armé, milord, et voici une tombe toute creusée; si, au contraire, l'enthou-
siasme de votre cause vous enivre, si vous êtes ce que vous paraissez être, si votre
main dans ce qu'elle entreprend obéit à votre esprit, et voire esprit à votre cœur,
Voici le moyen de perdre à jamais la cause de votre ennemi Charles Stuart. Tuez
encore l'homme que vous avez devant les yeux, car cet honune ne retournera pas
vers celui qui l'a envoyé sans lui rapporter le dépôt q>ie lui confia Charles 1", sou
père, et gardez l'or qui pourrait servir à entretenir la guerre civile. Hélas! milord,
c'est la condifion fatale de ce malheureux prince. Il faut qu'il corrompe ou qu'il tue;
car tout lui résiste, tout le repousse, tout lui est hostile, et ccpendaTit il est marqué
du sceau chvin, et il faut, pour ne pas mentir à son sang, qu'il remonte sur le trône
ou qu'il meure sur le sol sacré de la patrie.
Jlilord, vous m'avez entendu. A tout autre qu'à l'homme illustre qui m'écoute,
j'eusse dit : Milord, vous êtes pauvre ; milord, le roi vous offre ce million comme arrhes
d'un immense marché; prenez-le et servez Charles 11 comme j'ai servi Charles I'' , et
je suis sûr que Dieu, qui nous écoute, qui nous voit, qui lit seul dans voti-e cœur
fermé à tous les regards humains ; je suis sûr que Dieu vous doimera une heureuse
vie éternelle après une heureuse mort. Mais au général Mouk, à l'homme illustre
dont je crois avoir mesuré la hauteur, je dis : Milord, il y a pour vous dans l'histoire
des peuples et des rois une place brillante , une gloire immortelle , impérissable , si
seul, sans antre intérêt que le bien de votre pays et l'intérêt de la justice, vous deve-
nez le soutien de votre roi. Beaucoup d'autres ont été des couquérans et des usurpa-
teurs glorieux. Vous, milord , vous vous serez contenté d'être le plus vertueux , le plus
probe et le plus intègre des honunes, vous aurez tenu ime couromie dans votre main,
et au lieu (le l'ajustei' à votre front, vous l'aurez déposée sur la tête de celui poin- le-
quel elle avait été faite. Oh! milord, agissez ainsi, et vous léguerez à la postérité le
plus envié des noms qu'aucune créature humaine ])uisse s'enorgueillir de |)orter.
Alhos s'arrêta. Pendant tout le temps que le noble trenlilhonnne avait parlé. Monk
n'avait ]ias ilnnné im signe d'aiiprdlialidu ni d'inqu'obalion : à peine mèiiu' si . dui-ant
celle véhémente allocution, ses yeux s'étaient animés de ce l'eu (pii indiijue l'hileUi-
genec. Le comte de la Fère le regarda tristement, et vovant ce visage morne, sentit
le (léc(iurai;emeiit iiénéirer jus(prM son coMir. Eulin Monk parut s'animer, el ronqtanl
le silence. — Monsieur, dit-il iTinie voi\ douce et gra\e,je vais, pour vous répondre.
me servir de vos propres paroles. A tout autre qu'à vous, je répondrais jjar l'expul-
sion . la pi'ison ou pis encore. Car cnlin , vous me teniez et vous me violentez à la fois.
Mais vous êtes un de les honunes. Monsieur, à (]ui l'on ne peut refuser l'atlention et
les égards qu'ils méritent , vous êtes ini lirave genlilhonnne, Monsieur, je le dis. cl je
m'v coimais. Tout à l'heure , vous m'avez parii' d'mi di''p(M (pie le feu roi vous ti ans-
mil iioui' son (ils : n'êtes-vous donc pas nu de us Français ipii , je l'ai ou'i dire, ont
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 95
voulu enlever Charles à Whilc-Hall ? — Oui , niilortl, c'est moi qui nie trouvais sous
lÏMlialauil iiendaiit rexécution; moi qui, n"ayaut pu le racheter, reçus sur mon front
le sang du roi martyr; je reçus en même temps la ilernièrc parole de Charles I"; c'est
à moi qu'il a dit RkmemberI et en me disant Souviens-toi! il faisait allusion à cet
argent qui est à vos pieds, milord. — J'ai beaucoup entendu parler de vous. Mon-
sieur, dit Monk . mais je suis heureux de vous avoir apprécié tout d'abord par ma
propre inspiration et non par mes souvenirs. Je vous donnerai donc des explications
que je n'ai données à personne, et vous apprécierez quelle distinction je fais entre
vous et les personnes qui m'ont été envoyées jusqu'ici.
Athos s'inclina , s'apprèlant à absorber avidement les paroles qui tombaient une à
une de la bouche de Monk, ces paroles rares et précieuses comme la rosée dans le
désert. — Vous me parlez, dit Monk, du roi Charles II; mais je vous prie, Mon-
sieur, dites-moi, que m'importe, à moi, ce fantôme de roi? J'ai vieilli dans la guerre
et dans la politi(|uc, qui sont aujourd'hui liées si étroitement enseudde, que tout
homme d'épéc doit combattre en vertu de son droit ou de son ambition, avec un
intérêt personnel, et non aveuglément, derrière un officier, comme dans les guerres
ordinaires. Moi je ne désire rien peut-être, nuiis je crains beaucoup. Dans la guerre
aujourd'hui réside la liberté de l'Angleterre , et peut-être celle de chaque Anglais.
Pourquoi voulez-vous que, libre dans la position que je me suis faite, j'aille tendre la
main aux fers d'un étranger? Charles n'est que cela pour moi. 11 a hvré ici des com-
bats qu'il a perdus, c'est donc un mauvais capitaine ; il n'a réussi dans aucune négo-
ciation, c'est donc un mauvais chplomate ; il a colporté sa misère dans toutes les cours
de l'Europe, c'est donc un cœur faible et pusillanime. Rien de noble, rien de grand,
rien de fort n'est sorti encore de ce génie qui aspire à gouverner un des plus grands
royaumes de la terre. Donc je ne connais ce Charles que sous de ma\ivais aspects, et
vous voudriez ([ue moi, homme de bon sens, j'allasse me faire gratuitement l'esclave
d'une créature qui m'est inférieure eu capacité mihtaire, en poUtique et en dignité !
Non , Monsieur, quand quelque grande et noble action m'aura appris à apprécier
Charles, je reconnaîtiai peut-être ses droits à un trône dpnt nous avons renversé le
père parce qu'il manquait des vertus qui jusqu'ici manquent au lils; mais jusqu'ici,
en l'ait de droits, je ne reconnais que les miens : la révolution m'a l'ait général, mon
épée me fera protecteur, si je veux. Que Charles se montre , qu'il se présente , qu'il
subisse le concours ouvert au génie, et suitoul qu'il se souvienne qu'il est d'une race
à laquelle on demandera plus qu'à toute autre. Ainsi , Monsieur, n'en parlons plus,
je ne refuse ni n'accepte : j'attends , je me réserve.
Athos savait Monk trop bien informé de tout ce qui avait rapport à Chai'les II pour
pousser plus loin la discussion Ce n'était ni l'heure ni le heu. — Milord, dit-il,
je n'ai donc plus qu'à vous remercier. — Et de quoi, Monsieur, de ce que vous m'avez
bien jugé et de ce que j'ai agi d'après votre jugement ? Oh ! vraiment, est-ce la peine?
Cet or que vous allez porter au roi Charles va me servir d'épreuves pour lui, en
voyant ce qu'il en saura faire. Je prendrai sans doute une opinion que je n'ai pas. —
Cependant Voire Honneur ne craint-il pas de se compromettre en laissjuit partir une
sonmie destinée à servir les armes de son eimemi? — Mon emiemi , dites-vous? Eh 1
Monsieur, je n'ai pas d'ennemis , moi. Je suis au service du parlement, qui m'or-
donne de combattre le général Landiert et le roi Charles, ses ennemis à lui et non les
miens. Je combats donc Si le parlement , au contraire, m'ordonnait de faire pavoiser
le port de Londres, de faire assembler les soldats sur le ri^age, de recevoir le roi
Charles H... — Vous obéiriez? s'écria Athos avec joie.
— Pardonnez-moi, dit Monk en souriant, j'allais, moi. une tête grise; en véiité,
96 LES MOUSQUETAIRES.
où avais-je l'esprit? j'allais , moi, dire une folie déjeune liomiue. — Alors vous n'o-
béiriez pas? dit Athos. — Je ne dis pas cela non plus, ilonsieur. Avant tout le salut
de ma patrie. Dieu, qui a bien voulu me donner la force, a voulu sans doute que
j'eusse cette force pour le bien de tous , et il m'a donné en même temps le discerne-
ment Si le parlement m'ordonnait une cbose pareille, je réQécbirais. Atbos s'assom-
brit.— Allons, dit-il, je le vois, décidément Votre Honneur n'est point disposé à
favoriser le roi Charles II. — Vous me questionnez toujours, Monsieur le comte ; à
mon tour, s'il vous plaît. — Faites, Monsieur.
— Quand vous aurez reporté ce million à votre prince . quel conseil lui donnerez-
vous? Athos lixa sur Monk mi regard lier et résolu. — Milord , dit-il, avec ce million
que d'autres emploieraient à. négocier peut-être, je ^eux conseiller au roi de lever
deux l'égimens , d'entrer par l'Ecosse , que vous venez de pacilier. de donner au peuple
les franchises que la révolution lui avait firomises et n'a pas tout à fait tenues. Je lui
conseillerai de commander en personne cette petite armée , qui se grossirait , croyez-
le bien, et de se faire tuer le drapeau cà la main et l'épée au fourreau, en disant :
« Anglais ! voilà le troisième roi de ma race que vous tuez : prenez garde à la justice
de Dieu ! » Monk baissa la tète et rêva un instant. — S'il réussissait, dit-il . ce qui est
invraisemblable , mais non pas impossible , car tout est possible en ce monde , que lui
conseilleriez-vous? — De penser que par la volonté de Dieu il a perdu la couronne,
mais que par la bonne volonté des honnncs il l'a recouvrée.
Un sourire ironique passa sur les lèvres de Monk. — Malheureusement, Monsievir,
dit-il, les rois ne savent pas suivre un bon conseil. — .\li ! milord, Charles II n'est
pas un roi. répliqua Athos en souriant à son tour, mais avec une toute autre expres-
sion ([ue n'avait fait Monk. — Voyons, abrégeons, monsieur le comte... C'est votre
désir, n'est-il pas vrai? Athos s'inclina. — Je vais donner l'ordre qu'on transporte où
il vous plaira ces deux barils. Oùdemeurez-vo\is , Monsieur? — Dans un petit bourg
à remboucbure de la rivière , Votre Honneur. Il se compose de cinq ou six maison^.
Eh bien! j'habite la première; deux faiseurs de filets l'occupent avec moi: c'est leur
barque qui m'a mis à terre, — Mais votre bâtiment à vous. Monsieur'? — Mon bâti-
ment est à l'ancre à un quart de mille en mer et matleml . — Vous ne comptez cepen-
dant point partir tout de suite? — Milord , j'essaierai eiuore une fois de convaincre
Votre Honneur.
— Vous n'y i)ar\ icndrcz pas , répliqua Monk : mais il importe que vous quittiez
Ne\\castle sans \ laisser de votre passage le moindre soupçon qui puisse nuire à vous
ou à moi. Demain, mes ofliciers pensent (pie Lambert m'alta(piera. Moi, je garantis
au contraire qu'il ne bougera point; c'est à mes yeux impossible. Lambert conduit
une arnîée sans principes homogènes, et il n'y a pas d'armée iiossible avec de pareils
élémens. Moi, j'ai instruit mes soldats à sulKirdoimer mon autorité à une autorité
supérieure, ce qui fait ipi'après moi, autour de moi, au-dessous de moi, ils tentent
encore quelque chose. 11 en résulte <pie moi mort, ce (pii peut arriver, mon armée ne
se démoralisera pas tout de suite; il en résulte que s'il uu' plaiMiit de nrabscMler. par
exiMiqde, connue cela me iilait (piebpiefois, il n'y aurait jias dans mou caMip l'omlire
d'une inquiétude ou d'iui déM>idri'. Je suis l'aimiinl, la force synqialbique et natu-
relle des Anglais. Tous ces fers éparpillés (pi'nu ru\erra contre moi, ji» les attirerai à
moi. Landiert commande en ce nidnieul div-lniit uiille déseiteurs. Maisji- n'ai point
iiarlé de cela à meM)l1iciers, mmi^ le sculr/ liicu. liiiii n'est plus utileà une armée
«lue le senlimciil d'une bataille prochaine : tout le monde demeure éveillé, tout le
monde se garde. Je vous dis cela à vous pour que vous \i\ie/ en tout<> séeuiilé. Ne
Mius iiAlez donc pas de repasser la m.'r : d'i. i â huit jours il \ aura (|uel.pi( elio-e
-e lie
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 97
nouveau, soit la bataille, soit l'accommodement. Alors, comme vous m'avez jugé
honnête homme et confié votre secret, et que j'ai à vous remercier de cette confiance,
j'irai vous faire visite ou vous manderai. Ne partez donc pas avant mon avis, je vous
en réitère l'invitation. — Je vous le promets, général, s'écria Athos transporté d'une
joie si grande que, malgré toute sa circonspection, il ne put s'empêcher de laisser
jaillir une étincelle de ses yeux. Monk surprit cette flamme et l'éteigiiit aussitôt par un
de ces muets sourires qui rompaient toujours, chez ses inlerloculeurs, le chemin
qu'ils croyaient avoir fait dans son esprit.
— Holà ! cria le général en français, en s'approchant de l'escalier, holà ! pêcheur !
Le pêcheur, engourdi par la fraîcheur de la nuit , répondit d'une voix enrouée en
demandant quelle chose on lui voulait. — Va jusqu'au poste , dit Monk , et ordonne
au sergent, de la part du général Monk, de venir ici sur-le-champ. C'était une com-
mission facile à remplir, car le sergent, intrigué de la présence du général en cette
abbaye déserte , s'était approché peu à peu , cl n'était qu'à quelques pas du pêcheur.
L'ordre du général parvint donc directement jusqu'à lui et il accourut. — Prends un
cheval et deux hommes, dit Monk. — Que ferai-je du cheval, général? — Regarde.
Le sergent descendit les trois ou quatre marches qui le séparaient de Monk et ap[)arut
sous la voûte. — Tu vois, lui dit Monk, là-bas, où est ce gentilhomme? — Oui, mon
général. — Ce sont deux barils contenant, l'un de la poudre, l'autre des iiallcs: je
voudrais faire transporter ces barils dans le petit bourg qui est au bord de la rivière,
et que je compte faire occuper demain par deux cents mousquets. Tu coiuprends que
la commission est secrète, car c'est un mouvement qui peut décider du gain de la
bataille. — Oh ! mon général , murmura le sergent. — Bien! Fais donc attacher ces
barils sur le cheval et qu'on les escorte, deux hommes et toi, jusqu'à la maison de ce
gentilhonuue, qui est mon ami. — Oh! ob ! les barils sont lourds, dit le sergent, qui
essaya d'en soulever un. — Ils pèsent quatre cents livres chacun s'ils contiennent ce
qii'ils doivent contenir, n'est-ce pas, Monsieur? — A peu près, dit Athos. — Je vous
laisse avec vos hommes, Monsieur, dit Munk, et retourne au camp. Vous êtes en
sûreté. — Je vous reverrai donc, milord? demanda Athos. — C'est chose dite, .Mon-
sieur, et avec grand plaisir. Monk tendit la main à Athos.
Et saluant Athos, il remonta, croisant au milieu de l'escalier ses bonuiiis ijui des-
cendaient. Il n'avait pas fait vingt pas hors de l'abbaye , qu'im petit coup de sifflet
lointain et prolongé se lit entendre. Monk dressa l'oreille , mais ne voyant plus rien et
n'entendant plus rien , il continua sa route. Alors il se souvint du pêcheur et le cher-
cha des yeux, mais le pêcheur avait disparu. S'il eût cependant regardé avec plus
d'attention qu'il ne le fit, il eût vu cet honnne courbé en deux, se glissant connue un
serpent le long des pierres et se perdant au miheu de la brume rasant la surface du
marais. Il eût vu également, essayant de percer cette brume, im spectacle qui eût
attiré son attention : c'était la mâture de la barque du pêcheur, qui avait changé de
place, et qui se trouvait alors au plus près du bord de la rivière. Mais JMonk ne vit
rien, et pensant n'avoir rien à craindre, il s'engagea sur la chaussée déserte qui con-
duisait à son camp. Ce fut alors que cette disparitiou du pêcheur lui parut étrange ef9
qu'un soupçon réel commença d'assiéger son esprit. Il venait de mettre aux ordres
d'Athos le seul poste qui pût le protéger. Il avait un mille de chaussée à traverser pour
regagner son camp. Le brouillard montait avec une telle intensité, qu'à peine pou-
vait-on distinguer les objets à une distance de dix pas. Monk crut alors entendre comme
le bruit d'un aviron qui battait sourdement le marais à sa droite.
— Qui va là? cria-t-il.
Mais persomie ne répondit. Alors il arma son pistolet, mit l'épée à la main et pressa
98 LES MOUSQUETAIRES.
\c |Kis sans cepeudaut vouloir appeler personne. Cet appel , dont l'urgence n'était pas
alisolue, lui paraissait indigue de liii.
LE LENDEMAIN.
Il était sept heures du matin : les premiers rayoBs du jour éclairaient les étangs ,
dans lesquels le soleil se rellétait conune un boulet rougi, lorsque Athos. se réveilla.
Eu ouvrant la fenêtre de sa chambre à coucher qui domiait sur les bords de la ri-
vière , ii aperçut à quinze pas de distance à peu près , le sergent et les hommes qui
l'avaient accompagné la veille, et qui, après avoh" déposé les barUs chez lui, étaii'nt
retournés au camp par la chaussée de droite. Le sergent , la tête haute , paraissait
guetter le moment où le gentilhomme paraîtrait pour l'interpeller. Athos, surpris de
retrouver là ceux qu'il avait vus s'éloigner la veiUe, ne put s'empêcher de leur eu
témoigner son étounement. — Cela n'a ri^'n de surpi'enant , Monsi«?ur, dit le sergent,
car hier le général m'a reconnnaudé de veiller à votre sûreté, et j'ai dû obéù' à cet
ordre. — Le général est au camp? demanda Athos. — Sans doute, Monsieur, puisque
vous l'avez quitté hier s'y rendant. — Eh bien ! attendez-moi ; j'y vais aller pour rendre
compte de la fidélité avec laquelle vous avez rempli votre mission et pour reprendre
mon épée, que j'oubliai hier sur la table. — Cela tombe à merveille, dit le sergent,
car nous allions vous en prier.
Athos crut remarquer un certain air de bonhomie équi\ (X[ue sur le visage do ce
sergent , mais l'aventure du souterrain poux ait avoir excilé la curiosité de cet honmie ,
el û n'était pas surprenant alors qu"il laissât voir sur son visage un peu des sentimens
qui agitaient sou esprit. Athos ferma donc soigneusement les portes, et il en confia les
clefs à Grimaud , lequel avait élu son domicile sous l'appentis môme qui conduisait au
cellier où les barils avaient été enl'criiiés. Le sergent escorta le comte de la Fère jus-
qu'au canq). Là, une garde nouveUe attendait et relaya les quatre hommes qui avaient
conduit Athos.
Celte garde nouvelle était commandée par l'aide-de-camp Digby, lequel , diu-ant
le trajet, attacha sur Alhos des regards si peu eucourageans , que le Français se de-
manda d'où venaient à son endroit cette vigilance et celte sévérité, quand la veille il
avait été laissé si parfaitement libre. 11 n'en continua pas moins son cheuu'u vers le
quartier général , renfermant en hii-mèmeses observations. Il trouva sous la lente du
général, où il avait été introduit la veille, trois ofliciers su])érieurs : c'étaient le lieute-
uaut de Monk et deux colonels. Alhos reconnut sou épéc ; elle était encore sur la table
du général, à la place où il l'avait laissée la veille. Aucun des oUiciers n'av>-wt vu
Alhos, aucun par conséqui'iil ne le connaissait. Le lieulcnant de Monk demanda alors
à l'aspect d'Atlms si c'<''tail bien là le même genlilhomnic avec lecpiel le général éUùt
sorti (le la li'ule. — Oui, Notre llomiciir, dit le sergent, c'est lui-même. — Mais, dit
Alhos a\ec hault;ur, je ne le nie pas , ce me sendde: el mainleiiaul . Messieurs , à
miiu tour, permellez-iuoi de vous demandera (pioi bon toutes ce> i|uestions el surtout
quelques explications siu' U'. ton avec lequel vous les faites. —«Monsieur, dit In lieute-
nant, si nous vous adressons ces q\ieslions, c'est que nous en avons le droit, el si
nouH vous les faisons avec ce Ion, c'est que ce Ion con\ient. croyez-moi, à la silualion.
— Messi(Mn's, dii Alhos, vous ne savez pas qui je suis, mais ce que je dois vous dire,
c'est (pie je ne ifconnais ici pour r i ('gai que le général Monk. Où est-il? qu'on me
conduise devant lui , et s'il a , lui , qtiehpie ipieslion à m'adresser, je lui répondrai , et
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 99
à sa satisfaction, je l'espère. — Eh monlieu ! vous le savez mieux que nous où il est!
lit le lieutenant. — Moi? — Certainenieut , vous. — Monsieur, dit Athos, je ne vous
comprends pas. — Vous ni'allcz coiiipiendre, et vous-même d'abord parlez plus bas,
Monsieur. Que vous a dit le général hier?
Atlios sourit dédaigneusement. - Il ne s'agit pas de sourire, s'écria un des colonels
avec emportement, il s'agit de répondre. — Et moi, Messieurs, je vous déclare que
je ne vous répondrai point que je ne sois en présence du général. — Mais, répéta le
même colonel qui avait déjà parlé, \ous savez bien que vous demandez une chose
impossible. — Voilà déjà deu.\ fois que l'on fait celte étrange réiKjnse au désir que
j'exprime, reprit Athos. Le général est-il absent?
La question d'Athos fut faite de si bonne foi et le gentilhomme avait l'air si naïve-
ment surpris, que les trois oftieiers échangèrent un regard. Le lieutenant prit la parole
par une espèce de convention tacite des deux autres officiers. — Alors, Monsieur, dit-
il , vous prétendez ne pas savoir où est le général? — A ceci, je vous ai déjà répondu.
Monsieur. — Oui, mais vous avez dé'jà répondu une chose incroyable. — Elle est
vraie cependant , Messieurs. Les gens de ma condition ne mentent point d'ordinaire. Je
suis gentilhomme, vous ai-je dit, et rjuaud je porte à mon côté l'épée que, par un
excès de délicatesse, j'ai laissée hiei*sur cette table où elle est encore aujourd'hui , nul ,
croyez-le bien , ne me dit des choses que je ne veux pas entendre.
— Mais, Monsieur... demanda d'une voix plus courtoise le lieutenant, frappé de la
grandeur et du sang-froid d'Athos. — Monsieur, j'étais venu parler conlidentiellcMnent
à votre général d'affaires d'importance. Devant vos soldats, le général m'a dit d'at-
tendre huit jours , que dans huit jours il me donnerait la réponse qu'il avait à nie
faire. Me suis-je enfui? Non, j'altciids — 11 vous a dit de l'attendre huit jours!
s'écria le lieutenant. — 11 me l'a si bien dit, Monsieur, que j'ai un sloop à l'ancre à
l'embouchure de la ri\ ière , et que je pouvais parfaitement le joindre hier et m'embar-
quer. Or, si je suis resté, c'est uniquement pour me conformer aux désirs du général.
Le heutenant se retourna vers les deux autres olliciers , et à voix basse : — Si ce gen-
tilhomme dit vrai, il y aurait encore de l'espoir, dit-il. Le général aura dû accom-
pUr quelques négociations si secrètes qu'il aurait cru imprudent de prévenir même
nous. Puis se retournant vers Athos : — Monsieur, dit-il, votre déclaration est de la
plus grave importance ; voulez-vous la répéter sous le sceau du serment? — Monsieur,
répondit Athos , j'ai toujours vécu dans un monde où ma simple parole a été regardée
comme le plus saint des sermeus. — Cette fois, cependant, Monsieur, la circonstance
est plus grave qu'aucune de celles dans lesquelles vous vous êtes trouvé. Il s'agit du
salut de toute une armée. Songez-y bien, le général a disparu, nous sommes à sa
recherche. La disparition est-elle naturelle? un crime a-t-il été commis? devons-nous
pousser nos investigations jusqu'à l'extrémité? devons-nous attendre avec patience?
En ce moment. Monsieur, tout dépend du mot que vous allez prononcer. — Inter-
rogé ainsi. Monsieur, je n'hésite plus, dit Athos; oui. j'étais venu causer contiden-
lieUement avec le général iMonk et lui demander une réponse sur certains intérêts ;
oui, le général, ne pouvant sans doute se prononcer avant la bataille qu'on attend,
m'a prié de demeurer huit joiu's encore dans cette maison que j'habite , me promet-
tant que dans huit jours je le reverrais. Oui, tout cela est vrai, et je le jure sur Dieu,
qui est le maître absolu de ma vie et de la vôtre.
Athos prononça ces paroles avec tant de grandeur et de solennité que les trois offi-
ciers furent presque convaincus. Cependant un des colonels essaya une dernière ten-
tative. — Monsieur, dit-il, quoique nous soyons persuadés maintenant de la vérité de
ce que vous dites, il y a pourtant dans tout ceci un étrange mystère. Hier des pêcheurs
100 LES MOUSQUETAIRES.
étraiifrers sont venus vendre ici leur poisson, on les a logés là-bas aux Écossais, c'est-
à-dire sur la route qu'a suivie le général pour aller à l'abbaye avec Monsieiu' et pour
en revenir. C'est un de ces pêcheurs qui a accompagné le général avec un fallot. Et ce
matin, barque -et pêcheurs avaient disparu emportés cette nuit parla marée. — Moi ,
fit le lieutenant , je ne vois rien là que de bien naturel ; car, enfin , ces gens n'étaient
pas prisonniers. — Non: mais je le répète, c'est l'un d'eux qui a éclairé le irénéral et
Monsieur dans le caveau de l'abbaye, et Digby nous a assurés que le général avait eu
sur ces gens-là de mauvais soupçons. Or, qui nous dit que ces pêcheurs n'étaient pas
d'intelligence avec Monsieur, et que le coup fait. Monsieur, qui est brave assurément,
n'est pas resté pour nous rassurer par sa présence et empêcher nos recherches de se
diriger dans la bonne voie?
Ce discours fit impression sur les deux autres officiers. — Monsieur, dit Alhos. per-
mettez-moi de vous dire que votre raisonnement , très-spécieux en apparence, manque
cependant de solidité quant à ce qui me concerne. Je suis resté , dites- vous, pour dé-
tourner les soupçons; eh bien! au contraire, les soupçons me viennent à moi comme
à vous , et je vous dis : Oui , il y a un événement étrange dans tout cela ; oui , au lieu
de demeurer oisifs et d'attendre, il vous faut déployer toute la vigilance, toute l'acti-
vité possibles. Je suis votre prisonnier. Messieurs, sur parole ou autrement. Mon hon-
neur est intéressé à ce que l'on sache ce qu'est devenu le général Monk , à ce point que
si vous me disiez : Parlez, je dirais : Non. je reste, — et si vous me demandiez mon
avis, j'ajouterais : Oui, le général est victime de quelque conspiration, car s'il eût dû
quitter le camp, il me l'aurait dit. Cherchez donc, fouillez donc, fouillez la terre,
fouillez la mer; le général n'est point parti , ou tout 'au moms n'est pas parti de sa
propre volonté.
Le heutcnant fit un signe aux antres officiers. — Non , Monsieur, dit-il . non. à votre
tour vous allez trop loin. Le général n'a rien à souffrir des événemens, cl sans doute,
au contraire, il les a dirigés. Ce que l'ait Monk à cette heure , il l'a l'ait souvent. Nous
avons donc tort de nous alarmer: son absence sera de courte durée sans doute, aussi
gardons-nous, bien , par une pusillanimilé dont le général nous ferait un crime,
d'ébruiter son absence, qui pourrait démoraliser l'armée. Le général nous donne une
preuve immense de sa confiance en nous: montrons-nous-en dignes. Messieurs, que
le plus profond silence couvre tout ceci d'im voile impénétrable; nous allons garder
Monsieur, non pas par défiance de lui rclativetuont au crime, mais pour assurer plus
efficacement le secret de l'absence du général en le concentrant parmi nous : aussi,
jusqu'à nouvel ordre. Monsieur habitera le tpiarlier général. — Messieurs, dit .\thos,
vous oubliez que celte nuit le général m'a confié un (lé]>iM sur lequel je dois veiller.
Donnez-moi telle garde qu'il vous plaira . enchaînez-moi , s'il vous plail , mais laissez-
moi la maison q\ie j'habite pour prison. Le général, à son retour, vous reprocherait,
je \ous le jure sur ma foi de gentilhomme, de lui avoir déplu en ceci.
Les ofliciersse consultèrent lui luomenl; après cette consullalion. — Soit, Monsieur,
dit le lieutenant: retournez chez vous. Puis ils donnèrent à Alhos une g.irde de cin-
quante honmies, qui l'enferma dans sa maison, sans le perdre de vue un seul instant.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
101
LA MARCHANDISE DE CONTREBANDE.
Kux jours après les événemens que nous venons de ra-
conter et tandis qu'on attendait à chaque instant dans son
camp le ^'énéral Mnnk, qui n'y rentrait pas, une petite
felouque hollandaise, montée par dix hommes, vint jeter
l'ancre sur la côte de Scheveniniren, à une portée de
canon à peu près de la terre. 11 était nuit serrée, l'obs-
curilé était grande, la mer montait dans l'obscurité : c'é-
tait nue heure excellente pour débarquer passa^'ers et
marchandises. La chaloupe se détacha du tiàliment aus-
sitôt que le bâtiment eut jeté l'ancre, et vint avec huit
de ses^ marins, au milieu desquels on distinguait un objet de forme oblongue , une
sorle de grand panier ou de ballot.
La rive était déserte : les quelques pécheurs habitant la dune étaient couchés. Le
seul bruit que l'on entendfl était donc le sifflement de la brise nocturne courant dans
les bruyères de la dune. Mais c'étaient des gens défians sans doute que ceux qui s'ap-
prochaient , car ce silence réel et cette solitude apparente ne les rassurèrent point.
Aussi leur chaloupe, à peine visible comme un [loint sombre sur l'Océan, glissa-t-elle
sans bruit, évitant de ramer de pour d'être entendue, et vint-elle toucher terre au
plus près.
A peine avait-on senti le fond qu'un seul bonnne sauta hors de l'esquif après avoir
donné im ordre bref avec cette voix ipii indique l'habitude du commandement. En
conséquence de cet ordre, plusieurs mousquets reluisirent immédiatement aux faillies
clartés de la mer, ce miroir du ciel, et le ballot oblong dont nous avons déjà parlé,
lequel renfermait sans doute quelque objet de contrebande, fut transporté à terre avec
des précautions intinies. Aussitôt , l'homme qui avait débarqué le premier courut dia-
gonalement vers le village de Schcveningen, se dirigeant vers la pointe la plus avancée
du bois. Là il chercha cette maison (ju'une fois déjà nous avons entrevue à travers les
arbres , et que nous avons désignée comme la demeure provisoire , demeure bien mo-
deste , de celui qu'on appelait par courtoisie le roi d'Angleterre.
Tout dormait là comme partout; seulement un gros chien de la race de ceux que les
pêcheurs de Scheveningen atlèlent à de petites charrettes pour porter leur poisson à La
Haye, se mit à pousser des aboiemens formidables aussitôt que l'étranger fit entendre
son pas devant les fenêtres. Mais cette surveillance, au lieu d'effrayer le nouveau
débarqué, sembla au contraire lui causer une grande joie, car sa voix peut-être eiil été
insuffisante pour réveiller les gens de la maison , tandis qu'avec un auxiUaire de celte
importance , sa voix était devenue presque inutile. L'étranger attendit donc que les
aboiemens sonores et réitérés eussent, selon tovite probabilité, produit leur elVet, et
alors il hasarda un appel. A sa voix le dogue se mit à rugir avec une telle violence que
bientôt à l'intérieur une autre voix se lit entendre apaisant celle du chien. Puis, lors-
102 LES MOUSQUETAIRES.
que le chien fut apaisé : — Que voulez-vous? demaiula cette voix à la fois faible,
cassée et polie. — Je demande Sa Majesté le roi Charles II. lit l'élranîter. — Que lui
voulez-vous? — Je veux lui parler. — Qui ètes-vous ? — Ah 1 mordioux ! vous m'en
demandez trop; je n'aime pas à dialoguer à travers les portes. — Dites seulement
votre nom. le n'aime pas davantage à décliner mon nom en plein air: d'ailleurs,
soyez tranquille , je ne mangerai pas votre chien, el je prie Dieu qu'il soit aussi ré-
servé à mou'égard. — Vous apportez des nouvelles peut-être, n'est-ce pas , Monsieur?
reprit la^oix patiente et questionneuse connue celle d'un vieillard. — Je vous en
réponds, que j'en apporte des nouvelles, et aux(pielles on ne s'attend pas, encore!
Ouvrez donc, s'il vous plaît, hein! — Monsieur, poursuivit le vieillard, sur voire
âme et conscience croyez- vous que vos nouvelles valent la peine de réveiller le roi?
— Pour l'amoin- de Dieu, mon cher monsieur, tirez vos verrous, vous ne serez pas
fâché . je vous jure, de la peine que vous aurez prise. Je vaux mon pesant d'or, ma
parole d'honneur. — Monsiein-. je ne puis pourtant pas ouvrir que vous ne me disiez
votre nom. -^ Eh bien ! mon nom . le voici. . . mais je vous en préviens , mon nom ne
vous apprendra absolument rien. — N'importe, dites toujours. — Eli bien! je suis le
chevalier d'Artagnan.
La voix poussa un cri. — Ah ! mon Dieu ! dit le vieillard de l'autre côté de la porte.
M. d'Artagnan! quel bonheur ! Je me disais bien h moi-même que je connaissais cette
voix-là. — Tiens ! dit d'Artagnan , on connaît ma voix ici ! C'est (lalleur. — Oh ! oui ,
on la connaît . dit le vieillard eu tirant les verrous . et en voici la preuve. Et à ces
mots, il introduisit d'Artagnan, qui, à la lueur do la lanterne qu'il portait à la main,
reconnut son interlocuteur obstiné. — Ah ! mordioux ! s'écria-t-il . c'est Parry ! j'aurais
dû m'en douter. — Parry. oui. mon cher monsieur d'.Arlagnan. c'e-t moi Quelle joie
de vous revoir ! — Vous avez bien dil. (]uolle joie! tit d'.\rtagnan serrant les mains
du vieillard. Çà, vous allez prévenir le roi . n'est-ce pas? — Mais le roi dort, mon
cher monsieur. — Mordioux ! réveillez-le , et il ne vous grondera pas de l'avoir dé-
rangé, c'est moi qui \ous le dis. — Vous venez de la part du comte, n'est-ce pas? —
— Do quel comte? — Du comte do la Fère. ^- De la part d'Alhos? Ma toi ! non . je
viens do ma part à moi. Allons, vite, Parry, le roi! il me faut le roi!
Parry ne crut pasdcvoir résister plus longtemps: il connaissait d'Artagn.in de longue
main ; il savait (pie . (pi(ii(pie (iascon , ses p.indes ne promctiaieul jaiuais plus ipTelles
ne pouvaient tenir. Il traversa une cour et un petit jardin, apaisa le iliien,qui vou-
lait sérieusement goûter du mousquetaire, et alla heiu'ter au volet d'une chaudire fai-
sant le rez-de-chaussée d'un petit pavillon. Aussitôt ini petit chien habitant celte
chambre répondit au grand chien babit;mt la cour. — Pauvre roi ! se dit d'Artagnan,
voilà ses gardes du corps; il est vrai qu'il n'en est ]ihs plus mal gardé pour cela. —
Que me veut-on? demanda le roi du fond de la clhindiro. — Sire, c'est M. le cheva-
lier' d'Artagnan ipii apporte des nouvelles.
Ou entendit aussitôt du bruit dans celle cbambi'i': une' porte s'ou\ rit el une grande
clarté inonda l(M'orridor el le jaidiii. le roi lra\ aiiliiit à 1,\ lueur d'une laïupe. Des
piipiera étaient épnra sur son bun'au. r\ il ,i\ail inuimenci' le brouillon i l'une lettre qui
accusait par ses nondireu>es ratmcs la iieiiie (pi'il avait eue à l'écrire. — Entrez..
monsieur le chevalier . dit-il en se l'clouruanl. Puis a))ercevanl le pêcheur: — Que
me (lisie/-Mius donc . Parry. cl où i ;-l M. le ibcvalier d'Artagnan ? demanda Charles.
— Il est <lc'\,iiil \(ius. sire, dil d'Artagn.in. — Sous ce losluine? — Oui Hegardi'r.-
inoi, sirr; iic mi' reconnaissez-vous pas pour m'avoir vu à Hlois dans les jinlichauibres
du roi Louis \l\' ? — Si f.iit . Monsieur, cl je me son\ iciis iriême que j'eus fort ;i me
louer de \ous.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 103
D'Artagnan s'inclina. — Celait im devoir pour moi de me conduire comme je l'ai
fait, dès que j'ai su que j'avais alîaire à Votre Majesté. — Vous m'apporte/, des nou-
velles. dites-vous?^Oui, sire. — De la part du roi de France, sans donle? — Ma foi,
non, siro. répliqua d'Artagnan. Votre Majesté a dû voir là-bas que le roi de France
ne s'occupait que de Sa Majesté à lui.
Charles leva les yeux au ciel. — Non , continua d'Artagnan, non, sire. J'apporle ,
moi, des nouvelles toutes composées de faits personnels. Cependant, j'ose espérer que
Votre Majesté les écoutera, faits el nouvelles, avec quelque faveur. — Parlez, Mon-
sieur. — Si je ne me trompe , sire, Votre Majesté aurait fort parlé à Blois de l'eiu-
harras où sont ses affaires d'Angleterre. Charles rougit. Donc, Yolre Majesté se plai-
gnait à son frère Louis XIV de la difliculté qu'elle éprouvait à rentrer en Angleterre
el à remonter sur son trône sans hommes et sans argent.
Charles laissa échapper un mouvement d'impatience. — Et le principal obstacle
qu'elle rencontrait sur son chemin, continua d'Artagnan, était un certain général
commandant les armées du parlement, et qui jouait là-bas le rôle d'un autre Croni-
yveW. Votre Majesté n'a-t-elle pas dit cela? — Oui, mais. Monsieur, ces paroles étaient
pour les seules oreilles du roi. — Et vous allez voir, sire, qu'il est bien heureux
qu'elles soient tombées dans celles de son lieutenant de mousquetaires. Cet houune si
gênant pour Votre Majesté, c'était le général Monk, que je crois; ai-je bien entendu
son nom, sire? — Oui, Monsieur, mais encore une fois à quoi bon ces questions? —
Oh! je le sais bien, sire, l'éliquelte ne veut point que l'on interroge les rois. J'espère
que tout à l'heure Yolre Majesté me p.irdonnera ce manque d'étiquette. Votre Ma-
jesté ajoulait que si cependant elle pouvait le voir, conférer avec lui, le tenir face à
face, elle triompherait, soit par la force, soit par la persuasion , de cet obstacle, le
seul sérieu.x, le seul insurmontable, le seul réel qu'elle rencontrAt sur son chemin. —
Tout cela est vrai. Monsieur: ma destinée, mon avenir, mon obscurité ou ma gloire
dépendent de cet homme ; mais que voulez- vous induire de là? — Une seule chose :
(|ue si ce général Monk est gênant au point que vous dites , il serait expédient d'en
débarrasser Voire Majesté ou de lui en faire un allié. — Monsieur, un roi qui n'a ni
armée ni argent, puisque vous avez écouté ma conversation avec mon frère, n'a
rien à faire contre un homme comnie Monk. — 0\ii , sire, c'était votre opinion, je le
sais bien, mais heureusement pour vous, ce n'était pas la tnienne. — Que voulez-
vous dire? — Que sans armée et sans milhon j'ai fail, moi, ce que Votre Majesté ne
croyait pouvoir faire qu'avec mie armée et un million. — Comment! que dites-vous?
Qu'avez-vous fait? — Ce que j'ai fait? Eh bien! sire, je suis allé prendre là-bas cet
homme si gênant pour Votre Majesté. — En Angleterre? — Précisément, sire. ^^
Vous êtes allé prendre Monk en Angleterre? — Aurais-je mal fait par hasard?:— En
vérité, vous êtes fou. Monsieur ! — Pas le moins du monde, sire. — Vous avez pris
Monk? — Oui, sire. — Où cela? — Au milieu do son camp.
Le roi tressaillit d'impatience et haussa les épaules. — El l'ayant pris sur la chaus-
sée de Newcastle, dit simplement d'Artagnan , je l'apporte à Votre Majesté. — Vous
me l'apportez! s'écria le roi presque in<ljgné de ce qu'il regardait comme une mysti-
fication.— Oui, sire, répondit d'Artagnan du même ton, je vous l'apporte; il est là-
bas , dans une grande caisse, percée de trous pour qu'il puisse respirer. — Mon Dieu!
— Oh ! soyez tranquille, sire, on a eu les plus grands soins de lui. Il arrive donc en
bon état et parfaitement conditionné. Plaît-il à A'otre Majesté de le voir, de causer
avec lui ou de le faire jeter à l'eau? — Oh! mon Dieu! répéta Charles , oh! mon
Dieu! Monsieur, dites-vous vrai? Ne m'insultez -vous point par quelque indigne plai-
santerie? Vous auriez accompli ce trait inouï d'audace et de sénie! Impossible! —
104 LES MOUSQUETAIRES.
Vûlie Majesté me permet-elle d'ouvrir la fenêtre? dit d'Artagnan en l'ouvrant. Le roi
n'eut même pas le temps de dire oui. D'Arlatrnan donna un coup de sitïlet aigu et
prolongé qu'il répéta trois fois dans le silence de la nuit. — Là , dit-il , on va l'ap-
porter à Votre Majesté.
OU D'ARTAGNAN COMMENCE A CRAINDRE D'AVOIR PLACÉ SON ARGENT
ET CELUI DE FLANCHET A FONDS PERDU.
Le roi ne pouvait revenir de sa surprise , et regardait tantôt le visage souriant du
mousquetaire, tantôt cette sombre fenêtre qui s'ouvrait sur la nuit. Mais avant qu'il
eût fixé ses idées, six des hommes de d'Artagnan, car deux restèrent pour garder la
barque, apportèrent à la maison où Parry le reçut, cet objet de forme oblongue qui
renfermait pour le moment les destinées de l'Angleterre.
Avant de partir de Calais, d'Artagnan avait fait confectionner dans cette ville une
sorte de cercueil assez large et assez profond pour qu'un homme pût s'y retourner à
l'aise. Le fond et les côtés, matelassés proprement, formaient un lit assez doux pour
que le roulis ne pût transformer cette espèce de cage en assommoir. La petite grille
dont d'Artagnan avait parlé au roi , pareille à la visière d'un casque , existait à la hau-
teur du visage de l'homme. Elle était taillée de façon à ce qu'au moindre cri une
pression subite put étouffer ce cri et au besoin celui qui eût crié.
D'Artagnan connaissait si bien son équipage et si bien son prisonnier, que pendant
toute la route il avait redouté deux choses : ou que le général ne préférât la mort à
cet étrange esclavage, et ne se fit étouller à force de vouloir parler: ou que ses gar-
diens ne se laissassent tenter par les offres du prisonnier et ne le missent, lui d'Arta-
gnan, dans la boîte, à la place de Monk. Aussi d'Artagnan avait-il passé les deux
jours et les deux nuits près du coffre , seul avec le général , lui olVraut du vin et des
alimcns qu'il avait refusés , et essayant éternellement de le rassurer siu' la destinée
qui l'attendait à la suite de cette singulière captivité. Deux pistolets sur la table et son
épée nue rassuraient d'Artagnan sur les indiscrétions du dehors Une fois à Scheve-
iiingen, il avait été complètement rassuié. Ses honunes redoutaient fort tout lonflit
avec les seigneurs de la terre, il avait d'aillein-s intéressé à sa ca\ise celui qui lui ser-
vait moralement de lieutenant . et que nous avons vu répondrcaii nom de Menncville.
Celui-là n'était ])aint un esprit vulgaire et avait plus à ristpier ipu- les autres, parce
qu'il a\ait plus de conscience. 11 croyait donc à mi avenir au ser\ ice de d'Artagnan.
et en conséquence, il se fût fait hiicbei' plutôt que de violer la consigne donnée par
le chef. Aussi était-ce à lui, qu'une fois débarqué, d'Artagnan avait confié la caisse
et la respiration du général. C'était aussi à lui qu'il avait reconuuandé de faire appor-
ter la caisse jiar les sept Iii5nunes. aussiti'it (pi'il entendrait le triple coup <le sitllet On
\oit que ce lieutenant obéit. Le coffre une fois dans la maison du roi. d'Artagnan
congédia ses hommes avec un gracieux sourire et leur dit : — Mcssiiuis, \ous avez
rrnilu un grand service à Sa Majesté le roi Charles II , qui , axant six semaines, sera
lui d'Angleterre. Votre gratification sera doublée: retourne/, m'atlcndre au bateau.
."^uripiiii Idusp.nliicnt avec des transports dejoieipii iiiou\antèrentle chien lui-même.
L)'Artagnan avait fait ap])orter le coffre jusque dan- rantidiambre du roi. Il lernia
avec le plus grand soin les iiortes de cette anticliandire, après (|\ioi il ouvrit le coirrc.
et dit au général : — Mon général , j'ai mille excuses à vous faire ; mes façons n'ont
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 105
pas été dignes d'un lioniino tel que vous, je le sais bien; mais j'avais liesoiiique vous
me prissiez pour un patron de barque. Et puis l'Angleterre est un pays ioit incom-
mode pour les transports. J'espère donc que vous prendrez tout cela en considération.
Mais ici , mon général , continua d'Artagnan , vous êtes libre de vous lever et de mar-
cher. Cela dit, il trancha les liens qui attachaient les bras et les mains du général.
Celui-ci se leva et s'assit avec la contenance d'un homme qui attend la mort. D'Arta-
gnan ouvrit alors la porte du cabinet de Charles et lui dit : — Sire , voici votre
ennemi, M. Monk; je m'étais promis de faire cela pour votre service. C'est fait, or-
donnez présentement. — Monsieur Monk, ajoiita-t-il en se tournant vers le prison-
nier, vous êtes devant Sa Majesté le roi Charles II , souverain seigneur de la Grande-
Bretagne.
Monk leva sur le jeune prince son regard froidement stoïque, et répondit : — Je ne
connais aucun roi de la Grande-Bretagne; je ne connais même ici personne qui soit
digne de porter le nom de gontilhonune; car c'est au nom du roi Charles II qu'un
émissaire que j'ai pris pour un honnête homme m'est venu tendre un piège infâme.
Je suis tombé dans ce piège , tant pis pour moi. Maintenant, vous, le tentateur, dit-
il au roi; vous, rexécutcur, dit-il à d'Artagnan, rappelez-vous ce que je vais vous
dire : vous avez mon corps, vous pouvez le tuer, et je vous y engage, car vous n'au-
rez jamais mon âme, ni ma volonté. Et maintenant, ne me demandez pas une seule
parole, car à partir de ce moment je n'ouvrirai plus même la bouche pour cricT-. J'ai
dit. Et il prononça ces paroles avec la farouche et invincible résolution du p\iritain le
le plus gangrené D'Artagnan regarda son prisonnier en homme qui sait la valeur de
chaque mot et qui fixe cette valeur d'après l'accent avec lequel il a été prononcé. —
Le fait est, dit-il tout bas au roi, que le général est un homme décidé; il n'a pas
voulu prendre une bouchée de pain ni avaler une goutte de vin depuis deux joiu's. Mais
comme à partir de ce moment c'est Votre iSIajesté qui décide de son sort, je m'en
lave les mains, comme dit Pilate. ••
Monk, debout, pâle et résigné, attendait , l'œil fixe et les bras croisés. D'Artagnan
se retourna vers lui. — Vous comprenez parfaitement, lui dit-il, que votre phrase,
très-belle du reste, ne peut accommoder personne , pas même vous. Sa Majesté vou-
lait vous parler, vous vous refusiez à une entrevue; moi, j'ai rendu l'entrevue iné-
vitable. Pourquoi, maintenant que vous voilà face à face, que vous y voilà par une force
indépendante de votre volonté, pourquoi nous contraindriez- vous à des rigueurs que
je regarde comme inutiles et absurdes? Parlez, que diable! ne fût-ce que pour
dire non.
Monk ne desserra pas les lèvres ; Monk ne détoiu'na point les yeux : Monk se caressa
la moustache avec un air soucieux qui annonçait que les choses allaient se gâter. Pen-
dant ce temps Charles II était tombé dans une réfle.xion profonde. Pour la première fois
il se trouvait en face de Monk, c'est-à-dire de cet homme qu'il avait tant désiré voir,
et avec ce coup d'œil particulier que Dieu a donné à l'aigle et aux rois , il avait sondé
l'abîme de son cœur. Il voyait donc Monk résolu bien positivement à mourir, plutôt
qu'a parler; ce qui n'était pas extraordinaire de la part d'un homme aussi considé-
rable et dont la blessure devait en ce moment être si cruelle. Charles II prit à l'in-
stant même une de ces déterminations sur lesquelles un homme ordinaire joue sa
vie, un général sa fortune, un roi son royaume. — Monsieur, dit-il à Monk, vous
avez parfaitement raison sur certains points. Je ne vous demande donc pas de me ré-
pondre, mais de m'écouter. Il y eut un moment de silence, pendant lequel le roi
regarda Monk, qui resta impassible. — Vous m'avez fait tout à l'heure un douloureux
reproche. Monsieur, continua le roi. Vous avez dit qu'un de mes émissaires était
106 LES MOUSQUETAIRES.
allé ."i Npwcastle vous drcssor iiiio oinhftche. et rela . par parenthèse, n'aura pas été
rnmpris par M. d'Artagnan que voici . et auquel , avant tonte chose, je dois des re-
mercîments bien sincères pour son généreux, pour son héroïque dévouement.
D'Artagnan sahia avec respect, Monk ne sourcilla point. — Car M. d'Artagnan,
et remarquez bien, monsieur Monk, qne je ne vous dis pas ceci pour m'cxcuser, —
car M. d'Artagnan. continua le roi. est allé on Angleterre de son propre mouvement,
sans intérêt, sans ordre, sans espoir, comme un vrai gentilhomme qu'il est. pour
rendre service à nn roi malheureux , et pour ajouter aux illustres actions d'une exis-
tence si bien remplie, un beau fait de plus. D'Artagnan rougit un peu et toussa pour
se donner une contenance. Monk ne bougea point. — Votis ne crcîNez pas à ce que je
vous dis, monsieur Monk, reprit le roi. Je comprends cela: de pareilles preuves de
dévouement sont si rares, que l'on pourrait mettre en doute leur réalité. — jMonsieur
aurait bien iort de ne pas vous croire, sire , s'écria d'Aiiagnan, car ce que Votre
Majesté vient de dire est l'exacte vérité, et la vérité si exacte, qu'il parait que j'ai
fait, en allant trouver le général, quelque chose qui contrarie tout En vérité, si cela
est ainsi, j'en suis au désespoir. — Monsieiu" d'Artagnan, s'écria le roi en prenant la
main du mousquetaire , vous m'avez plus obligé , croyez-iiioi , que si vous eussiez fait
réussir ma cause, car vous m'avez révélé un ami inconnu auquel je serai à jamais
reconnaissant et que j'aimerai toujours. Et le roi lui serra cordialement la main. —
Et, continua-t-il , en saluant Monk . un ennemi que j'estimerai désormais à sa valeur.
Les yeux du puritain lancèrent un éclair, mais un seul, et son visage, im instant
ilhuniné par cet éclair . reprit sa sombre impassibilité. — Donc , monsieur d'Artagnan,
poursuivit Charles, voici ce (|ni allait arriver : M. le comte de la Fère . que vous
connaissez, je crois, était parti pour Newcastle... — Alhos! s'écria d'Artagnan. — Oui.
c'est son nom de guerre , je crois. Le comte de la Fère était donc parti pour
Newcastle , et il allait peut-être amener le général à quelque conférence avec moi ou
avec ceux de mon jiarti , quand vous êtes violemment, à ce qu'il paraît, intervenu
dans la négociation. — Mordioux ! répliqua d'Artagnan , c'était lui sans doute qui en-
trait dans le camp le soir même où j'y pénétrais avec mes pêcheurs.
Un imperceptible froncement de sourcils de Monk apprit à d'Artagnan (pTil avait
deviné juste. — Oui. oui, m\irmura-t-il , j'avais cru reconnaître sa taille, j'avais
cru entendre sa voix. Maudit ipic je suis ! Oh! sire, pardonnez-nioi ; je croyais cepen-
dant avoir bien mené ma bar(pie. — Il n'y a rii'u de mal , MonsiiMU', dit le roi , sinon
que le général m'accuse de lui avoir fait tendre 'un piège, ce qui n'est pas. Non, gé-
néral . ce ne sont pas là les armes dont je comptais me servir avec vous; vous l'allez
voir bientôt. En attendant . quand je vous donne ma foi de geulilbonnne . croyez-moi,
Monsieur, crovez-moi. Maintenant, monsieur d'Artagnan. un mot. — J'écoule à
genoux, sire. — Vous êtes bien à moi, n'est-ce pas? — Votre Majesté l'a vu. Trop.
Bien. D'un homme comnie vous \m mot suffit. D'ailleurs, à côté du mot il y a les
actions. GénTral, veuillez me suivre. Venez avec nous, monsieur d'Artagnan.
D'Artagnan , assez surpris, s'a|iprêta à obéir. Charles II sortit. Mmik le suivit.
d'Artagnan sui\il Monk. Charles prit l.i mule (pie d'Artagnan a\ailsui\ie pour \cnir
à lui , et bienlôl l'air fr.iis de la mer \in( l'rap[ter le visage des trois promenem-s uoc-
tinnes. et à ciiKpianle pas au delà d'ime petite |)orle <pie Charles ouvrit , ils se re-
trouvèrent sur II dune . en face de l'Océan qui, ayant cessé de grandir, se reposait sur
la rive comnir un uiiuislre fatigué. Charles II, pensif, marchait la tête baissée el la
main sous son iiiauleau. Monk le sni\ail les bras libres el le regard inquiet, d'Arta-
gnan venait ensuite, le poing sm- le ponniieau de son épée. — Où est le bateau qui
vous a amené.s. Messieurs"; dit Charh's au miMiMpietaire. — l,à-bas, sire , j'ai sept
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 107
hommes et un officier qui m'attendent dans cette peli(e barque qui est éclairée p.ir un
feu. — Ah ! oui , la harque csl tirée sur le salile , et je la vois ; mais vous n'êtes cer-
tainement pas venu de Newcasile sur cette harque. — Non pas, sire , j'avais frété à
mon compte ime felouque , qui a jeté l'ancre à portée de canon des dunes. C'est dans
cette felouque que nous avons fait le voyage. — Monsieur, dit le roi à Monk, vous
êtes libre.
Monk, si ferme da volonté <[u'il lût . ne put retenir une exclaniatinn. Le roi lit delà
télé un mouvement aftiruiatif et continua: — Nous allons réveiller uupéclieur de ce vil-
lage, qui mettra son bateau en mercette nuit même etvous reconduira où vous lui com-
manderez d'aller. M. d'Artagnan que voici escortera Votre Honneur. .Je mets M. d'Ar-
tagnan sous la sauvegarde de votre loyauté, monsieur Monk. Monk laissa échapper
un murmure de surprise, et d'Artagnan un profond soupir. Le roi, sans paraître rien
remarquer, heurta au treillis de bois de sapin (jui fermait la cabane du premier pê-
cheur habitant la dune. — Holà! Keyser, cria-t-il, éveille-toi! — Qui m'appelle?
demanda le pêcheur. — Moi, Charles, roi. — Ah! milord, s'écria Keyser en se lovant
tout habillé de la voile dans laquelle il couchait comme on couche dans un hamac ,
qu'y a-t-il pour votre service ? — Patron Keyser, dit Charles, tu vas appareiller sur-
le-champ. Voici un voyageur qui t'réle ta harque et le paiera bien ; sers-le bien. RI le
roi lit quelques pas en arrière pour laisser Monk parler librement avec le pêcheur. —
Je veux passer en Angleterre , dit Monk, qui parlait hollandais tout autant qu'il fal-
lait pour se faire comprendre. — A l'instant, dit le patron; à l'instant même, si vous
voulez. — Mais ce sera bien long? dit Monk. — Pas une demi-heure , Votre Honneur.
Mon fils aîné fait en ce moment l'appareillage, attendu que nous devions partir pour
la pêche à trois heures du malin. — Eh bien ! est-ce fait? demanda Charles en se rap-
prochant. — Moins le prix, dit le pêcheur: oui, sire. — Cela me regarde, dit
Charles : Monsieur est mon ami. Monk tressaillit et regarda Charles à ce mot. — Bien ,
milord , répliqua Keyser.
Et en ce moment on entendit le fils aîné de Keyser qui sonnait, de la grève , dans
une corne de boeuf. — Et maintenant, Messieurs , partez, dit le roi. — Sire, dit d'Ar-
tagnan , plaise à Votre Majesté de m'accorder quelques minutes. J'avais engagé des
hommes ; je pars sans eux , il faut ([Ue je les prévienne. — Sifflez-les , dit f^harles en
sourianl. D'Artagnan siffla effectivement, tandis que le patron Keyser répondait à son
lils , et quatre hommes, conduit par Menneville , accoururent. — Voici toujours un
bon à-compte, dit d'Artagnan leui- l'emettanl une bourse qui contenait deux mille cinq
cents livres en or. Allez m'atlendre à Calais où vous savez. Et d'Artagnan, poussant
un profond soupir, lâcha la bourse dans la main de Menneville. — Comment ! vous nous
quittez? s'écrièrent les hommes. — Pour peu de temps, dit d'Artagnan, ou pour beau-
coup, qui sait? îMais avec ces deux mille cinq cents livres et les deux mille cinq cents
livresque vous avez déjà reçues, vous êtes payés selon nos conventions. (^)uillons-nous
donc , mes enfans.
D'Artagnan revint à Monk en lui disant : — Monsieur, j'attends vos ordres, car
nous allons partir ensemble, à moins que ma compagnie ne vous soit pas agréable. —
Au contraire , Monsieur, dit Monk. — Allons , Messieurs , embarquons ! cria le lils de
Keyser. Charles salua noblement et dignement le général en lui disant : — Vous me
pardoiuierez le contretemps et la violence que vous avez soufferts , quand vous serez
convaincu que je ne les ai point causés. Monk s'inclina profondément sans répondre.
De son côté , Charles affecta de ne pas dire un mot en particulier à d'Artagnan : mais
tout haut, — Merci encore, monsieur le chevaher, lui dit-il , merci de vos services.
Ils vous seront payés par le seigneur Dieu , qui réserve à moi tout seul , je l'espère .
108 LES MOUSQUETAIRES.
les épreuves et la douleur. Monk suivit Keyser et son fils et s'embarqua avec eux. D'Ar-
tagnan les suivit eu uiurniurant ; — Ah! mon pauvre Planchet! j'ai bien peur (jue
nous n'ayons fait une mauvaise spéculation !
LES ACTIONS DE LA SOCIÉTÉ PLANCHET ET COMPAGNIE REMONTENT
AU PAIR.
Après deux nuits et deux jours de traversée , le patron Keyser toucha terre à l'en-
droit où Monk . qui avait donné tous les ordres pendant la traversée , avait commandé
que l'on débarquât. C'était justement à l'embouchure de celte petite rivière près de
laquelle Athos avait choisi son habitation. Le jour baissait, un beau soleil . pareil à un
bouclier d'acier rougi . plongeait l'extrémilé inférieure de son disque sous la ligne
bleue de la mer. La felouque cinglait toujours, en remontant le fleuve, assez large en
cet endroit; mais Monk, en son impatience, ordonna de prendre terre, et le canot de
Keyser le débarqua, en compagnie de d'Artagnan, sur le bord vaseux de la rivière,
au milieu des roseaux.
D'Artagnan, résigné à l'obéissance, suivait Monk absohunent connue l'ours en-
chaîné suit son maître ; mais sa position l'humiliait fort, à son tour, et il grommelait
tout basque le service des rois est amer, et que le meilleur de tous ne vaut rien. Monk
marchait à grands pas. On eût ilit qu'il n'était pas encore bien sûr d'avoir reconquis la
tei-re d'Angleterre , et déjà l'on apercevait distiactement les quelques maisons de ma-
rins et de pêcheurs éparses sur le petit quai de cet humble port. Tout à coup d'Arta-
gnan s'écria : — Eh mais , Dieu me pardonne, voilà une maison qui brûle !
Monk leva les yeux. C'était bien en effet le feu qui commençait à dévorer une mai-
son. Il avait été mis à un petit hangar attenant à celte maison , dont il commençait à
ronger la toiture. Le vent frais du soir venait en aide à l'incendie. Les deux voyageurs
hâtèrent le pas, entendirent de grands cris et virent en s'approchant les soldats (pii
agitaient leurs armes et tendaient le poing vers la maison incendiée. (Tétait sans doute
cette menaçante occupation (pii leur axait fait négliger de signaler la felouque.
Monk s'arrêta court un instant, et pour la première fois forunda sa pensée avec des
l)aroles. — Eh ! dit-il. ce ne sont peut-être plus mes soldats, mais ceux de Lambert.
Ces mots renfermaient tout à la fois une douleur, une apin'éhension et un reiiroche
que d'Artagnan comprit à merveille. En effet, pendant l'absence du général, Lam-
bert pouvait avoir livré bataille , vaincu , dispersé les troupes parlementaires et pris
avec son armée la place de l'armée de Moidv , privée de son jdiis ferme appui. A ce
doute qui passa de l'esprit de,Monk au sien. d'Artagnan lit ce raisoimemeni : — Il va
arriver dcilcnx cbuses l'une : ou Mon U a dit juste, et il n'y 'a plus (pie di^s lanilier-
tistes dans le |iays, c'esl-à-dii'e des ennemis qui me i-ecevront à merveille, puisipie
c'est à moi (pi'ils devrunl leni' victoire: ou rien n'est changé, et Moidv , transporté
d'aise en retrouvant son rairqi à la même place, ne se montrera pas troji dur dans ses
représailles.
Tout en pensant de la soitc lixleux \ovagem;> avancaicnl , el iU commeuiaient à
se trouver au milieu d'une petite tiou|)e de marins qui regardaicTit avec ilouleur briller
la maison, mais qui n'o>aient rien dire, elfi'ayés par les menaces des soldats. Monk
s'adressa h i'im de ces marins. — Que se passe-l-il donc? demanda-t-il. — Monsieur,
lêpondit cet homme, ne reconnaissant pas Monk pour un oflicier. sous l'épais man-
teau ipii l'enveliipjiail . il y a que cette maison était habitée par un étranger, el que
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 109
cet étranger est devenu suspect aux soldats. Alors ils ont voulu pénétrer chez lui sous
le prétexte de le conduire au camp, mais lui, sans s'épouvanter de leur nombre, a
menacé de mort le premier qui essaierait de franchir le seuil de la porte , et comme il
s'en est trouvé un qui a risqué la chose , le Français Ta étendu à terre d'un coup de
pistolet. — Ah! c'est un Français? dit d'Artagnan en se frottant les mains. Bon! —
Conunent, bon! fit le pêcheur. — Non , je voulais dire... après?., la langue m'a
fonrclié. — Après, Monsieur? Les autres sont devenus enragés comme des lions, ils
ont tiré plus de cent coups de mousquet sur la maison , mais le Français était à l'abri
derrière le mur, et chaque fois qu'on voulait entrer parla porte, on essuyait un coup
de feu de son laquais, qui tire juste, allez ! Chaque fois qu'on menaçait la fenêtre . on
rencontrait le pistolet du maître. Comptez, il y a sept hommes à terre.
— Ah! mon brave compatriote ! s'écria d'Artagnan, attends, attends , je vais à toi,
et nous aiirons raison de toute cette canaille. — Un instant, Monsieur, dit Monk ;
attendez. — Longtemps? — Non , le teuq)s de faire une question. Puis se tournant
vers le marin. — Mon ami, demauda-t-il avec une émotion que malgré toute sa force
sur lui-même il ne put cacher, à qui ces soldats , je vous prie? — Et à qui voulez- vous
que ce soit, si ce n'est à cet enragé de Monk? — Il n'y a donc pas eu de bataille livrée?
— Ah ! bien, oui ! A quoi bon? L'armée de Lambert fond comme la neige en avril.
Tout vient à Monk, officiers et soldats. Dans huit jours Lambert n'aura plus cin-
quante houuues.
Le pêcheur fut interronqiu par une nouvelle salve de coups de feu tirés sur la mai-
son, et par un nouveau coup de pistolet qui répondit à cette salve et jeta bas le plus
entreprenant des agressevu's. La colère des soldats fut au couddc. Le feu montait tou-
jours et un panache de flamme et de fumée tourhillomiait au faîte de la maison. D'Ar-
tagnan ne put se contenir plus longtemps. — Mordieux ! dit-il à Monk en le regardant
de travers, vous êtes général, et vous laissez vos soldats brûler les maisons et assas-
siner les gens! et vous regardez cela traucpiilloment en vous chauffant les mains au
feu de l'incendie! Mordioux! vous u'èles pas un honune ! — Patience, Monsieur,
patience, dit Monk en souriant. — Patience, patience jusqu'à ce que ce gentilhomme
si brave soit rôti , n'est-ce pas? Et d'Artagnan s'élançait. — Restez, Monsieur, dit impé-
rieusement Monk. Et il s'avança vers la maison. Justement un officier venait de s'en
approcher et disait à l'assiégé : — La maison brûle , tu vas être grillé dans ime heure.
Il est encore temps, voyons , veux-tu nous dire ce que tu sais du général Monk, et
nous te laisserons la vie sauve. Réponds, ou par saint Patrick !.. L'assiégé ne répondit
pas; sans doute il rechargeait sou pistolet. — Ou est allé chercher du renfort, con-
tinua l'officier; dans un quart d'heure il y aura cent hommes autour de cette maison.
— Je veux, pour répondre , dit le Français , que tout le monde soit éloigné : je veux
sortir libre, me rendre au camp seul , ou sinon je me ferai tuer ici.
— Mille tonnerres ! s'écria D'Artagnan , mais c'est la voix d'Athos ! Ah 1 canailles !
Et l'épée de d'Artagnan flamboya hors du fourreau. Monk l'arrêta et s'avança lui-
même; puis d'une voix sonore, — Holà! que fait-on ici? Digby, pourquoi ce feu?
pourquoi ces cris? — Le général! cria Digby en laissant tomber son épée. — Le gé-
néral ! répétèrent les soldats. — Eh bien ! qu'y a-t-il d'étonnant? dit Monk d'une voix
calme. Puis le silence étant rétabli, — Voyons , dit-il, qui a allumé ce feu? Les sol-
dats baissèrent la tête. — Quoi ! je demande , et l'on ne me répond pas ! dit Monk.
Quoi ! je reproche , et l'on ne répare pas ! Ce feu brûle encore , je crois !
Aussitôt les vingt hommes s'élancèrent cherchant des seaux , des jarres , des tonnes,
éteignant l'incendie enfin avec l'ardeur ipi'ils mettaient un instant auparavant à le
propager. .Mais déjà . avant toute chose et le premier, d'Artagnan avait appliqué une
liO LES MOUSQUETAIRES.
échelle à la niaisou en criant: — Athos ! c'est moi, moi. d'Artagnan; ne me tuez pas,
cher ami. Et quelques minutes après il serrait le comte dans ses bras.
Pendant ce temps, Griniaud , conservant son air calme, démantelait la Ibrtiiication
du rez-de-chaussée , el après avoir ouvert la porte . se croisait tranquillement les bras
sur le seuil. Seulement, à la voix de d'Artajznau, il avait poussé une exclamation de
surprise. Le l'eu éteint, les soldats se présentèrent confus, Bigby en tète. — Général,
dit celui-ci , excusez-nous. Ce que nous avons fait, c'est par amour pour Votre Hon-
neuj', que l'on croyait perdu. — Vous êtes fous, Messieurs. Perdu! Est-ce que par
hasaid il ne mest pas permis de m'absenler à ma oruise sans prévenir? Est ce qu'un
gentilhomme, mon ami, mon hôte , doit êtie assiégé, traqué, menacé de mort, parce
qu'on le soupçonne ? Dieu me damne si je ne fais pas fusiller tout ce que ce brave gen-
liihonune a laissé de vivant ici ! — Général, dit piteusement Digby. nous étions vingt-
huit, et en voilà huit à terre. — Jautorise M. le comte de la Fère à envoyer les vingt
a.uti-es rejoindre ces huit-là, dit Monk. El il lendit la main à Athos. — Qu'on rejoigne
le camp, tUt ÎNlouk. Monsieur Digby, vous garderez les arrêts pendant un mois. — Gé-
néral.... — Cela vous apprendra, Monsieur, à n'agir une autre fois que d'après mes
ordi'es.
Les soldats s'éloignèrent tête baissée. — Maintenant que nous sommes seuls, dit
Mouli. à Athos, veuillez me dire , Monsieur, pourquoi vous vous obstiniez à rester ici,
et puisque vous aviez votre felouque.... — Je vous attendais, général, dit Athos. Voire
Honneur ne m'avail-il pas donné rendez-vous dans huit jours'? Un regard éloquent do
d'Artaguan fit voir à Monk que ces deux hommes si braves et si loyaux n'étaient point
d'intelligence pour son enlèvement. Il le savait déjà. — Monsieur, dit-il à d'Artagnan,
vous aviez parfaitement raison. \'euillez me laisser causer un moment avec M. le comte
dx! la Fère.
Monk pria Athos de le conduire à la chambre qu'il liabitait. Cette chandire étail
pleine cjucore de fumée et de débris. Plus de cinquante balles avaient passé par la fe-
nêtre et avaient mutilé les murailles. On y trouva une table, un encrier, et tout ce
qu'il faut pour écrire, ^lonk prit une plume et écrivit une seule ligne, signa,
pUa le papier, cacheta la lettre avec le cachet de son anneau , et remit la missive
à Athos en lui disant : — Monsieur, portez , s'il vous plaît , cette lettre au roi
Charles II, et p.ulez à l'instant même si ri<'n ne vous arrête plus ici. — Et les barils'/
dit Athos. — Les pêcheurs qui m'ont amené vont vous aider à les transporter à bord.
Soyez parti s'il se peutdans une heure. — Oui, général . dit Athos. — Monsieur d'Ar-
tagnan! cria Monk par la fenêtre. D'Artagnan monta précipilanunent. — Embrassez
votre ami el lui dites adieu , Monsiem'. car il retourne en Hollande. — En Hollande !
s'écria d'Artagnan, el moi'/ — Vous êtes libre de le sui\re. Monsieur, mais je vous
prie de rester, dil Monk. Me refusez-vous? — Oh ! non , général, je suis à vos ordres.
D'Artagnan end)rassa Athos el n'eut que le temps de lui dire adieu. Monk les obser-
vait tous deux. Puis il siu-voilla lui-UH>me les .ipprèts du départ, le port des barils à
bord, l'embarquement d'Athos , et prenant par le bras d'Artagnan tout ébahi, tout
énni, il l'emmena vers INcwcastle. Et tout en allant , an bras de Monk , d'AiMagnan
murmurait tout bas: — Allons , allons, voilà, ce me semble, les actions de la maison
Plauchel et compagnie qui rcinuiitini !
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 411
MONK SE DESSINE.
D'Arlagnaii suivit Monk au milieu de son camp. Le retour du général avait produit
un merveilleux effet, car on le croyait perdu. Mais Monk, avec son visage austère et
son glacial maintien, semblait demander à ses lieutenans empressés et cà ses soldats
ravis la cause de cette allégresse. Aussi, au lieutenant qui était venu au-devant de lui
et qui lui témoignait l'inquiétude qu'ils avaient ressentie de son départ. — Pourquoi
cela? dit-il. Suis-je obligé de vous rendre des comptes? — Mais, 'Votre Honneur, les
brebis sans le pasteur peuvent trembler. — Trembler! répondit Monk avec sa voix
calme et puissante; ah ! Monsieur, quel mot!... Dieu me damne! si mes brebis n'ont
pas dents et ongles, je renonce à être leur pasteur. Ah ! vous trembliez. Monsieur! —
Général, pour vous... — Mêlez-vous de ce qui vous concerne, et si je n'ai pas l'es-
prit que Dieu envoyait à Olivier Cromv^ell , j'ai celui qu'il m'a envoyé; je m'en con-
tente, pour si petit qu'il soit.
L'ofticier ne répliqua pas, et Monk ayant ainsi imposé silence à ses gens, fous de-
meurèrent persuadés qu'il avait accompli une œuvre importante ou fait sur eux une
épreuve. C'était bien peu connaître ce génie scrupuleux et patient. Monk, s'il avait la
bonne foi des pui'itains, ses alliés, dut remercier avec bien de la ferveur le saint pa-
tron qui l'avait sorti de la boîte de M. d'Arlagnan. Pendant que ces choses se passaient ,
notre mousquetaire ne cessait de répéter : — Mon Dieu, fais que M. Monk n'ait pas
autant d'amour-propre que j'en ai moi-même, car je le déclare, si quelqu'un m'eût
mis dans un coll're avec ce grillage sur lu bouche et mené ainsi voiture comme un
veau par-delà la mer, je garderais un ^i mauvais souvenir de ma mine juteuse dans
ce coffre et une si laide rancune à celui qui m'aurait enfermé, je craindrais si fort de
voir éclore sur le visage de ce malicieux un sourire surcaslique, ou dans son alti-
tude une imitation grotesque de ma position dans la boîte, que, mordioux!... je lui
enfoncerais un bon poignard dans la gorge en compensation du grillage, et le cloue-
rais dans une véritable bière en souvenir du faux cercueil où j'aurais moisi deux
jours.
El d'Artagnan élait de bonne foi en parlant ainsi, car c'était un épiderine sensible
que celui de notre Gascon. Monk avait d'autres idées, heureusement. Il n'ouvrit pas
la bouche du passé à son timide vainqueur, mais il l'admit de fort près à ses travaux,
l'emmena dans quelque reconnaissance, de façon à obtenir ce qu'il désiiait sans
doute vivement, une réhabilitation dans l'esprit de d'Arlagnan. Celui-ci se conduisit
en maître juré flatteur : il admira toute la lactique de Monk et l'ordonnance de son
camp. Il plaisanta fort agréablement les circonvallations de Lambert , qui , disait-il ,
s'était bien inutilement donné la peine de clore un cain|) pour vingt mille hommes,
tandis qu'un arpent de terrain lui eût sutli pour le caporal et les cinquante gardes qui
peut-être lui demeureraient fidèles.
Monk, aussitôt son arrivée, avait acce|)lé la proposition d'entrevue faite la veille
par Lambert et que les lieutenans de Monk avaient refusée sous prétexte que le géné-
ral élait malade. Celte entrevue ne fut ni longue ni intéressante. Lambert demanda
une profession de foi à son rival. Celui-ci déclara qu'il n'avait d'autre opinion que
celle de la majorité. Lambert demanda s'il ne serait pas plus expédient de terminer la
querelle par une alliance que par une bataille. Monk là-dessus demanda huit jours
pour réfléchir. Or, Lambert ne pouvait les lui refuser, et Lambert cependant était
112 LES MOUSQUETAIRES.
venu en disani qu'il dévorerait l'armée de Monk. Aussi, quand, à la suite de l'eutre-
vue que ceux de Lambert atteudaient avec impatience, rien ne se décida, ni traité ni
bataille, l'armée rebelle commença, ainsi que l'avait prévu M. d'Arlagnan, à préfé-
rer la bonne cause à la mauvaise , et le parlement, tout croupion qu'il fût, au néant
pompeux des desseins du général Lambert. On se rappelait en outre les bons repas
de Londres , la profusion d'ale et de sherry que le bourgeois de la cité payait à ses
amis les soldais, on regardait avec terreur le pain noir de la guerre , l'eau trouble
de la Tweed , trop salée pour le verre , trop peu pour la marmite , et l'on se disait :
Ne serions-nous pas mieux de l'autre cùlé'/Les rôtis ne chauffent-ils pas à Londres
pour Monk?
Dès lors on n'entendit plus parler que de désertion dans l'armée de Lambert.
Les soldats se laissaient entraîner par la force des principes, qui sont, comme
la discipline, le lien obligé de tout corps constitué dans un but quelconque. Monk
défendait le parlement , Lambert l'attaquait. Monk n'avait pas plus envie que I^am-
bert de soutenir le parlement , mais il l'avait écrit sur ses drapeaux, en sorte que
tous ceux du [larti contraire étaient réduits à écrire sur le leur : Hebellion, ce qui son-
nait mal aux oreilles puritaines. On vint donc de Lambert à Monk, comme des pé-
cheurs viennent de Baal à Dieu.
Monk lit son calcul : à mille désertions par jour, Lambert en avait pour vingt jours;
mais il y a dans les choses qui croulent un tel accroissement du poids et de la vitesse
qui se combinent, que cent partirent le premier jour, cinq cents le second, mille le
troisième. Monk pensa qu'il avait atteint sa moyenne. Mais de mille la désertion passa
vile à deux niille, puis à quatre mille, et huit jours après. Lamliert, sentant bien qu'il
n'avait |)liis la [)ossiliililé d'accepter la bataille si ou la lui oH'rail , |)rit le sage parti de
décamper pendant la nuit pour retourner à Londres . et prévenir Monk en se recon-
struisant une puissance avec les débris du parti militaire.
Mais Monk , libre et sans inquiétudes, marcha sur Londres en vainqueur, grossis-
sant son armée de tous les partis flottants sur son passage. Il vint camiicr à Harnet,
c'est-à-dire à quatre lieues, chéri du pailement , qui croyait voir en lui un protec-
teur, et attendu par le peuple, ijui voulait le voir se dessiner pour le juger. D'Arlagnan
lui-iuènie n'avait rien pu juger de sa tacti(jue. Il observait, il admirait. Monk ne pou-
vait entrera Londres avec un |iarli pris sans y reiuonlrer la guerre civile. Il temporisa
quelque temps.
Soudain, sans que personne s'y attendît , Monk lit chasser de Londres le jiarli niili-
laire, s'installa dans la cité an milieu des bourgeois par ordre du Parlement: puis au
moment où les boiu'geois criaient contre Monk, au moment où les soliiats eux-mêmes
accusaient leur chef . Monk se voyant bien sur de la majorité, déclara au parlement
Croupion qu'il fallait abdiiiuer, le\er le siège et céder sa place à un gouvernement qui
ne fût pas une i)laisanterie. INIonk prononça cette déclaration, appuyée sur cinquante
mille é|)ées aiix<iuelles, le soir même, se joignirent, avec des hourras de joie délirante,
cinq cent mille habitants de la bonne ville de Londres.
Enfin, an moment où le peuple, après son triomphe et ses repas orgiaques eu pleine
rue, cber< hait des veux le maître (pi'il pourrait bien se donner, on apprit qu'un bâti-
ment venait de partir de La Iliije , portant Charles II et sa fortune. — Messieurs, dit
Monk à ses officiers, je pars au-devant du roi légitime Ijui m'aime me suive ! Une
inunensc acclamation accueillit < (^s paroles, que d'Arlagnan neulendit pas sans un fris-
son de plaisir. — Mordiouv, dit-il à Monk. c'est hardi. Monsieur. — Vous m'accom-
pagne/. , n'est-ce pas? dit Monk. — I'ardi<'n , général ! Mais , dites-moi , je vous prie,
ce (pie vous avie/ êciil avec ,\lhos, c'esl-à-dire avec M. le comte de la l''ère — vous
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
113
savez.... le Jour de votre arrivée? — Je n'ai pas de secret pour vous, répliqua Monlv ,
j'avais écrit ces mois au roi Charles II :
« Sire , j'attends Voire Majesté dans six semaines à Douvres. »
— Ah ! lit d'Arlagnan , je ne dis plus que c'est hardi, mon général , je dis que c'est
bien joué. Voilà un beau coup! — Vous vous y connaissez, monsieur d'Arlagnan,
répliqua Monk.
C'était la seule allusion que le général eijt jamais faite à son voyage en Hollande
en compagnie du mousquetaire. Ce dernier eut la délicatesse de ne pas paraître
l'avoir comprise.
t^Xr-f-;^
114
LES MOUSQUETAIRES.
COMMENT ATUOS ET D'ARTAGNAN SE RETROUVERENT ENCORE UNE FOIS
A L'HOTELLERIE DE LA CORNE DU CERF.
E roi d'Angleterre lit sou entrée en grande pompe à
Douvres, puis à Londres. Il avait mandé ses frères: il
avait amené sa mère et sa sœur. L'Angleterre était de-
puis si longtemps livrée à ello-mènie, c'est-à-dire à la
tyrannie , à la médiocrité et à la déraison , que ce retour du
roi Charles II, que les Anglais ne connaissaient cependant
que comme le fils d'un homme auquel ils avaient coupé la
tête , fut une fête pour les trois royaumes. Aussi , tous ces
\ipux. toutes ces acckuDutions ipii accompagnaient son re-
tour, frappèrent tellement le jeune roi, cpiil se pencha à
l'oreille de Jacques d'Yorck, son jeune frère, pour lui dire: — En vérité, Jack, il me
semble q\ie c"est bien notre faute si nous avons été si longtemps abscns d'un pays où
Ton nous aime tant.
Le cortège fut magnifique. Un admirable temps favorisait la solennité. Charles avait
repris toute sa jeunesse, toute sa belle humeur; il semblait transfiguré ; les cœurs lui
riaient comme le soleil. Dans cette foule bruyante de courtisans et d'adorateurs, qui ne
semblaient pas se rappeler qu'ils avaient conduit à l'échafaud de White-IIall le père du
nouveau roi, un homme, en costume de lieutenant de mousquetaires, regardait, le
sourire sur ses lèvres minces et spirituelles, tantôt le peuple qui vociférait ses bénédic-
tions, tantôt le |)riiicc qui jouait l'éruolion et qui saluait surtout les femmes dont les
bouquets venaient tomber sous les [lieds de son cheval. — Quel beau métier que celui
de roi! disait cet homme, entraîné dans sa contemplation et si bien absorbé qu'il s'ar-
rêta au milieudu chemin, laissant défiler le cortège. Voicien vérité un prince cousu d'or
et de dianians comme un Salomon, émaillè de fleurs comme une prairie priiilanièro ;
il va puisera pleines mains dans l'immense coll're où ses sujets très-lidèlcs aujourd hui,
naguère très-infidèles, lui ont amassé une ou deux charretées de lingots d'or. On lui
jette des bouquets à l'enfouir dessous , et , il y a deux mois , s'il se fût présenlé , on
lui eût envoyé autant de boulets et de balles (pi'aujourd'hui on lui envoie de Heurs.
Décidément, c'est (juclque chose que do naître d'une certaine façon, n'en dé[>laise aux
vilains qui prétendent que peu importe de naître vilain.
Le cortège défilait toujours, et, avec le roi, les acclamations commençaient à s'éloi-
gner dans la direction du palais, ce qui n'empêchait pas notre ofluicr d'être fort bous-
culé.— Mordioux : continuait le raisonneur, voilà bien des gens (pii me marchent
Bur les pieds et qui me regardent comme fort |)eu , ou plutôt comme rien du tout, at-
tendu qu'ils sont Anglais et que je suis Français. Si l'on demainlail à tous ces gens-
là qu'est-ce que AL d'Artagnan'/ ils répondraient : Xvscio vof. Mais (ju'on leur dise :
N oilà le roi qui passe , voilà M. Mon!» (pii passe . ils vont hurler Vive le roi I Vive
M. Monk ! jusqu'à ce que leurs pnuiudus leur refusent le sersicc. Cependant , conli-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 115
nuait-il en regardant, de ce regard si lin et parfois si lier, s'écouler la foule , cepen-
dant, réfléchissez un peu , bonnes gens , à ce que votre roi Charles a fait , à ce que
M. Monk a fait, puis songez à ce qu'a fait ce pauvre Inconnu qu'on appelle M. d'Ar-
tagnan. Il est vrai que vous ne le savez pas puisqu'il est inconnu, ce qui vous empêche
peut-être de réfléchir. Mais, bahl qu'importe! cela n'empêche pas Charles II d'être
un grand roi, quoiqu'il ait été exilé douze ans, et M. Monk d'être un grand capitaine,
quoiqu'il ait fait le voyage de France dans une boîte. Or donc, Hurrah for the Itiiig
Charles II ! Hurrah for the captain Monk !
Et sa voix se mêla aux voix des milliers de spectateurs, qu'elle domina un moment,
El pour mieux faire l'homme dévoué, il leva son feutre en l'air. Quelqu'un lui arrêta
le bras au beau milieu de son expansif loyalisme. (On appelait ainsi en 1G(30 ce qu'on
appelle aujourd'hui royalisme.) — Athos ! s'écria d'Artagnan. Vous ici ! Et les deuv
amis s'embrassèrent.
D'Artagnan soupira. — Q'avez-vous? dit Athos, on examinant son ami; on dirait
que cet heureux retour du roi à Londres vous attriste , vous qui cependant avez
fait au moins autant que moi pour Sa Majesté. — N'est-ce pas , répondit d'Arta-
gnan , en riant de son rire gascon , que j'ai fait aussi beaucoup pour Sa Majesté sans
que l'on s'en doute ? — Oh ! oui , s'écria Athos , et le roi le sait bien , mon ami. — Il
le sait! lit amèrement le mousquetaire; par ma foi'! je ne m'en doutais pas, et je
fâchais même en ce moment de l'oublier. — Mais lui , mon ami , n'oubliera point , je
vous en réponds. — Vous me dites cela pour me consoler un peu, Athos. — Et de
quoi? — Mordioux! détentes les dépenses que j'ai faites. Je me suis ruiné, mon
ami , ruiné pour la restauration de ce jeune prince qui vient de passer en cabriolant
sur son cheval Isabelle. — Le roi ne sait pas que vous vous êtes ruiné; mon ami; mais
il sait qu'il vous doit beaucoup. — Gela m'avance-t-il en quelque chose, Athos , dites ?
car enfin, je vous rends justice, vous avez noblement travaillé. Mais moi, moi qui ,
en apparence , ai fait manquer votre combinaison, c'est moi qui en réalité l'ai fait
réussir. Suivez bien mon calcul : vous n'eussiez peut-être pas par la persuasion et
la douceur convaincu le général Monk, tandis que moi , je l'ai si rudement mené,
ce cher général , que j'ai fourni à votre prince l'occasion de se montrer généreux ;
cette générosité qui lui a été inspirée parle fait de ma bienheureuse bévue, Charles se
la voit payer par la restauration que Monk lui a faite.
— Tout cela, cher ami, est d'une vérité frappante, répondit Athos. — Eh bien,
toute frappante que soit cette vérité, il n'en est pas moins vrai, cher ami, que
je m'en retournerai , maudit par les soldats que j'avais levés dans l'espoir d'une
grosse solde , maudit du brave Plancbet, à qui j'ai emprunté une partie de sa fortune.
— Comment cela? et que diable vient faire Plancbet dans tout ceci ? — Eh oui, mon
cher; ce roi si pimpant , si souriant , si adoré, M. Monk se figure l'avoir rappelé , vous
vous figurez l'avoir soutenu, je me ligure l'avoir ramené, le peuple se ligure l'avoir
reconquis, lui-même se figure avoir négocié de façon à être restauré, et rien de tout
cela n'est vrai, cependant : Charles II, roi d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande, a été
remis sur son trône par un épicier de France, qui demeure rue des Lombards, et
qu'on appelle Plancbet. Ce que c'est que la grandeur ! Vanité I dit l'Écriture ; vanité !
tout est vanité !
Athos ne put s'empêcher de rire de la boutade de son ami. — Cher d'Artagnan ,
dit-il en lui serrant affectueusement la main, ne seriez-vous plus philosophe? N'est-ce
plus pour vous une satisfaclion que de m'avoir sauvé la vie comme vous le fîtes en
arrivant si heureusement avec Monk, quand ces damnés parlementaires voulaient me
briiler vif? — Voyons , voyons , dit d'Artagnan, vous l'aviez un peu méritée, cette br(j*
416 LES MOUSQUETAIRES.
lure, mon cher comte. — Comment! pour avoir sauvé le million du roi Charles? —
Quel million? — Ah! c'est vrai, vous n'avez jamais su cela, vous, mon ami, mais il
ne faut pas m'en vouloir, ce n'était pas mon secret. Alors le comte de la Fùre raconta
à d'Arlacnan l'histoire de son ex])édilion. — Ah ! très-hien ! je comprends, reprit d'Ar-
tao'nan. Mais ce que je comprends aussi , et ce qu'il y a d'affreux , c'est que , chaque
fois que Sa Majesté Charles II pensera à moi , il se dira : « Voilà un homme qui a ce-
pendant manqué me faire perdre ma couronne. Heureusement j'ai été généreux,
grand , plein de présence d'esprit. « Voilà ce que dira de moi et de lui ce jeune gen-
tilhomme au pourpoint noir Irès-ràpé qui vint au château de Blois , sou chapeau à la
main, me demander si je voulais hien lui accorder entrée chez le roi de France. —
D'Artaguan , d'Artagnan , dit Athos en posant sa main sur l'épaule du mousquetaire,
vous n'êtes pas juste. — J'en ai le droit. — Non , car vous ignorez l'avenir. — D'Ar-
tagnan regarda son ami entre les yeux et se mit à rire. — En vérité, moucher
Alhos , dit-il , vous avez des mots superbes que je n'ai connus qu'à vous et à M. le car-
dinal Mazarin.
Athos lit un mouvement. — Pardon, continua d'Artagnan en riant, pardon si je
vous offense. L'avenir ! hou ! les jolis mots que les mots qui promettent , et comme ils
remi)lissent bien la bouche à défaut d'autre chose! Mordioux ! après en avoir tant
trouvé qui promettent, quand donc en trouverai-je un qui donne? Mais laissons
cela, continua d'Artagnan. Que faites-vous ici, mon cher Athos? Èles-vous trésorier
du roi? — Comment! trésorier du roi? — Au moins, dites, Athos, si vous n'êtes pas
trésorier, vous éles bien en cour? — Foi de gentilhomme, je n'en sais rien, répondit
simplement Athos. — Allons donc! vous n'en savez rien! — Non , je n'ai pas revu le
roi depuis Douvres. — Alors, c'est qu'il vous a oublié aussi, mordioux! c'est réga-
lant! — Sa Majesté a eu tant d'alfaires!
— Oh ! s'écria d'Artagnan avec une de ces spirituelles grimaces comme lui seul
savait en faire , voilà , sur mou honneur, que je me reprends d'amour pour monsignor
Giulio Mazarini. Comment, mon cher Alhos, le roi ne vous a pas revu? — Non. —
Et vous n'êtes pas furieux ? — Moi , pourquoi ? Est-ce que vous vous figurez , mon cher
d'Artagnan, que c'est pour le roi que j'ai agi de la sorte? Je ne le connais pas, ce
jeune homme. J'ai défendu le père, qui représentait un principe sacré pour moi, et je
me suis laissé aller vers le fils toujours par sympathie pour ce même principe. — J'ai
toujours dit , répondit d'Artagnan avec un soupir, (]ue le désintéressement était la plus
belle chose du monde.
— Eh bien , quoi ! cher ami , reprit Athos , vous-même n'êtes-vous pas dans la même
situation que moi? Si j'ai bien compris vos paroles, vous vous êtes laissé toucher par
le malheur de ce jeune homme ; c'est de voire part bien plus beau (jue de la mienne,
car moi j'avais un devoir à accomplir, taudis (jne vous . vous ne deviez alisohuuent
rien au lils du martyr. Vous n'aviez pas, vous, à lui |ia\cr le prix do celle précieuse
goutte de sang qu'il laissa tomber sur mon front, du iilanrher de sou échafaud. Ce
qui vous a fait agir, vous, c'cil le avur uni([ucnieul , le cœur noble et bon que vous
avez sous votre apparent scepticisme, sous voire surcasiiquc ironie; vous avez engage
la fortune d'un serviteur, la votre peut-être, je vous en soupi-onne: bienfaisant avare,
et l'on méconnaît votre sacrilice. Qu'importe! Voulez-vous rendre à PLuicbet son ar-
gent? Je lonqireiuls cela, mon ami, car il ne convient pas ijunn gentiHionniie em-
prunte à son inférieur sans lui rendre capital cl intérêts. Kh bien! je vendrai la l'ère
s'il le faut, ou , s'il n'est besoin, quel(|ue petite ferme. Vous paierez Plancliel, et il
restera, croyez-moi, encore assez de grain pour nous doux et pour Raoul dans mes
greniers. De cette façon, mon ami, vous n'aurez d'obligation (pià vous-même, et, si
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 117
je vous connais bien , ce ne sera pas pour votre esprit une mince salisfaclion que de
vous dire : « J'ai fait un roi. » Ai-je raison?
— Alhos , Alhos , murmura d'Artagnan rêveur, le jour où vous me direz qu'il y a
un enfer, mordioux! j'aurai peur du gril et des fourclies. Vousèles meilleur que moi,
ou |)lutôt meilleur que tout le monde, et je ne me reconnais qu'un mérite, celui de
Il être pas jaloux. Hors ce défaut, Dieu me damne, comme disent les Anglais, j'ai
tous les autres. — Je ne connais personne qui vaille d'Artagnan , répliqua Athos, mais
nous voici arrivés tout doucement à la maison que j'habite; voulez-vous entrer chez
moi, mon ami? — Eh mais, c'est la taverne de la Corne du Cerf, ce me semble, dit
d'Artagnan. — Je vous avoue, mon ami , que je l'ai un peu choisie pour cela. J'aime
les anciennes connaissances, j'aime à m'asseoir à cette place où je me suis laissé tomber
abattu de fatigue, abîmé de désespoir, lorsque vous revîntes le 31 janvier au soir. —
Après avoir découvert la demeure du bourreau masqué'? Oui, ce fut un terrible jour!
Ils entrèrent dans la salle autrefois commune. La taverne en général , et cette
salle commune en particulier, avaient subi de grandes Iransformalious; l'ancien hôte
des mousquetaires , devenu assez riche pour un hôtelier, avait fermé boutique et
fait de cette salle dont nous iiarlions un entrepôt de denrées coloniales. Quant au reste
de la maison , il le louait tout meublé aux étrangers.
Ce fut avec une indicible émotion que d'Artagnan reconnut tous les meubles de cette
chambre du premier étage : les boi.series , les tapisseries et jusqu'à cette carte géogra-
phique que Porthos étudiait si amourensement dans ses loisirs. — Il y a onze ans,
s'écria d'Artagnan. ]\lordiou.x , il me semble qu'il y a un siècle. — Et à moi qu'il y a
un jour, dit Athos. Voyez-vous la joie que j'éprouve , mon ami, à penser que je vous
tiens là, que je serre votre main, que je puis jeter bien loin l'épée et le poignard,
toucher sans défiance à ce flacon de xérès. Oh 1 cette joie, en vérité , je ne pourrais
vous l'exprimer que si nos deux amis étaient là , aux deux angles de cette table , et
Raoul, mon bien-aimé Raoul , sur le seuil , à nous regarder avec ses grands yeux si
brillans et si doux. — Oui, oui, dit d'Artagnan fort ému, c'est vrai. J'approuve sur-
tout cette première partie de votre pensée : il est doux de sourire là oii nous avons si
légitimement frissonné, en pensant que d'un moment à l'autre M. Mordaunt pouvait
apparaître là sur le palier.
En ce moment la porte s'ouvrit, et d'Artagnan, tout brave qu'il fût. ne put retenir
u\i léger mouvement d'effroi. Athos le comprit, et souriant, — C'est notre hôte, dit-
il , qui m'apporte quelque lettre. — Oui , milord , dit le bonhomme , j'apporte en elfet
une lettre à Votre Honneur. — Merci, dit Athos, prenant la lettre sans regarder.
Dites-moi, mon cher hôte, vous ne reconnaissez pas Monsieur? Le vieillard leva la
tête et regarda attentivement d'Artagnan. — Non, dit-il. — C'est, dit Athos, un de
ces amis dont je vous ai parlé , et qui logeait ici avec moi il y a onze ans! — Oh! dit
le AÎcillard, il a logé ici tant d'étrangers! — Mais nous y logions, nous, le 30 jan-
vier 1641 , ajouta Athos , croyant stimuler par cet éclaircissement la mémoire paresseuse
(le l'hôte. — C'est possible , répondit-il en .soiuiant, — mais il y a si longtemps !
Il salua et sortit. — Merci, dit d'Arlaguau, faites des exploits, accomplissez des
révolutions, essayez de graver votre nom dans la pierre ou sur l'airain, avec de fortes
épées! il y a quelque chose de plus rebelle, de plus dur, de plus oublieux que le fer,
l'airain et la pierre : c'est le crâne vieilli du premier logeur enrichi dans son com-
merce; il ne me reconnaît pas! Eh bien! moi , je l'eusse vraiment reconnu. Athos,
tout en souriant, décachetait la lettre. — Ah ! dit-il, une lettre de Parry. — Oh ! oh 1
lit d Arlaguan , lisez, mon ami, lisez; elle contient sans doute du nouveau.
Athos secoua la tête et lut : « Monsieur le comte, le roi a éprouvé bien du re-
118 LES MOUSQUETAIRES.
« grel de ne pas vous voir aujourd'hui près de lui à son entrée ; Sa Majesté me charore
« de vous le mander et de la rappeler à votre souvenir. Sa Majesté attendra Votre
« Honneur ce soir même, au palais de Saint-James, entre neuf et onze heures. Je suis
« avec respect , monsieur le comte , de Votre Honneur, le très-humhle et très-obéis-
« sant serviteur, — Parrt. b — Vous le voyez, mon cher d'Artagnan, dit Athos, il
ne faut pas désespérer du cœur des rois. — N'en désespérez pas, vous avez raison,
repartit d'Artagnan. — Oh ! cher, bien cher ami, reprit Athos , à qui l'imperceptible
amertume de d'Artagnan n'avait pas échappé, pardon. Aurais-je donc blessé, sans le
vouloir, mon meilleur camarade? — Vous êtes fou, Athos, et la preuve, c'est que je
vais vous conduire jusqu'au château , jusqu'à la porte , s'entend ; cela me promènera.
— Vous entrerez avec moi, mon ami, je veux dire à Sa Majesté... — Allons donc, ré-
pliqua d'Artagnan avec une iierlé vraie et pure de tout mélange , s'il est quelque chose
de [lire que de mendier soi-même , c'est de faire mendier par les autres. Çà , partons ,
mon ami, la promenade sera charmante ; je veux , en passant, vous montrer la mai-
son de M. Monk , qui m'a retiré chez lui : une belle maison , ma foi ! Être général en
Angleterre rapporte plus que d'être maréchal en France, savez-vous!
Athos se laissa emmener, tout triste de cette gaieté qu'afiectait d'Artagnan. Toute la
ville était dans l'allégresse : les deux amis se heurtaient à chaque moment contre des
enthousiastes qui leur demandaient, dans leur ivresse, de crier Vive le bon roi
Charles! D'Artagnan répondait par un grognement, et Athos par un sourire. Ils arri-
vèrent ainsi jusqu'à la maison de Monk , devant laquelle, comme nous l'avons dit, il
fallait passer en effet pour se rendre au palais de Saint-James. — Vous rappelez-vous,
Athos, dit d'Artagnan après nu moment de silence, ce passage des mémoires de d'Au-
bigné , dans lequel ce dévoué serviteur. Gascon comme moi, pauvre comme moi, et
j'allais presque dire brave comme moi, raconte les ladreries de Henri IV? Mon père
m'a toujours dit, je m'en souviens, que M. d'Aubigné était menteur. Mais pourtant,
examinez comme tous les princes issus du grand Henri chassent de race! — Allons,
allons, d'Artagnan, dit Athos, les rois de France avares 1 vous êtes fou , mou ami.
— Oh ! vous ne convenez jamais des défauts d'autrui , vous qui êtes parfait. Mais, en
réalité , Henri IV était avare. Louis XMI , son tils , l'était aussi ; nous eu savons quelque
chose , n'est-ce pas'? Gaston poussait ce vice à l'exagération, et s'est fait, sous ce rap-
port, détester de tout ce qui l'entourait. Henriette , pauvre femme! a bien lait d'être
avare, elle qui ne mangeait pas tous les jours et ne se chauffait pas tous les ans; el
c'est un exemple qu'elle a donné à son lils Charles deuxième, pctit-tils du grand
Henri IV, avare comme sa mère et comme son grand-père. Voyons, ai-je bien dé-
duit la généalogie des avares? — D'Artagnan, mon ami, s'écria Athos , vous êtes bien
rude pour cette race d'aigle qu'on appelle les Bourbons. — Et j'oubliais le plus
beau!... l'autre pelil-lils du Déaruais, Louis quatorzième, mon ex-maître. Mais
j'espère qu'il est avare, celui-là, qui n'a pas voulu prêter mi million à son frère
Charles! Bon! je vois que vous vous fâchez. Nous voilà, par bonheur, près de n\f
maison, on plutôt près de celle de mon ami M. Monk. Permettez, ajonla-l-il, que
je laisse chez moi ma bourse; car si. danslafoide, ces adroits liions de Londres,
qui nous sont fort vantés, même à Paris , me volaient le reste de mes pauvres éciis,
je ne pourrais plus retourner en France. Or, content je suis parti de France, et fou de
joie j'y retourne , attendu que tontes mes préventions d'autrefois contre l'Angleterre
me sont re\euues accompagnées de beau(nnp d'antres.
Athos ne répondit rien. Et d'Artagnan franchissait déjà le vestibule, lorsqu'un honnne
moitié valet, moitié soldat, qui remplissait chez Monk les foiiclions de portier et de
garde, arrêta notre mousquetaire, en lui disant en anglais : — Pardon, milord d'Ar-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 119
tagnan! — Eh bien, répliqua celui-ci, quoi? Est-ce que le général aussi me congé-
die?... Il ne me manque plus que d'être expulsé par lui!
Ces mots, dits en français, ne touchèrent nullement celui à qui on les adressait, et
qui ne parlait qu'un anglais mêlé de l'écossais le plus rude. Mais Athos en fut navré,
car d'Arlapnan commençait à avoir l'air d'avoir raison. L'Anglais montra une lettre à
d'Artagnan. — From Ihe gênerai , dit-il. — Bien , c'est cela ; mon congé , répliqua le
Gascon. Faut-il lire, Athos? — Vous devez vous tromper, dit Athos , ou je ne connais
plus d'honnêtes gens que vous et moi.
D'Artagnan haussa les épaules et décacheta la lettre, tandis que l'Anglais, impas-
sible, approchait de lui une grosse lanterne dont la lumière devait l'aider à lire. —
Eh bien ! qu'avez-vous ? dit Athos , voyant changer la physionomie du lecteur. — Tenez,
lisez vous-même, dit lo mousquetaire. Alhos prit le papier et lut :
— a Monsieur d'Artagnan , le roi a regretté bien vivement que vous ne fussiez pas
venu à Saint-Paul avec son cortège. Sa Majesté dit que vous lui avez manqué comme
vous me manquez aussi à moi , cher capitaine. Il n'y a qu'un moyen de réparer tout
cela , Sa Majesté m'attend à dix heures au palais de Saint-James ; voulez-vous vous
y trouver en môme temps que moi? Sa très-gracieuse Majesté vous fixe cette heure
pour l'audience qu'elle vous accorde, m La lettre était de Mouk.
l'audience.
— Eh bien? s'écria Athos avec un doux reproche , lorsque d'Artagnan eut lu la
lettre qui lui était adressée par MonU. — Eh bien ! dit d'Artagnan , rouge de plaisir et
un peu de honte de s'être tant pressé d'accuser le roi et Mouk, c'est une politesse...
qui n'engage à rien, c'est vrai... mais enfin c'est une politesse. — J'avais bien de la
peine à croire le jeune prince ingrat , dit Athos. — Le fait est que son présent est bien
près encore de son passé , répliqua d'Artagnan ; mais enfin , jusqu'ici , tout me donnait
raison. — J'en conviens, cher ami, j'en conviens. Ah ! voilà votre bon regard revenu ;
Vous ne sauriez croire combien je suis heureux. — Ainsi, voyez, dit d'Artagnan,
Charles II reçoit M. Monk à neuf heures ; moi, il me recevra à dix heures , c'est une
grande audience, de celles que nous appelons au Louvre distribution d'eau bénite de
cour. Allons nous mettre sous la gouttière , mon cher ami , allons.
Athos ne lui répondit rien, et tous deux se dirigèrent , en pressant le pas, vers le
palais de Saint-James , que la foule envahissait encore , pour apercevoir aux vitres les
ombres des courtisans et les reflets de la personne royale. Huit heures sonnaient quand
les deux amis prirent place dans la galerie pleine de courtisans et de solliciteurs Cha-
cun donna un coup d'œil à ces habits simples et à forme étrangère , à ces deux têtes si
nobles, si pleines de caractère et de signification. De leur côté, Alhos et d'Artagnan ,
après avoir en deux regards mesuré toute cette assemblée , se remirent à causer
ensemble.
Un grand bruit se fit tout à coup aux extrémités de la galerie : c'était le général
Monk qui entrait, suivi de plus (Il vingt officiers qui quêtaient un de ses sourires, car
il était la veille encore maître de l'Angleterre, et l'on supposait un beau lendemain au
restaurateur de la famille des Stuarts. — Messieurs , dit Monk en se détournant ,
désormais, je vous prie , sou venez- vous que je ne suis plus rien. Naguère encore je
commandais la principale armée de la république ; maintenant celte armée est au roi,
entre les mains de qui je vais remettre, d'après son ordre, mon pouvoir d'hier.
120 LES MOUSQUETAIRES.
Une grande surprise se peignit sur tous les visages, et le cercle d'adulateurs et de
supplians qui serrait Monk l'instant d'avant s'élargit peu à peu et finit par se perdre
dans les grandes ondulations de la foule. Monk allait faire antichambre comme tout
le monde. D'Artagnan ne put s'empêcher d'en faire faire la remarque au comte de la
Fère, qui fronça le sourcil. Soudain la porte du cabinet de Charles s'ouvrit, et le jeune
roi parut, précédé de deux officiers de sa maison Bonsoir, Messieurs, dit-il. Le gé-
néral Monk est-il ici ? — Me voici , sire, répliqua le vieux général. Charles courut à
lui et lui prit les mains avec une fervente amitié. — Général, dit tout haut le roi , je
venais de signer votre brevet ; vous êtes duc d'Albermale, et mon intention est que nul
ne vous égale en puissance et en fortune dans ce royaume , où , le noble Monirose
excepté , nul ne vous a égalé en loyauté, en courage et en talent. Messieurs , le duc
est commandant général de nos armées de terre et de mer: rendez-lui vos devoirs,
s'il vous plaît , en cette qualité.
Tandis que chacun s'empressait auprès du général , qui recevait tous ces hommages
sans perdre un instant son impassibilité ordinaire, d'Artagnan dit à Athos : — Quand
on pense que ce duché, ce commandement des armées de terre et de mer, toutes ces
grandeurs en un mot, ont tenu dans une boîte de six pieds de long sur trois pieds de
large ! — Ami , répliqua Athos, de bien plus imposantes grandeurs tiennent dans des
boîtes moins grandes encore: elles renferment pour toujours... Tout à coup Monk
aperçut les deux gentilshommes qui se tenaient à l'écart, attendant que le flot se fût
retiré. 11 se fit passage et alla vers eux en sorte qu'il les surprit au milieu de leurs
philosophiques réflexions. — Vous parliez de moi? dit-il avec un sourire. — Milord ,
répondit Alhos , nous parlions aussi de Dieu.
Monk rélléchit un moment, et reprit gaiement : — - Messieurs, parlons aussi un peu
du roi , s'il vous pUiîî ; car vous avez , je crois , audience de Sa Majesté. — A neuf
heures, dit Athos. — A dix heures . dit d'Artagnan. — Entrons tout de suite dans ce
cabinet , répondit Monk en faisant signfe à ses deux compagnons de le précéder, ce à
quoi ni l'un ni l'autre ne voulut consenfir. Le roi, pendant ce débat tout français ,
était revenu au centre de la galerie. — Oh ! mes Français , dit-il de ce Ion d'insou-
ciante gaieté que , malgré tant de chagrins et de traverses , il n'avait pu perdre. Les
Français . ma consolation ! Alhos et d'Artagnan s'inclinèrent.
— Duc, conduisez ces messieurs dans ma salle d'étude. Je suis à vous , Messieurs ,
ajouta-t-il en français. Et il expédia promptcment sa cour pour revenir à ses Français
comme il les appelait. — Monsieur d'Artagnan, dit-il en entrant dans son cabinet, je
suis aise de vous revoir. — Sire, ma joie est au comble dt^ saluer Votre Majesté dans son
palais de Saint-James. — Monsieur, vous m'avez voulu rendre un bien grand service, et
je vous dois de la reconnaissance. Si je ne craignais pas d'empiéter sur les droits de notre
commandant général, je vous offrirais quelque poste digue de vous près de notre pcr-
.sonne. — Sire , ré|)li(iua d'Artagnan, j'ai (juitlé le service du roi de France, en fai-
sant à mon prince la promesse de ne servir aucun roi. — Allons, dit Charles, voilà qui
me rend Irès-mallieureux ; j'eusse aimé à faire beaucoup pour vous ; vous me plaisez.
— Sire... — Voyons , dit Charles avec un sourire , ne pnis-je vous l'aire manquer à
votre parole'/ Duc, aidez-moi. Si l'on vous olfrail, c'est-à-dire, si je vous olVrais, moi,
le commandement général de mes mousquetaires? -
D'Artagnan, s'imlinant plus bas que la première fois, — J'aurais le regret de refu-
ser ce (|ue Votre Craricnse Majesté m'oIVrirait , ilil-il : un peulilhomnie n'a que sa pa-
role, et celle jjarole, j'ai eu l'honneur de le dire à Votre iMajosté , est engagée au roi
de France. — N'en parlons donc plus , dit le roi en se tournant vers Athos.
Et il laissa d'Artagnan plongé dans les plus vives douleurs du désappoinlcment. —
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 12t
Ali ! je l'iivais bien dit , murmura le mousquetaire ; paroles 1 eau bénite de cour ! Les
rois ont toujours un merveilleux talent poumons offrir ce qu'ils savent que nous n'ac-
cepterons pas , et se montrer généreux sans risque. Sot !.. triple sot que j'étais d'avoir
un moment espéré ! Pendant ce temps Charles prenait la main d'Athos. — Comte, lui
dit-il, vous avez été pour moi un second père ; le service que vous m'avez rendu ne
se peut payer. J'ai songé à vous récompenser cependant. Vous fûtes créé par mon père
chevalier de la .Jarretière ; c'est un ordre que tous les rois de l'Europe ne peuvent
porter ; par la reine-régente , chevalier du Saint-Esprit , qui est un ordre non moins
illustre; j'y joins cette Toison d'or que m'a envoyée le roi de France, à qui le roi
d'Espagne, son beau-père, en avait donné deux à l'occasion de son mariage ; mais en
revanche j'ai un service à vous demander. — Sire , dit Athos avec confusion , la
Toison d'or à moi ! quand le roi de France est le seul de mon pays qui jouisse de
cette distinction! — Je veux que vous soyez en votre pays et partout l'égal de tous
ceux que les souverains auront honorés de leur faveur, dit Charles en tirant la chaîne
de son col: et j'en suis sur, comte, mon père me sourit du fond de son tombeau.
Athos se releva. Charles l'embrassa tendrement. — Général, dit-il à Wonk, puis s'arrè-
tant avec un sourire, pardon, c'est duc que je voulais dire... Voyez-vous, si je me
trompe, c'est que le mot duc est encore trop court pour moi.. Je cherche toujours
un titre qui l'allonge... J'aimerais à vous voir si près de mon trône que je pusse vous
dire , comme à Louis XIV : Mon frère. Oh ! j'y suis , et vous serez presque mon frère,
car je vous fais vice-roi d'Irlande et d'Ecosse , mon cher duc... De celte façon, désor-
mais je ne me tromperai plus.
Le duc saisit la main du roi, mais sans enthousiasme, sans joie, comme il faisait
toute chose. Cependant son cœur avait été remué par cette dernière faveur. Charles,
en ménageant habilement sa générosité, avait laissé au duc le temps de désirer...
quoiqu'il n'eût pu désirer autant qu'on lui donnait. — Mordioux I grommela d'.\rta-
gnan, voilà l'averse qui recommence. Oh ! c'est à en perdre la cervelle ! Et il se tourna
d'un air si contrit et si comiquement pileux que le roi ne put retenir un sourire. Monk
se préparait à quitter le cabinet pour prendre congé de Charles. — Eh bien! quoi I
mon féal , dit le roi au duc, vous partez? — S'il plaît à Votre Majesté ; car en vérité
je suis bien las .. l'émotion de la journée m'a exténué : j'ai besoin de repos. — Mais,
dit le roi , vous ne partez pas sans M. d'Artagnan , j'espère ? — Pourquoi , sire ? dit le
vieux guerrier. — .^lais , dit le roi , vous le savez bien pourquoi.
Monk regarda Charles avec élonnement. — J'en demande pardon à Votre Majesté,
dit-il, je ne sais pas... ce qu'elle veut dire. — Oli ! c'est possible; mais si vous oubliez,
vous, M. d'Artagnan n'oublie pas. L'étonnement se peignit sur le visage du mousque-
taire. — Voyons , duc , dit le roi , n'êtes-vous pas logé avec M. d'Artagnan ? — J'ai
l'honneur d'offrir un logement à M. d'Artagnan, oui, sire. — Cette idée vous est
venue de vous-même et à vous seul? — De moi-même et à moi seul, oui, sire. —
Eh bien ! mais , il n'en pouvait être différemment... le,prisonnier est toujours au logis
de son vainqueur. Monk rougit à son tour : — Ah ! c'est vrai , dit-il , je suis le prison-
nier de M. d'Artagnan. — Sans doute , Monk , puisque vous ne vous êti s pas encore
racheté ; mais ne vous inquiétez pas, c'est moi qui vous ai arraché à M. d'Artagnan ,
c'est moi qui paierai votre rançon. Les yeux de d'.Vrfagnan reprirent leur gaieté et leur
brillant; le Gascon commençait à comprendre. Charles s'avança vers lui. — Le général,
dit-il, n'est pas riche et ne pourrait vous payer ce qu'il vaut. Moi , je suis plus riche
certainement; mais à présent que le voilà duc , et si ce n'est roi , du moins presque
roi, il vaut une somme que je ne pourrais peut-être pas payer. Voyons, monsieur
d'Artagnan, ménagez-moi ; combien vous dois-je?
122 LES MOUSOUETAIUES.
D'Arlaenaii , ravi de la touniiire que prenait la chose , mais se possédant parfaite-
men! , répondit : — Sire, Votre .Majesté a tort de s'alarmer. Lorsque j'eus le lionlicur
de prendre Sa Grâce, M. Monk n'était que général ; ce n'est donc qu'une rançon de
général qui m'est due. Mais que le général veuille bien me rendre son épée , et je me
tiens pour payé , car il n'y a au monde que l'épée du général qui vaille autant que lui.
— Odds-lisb ! comme disait mon père, s'écria Charles II; voilà un galant propos et un
galant homme, n'est-ce pas, duc? — Sur mon honneur, répondit le duc, oui , sire.
Et il tira son épée. — Monsieur, dit -il à d'Artagnan, voici ce que vous demandez.
Beaucoup ont tenu de meilleures lames, mais si modeste que soit la mienne, je ne
l'ai jamais rendue à personne.
D'Artagnan prit avec orgueil cette épée qui venait de faire un roi. — Oh ! oh ! s'écria
Charles II; quoi ! une épée qui m'a rendu mon trône sortirait de ce royaume et ne fi-
gurerait pas un jour parmi les joyaux de ma couronne ! Non, sur mon Ame ! cela ne
sera pas ! Capitaine d'Artagnan . je donne deux cent mille livres de cette épée ; si c'est
trop peu , dites-le-moi. — C'est trop peu , sire , répliqua d'Artagnan avec un sérieux
inimitable. Et d'abord je ne veux point la vendre; mais Votre Majesté désire , et c'est
là un ordre. J'obéis donc ; mais le respect que je dois à l'illustre guerrier qui m'entend
me commande d'estimer à un tiers de plus le gaçre de ma victoire. Je demande donc
trois cent mille livres de l'épée , ou je la donne pour rien à Votre Majesté. Et la pre-
nant par la pointe , il la présenta au roi. Charles II se mit à rire aux éclats. — Galant
homme et joyeux compagnon! Odds-fish , n'est-ce pas, duc? n'est-ce pas, comte? II
me plaît et je l'aime. Tenez . chevalier d'Artagnan , dit-il , prenez ceci.
Et allant à une table, il prit une plume et écrivit un bon de trois cent mille livres
.«ur son trésorier. D'Artagnan le prit, et se tournant gravement vers Monk, — J'ai en-
core demandé trop peu , je le sais , dit-il : mais croyez-moi, monsieur le duc, j'eusse
aimé mieux mourir que de me laisser guider par l'avarice. Le roi se remit à rire comme
le plus heureux cokney de sou royaume. — Vous reviendrez me voir avant de partir,
chevalier, dit-il : j'aurai besoin d'une provision de gaieté, maintenant que mes Fran-
çais vont être partis. — Ah ! sire 1 il n'en sera pas de la gaieté comme de l'épée du
duc, et je la donnerai gratis à Votre Majesté, répliqua d'.Vrtagnan. dont les pieds ne
louchaient plus la terre. — Et vous, comte , ajouta Charles en se tournant vers Athos,
revenez aussi, j'ai <m important message à vous confier. Votre main, duc. Monk serra
la m.iin du roi. — .Adieu, Messieurs, dit Charles en tendant chacune de ses mains aux
deux Français , qui y posèrent leurs lèvres. — Kh bien 1 dit Athos . quand ils furent
dehors , étes-vous content? — Chut ! dit d'Artagnan tout ému de joie : je ne suis pas
encore revenu de chez le trésorier... la gouttière peut me tomber sur la léle.
DE I.'EMBARRVS des RtCllESSES.
D'Artagnan ne perdit pas le temps , et sitôt que la chose fut ronvenablo <'t oppor-
lime , il rendit visite an seigneur trésorier de Sa Majesté. Il eut alors la satisfaction
d'échanger un morceau de papier, couvert d'une fort laide écriture . contre une quan-
tité prodigieuse d'écus frappés tout n'ci-iMmenl à l'ofligic de Sa Très-Gracienso Majesté
Charles II. D'Artagnan se rendait l'aciiemcnl maître de lui-même: toutefois, en cette
occasion , il ne put s'empêcher de témoigner une joie que le ieileur rompremlra peut-
être , s'il daigne ;i\(iir quelque inrlulgence pour un Ihmumh' (pii . depuis sa naissance,
n'avait jamais vu lautde [lièces et de rouleaux de pièces ju\la-posés dans un ordre vrai-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 123
raent agréable à l'œiL Le trésorier renferma (oui ces rouleaux dans des sacs, ferma
chaque sac d'une estampille aux armes d'Angleterre , faveur que les trésoriers n'ac-
cordent pas à tout le monde; puis impassible et tout juste aussi poli qu'il devait l'être
envers un homme honoré de l'amilié du roi , il dit à d'Arlagnan : — Emportez votre
argent , Monsieur. Votre argent I Ce mot lit vibrer mille cordes que d'Arlagnan n'avait
jamais senties en son cœur.
Il fit charger les sacs sur un petit chariot et revint chez lui, méditant profondément.
Un homme (jui possède trois cent mille livres ne peut plus avoir le front uni : une
ride par chaque cenlaine de mille livres, ce n'est pas trop. D'Arlagnan s'enferma, ne
dîna point , refusa sa porte à tout le monde , et , la lampe allumée , le pistolet armé
sur la table, il veilla tonte la nuit , rêvant au moyen d'empêcher que ces beaux écus,
qui du coffre royal avaient passé dans ses coffres à lui, ne passassent, de ses coffres, dans
les poches d'un larron quelconque. Le meilleur moyen que trouva le Gascon, ce fut
d'enfermer son trésor momentanément sous des serrures assez solides pour que nul
poignet ne les brisât, assez compliquées pour que nulle clef banale ne les ouvrit.
Le jour même Athos vint rendre visile à son ami et le trouva soucieux au point
qu'il lui en manifesta sa surprise. — Comment I vous voilà riche , dit-il , et pas gai !
vous qui désiriez tant la richesse. — Mon ami, les plaisirs auxquels on n'est pas ha-
bitué gênent plus que les chagrins dont on avait l'habitude. Un avis, s'il vous plaît.
Je puis vous demander cela à vous, qui avez toujours eu de l'argent : quand on a de
l'argent, que fait-on? — Cela dépend. — Qu'avez-vous fait du vôtre, pour qu'il ne
fît de vous ni un avare ni un prodigue? car l'avarice dessèche le cœur , et la prodiga-
Uté le noie... n'est-ce pas? — Fabricius ne dirait pas plus juste. Mais, en vcrilé, mon
argent ne m'a jamais gêné. — Voyons, le placez-vous sur les rentes? — Non; vous
savez que j'ai une assez belle maison et que celle maison compose le meilleur de mon
bien : en sorte que vous serez aussi riche que moi, plus riche même quand vous le vou-
drez , par le même moyen. — Mais les revenus , les encaissez-vous? — Non. — Que
pensez-vous d'une cachette dans un mur plein? — Je n'en ai jamais fait usage. —
C'est qu'alors vous avez quelque confident, quelque homme d'affaires sûr, et qui vous
paie l'intérêt à un taux honnête. — Pas du tout. — Mon Dieul que failes-vous alors?
— Je dépense tout ce que j'ai, et je n'ai que ce que jedépense, mon cher d'Arlagnan.
— Ah ! voilà! Mais vous êtes un peu prince , vous , et quinze à seize mille livres de
revenu vous fondent dans les doigts; et puis vous avez des charges, de la représenla-
tion. — Mais je ne vois pas que vous soyez beaucoup moins grand seigneur que moi,
mon ami , et votre argent vous suffira bien juste. — Trois cent mille livres ! Il y a là
deux tiers de superflu. — Pardon, mais il me semblait que vous m'aviez dit... j'ai cru
entendre, enfin... je me figurais que vous aviez un associé...
— Ah ! mordioux ! c'est vrai ! s'écria d'Arlagnan en rougissant, il y aPlanchet. J'ou-
bliais Planchet, sur maviel... Eh bien! voilà mes cent mille écus entamés... C'est
dommage, le chiffre était rond , bien sonnant C'est vrai', Alhos, je ne suis plus
riche du tout. Quelle mémoire vous avez ! — Assez bonne , oui , Dieu merci ! — Ce
brave Planchet, grommela d'Arlagnan, il n'a pas fait là un mauvais rêve. Quelle
spéculation, peste ! Enfin, ce qui est dit , est dit. — Combien lui donnez-vous? — Oh !
fit d'Arlagnan, ce n'est pas un mauvais garçon, je m'arrangerai toujours bien avec
lui ; j'ai eu du mal , voyez-vous , des frais, tout cela doit entrer en ligne de compte.
— Mon cher, je suis bien sijr de vous , dit tranquillement Athos, et je n'ai pas peur
pour ce bon Planchet; ses intérêts sont mieux dans vos mains que dans les siennes;
mais à présent que vous n'avez plus rien à faire ici , nous partirons si vous m'en
croyez. Vous irez remercier Sa Majesté, lui demander ses ordres, et, dans six jours
124 LES MOUSQUETAIRES.
nous pourrons apercevoir les lours île Notre-Dame. — Mon ami , je brûle en effet de
partir, et de ce pas je vais présenter mes respects au roi. — Moi, dit Athos. je vais
saluer quelques personnes par la ville, et ensuite je suis à vous. — Voulez-vous me
prêter Griniaud? — De tout mon cœur... Qu'en comptez-vous faire? — Quelque chose
de fort simple et qui ne le fatiguera pas: je le prierai de me garder mes pistolets qui sont
sur la table à côté des coffres que voici. — Très-bien, répliqua imperturbablement
Athos. — Et il ne s'éloignera point, n'est-ce pas? — Pas plus que les pistolets eux-
mêmes. — Alors , je m'en vais chez Sa Majesté. Au revoir.
D'Arlagnan arriva en effet au palais de Saint-James , où Charles II , qui écrivait sa
correspondance , lui fit fiiirc antichambre une bonne heure. D'Artagnan, tout en se
promenant dans la galerie , des portes au.v fenêtres et des fenêtres aux portes , crut
bien voir un manteau pareil à celui d'Athos traverser les vestibules ; mais au moment
où il allait vérifier le fait, l'huissier l'appela chez Sa Majesté. Charles If se frottait les
mains fout en recevant les remerciemens de notre ami. — Chevalier, dit-il, vous avez
tort de m'être reconnaissant; je n'ai pas payé le quart de ce qu'elle vaut l'histoire de
la boite où vous avez mis ce brave général... je veux dire cet excellout duc d Alber-
male. Et le roi rit aux éclats. D'Arlagnan crut ne pas devoir interrompre Sa Majesté
et fit le gros dos avec modestie. — A propos, continua Charles, vous a-t-il vraiment
pardonné, notre cher Monk? — Pardonné! mais j'espère que oui , sire. — Eh!
c'est que le four était cruel... Odds-fish! eucaquer comme un hareng le premier per-
sonnage de la révolution anglaise! A votre place, je ne m'y fierais pas, chevalier. —
Mais, sire... — Je sais bien que Monk vous appelle son ami... Mais il a l'œil bien pro-
fond pour n'avoir pas de mémoire, et le sourcil bien haut poui' n'être pas fort orgueil-
leux, vous savez, (jrande supercilium. — J'apprendrai le latin, bien sur, se dit d'Ar-
tagnan. — Tenez, s'écria le roi enchanté , il faut que j'arrange votre réconciliation;
je saurai m'y prendre de telle sorte...
D'Artagnan se mordit la moustache. — Votre Majesté me permet-elle de lui ilire la
vérité? — Dites , chevalier, dites. — Eh bien, sire , vous me faites une peur affreuse.
Si Votre Majesté arrange mon affaire, comme elle parait en avoir envie, je suis un
homme perdu , le duc me fera assassiner. Le roi partit d'un nouvel éclat de rire, qui
changea en épouvante la frayeur de d'Artagnan. — Sire, de grâce, proniettcz-moi de
nie laisser traiter cette négociation; et puis, si vous n'avez \)\us besoin de mes ser-
vices... — Non, chevalier. Vous voulez partir? répondit Charles avec une hilarité de
plus en i)lus inquiétante. — Si Votre Majesté n'a plus rien à me demander. Charles
redevint à peu |)rès sérieux. — Une seule chose. Voyez ma sœur. lad\ llcm-iette. Vous
connaît-elle? — Non, sire; mais... un vieux soldat comme moi n'est [)as un spectacle
agréable pour une jeune et joyeuse princesse.— Je veux, \ous dis-je, que ma sojur
vous connaisse; je veux qu'elle puisse au besoin compter sur vous. — Sire, tout ce
qui est clicr à Votre Majesté sera sacré pour moi. — Bien Parryl \ieiis, mon
bon Farry.
La porte latérale s'ouvrit , et Parry entra , le visage rayonnant dès qu'il eut aperçu
le chevalier. — Que l'ail lioihcster? dit le roi. — 11 est sur le canal avec les dames,
ré|diqua Parry. — El liuiKingham? — Aussi. — Voilà qui est au mieux. Tu conduiras
le chevalier près de Villicrs, c'est le duc de linckingham, chevalier, cl lu prieras
le duc de présenter M. d'Artagnan h ladj Ileuriclte.
Parry s'inclina et sourit à d'Artagnan. — Chevalier, continua le roi, c'est votre
audience de congé ; vous pourrez cnsuile parlir quand il vous [ilaira. — Sire, merci.
— Mais faites bien votre paix avec Monk. — (>li I sire... — Vous savez qu'il y a un
de mes vaisseaiix à volrc disposition? — Mais sire, vous me comblez , et je ne souf-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 125
frirai jamais que des officiers de Votre Majesté se dérangent pour moi. Le roi frappa
sur l'épaule de d'Arlaynan. — Personne ne se dérange pour vous, chevalier, mais bien
pour un ambassadeur que j'envoie en France et à qui vous servirez volontiers , je
crois, de compagnon, car vous le connaissez.
D'.\rtagnan regarda étonné. — C'est un certain comte de la Fère... celui que vous
appelez Athos, ajouta le roi en terminant la conversation , comme il l'avait commen-
cée, par un jo^ieux éclat de rire. Adieu , chevalier; adieu. Aimez-moi comme je vous
aime. Et là-dessus, faisant un signe à Parry pour lui demander si quelqu'un n'atten-
dait [las dans un cabinet voisin, le roi disparu! dans ce cabinet, laissant la place au
chevalier, tout étourdi de cette singulière audience. Le vieillard lui prit le bras amica-
lement et l'ennucna vers les jardins.
SUR LE CANAL.
Sur le canal aux eaux d'un vert opaque , bordé de margelles de marbre , où le temps
avait déjà semé ses taches noires et ses touffes d'herbes moussues, glissait majestueu-
sement une longue barque plate, pavoisée aux armes d'Angleterre, surmontée d'un
dais et tapissée de longues étoffes damassées qui traînaient leurs franges dans l'eau.
Huit rameurs pesant mollement sur les avirons la faisaient mouvoir sur le canal avec
la lenteur gracieuse des cygnes, qui , troublés dans leur antique possession par le sil-
lage de la barque, regardaient de loin passer cette splendeur et ce bruit. Nous disons
ce bruit, car la barque renfermait quatre joueurs de guitare et de luth, deux chan-
teurs et plusieurs courtisans, tout chamarrés d'or et de pierreries, lesquels montraient
leurs dents blanches à l'envi pour plaire à lady Stuart, petile-lîlle de Henri IV. fille de
Charles I", sœur de Charles II, qui occupait sous le dais de cette barque la place
d'honneur.
Nous connaissons cette jeune princesse , nous l'avons vue au Louvre , avec sa mère,
manquant de bois, manquant de [lain, nourrie par le coadjuteur et les parlemens.
Elle avait donc, comme ses frères, passé une dure jeunesse ; puis tout à coup elle ve-
nait de se réveiller de ce long et horrible rêve, assise sur les degrés d'un trône,
entourée de courtisans et de flatteurs. Comme Marie Stuart, au sortir de la prison,
elle aspirait donc la vie et la liberté, et de plus, la puissance et la richesse.
Lady Henriette en grandissant était devenue une beauté remarquable que la res-
tauration qui venait d'avoir lieu avait rendue célèbre. Le malheur lui avait ôté l'éclat
de l'orgueil, mais la prospérité venait de le lui rendre.' Elle resplendissait dans sa
joie et son bien-être, pareille à ces Heurs de serre qui, oubliées pendant une nuit aux
premières gelées d'autonme, ont penché la tète, mais qui, le lendemain, réchauffées
à l'atmosphère dans laquelle elles sont nées , se relèvent plus splendides que jamais.
Lord Villiers de Buckingham, fils de celui qui joue un rôle si célèbre dans les pre-
miers chapitres de cette histoire, lord Villiers de Buckingham , beau cavalier, mélan-
colique avec les femmes, rieur avec les hommes; et Vilmot de Rochesler, rieur avec
les deux sexes, se tenaient en ce moment debout devant lady Henriette, et se dispu-
taient le privilège de la faire sourire. Quant à cette jeune et belle princesse, adossée
à un coussin de velours brodé d'or, les mains inertes et pendantes qui trempaient
dans l'eau, elle écoutait uonchalammeul les musiciens sans les entendre, et elle en-
tendait les deux courtisans sans avoir l'air de les écouter.
C'est que lady Henriette, cette créature pleine de charmes, cette femme qui joignait
d26 LES MOUSQUETAIRES.
les grâces de la France à celles de l'Angleten'e , u'ayaut pas encore aimé , était cruelle
dans sa coquetterie. Aussi le sourire, cette naïve faveur des jeunes filles, n'éclairait
pas même son visage, et si parfois elle levait les yeux , c'était pour les attacber avec
tant de fixité sur l'un ou sur l'autre cavalier, que leur galanterie , si effrontée qu'elle
fût d'habitude, s'en alarmait et en devenait timide.
Cependaul le bateau marchait toujours, les musiciens faisaient rage et les courti-
sans commençaient à s'essouffler comme eux. D'ailleurs la promenade paraissait sans
doute monotone à la princesse , car secouant tout à coup la tète d'un air d'impatience,
— Allons, dit-elle, assez comme cela; Messieurs, rentrons. — Ah! Madame, dit
Buckingham, nous sommes bien malheureux, nous n'avons pu réussir à faire trou-
ver la promenade agréable à Votre Altesse. — Ma mère m'attend , répondit lady Hen-
riette : puis, je vous l'avouerai franchement. Messieurs, je m'ennuie.
Et tout en disant ce mot cruel , la princesse essayait de consoler par un regard cha-
cun des deux jeunes gens, qui paraissaient consternés d'une pareille franchise. Le
regard produisit son effet, les deux visages s'épanouirent, mais aussitôt , comme si la
royale coquette eût pensé qu'elle venait de faire tro|i pour de simples mortels, elle lit
un mouvement, tourna le dos à ses deux adorateurs et parut se plonger dans une rêverie
à laquelle il était évident qu'ils n'avaient aucune part. Buckingham se mordilles
lèvres avec colère , car il était véritablement amoureux de lady Henriette , et , en cette
qualité, il prenait tout au sérieux. Rocbester se les mordit aussi: mais comme son
es[)rit dominait toujours sou cœur, ce fut purement et sim|)lement pour réprimer un
malicieux éclat de rire.
La princesse laissait donc errer le long de la berge aux gazons fins et fleuris ses
■jeux , qu'elle détournait des deux jeunes gens. Elle aperçut au loin Parry et d'.\rta-
gnan. — Qui vient là-bas? demanda-1-elle. Les deux jeunes gens tirent volte-face
avec la rapidité de 1 éclair. — l'arry , répondit Buckingham , rien que Parry. — Par-
don, dit Rocbester, mais je lui vois un compagnon, ce me semble. — Oui, d'abord,
reprit la princesse avec langueur; puis que signifient ces mots : n Rien que Parry, »
dites, milord? — Parce que, Madame, répliqua Buckingham piqué, parce que le
fidèle Parry, l'errant Parry, l'éternel Parry, n'est pas, je crois, de grande impor-
tance. — Vous vous trompez, monsieur le duc : Parry, l'errant Parry, comme vous
dites, a erré toujours pour le service de ma famille, et voir ce vieillard est toujours
pour moi un doux spectacle.
Lady Henrietle suivit la progression ordinaire aux jolies femmes, et surtout aux
femmes coquettes ; elle passait du caprice à la contrariété ; le galant avait subi le ca-
price, le courtisan devait plier sous riuinicnr conirariantc. Burkingham s'inclina,
mais ne répondit point. — Il est vrai. Madame, liil Rocbester en s'iuclinant à sou
tour, que Parry est le modèle des serviteurs; mais, Madame, il n'est plus jeune, et
nous ne rions, nous, qu'eu voyant les choses gaies. Est-ce bien gai un vieillard? —
Assez, milord . dit sèchemeni lady Henriette, ce sujet de conversation me blesse.
Puis comme se parlant à elle-même, — Il est vraiment inouï, conliima-t-elle,
cond>ien les amis démon frère ont peu d'égards pour ses serviteurs! — Ce bon l'arry
veut me ]iarlcr, je crois, ajoula-t-clle tout iiaul. Monsieur de Rocbester, faites donc
aborder, je vous prie. Rochcsler s'eni|iressa de répéter le comiriandi'uionl de la prin-
cesse. Une minute après, la barque touchait le rivage. — Kébanpious, Messieurs, «lit
lady Henrietle en allant chercher le bras que lui offrait Rocbester, bien que Ruckin-
ghani l'ùl phn près d'elle et eiil présenté le sien. Alors Rorliester, a\ec un orgueil mal
(li>siiiiuié qui pi'ira d'oulie eu outre le rii'ur du malliein-eux Ituikiughain , lit traver-
ser t» la princesse le petit p6nl que les gens de l'équipage avaient jeté du bateau royal
i.K 1)1 i; m; m ck i ng ii a m.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 157
sur la berge. — Où va Voire Grâce? demanda Rochesler. — Vous le voyez , milorJ ,
vers ce bon Parry qui erre, comme disait milord Buckingham, et me cherche avec ses
yeux affaiblis par les larmes qu'il a versées sur nos malheurs. — Oh ! mon Dieu ! dit
Rochesler, que Votre Altesse est triste aujourd'hui, Madauie ! Nous avons, en vérité ,
l'air de lui paraître des fous ridicules. — Parlez pour vous, milord, interrompit
Buckingham avec dépit : moi, je déplais tellement à Son Altesse que je ne lui parais
absolument rien. Ni RocJiester ni la princesse ne répondirent; on vit seulement lady
Henriette entraîner son cavalier d'une course plus rapide. Buckingham resta en
arrière et profita de cet isolement pour se livrer, sur son mouchoir, à des morsures
tellement furieuses, que la batiste fut mise en lambeaux au troisième coup de dents.
— Parry, bon Parry, dit la princesse avec sa petite voix, viens par ici; je vois que
tu me cherches, et je l'attends. — Ah! Madame, dit Rochesler venant charitablement
au secours de son compagnon , demeuré, comme nous l'avons dit, en arrière, si Parry
ne voit pas Votre Altesse, l'homme qui le suit est un guide suffisant, même pour un
aveugle, car en vérité, il a des yeux de flammes : c'est un fanal à double lampe que
cet homme. — Éclairant une fort belle et fort martiale ligure, dit la princesse, déci-
dée à rompre en visière à tout propos.
Rochester s'inclina. — Une de ces vigoureuses têtes de soldat comme on n'en voit
qu'en France, ajouta la princesse avec la persévérance de la femme sùrc de l'impu-
nité. Rochester et Buckingham se regardèrent comme pour se dire : — May, qu'a-
t-elle donc? — Voyez , monsieur de Buckingham , ce que veut Pari-y, dit lady Hen-
riette : allez.
Le jeune homme, qui regardait cet ordre comme une ftiveur, reprit courage et
courut au-devant de Parry, qui, toujours suivi par d'Artagnan, s'avançait avec len-
teur du côté de la noble compagnie. Parry marchait avec lenteur à cause de son â^e.
D'Artagnan marchait lentement et noblement, comme devait marcher d'Artagnan
doublé d'un tiers de million, c'est-à-dire sans forfanterie, mais aussi sans timidité.
Ah! milord, iht Parry tout essoufflé, Votre Grâce veut-elle obéir au roi'/ — En quoi,
monsieur Parry'/ demanda le jeune homme avec une sorte de froideur tempérée par
le désir d'être agréable à la princesse. —Eh bien! Sa Majesté prie Votre Grâce de
présenter Monsieur à lady Henriette Stuart. — Monsieur qui, d'abord? demanda le
duc avec hauteur. D'Artagnan, on le sait, était facile à efl'aroucher; le ton de milorJ
Buckingham lui déplut. 11 regarda le courtisan à la hauteur des yeux, et deux éclairs
brillèrent sous ses sourcils froncés. Puis faisant un effort sur lui-même, — Monsieur
le chevalier d'Artagnan, milord, répondit-il tranquillement. — Pardon, Monsieur
mais ce nom m'apprend votre nom, \oilà tout. C'est-à-dire que je ne vous connais
pas. — Je suis plus heureux que vous, Monsieur, répomUt d'Artagnan, car, moi, j'ai
eu l'honneur de connaître beaucoup votre famille et particulièrement milord duc de
Buckingham, votre illustre père. —Mon père"/ fil Buckingham. En ell'el, Monsieur
il me semble maintenant me rappeler... M. le chevalier d'Artagnan, dites-vous?
D'Artagnan s'inclina, — En personne, dit-il. — Pardon; n'êtes-vous point l'un de
ces Français qui eurent avec mon père certains rapports secrets? — Précisément,
monsiem- le duc , je suis un de ces Français-là. — Alors, Monsieur, permettez-moi de
ous dire qu'il est élrauge que mou père, de son vivant, n'ait jamais entendu parler
de vous. — Non, Monsieur, mais il en a entendu parler au moment de sa mort; c'est
moi qui lui ai fait passer, par le valet de chambre de la reine Anne d'Autriche, l'avis du
danger qu'il courait; malheureusement l'avis est arrivé trop tard. —N'importe, Mon-
sieur, dit Buckingham, je co)nprends maintenant, qu'ayaut eu l'intenfion de rendre
service au père , vous veniez réclamer la protection du fils.
128 LES MOUSQUETAIRES.
— D'abord , milord , répondit flegmatiquemeni d'Arlagnaii , je ne réclame la pro-
tection de personne. Sa Majesté le roi Charles H , à qui j'ai eu l'honneur de rendre
quelques services — il faut vous dire , Monsieur, que ma vie s'est passée à celle occu-
pation, — le roi Charles II , donc, qui veut bien in'honorer de quelque bienveillance,
a désiré que je fusse présenté à lady Henriette, sa sœur, à laquelle j'aurai peut-être
aussi le bonheur d'être utile dans l'avenir. Or, le roi vous savait en ce moment auprès
de Son Allesse, et m'a adressé à vous par l'entremise de Parry. Il n'y a pas d'autre
mystère. Je ne vous demande absolument rien , et si vous ne voulez pas me présenter
à Son Altesse, j'aurai la douleur de me passer de vous et la hardiesse de me présen-
ter moi-même. — Au moins, Monsieur, répliqua Buckingham, qui tenait à avoir le
dernier mot , vous ne reculerez pas devant une explication provoquée par vous ? — Je
ne recule jamais, Monsieur, dit d'Artagnan. — Vous devez savoir alors, puisque vous
avez eu des rapports secrets avec mon père , quelque détail particulier? — Ces rap-
ports sont déjà bien loin de nous, Monsieur, car vous n'étiez pas encore né, et
pour quelques malheureux ferrels de diamans que j'ai reçus de ses mains et rapportés
en France , ce n'est vraiment pas la peine de réveiller tant de souvenirs. — Ah ! Mon-
sieur, dit vivement Buckingham en s'approchant de d'Artagnan et en lui tenJaat la
main , c'est donc vous ! vous que mon père a tant cherché et qui pouviez tant attendre
de nous?
— Attendre, Monsieur ! en vérité c'est là mon tort , et toute ma vie j'ai attendu. Pen-
dant ce temps, la princesse, lasse de ne pas voir venir à elle l'étranger, s'était levée et
s'était approchée. — Au moins, Monsieur, dit Buckingham. n'altendrez-vous point
cette présentation que vous réclamez de moi. Alors se retournant et s'inclinaut devant
lady Henriette : — Madame, dit le jeune homme, le roi votre frère désire que j'aie
l'honneur de présenter à Voire Allesse M. le chevalier d'Artagnan. — Pour que Votre
Altesse ail au besoin un appui solide et un ami sûr, ajouta Parry. D'Artagnan s'in-
clina. — Vous avez encoi'e quelque chose à dire, Parry? répondit lady Henrictlc ,
souriant à d'Artagnan , tout en adressant la parole au vieux serviteur. — Oui, Ma-
dame, le roi désire que Voire Allesse garde religieusement dans sa mémoire le nom
et se souvienne du mérite de M d'Artagnan, à qui Sa Majesté dnjt, dit-pUe. d'avoir
recouvré son royaume.
Buckingham, la princesse et Rochcster se regardèrent étonnés. — tiela, dit d'Ar-
tagnan, est un autre petit secret dont, selon toute probabilité , je ne me vanterai pas
au fils de Sa Majesté le roi Charles H, comme j'ai fait à vous à l'endroit des ferrels de
diamans. — Madame, dit Fiuikinghani , .Monsieur vinnl. pour la seconde fois, de rap-
peler à ma mémoire un événement qui excite tellement ma curiosité , que j'oserai
vous demander la permission de l'écarter un instant de vous, pour l'entretenir en
particulier... — Faites, milord, dit la princesse, mais rendez bien vite à la sii'ur cet
ami si dévoué au frère. Et elle rc|iril le liras di' Hoiliester, pendant que Biickiiigham
prenait celui de d'Artagnan. — Oh ! rticontez-moi donc, chevalier, dit Buckingham,
toute cette aiïaire des diamans, que nul ne sait en Angleterre, pas même le tils de
celui qui en l'ut le héros. — .Milord , une seule personne avait le droit de raconter toute
cette aiïaire, comme vous dites, c'était votre père, il a jugé à propos de se taire, je
vous demanderai la permission de l'imiter.
Et d'Artagnan s'inclina en homme sur lequel il est évident qu'aucune instance
n'aura de prise. — Puisqu'il en est ainsi , Monsieur, dit Bui kiiigham , pardonnez-moi
mon indiscrétion , je vous prie.el si (lueique jour, moi aussi . j'allais eu France....
El il se retourna pour donner un dernier regard à la princesse, qui ne s'inquiélail
guère de lui. loiil (>i-(up"''i'i|u'i'lli' él.iilnii |iarais>;ail èlre de la con versai Icin de ItiM-licsIcr.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 129
Biickinghain soupira. — Eh bien? deniauda d'Arlag^nan. — Je disais donc que si
quelque joLir, moi aussi , j'allais en France... — Vous irez, milord , dit en souriant
d'Artagnan , c'est moi qui vous en réponds. — El pourquoi cela? — Oh ! j'ai d'clranges
manières de prédiclion, moi, cl une fois que je prédis, je me trompe rarement. Si
donc vous \enez en France? — Eh bien! Monsieur, vous à qui les rois demandent
cette précieuse amitié qui leur rend des couronnes, j'oserai vous demander un peu de
ce grand intérêt que vous avez voué à mon père. — ililord, répondit d'Artagnan,
croyez que je me tiendrai pour tort honoré , si . Ià-l)as , vous voulez bien encore vous
souvenir que vous m'avez vu ici. Et niaintenanl. permettez... Se retournant alors
vers lady Henriette : — Madame, dit-il , Voire Ailesse est fille de France , et, en celte
qualité, j'espère la revoir à Paris. Un de mes jours heureux sera celui où Votre Al-
tesse me donnera un erdre quelconque qui me rappelle , à moi. qu'elle n'a point ou-
blié les reconmiandations de son auguste frère. El il s'inclina devant la jeune princesse,
qui lui donna sa main à baiser avec une grâce toute royale. — Ah I .Madame , dit tout
bas Buckingham, que faudrait- il faire pour obtenir de Voire Altesse une pareille
faveur? — Dame! milord, répondit lady Henriette, demandez à M. d'Artagnan, il
vous le dira.
COMMENT D'ARTAGNAN TIUA , COMME EUT FAIT UNE FEE, UNE MAISON
DE PLAISANCE D'UNE BOITE DE SAPIN.
Les paroles du roi touchant l'amour-proprc de Monk n'avaient pas inspiré à d'Arta-
gnan une médiocre appréhension. Le lioulenant avait eu toute sa vie le grand art <ie
choisir ses ennemis, et lorsqu'il les avait pris implacables et invincibles, c'est qu'il
n'avait pu, sous aucun prétexte, faire autrement. Mais les points de vue changent
beaucoup dans la vie. C'est une lanterne magique dont l'œil de l'homme modifie
chaque année les aspects. 11 en résulte que , du dernier jour d'une année où l'on voyait
blanc, au premier jour de l'autre où l'on verra noir, il n'y a que l'espace d'une nuit.
Or, d'Artagnan, lorsqu'il parfit de Calais avec ses dix sacripans, se souciait aussi peu
de prendre à partie Goliath, Nabuchodonosor ou Holophei'ue , que décroiser l'épée
avec une recrue , ou que de discuter avec son hôtesse. Alors il ressemblait à l'épervier
qui à jeun attaque un bélier. La faim aveugle. Mais d'Artagnan rassasié , d'Artagnan
riche, d'Artagnan vainqueur, d'Artagnan fier d'un triomphe si difficile , d'-\rlagnan
avait trop à perdre pour ne pas compter chilfre à chiffre avec la mauvaise fortune
probable.
Il songeait donc, tout en revenant de sa présentation, à une seule chose, c'est-à-
dire à ménager un honniie aussi puissant que Monk, un homme que Charles ména-
geait aussi , tout roi qu'il était ; car, à peine établi , le protégé pouvait encore avoir
besoin du protecteur, et ne lui refuserait point par conséquent, le cas échéant, la
mince satisfaction de déporter monsieur d'Artagnan , ou de le renfermer dans quelque
tour du Middiesex, ou de le faire un peu noyer dans le trajet maritime de Douvres à
Boulogne. Ces sortes de satisfactions se rendent de rois à vice-rois, sans firer autre-
ment à conséquence. — Décidément , pensait le Gascon, — et cette pensée était le ré-
sultat des réflexions qu'il venait de faire tout bas, et que nous venons de faire toui
haut, — décidément il faut que je me réconcilie avec M. Monk , et que j'acquière la
preuve de sa |iarfaite indifférence pour le passé. Si, ce qu'à Dieu ne plaise , il est en-
core maussade et réservé dans l'expression de ce senliinenl , je donne mon argent à
130 Mis MOUSQUETAIRES.
emporter à Alhos, je dciiieurc en Angleterre juste assez de temps poui- le dévoiler,
[mis, comme j'ai l'œil vif et le pied léger, je saisis le premier signe hostile, je décam|)e,
je me cache chez milord de Buckingham , qui me parait bon diable au fond , et auquel ,
en récompense de son hospitalité , je raconte alors toute cette histoire de diamans , qui
ne peut plus compromettre qu'une vieille reine, laquelle peut bien passeur, étant la
femme d'un ladre vert comme M de Mazarin, pour avoir été autrefois la maîtresse
d'un beau seigneur comme Butkingham. Mordioux! c'est dit, et ce Mouk ne me sur-
montera pas. Eh ! d'ailleurs , une idée !
On sait que ce n'étaient |)as, en général, les idées qui manquaient à d'Artaguan.
C'est que pendant son monologue, d'Artagnan venait de se boutonner jusqu'au men-
ton, et rien n'excitait en lui l'imagination comme celte préparation à un combat quel-
conque, nomtpée accinction par les Romains. Il arriva tout écbauilé au logis du duc
d'Albermale. On l'introduisit chez le vice-roi avec une célérité qui prouvait qu'où le
regardait comme étant de la maison. Monk était dans son cabinet de travail. — ^lilord,
lui dit d'Artaguan avec cette expression de franchise que le Gascon savait si bien
étendre sur sou visage rusé, milord, je viens demander un conseil à Votre Grâce.
Monk, aussi boutonné moralement que son antagoniste l'était physiquement, Mouk
répondit : — Demandez, mon cher. Et sa figure présentait une expression non moins
ouverte que celle de d'Artagnan. — Milord. avant toute chose, promettez-moi secret
et indulgence. ^ Je vous promets tout ce que vous voudrez. Qu'y a-t-il . dites? — Il
y a, milord, que je ne suis pas tout à fait content du roi. — Ah! vraiment. Et en
quoi, s'il vous plaît , mon cher lieutenant? — Eu ce que Sa Majesté se livre parfois à
des plaisanteries fort compromettantes pour ses serviteurs, et la [ilaisanlerie , milord ,
est une arme qui blesse fort les gens d'épée comme nous.
Monk fit tous ses efforts pour ne pas trahir sa pensée ; mais d'Artagnan le guettait
avec une attention trop soutenue pour ne pas apercevoir une imperceptible rougeur
sur ses joues. — Mais quant à moi , dit Monk de l'air le plus naturel du monde , je ne
suis pas ennemi de la plaisanterie , mon cher monsieur d'Artaguan : mes soldats vous
diront même que bien des fois, au camp, j'entendais fort iudifléremment, el avec un
certain goût même, les chansons satiriques qui, de l'armée de Lambert, passaient
dans la mienne , et qui , bien certainement , eussent ccorché les oreilles d un général
plus susce|)tible (pio je ne le suis. — Oh ! milord , lit d'Artaguan . je sais que vous êtes
un homme complet, je sais que vous êtes |)lacé depuis longtemps au-dessus des mi-
sères humaines, mais il y a plaisanteries et plaisanteries, et certaines, quant à moi,
ont le privilège de m irriter au delà d(.' tonte cx|iression. — Peut-on savoir lesquelles,
«11/ deari' — Celles qui sont dirigées contre mes amis ou contre les gens que je res-
])ecte , milord.
Monk fit un imperceiilible mouvement ipie d'Artagnan a|HM'çut. — Eh! en quoi,
demanda Monk, en quoi le run|i d'épingle ijui égratigue autrui |ieut-il vous chatouiller
la peau y Contez-moi cela, voyons. — Milord, je vais vous l'expliquer par une seule
jihrase ; il s'agissait de vous. Mouk lit ini pas vers d'Artagnan. — Ue moi? dit-il. — ■
Oui, el voilà re que je ue jinis ni'e.vpliqncr ; mais aussi peut-être est-ce faute de con-
naître son caractère. Comment le roi a-l-il le ctrur de railler un honnnc (pii lui a
rendu tant el de si grands Bervices? conunenl comiirendre qu'il s'amuse à metiro aux
prises un lion connue vous avec un moucheron comme moi? — Aussi je ne vois cela
en aucune façon , dil Monk. — Si fait 1 l''.iilin , le roi , cpii me devait une récompense,
pouvait me récompenser connue nu soldai , s(uis imaginer cclt»- histoire de rançon qui
vous touche, milord. —Non, lit .Mouk en riiinl, elle no me loue he en aucune façon,
je vous jure. ■ l'as à mou endroit , je li' inmprcnds ; mmi^- uic inunaisse/., milord ,
I.E VICOMTE DE BRAGELONNE. 131
je suis si discret, que la luiiilje parailrail bavarde auprès de moi ; mais... comprenez-
vous, iiiilord? — Nou , s'obstina à dire Monk. — Si un autre savait le secret que je
sais... — Quel secret? — Eb ! milord , ce malbeureux secret de Newcastle. — Ab ! le
million de M. le comte de la Fère? — Non , milord , non ; l'entreprise faite sur Voire
Grâce. — C'était bien joué, cbevalier, voilà tout, et il n"v avait rien à dire: vous
êtes un bomme de guerre, brave et rusé à la fois, ce qui prouve que vous réunissez
les qualités de Fabius et d'Annibal. Donc vous avez usé de vos moyens, de la force et
de la ruse ; il n'y a rien ù dire à cela , et c'était à moi de me garantir. — Eb ! je le
sais, milord, et je n'attendais rien moins de votre impartialité; aussi, s'il n'y avait
que l'enlèvement en lui-même, mordiouxl ce ne serait rien; mais il y a... — Quoi?
— F>es circonstances de cet enlèvement. — Quelles circonstances? — Vous savez bien
ce que je veux dire, milord. — Non, Dieu me damne ! — Il y a... c'est qu'en vérité
c'est tort diflii'ile à dire. — Il y a? — Eb bien ! il y a celte diable de boîte.
Monk rougit \isiblement. — Cette indignité de boîte , continua d'Arlagnan, de
boite en sapin , vous savez? — Bon ! je l'oubliais ! — En sapin, continua d'Artaignan ,
avec des trous pour le nez et la bouche. En vérité milord, tout le reste était bien,
mais la boîte, ka boîte! décidément c'était une mauvaise plaisanterie. Monk se déme-
nait dans tous les sens. — Et cependant, que j'aie fait cela, reprit d'Artagnan, moi. un
capitaine d'aventures, c'est tout simple , parce que, à côté de l'action un peu légère
que j'ai commise, mais que la gravité de la situation peut faire excuser, j'ai la cir-
conspection et la réserve. — Oh! dit Monk, croyez que je vous connais bien, mon-
sieur d'Artagnan, et que je vous apprécie.
D'Artagnan ne perdait pas Monk de vue , étudiant tout ce qui se passait dans l'esprit
du général nu fur et à niesiu-eipi'il parlait. — Mais il ne s'agit pas de moi , reprit-il. —
Enliu , de qui s'agit-il dom V demanda Mouk, qui commençait à s'im[)alienter. — Il
s'agit du roi, qui jamais ne retiendra sa langue. — Eh bien! quand il parlerait, au
bout du compte, dit Monk eu balbutiant. — Milord, reprit d'Artagnan, ne dissimu-
lez pas, je vous en supplie, avec un homme qui parle aussi franchement que je le
fais. Vous avez le droit de hérisser votre susceptibilité, si bénigne qu'elle soit. Que
diable! ce n'est pas la place d'un homme sérieux comme vous, d'un homme qui
joue avec des couronnes et des sceptres , comme un bohémien avec des boules; ce
n'est pas la place d'un homme sérieux, disais-je, que d'être enfermé dans une boite
ainsi qu'un olijel curieux d'histoire naturelle; car enlin , vous conqirenez, ce serait
pour faire crever de rire tous vos ennemis, et vous êtes si grand, si noble, si géné-
reux , que vous devez en avoir beaucoup. Ce secret peut faire crever de rire la moitié
du genre humain si l'on vous représentait dans cette boîte. Or, il n'est pas décent que
l'on rie ainsi du second personnage de ce royaume.
IMonk perdit tout à fait contenance à l'idée de se voir représenté dans sa boîte. Le
ridicule , comme l'avait judicieusement prévu d'Artagnan, faisait sur lui ce que ni les
hasards de la guerre, ni les désirs de l'ambition, ni la crainte de la mort n'avaient
pu iaire. — Bon ! pensa le Gascon , il a peur : je suis sauvé. — Oh ! quant au roi , dit
Monk, ne craignez rien, cher monsieur d'Arlagnan, le roi ne plaisantera pas avec Monk,
je vous jure 1 L'éclair de ses yeux fut intercepté au passage par d'.Vrtagnan. Monk se
radoucit aussitôt. — Le roi , contiuua-t-il , est d'un trop noble naturel, le roi a un
cœur trop haut placé pour vouloir mal à qui lui a fait du bien. — Oh ! cerlaineraent .
s'écria d'Artagnan. Je suis entièrement dans votre opinion sur le cœur du roi , mais
non sur sa tète : il est bon , mais il est léger. — Le roi ne sera pas léger avec Monk ,
soyez tranquille. — Ainsi, vous êtes tranquille, vous, milord? — De ce côté du
moins, oui, parfaitement. — Oh ! je vous comprends, vous êtes tranquille du côté
132 I.ES MOUSQUETAIRES.
(Ju i-oi. — Je vous l'ai dit. — .Mais vous n'êles i)as aussi tranquille du mien? — Je
croyais vous avoir afiirmé que je croyais à votre loyauté et à votre discrétion. — Sans
doute , sans doute , mais vous réfléchirez à une chose... — A laquelle? — C'est que
je ne suis pas seul , c'est que j'ai des compagnons ; et quels compagnons ! — Oh ! oui,
je les connais. — ÎMathcureusoinent , milord, et ils vous connaissent aussi. — Eh
jjien? — Eh bien , ils sont là-bas , à Boulogne , ils m'attendent. — Et vous craignez.. .
Oui, je crains qu'en mon absence... Parbleu! si j'étais près d'eux , je répondrais
bien de leur silence.
Avais-je raison de vous dire que le danger, s'il y avait danger, ne viendrait pas
de Sa Majesté, quelque disposée qu'elle soit à la plaisanterie, mais de vos com-
pacions, comme vous le dites... Être raillé par un roi, c'est tolérable encore, mais
par des goujats d'armée... goddam! — Oui, je comprends, c'est insupportable: et
voilà pourquoi, milord, je venais vous dire : Ne croyez-vous pas qu'il serait bon que
je partisse pour la France le plus tôt possible? — Certes, si vous croyez que votre
présences. — Impose à tous ces coquins? de cela, ob ! j'en suis sûr, milord. — Votre
présence n'enipécbcra point le bruit de se répandre s'il a transpiré déjà. — Ob ! il n'a
point transpiré, milord , je vous le garantis. En tout cas, croyez que je suis bien dé-
terminé à une chose. — Laquelle? — A casser la tète au premier qui aura propagé
ce bruit et an premier qui l'aura entendu. Après quoi , je reviens en Angleterre cher-
cher un asile et peut-être de l'emploi près de Votre Grâce. — Ob ! revenez, revenez!
Malheureusement, milord, je ne connais que vous ici , et je ne vous trouverai plus
ou vous m'aurez oublié dans vos grandeurs. — Écoute», monsieur d'Artagnan , ré-
pondit Monk , vous êtes un charmant gentilhomme , plein d'esprit et de courage; vous
méritez toutes les fortunes de ce monde ; venez avec moi en Ecosse, cl, je vous le
jure , je vous y ferai dans ma vice-rovauté un sort que chacun enviera. — Oh ! milord ,
c'est im[iossible à cette heure. A cette heure , j'ai un devoir sacré à remplir ; j'ai à
veiller autour de votre gloire; j'ai à empêcher qu'un mauvais plaisant ne ternisse aux
yeux des contemporains, qui sait? aux yeux de la postérité même , l'éclat de votre
nom. — De la postérité . monsieur d'Artagnan? — Eh I sans doute ! il faut que pour la
postérité tous les détails de cette histoire restent un mystère ; car enfin , admettez que
cette malheureuse histoire du coll're de sapin se répande, et l'on dira, non pas que
vous avez rétabli le roi loyalement, en vertu de votre libre arbitre, mais bien par
suite d'un compromis fait entre vous deux à Scheweningen. J'aurai beau dire com-
ment la chose s'est passée, moi qui le sais, on ne me croira pas, et l'on dira que j'ai
reçu ma (larl du gâteau cl (pie je la mange.
JMonk fronça le sourcil. — Cloirc, honneur. |Hoiiité. dit-il, nous n'êtes que de
\ains mots! — Brouillard, réplicpia d'.-Vrlagnan . brouillard à travers lequel personne
no voit jamais bien clair. — Eh bien I alors, aile/, en France , mon cher monsieur, dit
Monk; allez, et pour vous rendre l'.Vugletei're plus accessible et |)lus agréalile, ac-
ceptez un souvenir de moi. — Mais allons donc! pensa d'.Vrlagnan. — .l'ai sur les
bords de la Clyde, continua iMonk, une petite maison sous des arbres , un cottage,
connue on appelle cela ici. .\ cette maison sont attachés une centaine d'arpens de
Icrre. Acceptez-la. — Ob I milord... — Dame! vous serez là chez vous, et ce sera le
refuge dont vous me |)arlie/. tout à l'heure. — Moi , je serais voire obligé à ce point ,
milord ! En vérité , j'en ai himte — Non pas , Monsieur, reprit Monk avec un fin sou-
rire, non pas, c'est moi qui serai le vôtre. VA. serrant la main du uiousipietaire. — ,Ie
vais faire dresser l'acte di' dunaliuu , <lil-il, et il sortit.
D'Artagnan le regarda s'éloigner, et demeui'a pensif cl même ému. — iMilin. dit-il,
viiilà poMclatit nu hr.ive lionimi'. Il est triste de sentir seuli'ineiil c|Me c'est par peur
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 133
de moi et non par affection qu'il agit ainsi. Eh bien ! je veux que l'affection lui vienne.
Puis, après un instant de réflexion plus profonde . — Bail ! dit-il, à quoi bon? C'est
un Anglais! Et il sortit à son tour un peu étourdi de ce combat. — Ainsi, dit-il, me
voilà propriétaire. Mais conunent diable partager le cottage avec Planchet? A moins
que je ne lui donne les terres et que je prenne le château, ou bien que ce soit lui qui
prenne le château et moi... Fi donc! M. Monk ne souffrirait point que je partageasse
une maison qu'il a habitée, avec un épicier! Il est trop fierpourcela! D'ailleurs. [)0ur-
quoi en parler? Ce n'est point avec l'argent de la société que j'ai acquis cet immeuble ;
c'est avec ma seule intelligence : il est donc bien à moi. Allons retrouver Athos. Et il
se dirigea vers la demeure du comte de la Fèvf.
COMMENT D'ARTAGNAN RÉGLA LE PASSIF DE LA SOCIÉTÉ AVANT
D'ÉTABLIR SON ACTIF.
— Décidément, se dit d'Arlagnan , je suis en veine. Cette étoile qui luit une fois
dans la vie de tout homme, qui a lui pour .Job et pour Irus, le plus nialheureu,x des
Juifs et le |)lus [lauvre des Grecs, vient enfin de luire pour moi. Je ne ferai pas de
folie, je profiterai ; c'est assez tard pour que je sois raisonnable. Il soupa ce soir-là de
fort bonne humeur avec son ami Athos, ne lui parla pas de la donation attendue, mais
ne put s'empêcher, tout en mangeant, de questionner son ami sur les provenances,
les semailles, les plantations. Athos répondit complaisammcut, comme il faisait tou-
jours. Son idée était que d'Arlagnan voulait devenir propriétaire; seulement il se prit
plus d'une fois à regretter l'humeur si vive , les saillies si divertissantes du gai compa-
gnon d'autrefois. D'Artagnan, en effet, profitait du reste de graisse figée sur l'assiette
pour y tracer des chiffres et faire des additions d'une rotondité surprenante.
L'ordre ou plutôt la licence d'embarquement arriva chez eux le soir. Tandis qu'on
remettait le papier au comte , un autre messager tendait à d'Artagnan une petite liasse
de parchemins revêtus de tous les sceaux dont se pare la propriété foncière en Angle-
terre. Athos le surprit occu|)é à feuilleter cesdifférens actes, qui établissaient la trans-
mission de propriété. Le prudent Monk, d'autres eussent dit le généreux Monk, avait
commué la donation en une vente, et reconnaissait avoir reçu la somme de quinze
mille livres pour prix de la cession. Déjà le messager s'était éclipsé. D'Artagnan lisait
toujours, Athos le regardait en souriant. D'Artagnan, surprenant un de ces sourires
par-dessus son épaule, renferma toute la liasse dans son étui. — Pardon , dit Athos.
— Oh! vous n'êtes pas indiscret, mon clier, répliqua le lieutenant; je vous dirai...
— Non , ne me dites rien , je vous prie ; des ordres sont choses si sacrées , qu'à son
frère , à son père , le chargé de ces ordres ne doit pas avouer un mot. Ainsi , moi qui
vous parle et qui vous aime plus tendrement que frère , père et tout au monde... —
Hors votre Raoul ? — J'aimerai plus encore Raoul lorsqu'il sera un homme et que je
l'aurai vu se dessiner dans toutes les phases de son car;ictère et de ses actes... comme
je vous ai vu , vous , mon ami. — Vous disiez donc que vous aviez un ordre aussi , et
que vous ne me le communiqueriez pas'/ — Oui, cher d'Artagnan.
Le Gascon soupira. — Il fut un temps , dit-il, où cet ordre . vous l'eussiez mis là,
tout ouvert sur la table, en disant : — D'Artagnan , lisez-nous ce grimoire, à Porlhos,
à Aramis et à moi. — C'est vrai... Oh I c'était la jeunesse , la confiance , la généreuse
saison où le sang commande lorsqu'il est échaullé par la passion ! — Eh bien ! Athos ,
voulez-vous que je vous dise ? — Dites, ami. — Cet adorable temps, cette généreuse
13i. LES MOUSQUETAIRES.
saison , cette domination du sanp; échauffé , lonles choses fort belles sans doulc . jo ne
les regrette pas du tout. C'est alisohnnent comme le temps des études... j'ai loujours
renconiré quelque part un sot pour me vanter ce lem]is dos pensums, des férules, des
croûtes de pain sec... C'est singulier, je n'ai jamais iiimé cela, moi, et si actif, si sobre
que je fusse (vous savez si je l'étais, Athos) , si simjile que je parusse dans mes halnts,
je n'ai pas moins préféré les broderies de Porlhos à ma petite casaque porense, qui
laissait passer la bise en hiver, le soleil en été. Voyez-vous, mon ami , je me défierai
toujours de celui qui prétendra prétérer le mal au bien. Or, du temps passé, tout fut
mal pour moi, du temps passé où chaque mois voyait un trou de plus à ma peau et à
ma casaque , un écu d'or de moins dans ma pauvre bourse ; de cet exécrable temps de
bascules et de balançoires, je ne regrette absolument rien, rien, rien, que notre amitié:
car chez moi il y a un cœur ; et c'est miracle , ce cœur n'a pas été desséché par le vent
de la misère qui passait aux trous de mon manteau, ou traversé par les épées de toute
fabrique qui passaient aux trous de ma pauvre chair. — Ne regrettez pas noire amitié,
dit Athos; elle ne mourra qu'avec nous. L'amitié se compose surtout de souvenirs et
d'habitudes, et si vous avez fait tout à l'heure une petite satire de la mienne parce que
j'hésite à vous révéler ma mission eu France... — Moi ?.. 0 ciel 1 si vous saviez, cher
et bon ami , comme désormais toutes les missions du monde vont me devenir indiffé-
rentes ! Et il serra ses parchemins dans sa vaste poche.
Athos se leva de table et appela l'hôte pour payer la dépense. — Depuis que je suis
votre ami , dit d'Artagnan, je n'ai jamais payé un écol. Porthos souvent , Aramis quel-
quefois, et vous, presque toujours, vous tirâtes votre bourse au dessert. Maintenant,
je suis riche , et je vais essayer si cela est héroïque de payer. — Faites, dit Athos en
remettant sa bourse dans sa poche.
Les deux amis se dirigèrent ensuite vers le port, non sans que d'.Xrtagnan eût re-
gardé en arrière pour surveiller le transport de ses chers écus. La iniit \enait d'étendre
son voile épais sur l'eau jaune de la Tamise ; on entendait ces bruits de tonnes et de
poulies, précurseurs de i'app.ireillage , qui tant de fois avaient fait battre le cœur des
niDusijuetaires , alors que le danger de la mer était le moindre de ceux qu'ils allaient
allïuuler. (Jetle fois, ils devaient s'embarquer sur un grand vaisseau qui les attendait
à Gravesend , et Charles II , toujours délicat dans les petites choses, avait envoyé un
de ses yachts , avec douze hommes de sa garde écossaise , pour faire honneur à l'am-
bassadeur qu'il députait en France. A minuit le yacht avait déposé ses passagers à
bord du vaisseau , et à huit heures du malin le vaisseau débarquait l'ambassadeur el
son ami devant la jetée de Boulogne.
Tandis que le comte avecGrimaud s'occupait des chevaux pour aller droit à Paris,
d'Artagnan courait à l'hùlellerie oii, selon ses ordres, sa petite armée devait l'attendre.
(Les messieurs déjcunaieni d huities, de poissons et d'cau-de-vie aromatisée, lorsque
païut d'Artagnan. Ils étaient bien gais, mais aucun n'avait encore franchi les limites
de la raison. Un hourrah de joie accueillit le général. — Me voici , dit d'Artagnan : la
cauuiagne est terminée, .le viens ajiporler îi cbarun le supplément de solde qui était
promis. Les yeux brillèreuL — Je gage qu'il n'y a déjà plus cent livres dans l'escar-
celle du plus riche de vous. — (ù'esl vrai, s'écria-l-on en chœur. — Messieurs , dit alors
d'Artagnan, voici la dernière consigne. Le traité de commerce a été conclu ,grftce i^ce
coup de main (|ui nous a remliis maîtres ihi plus habile financier de l'Angleterre; car
à présent , je dois vous l'avouer, l'Iiomme (|u'il saisissait d'enlever, c'était le trésorier
du général Monk.
Ce mol de trésorier produisit un cerlaiu <'lli't dans son armi''e. D'Artagnan romanpia
que les veux du seul .Menne\ille ne lémuignaieul pas d'une toi parfaite. — I> lioo-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 135
rier, continua d'Artagnan, je l'ai emmené sur un terrain neutre, la Hollande: je lui
ai fait signer le iraité , je l'ai rcconduil inoi-mùnie à Newcaslle, et, coniine il devait
c'tre satisfait de nos procédés à son égard, comme le coffre de sapin avait été porté tou-
jours sans secousses et rembourré moelleusement, j'ai demandé pour vous une gra-
tification. La voici.
Il jeta un sac assez respectable sur la nappe. Tous étendirent involontairement la
main. -^ Un moment! mes agneaux, dit d'Artagnan; s'il y a les bénéfices, il y a
aussi les charges. — Oh ! oh ! murmura l'assemblée. — Nous allons nous trouver, mes
amis, dans une position qui ne serait pas tenable pour des gens sans cervelle : je parle
net : nous sommes entre la potence et la Bastille. — Oh! oh ! dit le chœur. — C'est
aisé à comprendre. Il a fallu expliquer au général Monk la disparilion do son trésorier;
j'ai attendu pour cela le moment fort inespéré de la restauration du roi Charles II, qui
est de mes amis...
L'armée échangea un regard de satisfaction contre le regard assez orgueilleux de
d'Artagnan. — Le roi restauré, j'ai rendu à M. Monk son homme d'affaires, un peu
déplumé , c'est vrai , mais enfin je le lui ai rendu. Or, le général Monk , en me par-
donnant, car il m'a pardonné, n'a pu s'empêcher de me dire ces mots que j'engage
chacun de vous à se graver profondément là , entre les yeux , sous la voûte du crâne :
« Monsieur, la plaisanterie est bonne, mais je n'aime pas naturellement les plaisan-
ir teries ; si jamais un mot de ce que vous avez fait » ( vous comprenez , monsieur de
Menneville ) « s'échappait de vos lèvres ou des lèvres de vos compagnons, j'ai dans
<( mon gouvernement d'Ecosse et d'Irlande sept cent quarante et une potences en bois
« de chêne , chevillées de fer et graissées à neuf toutes les semaines. .Je ferais prê-
te sent d'une de ces potences à chacun de vous, et, remarquez-le bien, cher mon-
« sieur d'Artagnan, ajouta-l-il , » (remarquez-le aussi , cher monsieur Menneville) ,
« il m'en resterait encore sept cent trente pour mes menus plaisirs. De plus... « —
Ab ! ah ! tirent les auxiliaires, il y a du plus? — Une misère de plus : « Monsieur
« dArtaguun , j'expédie au roi de France le Iraité en question, avec une prière de
« faire fourrer à la Bastille provisoirement, puis de m'envoyer là-bas tous ceux qui
« ont pris part à l'expédition ; et c'est une prière à laquelle le roi se rendra certaine-
« ment. »
Un cri d'effroi partit de tous les coins de la table. — Là, là, dit d'Artagnan; ce
brave M. Monk a oublié une chose, c'est qu'il ne sait le nom d'aucun de vous: moi
seul je vous connais, et ce n'est pas moi, vous le croyez bien, qui \ous trahirai.
Pourquoi faire? Quant à vous, je ne suppose pas que vous soyez jamais assez niais
pour vous dénoncer vous-mêmes, car alors le roi, pour s'épargner des frais de nour-
riture et de logement, vous expédierait en Ecosse, où sont les sept cent quarante et
une potences. Voilà, Messieurs. Et mainlenant je n'ai plus un mot à ajoutera ce que
je viens d'avoir l'honneur de vous dire. Je suis sûr que l'on m'a compris parfaite-
ment, n'est-ce pas, monsieur de Menneville? — Parfaitement, répliqua celui-ci —
Maintenant les écus! dit d'Artagnan. Fermez les portes.
Il dit et ouvrit le sac sur la table d'où tombèrent plusieurs beaux écus d'or. Cha-
cun lit un mouvement vers le plancher. — Tout beau I s'écria d'Artagnan ; que per-
sonne ne se baisse et je retrouverai mon compte. Il le retrouva en efîet, donna cin-
quante de ces beaux écus à chacun, et reçut autant de bénédictions qu'il avait donné
de pièces. — Maintenant, dit-il , s'il vous était possible de vous ranger un peu, si vous
deveniez de bons et honnêtes bourgeois... — C'est bien difficile, dit un des assistans.
— Mais pourquoi cela, capitaine? dit un autre. — C'est parce que je vous aurais re-
trouvés, et , qui sait , rafraîchis de temps en temps par quelque aubaine. . Il lit signe
1315 LES MOUSQUETAIRES.
à Menneville, qui écoutait loul cela d'un air composé. —Menneville, dit-il, venez
avec moi. Adieu , mes braves; je ne vous recoiiiinande pas d'ètie discrets.
Menneville le suivit, tandis que les salutations des auxiliaires se mêlaient au doux
bruit de l'or tintant dans leurs poches. —Menneville, dit d'Arlagnun une fois dans la
rue. vous n'êtes pas dupe, prenez garde de le devenir; vous ne me faites pas l'effet
d'avoir peur des potences de M. Monk ni de la Bastille de Sa Majesté le roi Louis XtV,
mais vous me ferez bien la grâce d'avoir peur de moi. Eh bien! écoutez : au rfioindre
mot qui vous échapperait, je vous tuerais comme un poulet. J'ai l'absolution de notre
saiiil-père le pape dans ma poche. — Je vous assure que je ne sais absolument rien,
mon cher monsieur d'Arlagnan, et que toutes vos paroles sont pour moi articles de
foi. — J'étais bien sûr que vous étiez un garçon d'esprit, dit le mousquetaire: il y a
vingt-cinq ans que je vous ai jugé. Ces cinquante écus d'or que je vous donne en plus,
vous prouveront le cas que je fais de vous. Prenez. — Merci . monsieur d'Arlagnan,
dit Menneville. — Avec cela vous pouvez réellement devenir honnête homme, repli-
i\ud d'Arlagnan du ton le plus sérieux. Il sérail honteux qu'un esprit comme le vôtre
el un nom que vous n'osez plus porter, se trouvassent effacés à jamais sous la rouille
d'une mauvaise vie. Devenez galant homme, Menneville, et vivez un an avec ces
cent écus d'or : c'est un beau denier : deux fois la solde d'un haut oftioier. Dans un
an , venez me voir, et, iiioidioiix ! je ferai de vous quelque chose.
on l'on voit que l'kpicier français s'était déjà réhabilité
AU UIX SEPTIÈME SIÈCLE.
Une fois ses comptes réglés et ses recommandations faites, d'Arlagnan ne songea
plus qu'à regagner Paris le plus promptenient possible, .\thos , de son côté, avait hâte
de regagner sa maison et-de s'y reposer un peu. Si entiers que soient restés le carac-
tère et l'homme , après les fatigues du voyage , le voyageur s'aperçoit avec plaisir, à
la fin du jour, même quand le jour a été beau , que la nuit va venir apporter un peu
de sommeil. Aussi , de Hmilogne à Pai'is , chevauchant côte à côte, les deux amis,
quelque peu absorbés dans leurs peu>ées individuelles, ne causèrent-ils pas de choses
assez intéressantes pour que nous en instruisions le leitein- : chacun d'eux, livré à ses
réIlexioTis ]iersonnelle3 , et se construisant l'avenir à sa façon , s'occupa surtout d'a-
bréger la dislance parla vitesse. Atho.s et d'.\rtagnan arrivèrent le soir du i|ualrième
jour, après leur départ de iioulognc , aux barrières de Paris.
— Oi'i allez-vous, mmi cher ami! demanda Alhos. Moi , je me dirige droit vers
mnn hrilel. — Et moi loul ilniil i liez mon associé. — t^hez Planchet'? — Mon Dieu ,
oui : au Pilon-d'Or. — N'est-il pas bien entendu que nous nous reverrons'/ — Si vous
restez à Paris , oui: car j'y reste . moi. — Non . après avoir embrassé Kaoul . à qui
j'ai r.iil iliimici- rcudez-voMs i liez moi, daii> l'iii'ilel . je pars imiiiédialeuH'ul pour la
Fère. — Eh bien! adieu, alors, iher el (larfait ami, — Au revoir [ilulôl , car <'ulinje
ne sais pas poMr(pi<)i voUs ne \iendrii'z pas habiler avec moi à Itlois. Vous voilà libre,
vous voilà riche: je vous achèterai, si vous vo\dez, un beau bien dans les environs de
Chiverny ou dans ceux de Hracieux. D'un côté, vous aurez les jibis beaux bois du
monde, (pii vont rejoindre ceux deChambord, ilc l'autre des marais admirables. Vous
cpii aimez la chasse, et qui . bon gré mal gré, êles poêle . chei' ami, vous trouverez
lies faisans, des râles et des sarcelles, sans couqiler di's couchers de soleil et des pro-
menades en haleau à faire rôver Nenu'od el Ajiollou eux-mêmes. En attendant l'ac-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 137
qiiisition , vous habiterez la Fère, et nous irons tirer la pie dans les vignes, comme
taisait le roi Louis XML C'est un sage plaisir pour des vieux comme nous.
D'Artagnan prit les mains d'Athos. — Cher comte , lui dit-il, je ne vous dis ni oui
ni non. Laissez-moi passer à Paris le temps indispensable pour régler toutes mes
afl'aires et m'accouturnerpeu à peu à la très-lourde et très-reliiisan le idée qui bat dans
mon cerveau et l'éblouit. Je suis riche , voyez-vous, et d'ici à ce que j'aie pris l'ha-
bilude de la richesse , je me connais, je serai un animal insupportable. Athos sourit.
— Soit , dit-il. Adieu donc , cher ami. A propos , rappelez-moi au souvenir de nions
Planchet : c'est toujours un garçon d'esprit , n'est-ce pas ? — Et de creur , Athos. Adieu.
Us se séparèrent. Pendant toute cette conversation, d'Arlagnan n'avait pas une se-
conde perdu de vue certain cheval de charge dans les paniers duquel , sous du foin,
s'épanouissaient les sacoches avec le porte-manteau. Neuf heures du soir sonnaient à
Saini-Merri : les garçons de Planchet fermaient la boutique. D'Artagnan arrêta le
poslillon qui conduisait le cheval de charge au coin de la rue des Lombards, sous ini
auvent, et appelant un garçon de Planchet, il lui donna à garder non-seulement les
deux chevaux , mais encore le postillon ; après quoi il entra chez l'épicier, dont le
souper venait de finir, et qui , dans son entresol , consultait avec ime certaine anxiété
le calendrier sur lerjuel il rayait chaque soir le jour qui venait de finir. Au moment
où , selon son habitude quotidienne, Planchet, du dos de sa plume, biffait en sou-
pirant le jour écoulé . d'Artagnan heurta du pied le seuil de la porte , et le choc fit
sonner son éperon de fer. — Ah! mou Dieu! criu Planchet. Le digne épicier n'en put
dire davantage: il venait d'apercevoir son associé. D'Arlagnan entra le dos voûté,
l'œil morne. Le Gascon avait son idée à l'endroit de Planchet. — lion Dieu ! pensa
l'épicier en regardant le voyageur, il est triste!
Le mousquetaire s'assit. — Cher monsieur d'Artagnan , dit Planchet avec un hor-
rible battement de cœur, vous voilà ! et la santé? — Assez bonne, Planchet, assez
lionne, dil d'Artagnan en poussant un soupir. — Vous n'avez point été blessé , j'es-
père'!' — Penh ! — Ah ! je vois, continua Planchet de phis en plus alarmé, l'oxpédi-
lion a été rude? — Oui, fit d'Arlagnan. Un frisson courut par tout le corps de Plan-
chet. — Je boirais bien, dit le mousquetaire en levant piteusement la tète.
Planchet courut lui-même à l'armoire et servit du vin à d'Arlagnan dans un grand
verre. D'Artagnan regarda la bouteille. — Quel est ce vin'.' demanda-t-il. — Hélas!
celui ipie vous préférez, Monsieur, dit Plauihel: ce bon vieux vin d'Anjou qui a failU
nous coûter un jour si cher à tous. — Ah ! répliqua d'Artagnan avec ini sourire mélan-
colique, ah! mon pauvre Planchet , dois-je boire encore de bon vin? — Voyons, mon
cher maître, dit Planchet en faisant un effort surhumain tandis que tous ses muscles
contractés, sa pâleur et son tremblement décelaient la plus vive angoisse. Voyons,
j'ai été soldat , par conséquent j'ai du courage ; ne me faites donc pas languir, cher
monsieur d'Artagnan; notre argent est perdu , n'est-ce pas?
D'Artagnan prit , avant de répondre , un temps qui parut un siècle au pauvre épi-
cier: cependant il n'avait fait que se retourner sur sa chaise. — Et si cela était,
dit-il avec lentem- et en balançant la tête du haut en bas, que dirais-tu, mon pauvre
ami? Planchet, de pâle qu'il était, devint jaune. On eût dit qu'il allait avaler sa
langue, tant son gosier s'enflait, tant ses yeux rougissaient. — Vingt mille livres!
nnu-unn-a-t-il , vingt mille livres cependant !..
D'Arlagnan, le col détendu, les jambes allongées, les mains paresseuses, ressem-
blait à une statue du découragement. Planchet arracha un douloureux soupir des ca-
vités les plus profondes de sa poitrine. — Allons , dit-il , je vois ce qu'il en est. Soyons
hommes. C'est fini, n'est-ce pas? Le principal , Monsieur, est que vous ayez sauvé
138 LES MOUSQUETAIRES.
votre vie. — Sans doute, sans doute, c'est quelque cliose que la vie , mais en atten-
dant je suis ruiné , moi. — Cordieu ! Monsieur, dit Plancliet , s'il en est ainsi , il ne
faut point se désespérer pour cela; vous vous mettrez épicier avec moi , je vous associe
à mon commerce , nous partagerons les bénéliies, et quand il n'y aura plus de béné-
fices, eh bien! nous partagerons les amandes, les raisins secs et les pruneaux, et
nous gi'ignoterons ensemble le dernier quartier de fromage de Hollande.
D'Artagnan ne put y résister plus longtemps. — Mordioux! s'ccria-t-il tout ému,
tu es un brave garçon, surThonaour, Planchet '.Voyons, tu n"as pas joué la comédie?
Voyons , tu n'avais pas vu là-bas dans la rue , sous l'auvent, le cheval aux sacoches?
— Quel cheval? quelles sacoches? dit Planchet, dont le cœur se serra à l'idée que
d'Artagnan devenait fou. — Eh! les sacoches anglaises, mordioux! dit d'Artagnan
tout radieux . tout Iranstiguré. — Ah ! mon Dieu ! articula Planchcl eu se reculant de-
vant le feu éblouissant de ses regards. — Imbécile I sécria d'Artagnan, tu me crois
fou. Mordioirx ! jamais au coniraire je n'ai eu la tête plus saine et le cœur pins joyeux.
Aux sacoches, Planchet, aux sacoches! — Mais à quelles sacoches, mon Dieu?
£)'Ai'tagnan poussa Planchet vers la fenêtre. — Sous l'auvent, là-bas, lui dit-il,
vois-tu mi cheval? — Oui. — Lui vois-tu le dos embarrassée — Oui, oui. — Vois-tu
un de tes garçons qui cause avec le postillon? — Oui, oui, oui. — Eh bien! t\i saisie
nom de ce garçon, puisqu'il est à toi. Appelle-le. — Abdon ! Abdon! vociféra Plan-
chet par la fenêtre. — Amène le cheval, souffla d'Artagnan. — Amène le cheval !
hurla Planchet. — Maintenant, dix hvres au postillon, dit d'Arlagnan du Ion ipi'il
eût mis à commander une manœuvre; deux garçons pour mouler les deux |irt'-
mières sacoches , deux autres pour les deux dernières, et du feu. mordioux! de
l'acliou !
Planchet se précipita par les degrés comme si le diable eût moi'du ses chausses. Un
moment après, les garçons montaient l'escalier, |)liant sous leur fardeau. D'Artagnan les
renvoyait à leur galetas, fermait soigneusement la porte, et s'adressant à IMaucbel ,
qui à son tour devenait fou : — Maintenant à nous deux, dit-il. Et il étendit à terre
une vaste couverture et vida dessus la première sacoche. .Vutant lit Planche! de la
seconde; puis d'.Artagnan tout frénn'ssant , éventra la troisième à coups de couteau.
Lorsque Pl.uichct entendit le i)ruit agaçant île l'ai-gent et de l'or, lorsqu'il vit bouil-
lonner hors du sac les écus reluisansqui fi'étiilaient comme des poissons hors del'éper-
vier, lorsqu'il se sentit trempant jusqu'au mollet dans cette marée toujours montante de
pièces fauves ou argentées, le saisissement le prit el il tourna sm- lui-même connue
im bouune foudroyé, et vint s'abattre lourdement >ur l'éuornn' monceau (]ue sa pe-
santeur lit crouler avec nn fracas indescriptible.
Planchet suffoqué par la joie avait ])erdu connaissance. D'Artagnan bii jeta un
verre de vin blanc au visage, ce qui le rappela incontinent à la vie. — .-Mi ! mon Dieu !
.ili ! iiiiiu Dieu ! ah ! mon Dieu ! disait l'Iancliet essuyant sa moiislaciie et sa barbe. En
ce t(Mups-là comme anjoui'd'hui, les épiciers portaient la moustache cavalière ol la
barbe de lansquenet; seulement, les bains d'argent, déjà très-rares en ce tenqis-là,
sont devenus à peu près incuimus aujourd'hui.
— Mordioux ! ilil d'.Vrtagnau , il \ a làccnl mille livres à vous, monsicui- mou associé.
Tirez votre épingle, s'il \ uns plait : iiini . j<! \ ais tirer la mienne. — Oh ! la bellesomme !
miin->i('ur' d'Artagnan. la liellc simmuic ! — .le regrettais un peu la somme (|ui le re-
vicul il y a une deini-lieure , ilil d'Arlagnan , mais à présent je ne la regrette jibis , el
tu es un l)rav(^ épiciiT. Planchet. (<à, faisons de bons ciMu|iles . puisipie les bons
(umqjtes, dit-on, l'onl les bons amis. — ()b ! raconlez-moi d'abord l<iuli" l'histoire , dit
Planchet; ce doit être encore plus beau que l'argent. — Ma foi , répliquii d'Arlagnan ,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
139
se caressant la nioustnclic , je ne dis pas non . el si jam.iis liislorien pense à moi ponr
le renseigner, il pourra dire qu'il n'aura pas puisé à une mauvaise source. Emule
donc , Plandiet , je vais conter. — Et moi faire des piles , dit Planchet. Commencez,
mon cher patron. — Voici, dit d'Artagnan en preniinl haleine. — Voilà, dit Plan-
chet en ramassant sa première poignée d'écus.
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'^&^'r7m:rr'^'>^
140
LES MOUSQUETAIRES.
LE JEU DE M. DE MAZARIN.
ANS mie grande chambre du Palais-Royal , tendue de
velours sombre que rehaussaient les bordures dorées d'un
t;rand nombre de magniliques tableaux, on Aboyait, le
soir même de l'arrivée de nos deux Français , toute la
rnur réunie devant l'alcôve de M. le cardinal Maza-
rin , qui donnait à jouer au roi et à la reine. Un petit pa-
ravent séparait trois tables dressées dans la chandire. A
l'une de ces tables, le roi et les deux reines étaient assis.
Louis XIV, placé en face de la jeune reine , sa fenune ,
lui souriait avec une expression de bonheur très-réel.
Anne [d'Autridie tenait les cartes contre le cardinal, et sa bru l'aidait au jeu, lors-
qu'elle ne souriait pas à son époux. Quant au cardinal, qui était couché avec une
figure fort amaigrie , fort fatiguée , son jeu était tenu par la comtesse de Soissons , et
il y plongeait un regard incessant plein d'intérêt et de cupidité.
Le cardinal s'était fait farder par Bernouin: mais le rouge ([ui liiillait aux pom-
mettes seules faisait ressortir d'autant plus la pâleur maladive du re>te de la tigure et
le jaune luisant du front. Seulement les veux en prghaieiit nu éclat plus vif. et sur
ces yeux de malade s'attachaient de temps en temps les regards inquiets du roi. des
reines et des courtisans. Le fait est que les deux yeux du signor Ma/.arin étaient les
étoiles plus ou moins brilbmtes sm- lesquelles la France du dix-septième siècle lisait
sa destinée chaque soir et chaque matin.
Monseigneur ne gagnait ni ne perdait, il n'était donc ui gai ni triste. C'était une
stagnation dans laquelle n'evit pas \iiuhi le laisser Anne d'.\ulricbc, pleine de com-
passidii pour lui: mais, pour attirer l'allention (hi malade par (pu'hpie coup d'éclat,
il eût fallu gagner ou |ierdre. Cagner. c'élail dangereux, parce cpie Mazarin eiil
changé son indifférence en une laide grimace : perdre, c'était dangereux aussi, parce
qu'il eiit fallu tricher, et t\tH' linfanlc. \eillaul au jeu de sa belle-mère, se fût sans
doute récriée sur sa boime djspositinu pour Ma/.ariu. l'rolitant de ce calme, les cour-
tisans causaieTit. A la première table, le jeune frère du roi. I'lnli|ipc, iluc d'Anjou,
mirait sa belle ligure dans la glace d'ime hoîle. .Son favori, le rhe\aiier de Lorraine,
appuyé sur |r r.iuleuij i\\\ prince, écoulait, a\n une M'crèle envie, le comte de
Guicbe, autre fa\oii de l'bilippe, (pii racontait , eu des ternies choisis, les dilVérentes
vicissitudes de forlune ilu mi a\entiirier (>harli's IL il disait , connue des événemens
fabuleux, lnulc lliistnire de ses pérégrinations dans l'Kcdsse cl s<s lei'reurs quand les
partis eimemis le suivaient à la piste: les nuits passées dans des arbres, les jours
passi's dans la faim et le combat, l'eu à peu , le sort de ce roi malheureux aviul inté-
ressé les auditeiu's à tel puinl , (pic le jeu languissait , même à la table royale, <■! ipie
le jeune roi, pensif, l'u'il perdu, suivait, sans paraître y donner d'allenlion, les
moindres détails de cette odyssée fort piltores(piemenl racontée- par le comte de Guiche.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 141
La comtesse Je Soissons interrompit le narrateur. — Avouez, tomie, dit-elle, que
vous brodez. — Madame, je récite, comme un perroquet, toutes les histoires que dif-
férens Anglais m'ont racontées. Je dirai même à ma honte que je suis textuel connue
nne copie. — Charles II serait mort s'il avait enduré tout cela. Louis XIV souleva sa
tête inlelhn-ente et tière. — Madame, dit-il d'une voi.x posée qui sentait encore l'en-
fant timide, monsieur le cardinal vous dira que dans ma minorité les affaires de
France ont été à l'aventure... et que si j'eusse été plus grand et obligé de mettre
l'cpée à la main, c'aurait élé quelquefois pour la soupe du soir. — Dieu merci, re-
[lartit le cardinal , qui parlait pour la première fois. Votre Majesté exagère, et son
souper a toujours été, cuit à point avec celui de ses serviteurs.
Le roi rougit. — Oh ! s'écria Philippe élourdiment , de sa place , et «ans cesser de se
mirer... Jeme rappejlequ'une fois, à Mekm , ce souper n'était mis pour personne, et
que le roi manseales deux tiers d'un morceau de pain dont il m'abandonna l'autre tiers.
Toute l'assemblée, voyant sourire Mazarin, se mit à. rire. On flatte les rois avec le
souvenir d'une détresse passée, comme avec l'espoir d'une forhuie future. — Tou-
jours est-il que la couronne de France a toujours bien tenu sur la lète des rois, se
hâta d'ajouter Anne d'Autriche , et qu'elle est tombée de celle du roi d'Angleterre ; et
lorsque par hasard cette couronne oscillait un peu , car il y a parfois des tremblemens
de trône comme il y a des Iremblemens de terre, chaque fois , dis-je, que la rébellion
menaçait, une bonne victoire ramenait la tranquillité. — Avec quelques fleurons de
plus à la couronne, dit i\Iazarin. Le comte de Guiche .se lut: le roi composa son vi-
sage, et Mazarin échangea un regard avec Anne d'Autriche, comme pour la remer-
cier de son intervention. — Il n'importe, dit Philippe en lissant ses cheveux, mon
cousin Charles n'est pas beau, mais il est très-brave et s'est batlu comme un reitre, et
s'il continue à se battre ainsi, nul doute qu'il ne finisse par gagner une bataille...
comme Rocroy... — Il n"a pas de soldats, interrompit le chevalier de Lorraine. — Le
roi de Hollande, son allié, lui en donnera. Moi, je lui en eusse bien donné si j'eusse
été roi de France.
Louis XIV rougit excessivement. .Mazarin affecla de regarder son jeu avec plus
d'attention que jamais. — A l'heure qu'il est , reprit le comte de Guiche , la fortune
de ce malheureux prince est accomplie S'il a été trompé par Monk, il est perdu. La
prison, la mort peut-être, finiront ce que l'exil, les batailles et les privations axaient
commencé. — Mazarin fronça le sourcil. — Est-il bien sûr, dit Louis XIV, que Sa
Majesté Charles II ait quitté La Haye? — Très-sùr, Votre Majesté, répliqua !e jeune
homme. Mon père a reçu une lettre qui lui donne des détails; on sait même que le
roi a débarqué à Douvres : des pêcheurs l'oul vu entrer dans le port: le reste est en-
core un mystère. — Je voudrais bien savoir le reste, dit impétueusement Philippe...
Vous savez, vous, mon frère...
Louis XIV rougit encore. C'était la troisième fois depuis une heure. — Demandez
à M. le cardinal, rcpliqua-t-il d'un ton qui fit lever les yeux à Mazarin, à .\nnc
d'Autriche, à tout le monde. — Ce qui veul^dire, mou fils, interrompit en riant
Anne d'.Vutriche, que le roi n'aime pas qu'on cause des choses de l'État hors du con-
seil. Philippe accepta de bonne volonté la mercuriale et fit un grand salut tout en
souriant à .son frère d'abord, puis à sa mère. Mais Mazarin vil du coin de l'œil qu'un
groupe allait se reformer dans un angle de la chambre, et que le duc d'Orléans avec
le comte de Guiche et le chevalier de Lorraine , privés de s'expliquer tout haut, pour-
raient bien tout bas en dire plus qu'il n'était nécessaire. Il commençait donc à leur
lancer des irillades pleines de détiance et d'inquiétude, invitant Amie (i'.Vulriche à
jeter quelque perlurbalion dans le ' conciliabule , quand loni à coup Hernonin , en-
142 LES MOUSQUETAIRES.
Irant sous la portière à la ruelle du lit , \inl iliie ;i l'orcille de son maître : — .Monsei-
gneur, un envoyé de S. M. le roi d'Angleterre.
Mazarin ne put cacher une légère émotion que le roi saisit au passage. Pour éviter
d'être indiscret, moins encore que pour ne pas paraître inutile, Louis XIV^ se leva
donc aussitôt, et, s'approcliant de Son Éniinence , il lui souliaila le bonsoir. Toute
l'assemblée s'était levée avec un grand bruit de chaises roulantes et de tables pous-
sées. — Laissez partir peu à peu tout le monde , dit JMazarin tout bas à Louis XIV, et
veuillez m'accorder quelques minutes. J'expédie une affaire dont, ce soir même, je
veux entretenir Votre Majesté. — Et les reines? demanda Louis XIV. — Et monsieur
le duc d'Anjou, dit Son Émincnce. En même temps, il se retourna dans sa ruelle,
dont les rideaux, en retombant , cachèrent le lit. Le cardinal, cependant, n'avait pas
perdu de vue ses conspirateurs. — Monsieur le comte de G\iiche, dit-il d'une voix
chevrotante tout en revêtant, derrière le rideau , la robe de chambre que lui tendait
Bernonin. — Me voici , mouï-eigneur , dit le jeune homme en approchant. — Prenez
mes cartes, vous avez du bonheur, vous .. Gagnez-moi un peu I argent de ces mes-
sieurs. — Oui, monseigneur.
Le jeune homme s'assit à la table, d'où le roi s'éloigna pour causer avec les reines.
Une |)artie assez sérieuse commença entre le comte et plusieurs riches courtisans. Ce-
pendant, Philippe causait parures avec le chevalier de Lorraine, et l'ou avait cessé
d'entendre derrière les rideaux de l'alcôve le frôlement de la robe de soie du cardinal.
Son Éminence avait suivi Bernonin dans le cabinet adjacent à la chambre à coucher.
AFF.41UE D'ÉTAT.
Le cardinal , en passant dans sou cabinet, trouva le comte de la Fère qui attendait,
fort occupé d'admirer un lUiphaël très-beau placé au-dessus d'mi dressoir garni d'or-
fèvrerie. Son Éminence arriva doucement , léger et silencieux comme une ombre , et
surprit la physionomie du comte, ainsi qu'il avait l'habitude de le faire, prétendant
deviner à la simple inspection du visage d'un interlocuteur (]uel devait être le résultat
do la conversation. Mais, cette fois, l'attente de Mazarin fut trom|iée. Il ne lut abso-
lumenl rien sur le visage d'Athos, pas même le respect qu'il avait l'habitude de lire
sur toutes les phvsionomies. Athos était vêtu de noir avec une simple broderie d'ar-
gent. Il portait le Saint-Esprit , la .larretière et la Toison d'or, trois ordres d'une telle
importance qu'un roi seid ou un comédien pouvait les réunir. .Mazarin fouilla long-
lenq)9 dans sa mémoire un jien troublée, pour se rappeler le nom (piil devait mettre
sur cette figure glaciale , et n'v réussit pas. — J'ai su , ilil-il enliu , (ju'il m'arrivail un
message de l'Angleterre, l-lt il s'assit, congédiant lîeruouin et liriennc , qui se préjia-
rait, en sa qualité de secrétaire, à tenir la plume. — De la part de Sa Majesté le roi
d'Angleterre , oui , Votre Éminence. — Vous |)arlez bien purement le français. Mon-
sieur, jyour un .\nglais, dit gracieusement Mazarin en regardant toujours à travers ses
doigts le Saiiit-E>prit , la Jai'i'etière , la Toison et surtout le visage dn messager. — - Je
ne suis pas .Vnglais , mais Erançais , monsieur le cardinal , répondit .Vthos. — Voilà
qui est particulier, le roi d'Angleterre choisissant des [•'rauçais pour ses ambassades;
c'est d'un excellent augure... Voire iidiu, Monsieur, je Vous |irie? — Gomie delà Fère.
i'é|iliqua Athos en saluant plus légèrenunl que ne l'exiecaieut le lérémonial et l'or-
gueil dn ministre tout-puissant.
Mazarin plia les é|iaules connue pnur dire ■,.!(' ne cuunais pas ce nom-là. Athos ne
LE VlCOiMTE DE HKAGELONNE. 143
sourcilla point. — El vous venez , Monsieur, continua Mazarin , pour me dire... — .le
venais de la part de Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne annoncer au roi de
France... Mazarin fronça le sourcil. — Annoncer au roi de France, poursui\it imper-
lurbabiement Alhos , l'heureuse restauration de .Sa Majesté (Charles II sur le trône de
ses pères. Cette nuance n'échappa point à la rusée émineuce. Mazarin avait trop l'ha-
bitude des hommes pour ne pas voir, dans la politesse froide et presque hautaine
d'Athos, un indice d'hostilité qui n'était pas la température ordinaire de cette serre
chaude qu'on appelle la cour. — Vous avL7. des [louvoirs , sans doute? demanda Ma-
zarin d'un ton bref et querelleur. — Oui... monseigneur. Ce mot : monseigneur, sortit
péniblement des lèvres d'Athos; on eût dit qu'il les écorehait.— En ce cas, montrez-les.
Athos tira d'un sachet de velours brndé qu'il portait sous son pourpoint, une dé-
pêche. Le cardinal étendit la main. — Pardon , monseigneur, dit Alhos; mais ma dé-
pèche est pour le roi. — Puisque vous êtes Français, Monsieur, vous devez savoir ce
qu'un premier ministre vaut à la cour de France. — 11 fut un temps , répondit Athos ,
où je m'occupais , en effet , de ce que valent les premiers ministres : mais j'ai formé ,
il y a déjà plusieurs années de cela, la résolution de ne plus traiter qu'avec le roi. —
Alors , Monsieur, dit Mazarin , qui commençait à s'irriter, vous ne verrez ni le mi-
nistre ni le roi.
Et Mazarin se leva. Athos remit sa dépêche dans le sachet, salua gravement et tit
quelques pas vers la porte. Ce sang-1'roid exaspéra Mazarin. — Quels étranges procédés
diplomatiques! s'écria-t-il ; soumies-nous encore au temps où M. Crom^vell nous en-
voyait des pourfendeurs en guise de chargés d'affaires? il ne vous manque, Monsieur,
que le pot en tète et la Bible à la ceinture. — Monsieur, répliqua sèchement Athos,
je n'ai jamais eu comme vous l'avantage de traiter avec M. Cromwell, et je n'ai vu
ses chargés d'affaires que l'épée à la main ; j'ignore donc comment il traitait avec les
premiers ministres. Quant au roi d'Angleterre , Charles II , je sais que quand il écrit à
Sa Majesté le roi Louis XIV, ce n'est pas à Son Éminence le cardinal Mazarin; dans
cette distinction je ne vois aucune diplomatie.
— Ah! s'écria Mazarin en relevant sa tète amaigrie et en frappant de la main sur sa
tête, je me souviens maintenant! Athos le regarda étonné. — Oui, c'est celai dit le
cardinal en continuant de regarder son interlocuteur: oui, c'est bien cela... Je vous
reconnais , Monsieur. Ah 1 diavolo 1 je ne m'étonne plus. — En effet, je m'étonnais
qu'avec l'excellente mémoire de Votre Éminence , répondit en souriant Athos, Votre
Éminence ne m'eût pas encore reconnu. — Je m'étonne , dit Mazarin tout joyeux,
d'avoir retrouvé la mémoire, et tout hérissé de points malicieuses; je m'étonne,
monsieur... Athos. . qu'un frondeur tel que vous ait accepté une mission près du Ma-
zarin , comme on disait dans le bon temps.
Et Mazarin se mil à rire, malgré une toux douloureuse qui coupait chacune de ses
phrases et qui en faisait des sanglots. — Je n'ai accepté de mission qu'auprès du roi
de France, monsieur le cardinal , riposta le comte avec moins d';iigrcur cependant, car
il croyait avoir assez d'avantages pour se montrer modéré. — Il faudra toujours, mon-
sieur le frondeur, dit Mazarin gaiement , que du roi , l'affaire dont vous êtes chargé
passe un peu par mes mains... Ne perdons pas un temps précieux... dites^moi les con-
ditions. — J'ai eu l'honneur d'assurer à Voire Éminence que la lettre seule de Sa
Majesté le roi Charles II contenait la révélation de son désir. — Tenez ! vous êtes ri-
dicule avec votre raideur, monsieur -Vthos : on voit que vous vous êtes frotté aux
puritains de là-bas... Votre secret . je le sais mieux que vous, et vous avez eu tort ,
peut-être , de ne pas avoir quelques égards pour un homme très-vieux et très-souf'
frant, qui a beaucoup travaillé dans sa vie et tenu bravement la campagne pour ses
lii LES MOUSQUETAIRES.
idées . comme vous pour les vôtres... Vous ne voulez rien dire? bien; vous ne voulez
pas me communiquer votre lettre?., à merveille : venez iivec moi dans ma chambre ,
vous allez parler au roi... et devant le roi... Maintenant, un dernier mot : Qui donc
vous a donné la Toison ? Je me rappelle que vous passiez pour avoir la Jarretière ;
mais quant à la Toison , je ne savais pas... — Récemment, monseigneur, l'Espagne,
à l'occasion du mariage de Sa Majesté Louis XIV, a envoyé au roi Charles II un brevet
de la Toison en blanc; Charles II me l'a transmis aussitôt, en remplissant le blanc
avec mon nom.
Mazarin se leva, et, s'appuyant sur le bras de Bernouin, il rentra dans sa ruelle,
au moment où l'on annonçait dans la chambre : Monsieur le Prince! Le prince de
Condé, le premier prince du sang, le vain([ucur de Rocroy, de Lens et de Nordlin-
gen, entrait en effet chez monsignor JNIazarini, suivi de ses gentilshommes, et déjà il
saluait le roi , quand le premier ministre souleva son rideau. Athos eut le teinps
d'apercevoir Raoul serrant la main du comte de Guiche , et d'échanger un sourire
contre son respectueux salut, lient le temps de voir aussi la ligure rayonnante du
cardinal, lorsqu'il aperçut devant lui, sur la table, une masse énorme d'or que le
comte de Guiche avait gagnée, par une heureuse veine, depuis que.Son Émineuce
lui avait confié les cartes. Aussi , oubliant ambassadeur, ambassade et prince , sa pre-
mière pensée fut-elle pour l'or.
— Quoi! s'écria !e vieillard; tout cela... de gain? — Quelque chose comme cin-
quante mille écus; oui, monseigneur, répliqua le comte de Guiche en se levant. Faut-
il que je rende la place à Votre Émineuce ou que je continue? — Rendez, rendez!
Vous êtes un fou. Vous reperdriez tout ce que vous avez gagné, peste! — Monsei-
gneur, dit le prince de Condé en saluant. — Bonsoir, monsieur le prince, dit le mi-
nistre d'un ton léger; c'est bien aimable à vous de rendre visite à un ami malade. —
— Un ami!... murmura le comte de la Fère en voyant avec stupeur celte alliance
monstrueuse de mois : ami ! lorsqu'il s'agit de Mazarin et de Condé.
Mazarin devina la pensée de ce frondeur, car il lui sourit avec ti.omphe, et tout
aussitôt, — Sire, dit-il au roi, j'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté M. le comte
de la Fère, ambassadeur de Sa Majesté Britannique... Affaire d'Etat! Messieurs,
ajoula-t-il en concrédianl de la main tous ceux qui garnissaient la chambre, et qui , le
prince de Condé en tète, s'éclipsèrent sur le geste seul de Mazarin. Raoul, après nu
dernier regard jeté au comte de la Fère, suivit M. de Condé. Philippe d'Anjou et la
reine parurent alors se consulter connnc pour partir. — .Affaire de famille , dit subi-
tement Mazarin en les arrètaiit sur leurs sièges. Monsieur; que voici , apporte au roi
une lettre par laquelle Charles II, complètement restauré sur le trône, demande une
alliance entre Monsieur, frère du roi, et mademoiselle Ilonriellc. pelile-tillc
d'Henri IV... Voulez-vous remettre an roi votre lettre de créance, monsieur le comte?
Alhos resta un instant stupéfait. Comment le ministre pouvait-il savoir le coulemi
d'une lettre qui ne l'avait pas quitté un seul instant. Cependant, toujours maître de
lui, il lendit sa dépèche au jeune roi Louis XIV , qui la prit en rougissant. Un silence
solennel régnait dans la chambre du cardinal, il ne l'iU troublé (1m<' par le bruit mal
de l'or que Mazarin, de sa main jaune et sèche , empilait dans un coil'rel, pendant la
lecture du roi.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. •!«
LE RECIT.
La niaUcc ihi cardinal ne laissait pas beaucoup de choses à dire à l'ambassadeur ;
cependant, le mot de restauration avait frappé le roi, qui s'adressant au comte, sur
lequel il avait les yeux fixés depuis son entrée. — Monsieur, dit-il, veuillez nous
donner quelques détails sur la situation des affaires en Angleterre. Vous venez du
pays , vous êtes Français , et les ordres que je vois briller sur votre personne annoncent
un homme de mérite en même temps qu'un homme de qualité.
— Monsieur, dit le cardinal en se tournant vers la reine-mère, est un ancien ser-
viteur de Voire Majesté , monsieur le comte de la Fère. Anne d'Aulriche était oublieuse
comme une reine dont la vie a été mêlée d'orages et de beaux jours. Elle regarda Ma-
zarin , dont le mauvais sourire lui promettait quelque petite noirceur, puis elle solli-
cita d'Albos, par un autre regard , une explication. — Monsieur, continua le cardinal,
était un mousquetaire Tréville, au service du feu roi... Monsieur connaît parfaitement
l'Angleterre, où il a fait plusieurs voyages à diverses époques : c'est un sujet du plus
haut mérite. Ces mots faisaient allusion à tous les souvenirs qu'Anne d'Aulriche trem-
blait toujours d'évoquer. L'Angleterre , c'était sa haine pour Richelieu et son amour
pour Buckinghani ; un mousquetaire Tréville, c'était toute l'odyssée des triomphes qui
avaient fait battre le cœur de la jeune fenmie et des dangers qui avaient à moitié
déraciné le trône de la jeune reine. Ces mois avaient bien de la puissance , car ils ren-
dirent muettes et attentives toules les personnes royales , qui , avec des seutiniens bien
divers , se mirent à recomposer en même temps les mystérieuses années que les jeunes
n'avaient pas vues, que les vieux avaient crues à jamais effacées.
— Parlez, Monsieur, dit Louis XIV, sorti le premier du trouble, des soupçons et
des souvc vrs. — Sire, dit le comte, une sorte de miracle a changé toute la destinée
du roi Charles Il.vCe que les hommes n'avaient pu faire jusque-l.î , Dieu s'est résolu à
l'accomplir. Mazarin toussa en se démenant dans son lit. — Le roi Charles II , con-
tinua Athos , est sorti de La Haye , non plus en fugitif ou en conquérant , mais en roi
absolu qui, après un voyage loin de son royaume, revient au milieu des bénédictions
universelles. — Grand miracle en effet , dit Mazarin , car si les nouvelles ont été vraies,
le roi Charles II, qui vient de rentrer au milieu des bénédictions, était sorti au milieu
des coups de mousquet. Le roi demeura impassible. Philippe , plus jeune et plus fri-
vole , ne put réprimer un sourire qui flatta Mazarin comme un applaudissement de sa
plaisanterie.
— En effet, dit le roi, il y a eu miracle ; mais Dieu, qui fait tant pour les rois,
monsieur le comte, emploie cependant la main des hommes pour faire triompher ses
desseins. A quels hommes principalement Charles II doit-il son rétablissement? —
Mais, interrompit le cardinal sans aucun souci de l'amour-propre du roi , Votre Ma-
jesté ne sait-elle pas que c'est à M. Monk... — Je dois le savoir, répliqua résolument
Louis XIV; cependant je demande à M. l'ambassadeur les causes du changement de
ce M. Monk. — El Votre Majesté touche précisément la question, répondit Athos,
car sans le miracle dont j'ai eu l'honneur de parler, M. Monk demeurait probablement
un ennemi invincible pour le roi Charles IL Dieu a voulu qu'une idée étrange, hardie
et ingénieuse tombât dans l'esprit d'un certain homme, tandis qu'une idée dévouée,
courageuse, tombait en l'esprit d'un certain autre. La combinaison de ces deux idées
aniena un tel changement dans la position de .M. Monk que, d'ennemi acharné , il
devint un ami pour le roi déi Im.
T. 1. JQ
146 LES MOUSQUETAIRES.
— Voilà précisément aussi le délail que je demandais, fit le roi... Quels sonl ces
lieux hommes dont vous parlez? — Deux Français, sire. — En vérilé, j'en suis heu-
,.e„x. — Elles deux idées? s'écria Mazarin; je suis plus curieux des idées que des
hommes, moi. — La deuxième, l'idée dévouée , raisonnable. . la moins imporlanle,
sire c'était d'aller déterrer un million en or enfoui par le roi Charles h' dans New-
castle, et d'acheter, avec cel or, le concours de ;\lonk. — Oh! oh! fil Mazarin ra-
nimé à ce mot million mais Newcastle était précisémeul occupé par ce même
Monk — Oui, monsieur le cardinal, voilà pourquoi j'ai osé appeler l'idée courageuse
en même temps que dévouée. Il s'agissait donc, si M. Monk refusait les offres du né-
o-ociateur. de réintégrer le roi Charles II dans la propriété de ce million que l'on devait
arracher à la loyauté et non plus au loyalisme du général Monk .. Cela se lit malgré
quelques difficultés; le général fut loyal et laissa emporter l'or.
Il me semble, dit le roi rêveur et timide, que Charles II n'avait pas connais-
sance de ce million pendant son séjour à Paris. — 11 me semble, ajouta le cardinal
nialicieusemenl, que Sa Majesté le roi de la Grande-Brelagne savait parfailement
l'existence du million, mais qu'elle préférait deux millions à un seul. — Sire, répon-
dit Alhos avec fermeté, Sa Majesté le roi Charles II s'est trouvé en France tellement
pauvre, qu'il n'avait pas d'argent pour prendre la poste; tellement dénué d'espé-
rances qu'il pensa plusieurs lois à mourir. 11 ignorait si bien l'existence du million
de Newcastle, que sans un gentilhomme, sujet de Voire Majesté, déposilaire moral
du million et qui révéla le secret à Charles II, ce prince végéterait encore dans le
plus cruel oubli. — Passons à l'idée ingénieuse, étrange el hardie , inlerrouqiit Maza-
rin dont la sagacité pressentait un échec. — La voici... M. Monk taisant seul obstacle
au rétablissement de Sa Majesté le roi déchu, un Français imagina de sn|iprlmcr cet
obstacle. —Oh! oh! mais c'est un scélérat que ce Français-là, dit Mazarin, el l'idée
n'est pas lellement ingénieuse qu'elle ne fasse brancher ou rouer son auteur en |ilacc
de Grève par arrêt du parlement. — Voire Eminence se trompe , dit sèchement Atlios :
je n'ai pas dit que le Français eu question eût résolu d'assassiner M. Monk, mais bien
de le supprimer. Donc, ce gentilhomme français imagina de s'emparer de la personne
de M. Monk, et il exécuta son plan.
Le roi s'animait au récit des belles actions. Le jeune frère de Sa Majesté frappa du
iioin" sur la table en s'écriant : — Ah! c'est beau! —11 enleva Monk? dit le roi; mais
Monk était dans son cami) — Et le geutilhonuue était seul, sire. — C'est merveil-
leux! dit Philippe. — En elfel, merveilleux! s'écria le roi. — Boni voilà les deux petits
lions déchaînés, murmura le cardinal. El d'un air de dépit qu'il ne dissinnilait pas,
l'i.riiore ces détails, dit-il ; en garantissez-vous raulhenticité , Monsieur? — D'au-
tant plus aisément , monsieur le carduial , que j'ai vu les événemens. — Vous? — Oui,
monseigneur...
Le roi s'était rapproché involonlairemeni du comte, le dned'Anjou avait l.iit voile-
face, et pressait Athos de l'autre coté.— Après, Monsieur, après! s'écrièrent-il> Ions
deux en même temps.
— Sire, M. Monk étant pris par le Français, fut amené au roi Charles 11 à I,a Haye.
Le loi rendit la liberté à M. Mouk, el le général, reconnaissant, donna en retour à
Charles II le trône de la Crande-Brelagnc, pour lequel tant de vaillantes gens onl
comballii sans résultat.
Pliilippi- frappa dans ses mains avec cnthousinsnic. Louis MV, plus réiléilii, se
tourna vers le «omie de la Fèrc — C.ela est vrai, dil-il , dans tous ses détails? —
Absolument vrai, sire. — lu ilc mes tentilsliommes connaissait le secret du inillicn <•!
l'avait gardé? —Oui, sire. — Le nom de ce gentilliomme? — 'C'est voire serviteur.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 147
ililsiiiiplomeiil Atlios. Un niuiinuro J'adiniraliou viulgoiiUer le cœur du gentilhomme.
H pouvait être fier à moins. — Monsieur, dit le roi, je chercherai, je tâcherai de trouver
un moyen de vous récompenser. Athos lit un mouvement. — Oli ! non pas de voire
probité; être payé pour cela vous humilierai!; mais je vous dois une récompense
pour avoir participé à la restauration de mon frère Charles IL — Certainement, dit
Mazarin. - Triomphe d'une bonne cause qui comble de joie toute la maison de France,
dit Anne d'Autriche.
— Ensuite, dit Louis XIV. Est-il vrai aussi qu'un seul homme ait pénétré jusqu'à
Monk, dans son camp, et l'ait enlevé? — Cet homme avait di.x auxiliaires pris dans un
rang inl'érieur. — Et vous le nommez? — M. d'Artagnan , autrefois lieutenant de
mousquetaires de Votre Majesté — Anne d'Autriche rougit, Mazarin devint honteux
et jauue; Louis XiV s'assombrit, et une goutte de sueur tomba de son front pâle. —
Quels hommes! murmura-t-il. Et, involontairement, il lança au ministre un coup
(l'œil qui l'eût épouvanté, si Mazarin n'eût pas, en ce moment, caché sa tète sous
l'oreiller.
— Monsieur, s'écria le jeune duc d'Anjou en posant sa main blanche et finecomme
celle d'une femme, sur le bras d'Athos, dites à ce brave homme, je vous prie, que
Monsieur, frère du roi, boira demain à sa santé devant cent des meilleurs gentils-
hommes de France. Et, en achevant ces mots, le jeune honune s'apercevantque l'en-
thousiasme avait dérangé une de ses manchettes, s'occupa de la rétablir avec le plus
grand soin.
— Causons d'affaires, sire, interrompit Mazarin, qui ne s'enthousiasmait pas et
qui n'avait pas de manchettes. — Oui, Monsieur, répliqua Louis XIV.... Entamez
votre communication, monsieur le comte , ajoula-l-il en se tournant vers Athos. Allios
connuença, en effet, et proposa solennellement la main de lady Henriette Sluart an
jeune prince frère du roi. La conférence dura une heure, après quoi les portes de la
chambre furent ouvertes aux courtisans, qui reprirent leurs places comme si rien
n'avait été supprimé pour eux dans les occupations de celte soirée.
OU M. DE MAZARIN SE FAIT PHODIGUE.
Pendant que Mazarin cherchait à se remettre de la chaude alarme qu'il venait
d'avoir, Athos et Raoul échangeaient quelques mots dans un coin de la chambre. —
Vous voilà donc à Paris, Raoul? dit le comte. — Oui, Monsieur, depuis que j\l. le
Prince est revenu. — Je ne puis m'entretenir avec vous en ce lieu, où l'on nous
observe , mais je vais tout à l'heure retourner chez moi , et je vous y attends aussitôt
que votre service le permettra. Raoul s'inclina. M. le Prince venait droit à eux.
Le prince avait ce regard clair et profond qui distingue les oiseaux de proie de
l'espèce noble ; sa [ihysionomie elle-même offrait plusieurs traits distinctifs de cette
ressemblance. On sait que chez le prince de Condé , le nez aquiliu sortait aigu , incisif,
d'un front légèrement fuyant et plus bas que haut , ce qui , au dire des railleurs de la
cour, gens impitoyables même pour le génie, constituait plutôt un bec d'aigle qu'un
nez humain à l'héritier des illustres princes de la maison de Condé. — Ce regard pé-
nétrant, cette expression impérieuse de toute la physionomie troublait ordinairement
ceux à qui le prince adressait la parole plus que ne l'eût fait la majesté ou la beauté
régulière du vainqueur de Rocroy. D'ailleurs, la flamme montait si vite à ces yeux
148 LES MOUSQUETAIRES.
saillans, que cbcz M. le Prince loute animation ressemblait à de la colère. Or, à cause
de sa qualité , tout le monde à la cour respectait M. le Prince, cl heancoup nième . ne
voyant que l'homme, poussaient le respect jusqu'à la terreur.
Donc Louis de Condé s'avança vers le comte de la Fère et Raoul, avec l'intention
marquée d'être salué par l'un cl d'adresser la parolcà l'autre. Nul ne saluait avec plus
de grâce réservée que le comte de la Fère. Il dédaignait de mellre dans une révérence
toulesles nuances qu'un courtisan n'emprunte d'ordinaire qu'à la même couleur, le
désir de plaire. Atlios connaissait sa valeur personnelle et saluait un prince comme
un homme, corrigeant [lar quelque chose de sympalhi(]ue et d'indéfinissable ce que
pouvait avoir de blessant pour l'orgueil du rang suprême l'inflexibilité de son attitude.
Le prince allait parler à Raoul. Athos le prévint. — Si M. le vicomte de Bragelonne,
dit-il, n'était pas un des Irès-humbies serviteurs de Voire Altesse, je le prierais de
prononcer mon nom devant vous... mon prince. — J'ai l'honneur de parler à mon-
sieur le comte de la Fère , dit aussitôt M. de Condé. — Mon prolecleur, ajoula Raoul en
rougissant — L'un des plus honnêtes hommes du royaume , continua le prince ; l'un
des premiers gcntil.«hommes de France, et dont j'ai ouï dire tant de bien que souvent
je désirais de le compter au nombre de mes amis. — Honneur dont je ne serais digne,
monseigneur, répliqua Athos , que par mon respect et mon admiration pour Voire
Altesse. — M. de Bragelonne , dit le prince , est un bon officier qui , on le voit , a été à
bonne école. Ah! monsicurle comte, de votre temps les générauxavaient des soldats...
— C'est vrai , monseigneur, mais aujourd'hui , les soldais ont des généraux.
Ce compliment, qui sentait si peu son flatteur, fit tressaillir de joie un homme que
déjà toute l'Europe regardait comme un héros et qui pouvait être blasé sur la louange.
— Il est fâcheux pour moi, repartit le prince, que vous vous soyez relire du service ,
monsieur le comte ; car, incessamment , il faudra que le roi s'occupe d'une guerre avec
la Hollande ou d'une guerre avec l'Angleterre, cl les occasions ne manqueront point
pour un homme comme vous, qui connaît la Grande-Brelagne connue la France. —
Je crois [louvoir vous dire, monseigneur, que j'ai sagcnicnl fait de me retirer du ser-
vice, dit .Athos en souriant. La France et la Grande-Brelagne vont désormais vivre
comme deu.x sœurs , si j'en crois mes pressenlimens. — Vos prcsscntimens ? — Tenez,
monseigneur, écoutez ce qui se dit là-bas à la table de M. le cardinal. Le cardinal ve-
nait en ellct de se soulever sur un coude et de faire un signe au jeune frère du roi , qui
s'approcha de lui. — Monseigneur, dit le cardinal , faites ramasser, je vous prie, fous
ces écus d'or. Et il désignait l'énorme amas de pièces f;iuves et brillantes que le conile
de nuiihe avait élevé peu à peu devant lui , grâce à une veine des plus heureuses. —
A moi 1 s'écria le duc d'.\njou. — Ces cinquante mille écus , oui , monseigneur, ils sont
à vous. — Vous me les donnez? — J'ai joué à voire inlenlioii, monseigneur, répliqua
le cardinal en s'affaiblissant peu à peu , comme si cet effort de donner do l'argont eill
épuisé chez lui toutes les facultés physiques ou morales.
— <»li ! mon Dieu , nun'unu-a Philippe presque étourdi de joie, la belle join-ncc !
Et lui-même, faisant le râteau avec ses doigts, attira une partie de la somme dans
ses poches, qu'il remplit... Ccpend.iut plus du tiers l'csiail encore siu' la table. —
Chevalier, dit Phili|)pe à son favori le chevalier de Lorraine, viens. Le favori
accourut. — Empoche le reste, dit le jeinie prince. Celte scène singulière ne fut
prise par aucun des nssisinns que connue une lonchanle fête de famille. Le cardinal
se donnait des airs de père a\ec les lils de l'rance. caries deux jeunes princes avaient
grandi sous son aile. Nul n'iniputa donc à (irtrueil ou même à iuqierlineui'e , ccMume
ou Ir l(i;ni de M(i> jiiurs. cclli' libéra liU' du prriiiii'r ministre. Les courtisans se ron-
tc'iilii iiii d'envier... Le rni ilélourUM l.i li'Ie. — .l.mi.iis je n'ai imi l.inl d'arL'iill. dit
I.E VICOMTE DE BRAGELONNE. Ii9
joyeusement le jeune prince en traversant la iliambre avec son favori pour aller
gagner son carrosse. Non, jamais... (^jnnne c'est loiu'il, cent cinquante mille éciis! —
Mais pourquoi M. le cardinal donne-t-il tout cet argent d'un coup? demanda tout bas
M. le Prince au comte de la Fère. Il est donc bien malade, ce cher cardinal? — Oui,
monseigneur, bien malade sans doute; il a d'ailleurs mauvaise mine, comme Votre
Altesse peut le voir. — Certes... Mais il en mourra... Cent cinquante mille livres!...
oh! c'est à ne pas croire. Voyons, comte, pourquoi? Trouvez-nous une raison. —
Monseigneur, patientez , je vous prie ; voilà M. le duc d'Anjou qtii vient de ce côlé
causant avec le chevalier de Lorraine; je ne serais pas surpris qu'ils m'épargnassent
la peine d'être indiscret. Écoutez-les.
En effet, le chevalier disait au prince à demi-voix : — Monseigneur, ce u'est pas
naturel que M. Mazarin a'ous donne tant d'argent. Prenez garde, vous allez laisser
tomber des pièces, monseigneur. Que vous veut le cardinal pour être si généreu.\V
— Mon cher chevalier , cadeau de noces. — Comment, cadeau de noces ! — Eh ! oui ,
je me marie ! répliqua le duc d'Anjou, sans s'apercevoir qu'il passait ù ce moment
même devant M. le Prince et devant Athos,qai tous deux le saluèrent profondément.
Le chevalier lança au jeune due \m regard si étrange , si haineux ^ que le comte de la
Fère en tressaillit. — Vous! vous marier! répéla-t-il; oh! c'est impossible... Vous
feriez cette folie! — Bah! ce n'est pas moi qui la fais; on me la fait faire, répliqua
le duc d'Anjou... mais viens vite, allons dépenser notre argent. Là-dessus, il dis|)a-
rut avec son compagnon riant et causant, tandis que les fronts se courbaient sur
son passage.
Alors M. le Prince dit tout bas à Athos : — Voilà donc le secret? — Ce n'est pas
moi qui vous l'ai dit, monseigneur. — Il épouse la sœur de Charles 11? — Je crois
qu'oui.
Le prince réfléchit un moment et son œil lança un vif éclair. — Allons, dit-il avec
lenteur comme s'il se parlait à lui-même, voilà encore une fois les épées au croc...
pour longtemps! et il soupira. Tout ce que renfermait ce soupir d'ambitions sour-
dement étouffées, d'illusions éteintes, d'espérances déçues, Alhos seul le devina, car
seul il avait entendu le soupir. Aussiiùt M. le Prince prit congé, le roi partait. Peu à
peu la chambre devint déserte, et Mazarin resta seul en proie à des souffrances qu'il
ne songeait plus à dissimuler. — Bernouin ! Bernouin ! cria-l-il d'une voix brisée. —
Que veut monseigneur? — Guénaud... qu'on appelle Guénaud, dit l'éminence; il me
semble queje vais mourir.
GUÉNAUD.
L'ordre du cardinal était pressant : Guénaud ne se fit pas attendre. Il trouva son
malade renversé sur le lit, les jambes enflées, livide, l'estomac comprimé. Mazarin
venait de subir une rude attaque du goutte. Il souffrait cruellement et avec l'impa-
tience d'un homme qui n'a pas l'habitude des résistances. A l'arrivée de Guénaud,
— Ah ! dit-il , me voilà sauvé !
Guénaud était un homme fort savant et fort circonspect , qui n'a\ait pas besoin des
critiques de Boileau pour avoir de la réputation. Lorsqu'il était en face de la maladie,
fût-elle personnifiée dans un roi, il traitait le malade de Turc à More. Il ne répliqua
donc pas à .Mazarin , comme le ministre s'y attendait : Voilà le médecin ; adieu la ma-
ladie. Tout au contraire, examinant le malade d'un air fort grave. —Oh! oh! dit-il.
150 LES MOUSQUETAIRES.
— Eh (juoi, Guénaud?... Quel air vous avez! — J'ai l'air qu'il faut pour voir voire
mal , monseigneur, et un mal fort dangereux. — La goutte... Oh ! oui, la goutle. —
.\vec des complications, monseigneur.
Mazarin se souleva sur un coude, et interrogeant du regard, du geste, — Que me
dites-vous là? Suis-je plus malade que je ne crois moi-même? — Monseigneur, dit
Guénaud en s'asseyant près du lit, Votre Éminence a beaucoup travaillé dans sa
vie; Votre Éminence a souffert beaucoup. -^ Mais je ne suis pas vieux, ce me semble...
M. de Richelieu n'avait que dix-sept mois de moins que moi lorsqu'il est mort, et
mort de maladie mortelle. Je suis jeune, Guénaud, songez-y donc, j'ai cinquante-
deux ans à peine. — Oh! monseigneur, vous avez bien plus que cela... combien la
Fronde a-t-elle duré? — A quel propos, Guénaud, nie faites-vous cette question?
— Pour un calcul médical, monseigneur. — Mais quelque chose comme dix ans...
forte ou faible. — Très-bien; veuillez compter chaque année de Fronde pour trois
ans... cela fait trente : or, vingt et cinquanle-deux font soixante-douze ans. Vous avez
soixante-douze ans, monseigneur. . et c'est un grand âge.
En disant cela , il tâtail le pouls du malade. Ce pouls élait rempli de si fàclieux
pronostics, que le médecin poursuivit aussitôt, malgré les interruptions du malade :
— Mettons les années de Fronde à quatre ans l'une, c'est quatre-vingt-deux que vous
avez vécu. Mazarin devint fort pâle, et d'une voix éteinte, il dit : — Vous parlez sé-
rieusement, Guénaud? — Hélas! oui , monseigneur. — Vous prenez alors un détour
pour m'annonrcr que je suis bien malade? — Ma foi, oui, monseigneur, et avec un
homme de l'esprit , du courage de Voire Emiuence, on ne devrait pas prendre de
détour.
Le cardinal respirait si difficilement qu'il fit pilié mêtne à l'impitoyable médecin. —
Il y a maladie et maladie, ropiil .Mazarin. De certaines on échap[ic. — C'est vrai,
monseigneur. — N'est-ce pas? s'écria Mazarin presque joyeux; car enlin à quoi servi-
rait la puissance , la force de volonté?.. \ quoi servirait le génie , votre génie à vous,
Guénaud? A quoi enlin servent la science et l'art, si le malade qui dispose do tout
cela ne peut se sauver du péril? Guénaud allail ouvrir la bouche. Mazarin continua :
— Songez, dit-il, que je suis le plus lonliant de vos cliens; songez que je vous obéis
en aveugle et que, par conséquent... le sais tout cela , dit Guénaud. — Je guérirai
alors? — Monseigneur, il n'y a ni force de volonté , ni puissance , ni génie, ni science
qui résistent au mal que Dieu envoie sans doute , ou qu'il jolie sur la terre à la créa-
lion , avec plein pouvoir de détruire et de tuer les hommes. Quand le mal est mortel,
il tue, et rien n'y fait... — Mon mal... est... mortel? demanda Mazarin. — Oui. mon-
seigneur.
L'Éminence s'affaissa un moment , comme le malheureux qu'une chute de colonne
vient d'écraser... Mais c'était une ime bien trempée ou plutôt un esprit bien solide,
que l'esprit de .M. de Mazarin. — Guénaud, dit-il en se relevant, vous me permettrez
bien d'en appeler de voln^ jugement, .le veux rassembler les plus savans hommes de
l'Europe, je veux les consulter... je veux vivre euliTi par la vertu de n'importe quel
remède. — Monseigneur ne suppose pas, dit (iii(''tiaud . (]ue j'aie la prétention d'avoir
prononcé toul seul sur une exislence précieuse comme la sienne: j'ai assemblé déj.'i
tous les bous méilecins et praticiens de l'"rance et iTI-airope .. Ils étaient douze. — El
ils ont dit?... — Ils ont dit que Votre l'-mitience élait atteinte d'une maladie mortelle;
j'ai la consultation signée dans mon porlefouille. Si \'otre lùuinence veut en prendre
connaissance, elle verra le nom de toutes les maladies incurables que nous avons dé-
couvertes. Il y a d'abord... — Non ! non! s'écria Mazarin, en repoussant le papier.
Non , Guénaud, je me rends! je me rends! Et un profond silence, pendant lo(iuei le
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 151
cardinal reprenail ses esprits et réparait ses forces , succéda aux agitations do colle
scène. ,
— Il y aaulreciiose, murmura Mazarin ; il y a les empiriques, les charlatans.
Dans mon pays, ceux que les médecins abandonnent, courent la chance d'un vcmi-
deur d'orviélan, qui dix fois les tue, mais qui cent fois les sauve. — Depuis un mois,
Votre Éminence ne s'aperçoit-elle pas que j'ai changé dix fois ses remèdes? — Oui...
eh bien? — Eh bien , j'ai dépensé cinquante mille livres à acheter les secrets de tous
ces drôles : la liste est épuisée; ma bourse aussi. Vous n'êtes pas guéri , et sans mon
art vous seriez mort. — C'est lini , nnirmura le cardinal; c'est lini...
Il jeta un regard sombre autour de lui, sm* ses richesses. — Il faudra quitter tout
cela ! soupira-l-il. .le suis mort , Guénaud ! je suis mort ! — Oh ! pas encore , monsei-
gneur, dit le médecin. JMazarin lui saisit la main. — Dans combien de temps? de-
manda-t-il en arrêtant deux grands yeux fixés sur le visage impassible du médecin.
— ÎMonseigncur. on ne dit jamais cela. — Aux hommes ordinaires, soit; mais à moi...
à moi! dont chaque minute vaut un trésor, dis-le-moi , Guénaud, dis-le-moi! —
Non, non, monseigneur. — .Je le veux, te dis-je. Oh! donne-moi un mois, et pour
chacun de ces trente jours je te paierai cent mille livres. — Monseigneur, répliqua
Guénaud d'une voix ferme, c'est Dieu qui vous donne les jours de grâce et non pas
moi. Dieu ne vous donne donc que quinze jours !
Le cardinal poussa un douloureux soupir et retomba sur son oreiller en mm-niu-
rant : Merci, Guénaud, merci! Le médecin allait s'éloigner; le moribond se redres-
sant. — Silence, dit-il avec des yeux de llamme, silence! — Monseigneur, il y a deux
mois que je sais ce secret; vous voyez que je l'ai bien gardé. — Allez (îuénaud, j'au-
rai soin de votre fortune; allez, et dites à Brienne de m'envoyer un commis qu'on
appelle M. Colbert. Allez.
COLBERT.
Colbert n'était pas loin. Durant toute la soirée il s'était tenu dans un corridor, cau-
sant avec Bernouin , avec Brienne , et commentant , avec l'habileté ordinaire des gens
de cour, les nouvelles qui se dessinaient comme les bulles d'air sur l'eau à la surface
de chaque événement. Il est temps, sans doute, de tracer, en quelques mots, un des
portraits les plus intéressans de ce siècle, et de le tracer avec autant de vérité, peut-
être , que les peintres contemporains l'ont pu faire. Colbert fut un homme sur lequel
l'historien et le moraliste ont un droit égal.
Il avait treize ans de plus que Louis XIV, son maître futur. D'une taille médiocre,
plutôt maigre que gras, il avait l'œil enfoncé , la mine basse, les cheveux gros, noirs
et rares, ce qui , disent les biograpiies de son temps, lui fit prendre de bonne heure la
calotte. Un regard plein de sévérilé , de dureté même, une sorte de raideur qui , pour
les inférieurs était de la lierté, |)our les supérieurs une affectation de vertu digne: la
morgue sur toutes choses, même lorsqu'il était seul à se regarder dans une glace :
voilà pour l'extérieur du personnage.
Au moral, on vantait la profondeur de son talent pour les comptes, ?on ingéniosité
à taire produire la stérilité même. Colbert avait imaginé de forcer les gouverneurs des
places frontières à nourrir les garnisons sans solde, de ce qu'ils tiraient des contribu-
tions. Une si précieuse qualité donna l'idée à J\L le cardinal Mazarin de remplacer Jou-
bert, son intendant . qui venait de mourir, par M. Colbert, qui rognait si bien les por-
I.Vi LES MOUSQUETAIRES.
lions, r.olbei't peu à peu selniiçait ù la cour, iiiali.'ré la médiocrité de sa naissance, car
il élail lilsd'un homme qui vemlail du vin comme soji père, qui ensuile avait vendu
du drap, puis des étoffes de soie. Colbert , destiné d'abord au commerce, avait élé
commis chez un marchand de Lyon, qu'il avait quitté pour venir à Paris dans l'étude
d'un procureur au Chàlelet nommé Bilerne. C'est ainsi qu'il avait appris l'art de dres-
ser un compte et Tari, plus précieux, de l'embrouiller. Celte raideur de Colbert lui
avait fait le plus grand bien , tant il est vrai que la fortune , lorsqu'elle a un caprice ,
ressemble à ces femmes de l'antiquité dont rien au physique et au moral des choses
et des hommes ne rebute la fantaisie. Colbert. placé chez Michel Leiellier, secrétaire
d'Etal en IG48, par son cousin Colbert, seigneur de Saint-Pouange, qui le favori-
sait, reçut un jour du ministre une commission pour le cardinal Mazarin.
Son éminence le cardinal jouissait alors d'une santé florissante , et les mauvaises
années de la Fronde n'avaient pas encore compté triple et quadruple pour lui. Il était
à Sedan , fort empêché d'une intrigue de cour dans laquelle Anne d'Autriche parais-
sait vouloir déserter sa cause. Cette intrigue , Letellier en tenait les tils. Il venait de
recevoir une lettre d'Anne d'.'^utriche , lettre fort précieuse pour lui et fort conqiro-
metlante pour Mazarin ; mais comme il jouait déjà le rôle double qui lui servit si bien,
et (ju'il ménageait toujours deux ennemis pour tirer parti de l'un et de l'autre , soit
en les brouillant plus qu'ils ne l'étaient , soit en les réconciliant, Michel Letellier
voulut envoyer à Mazarin la letli'e d'Aune d'Autriche, afin qu'il en prît connaissance,
et par conséquent afin qu'il lui sût gré d'un service aussi galamment rendu. Envoyer
la lettre , c'était facile-; la recouvrer après connnunication , c'était la difficulté. Letel-
lier jeta les yeux autour de lui, et voyant le commis noir et maigre qui griffonnait,
le sourcil froncé, dans ses bureaux, il le prêtera au meilleur gendarme jiour l'exé-
cution de ce dessein.
Colbert dut partir pour Sedan avec l'ordre de connnuniquer la lettre à Mazarin et
de la rapporter à Letellier. 11 écouta sa consigne avec une attcnfion scrupuleuse , s'en
lit répéter la loueur deux fois, insista sur la quesfion de savoir si rapporter était aussi
nécessaire que communiquer, et LcteUier lui dit : — Plus nécessaire. .Alors il partit,
voyagea comme un courrier sans souci de son corps, et remit à Mazarin, d'abord'une
letti'e de Leiellier qui annonçait au cardinal l'envoi de la lettre précieuse , puis celle
lellie elle-même. Mazarin rougit fort en lisant la leltie d'Amie d'Autriche, lit un gra-
cieux sourire à Colbert et le congédia. — A quand la réponse, monseigneur? dit le
courrier humblement. — A demain. Le commis tourna les talons eu essayant sa plus
noble révérence.
Le lendemain il était au poste dès sept heures. Mazarin le lit attendre j\isqu';i dix.
Ciilberl ne sourcilla point dans l'anticliambre: son tour venu, il entra. Mazarin lui
ri ■mil alms un paquet cacheté. S>n' l'enveloppe de ce cachet étaient écrits ces mots :(i.\
Monsieur Michel LcteliiiM', etc..» Colbert regarda le pacpiet avec beaucoup d'atteu-
tiiiu: le laiiliual lui lit UTie charmauli' iniue cl le poussa \ers la porte. — El la lettre
(11' la irinc-Miri'c, Miouseigiieur"/ demanda r.ulbci't. — Elle est avec le ivsle, dans le
[)aquel .dit Mazarin. — ,\h 1 fni'l bien , réplicpia Cdlberl ; cl . jilaciuil son chapeau entre
ses genoux , il se mil à décai heler le paipicl.
Mazarin poussa un cri. — Que faites-vous donc? dit-il brulalenu<nl. — .le décacheté
le paquet, monseigneiu". — 'Vous déliez-vous de moi, monsieur le cuistre? A-t-on vu
pareille iuq)ertiuenccl — Oh ! monseigneur, ne vous fAchez pas contre moi ! Ce n'est
certainement pas la |)arole (le Votre Eminence que je mels en doute, à Mien ne plaise!
— Quoi donc, alors? — C'est l'exartitude de votre chancellerie . monseigneur. Qu'est-
ce qu'une lettre! un cluifnn. L"n chirTon ne pcnl-il être oublié?.. El tenez, monsei-
COI.UKi; T.
LE VICOMTE UE BRAGELONNE. 153
gneur, tenez, voyez si j'avais tort!.. Vos commis ont oublié le chiffon : la lettre ne se
trouve pas dans le paquet. — Vous êtes un insolent, et vous n'avez rien vu! s'écria
Mazariii irrilé: retirez-vous , et attendez mon plaisir! En disant ces mots, avec une
subtilité loul italienne, il arracha le paquet des mains de Colbert et rentra dans ses
appartemens. Mais cetle colère ne pouvait tant durerqu'elle nefijt remplacée tui jour
parle raisonnement. Mazarin chaque matin, en ouvrant la porte de son cabinet,
trouvait la figure de Colbert en sentinelle derrière la banquette , et cette figure désa-
gréable lui demandait humblement , mais avec ténacité, la lettre de la reine-mère.
-Mazarin n'y |iut tenir et dut bi rendre. Il accompagna cette restitution d'une mercu-
riale des plus rudes, pendant laquelle Colbert se contenta d'examiner, de ressaisir, de
flairer même le papier, les caractères et la signature , ni plus ni moins que s'il eût
eu affaire au dernier faussaire du royaume. Mazarin le traita plus rudement encore,
et Colbert, impassible, ayant acquis la certitude que la lettre était la vraie, partit
comme s'il eût été sourd.
Cette conduite lui valut plus tard le poste de Joubcrt , car Mazarin , au lieu d'en
garder rancune, l'admira et souhaita de s'attacher une pareille fidélité. Colbert ne fut
pas long à s'insinuer dans les bonnes grAces du cardinal : il lui devint même indispen-
sable. Tous ses comptes, le commis les connaissait, sans que le cardinal lui en eût
jamais parlé. Ce secret entre eux, à deux, était un lien puissant, et voilà pourquoi,
près de paraître devant le maître d'un autre monde, Mazarin voulait prendre un
parti et un bon conseil pour disposer du bien qu'il était forcé de laisser en ce monde-ci.
Après la visite de Guénaud , il appela donc Colbert . le lit asseoir et lui dit :
— Causons, monsieur Colbert , et sérieusement, car je suis malade et il se pourrait
que je vinsse à mourir. — L'homme est mortel , répliqua Colbert. — Je m'en suis tou-
jours souvenu , monsieur Colbert, et j'ai travaillé dans cette prévision... Vous savez
que j'ai amassé un peu de bien... — Je le sais , monseigneur. — A combien estimez-
vous à peu près ce bien , monsieur Colbert? — A quarante millions cinq cent soixante
mille deux cents livres neuf sous et huit deniers , répondit Colbert.
Le cardinal poussa un gros soupir, et regarda Colbert avec admiration, mais il se
permit un sourire. — Argent connu, ajouta Colbert en réponse à ce sourire. — Le
cardinal fît un soubresaut dans son lit. — Qu'entendez-vous parla? dit-il. — J'en-
tends, dit Colliert, qu'outre ces quarante millions cinq cent-soixante mille deux cent
livres neuf sous huit deniers, il y a treize autres miUions que l'on ne connaît pas. —
Ouf! soupira Mazarin , quel homme !
Ace moment la tète de Bernouin apparut dans l'embrasure de la porte. — Qu'y a-t-il?
demanda Mazarin, et pourquoi me trouble-t-on? — Le père théatin directeur de Son
Éminence avait été mandé pour ce soir, il ne pourrait revenir qu'ajirès-demain chez
monseigneur. Mazarin regarda Colbert , qui aussitôt ])rit son chapeau en disant : — Je
reviendrai, monseigneur. Mazarin hésita. — Non , non , dit-il, j'ai autant affaire de
vous que de lui. D'ailleurs, vous êtes mon autre confesseur, vous... et ce que je dis à
l'un, l'autre peut l'entendre. Restez là, Colbert. — .Mais, monseigneur, le directeur
consentira-t-il ? — Ne vous inquiétez pas de cela , entrez dans la ruelle , mieux vaut
que vous entendiez la confession d'un homme de bien. Colbert s'inclina et passa dans
la ruelle. — Introduisez le père théatin , dit Mazarin en fermant les rideaux.
15i
LES MOUSQUETArRKS.
CONFESSION d'un HOMME DE BIEN.
E tliéalin entra délibérément sans trop s'étnnncr liu l)iMiil
et du monvenienl que les inquiétudes sur la santé du .ai'-
dinal. avaient soulevées dans sa maison. — Venez, mon
révérend , dit Mazariu après un dernier regani à la ruidle ,
venez et soulagez-moi. — C'est mon devoir, monseigneur,
répliqua le tliéatin. — Commencez par vous asseoir com-
modément, car je vais débuter par une confession géné-
rale : vous me donnerez de suite une bonne absolution,
et je me croirai plus tranquille. — Monseigneur, dit le
révérend , vous n'êtes pas tellement malade qu'une con-
fession générale soit urgente... Et ce sera bien fatigant, prenez garde! — Vous sup-
posez qu'il y en a long, mon révérend? — Conniient croire qu'il en soit autrement,
quand on a vécu aussi complètement que Votre Éminence? — Ah ! c'est vrai... Oui ,
le récit peut être long. — La miséricorde de Dieu est grande, nasilla le Ihéalin.
— Tenez, dit Mazarin , voilà que je commence à m'elfrayer moi-même d'avoir tant
laissé passer de choses que le Seigneur pouvait réprouver. — N'est-ce pas? dit naïve-
ment le théatin, en éloignant de la lanq)c sa ligure line et pointue comme celle d'une
taupe. Les pécheurs sont comme cela : oublieux avant, puis scrupuleux quand il est
ti()|) tard. — Les pécheurs? répliipia Mazu'in. Me dites-vous ce mot avec ironie et
pour me reprocher toutes le> généalogies (jue j'ai laissé fairi' sur mou compte?., moi,
liis de pécheur, en elfet. — Hum! lit le tliéatin.
— C'est là un premier péciié, mon révérend : car, enlin, j'ai soull'ert (pi'on ine fil
descendre des vieux consuls de Home : T. Geganius Maierinus I'"''. Maccrimis 11 et
Procuhis Macerinus 111, dont parle la chroni(pie de Haloander... De Macerinus à
Mazarin, la proximité était tentante. Maceriiuis, diminutif, veut dire maigrelet. Oh!
mon révérend, Mazarini ]ieut bien signifier aujourd'hui, à l'augmenlatif , maigre
comme un Lazare. Voyez ! Et il montia ses bras décharnés et ses jambes dévorées par
la lièvre. — Que vous so>(ez né d'une famille de pécheurs, reprit le tliéatin, je n \
vois rien de ftcheux pour vous... car entin. saint Pierre était un pédieiii-, et si vous
êtes prince di; l'Église , monseigneur, il en a été le chef suprême. Passons, s'il vous
plaît. — D'autant jibis (pie j'ai nienacé de la Itasiille un certain nouiiet, prétie d'.\vi-
gnon, qui voulait publier une généalogie de faza ^fazarin{ beaucoup trop merveil-
leuse... — Pour être vraisemblable? répli(|ua le théatin. — Oh ! alors , si j'eusse njfi
dans cette idée , mon révérend, c'était \ ice d'orgueil... autre péché. — C'était exc^s
d'esprit, l't jamais on ne peut reprocher à personne ces sortes d'abus. Passons,
passons.
— .r<Mi étais à l'orgueil... Voyez-\oiis . nmu ré\érend. je \ais làilier de di\ iser
cela jiar péchés capilaiix. — .l'aime les divisions bii'u faites. — .reii suis aise. Il l'anl
(pie vous sachiez (pi'en 1030: bi'las ! \iiilà Irenle et un ans! — Vous aviez \ingl-neul
CONFESSION DE .MA/^ilUN.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 133
ans, monseigneur. — Age bouillant. Je tranchais du soldat en me jetant fi Casai dans
les arquebusades , pour montrer que je montais à cheval aussi bien qu'un officier. Il
est vrai que j'apportai la paix aux Espagnols et aux Français. Cela rachète un peu
mon péché. — Je ne vois pas le moindre péché à montrer qu'on monte à cheval , dit
le théatin; c'est d'mi goût parfait, el cela honore notre robe. En ma qualité de chré-
tien , j'approuve que vous ayez empêché l'efFusion du sang , en ma qualité de reli-
uieux, je suis fier de la bravoure qu'un collègue a témoignée. — Mazarin fil un hiunble
salut de la tète. — Oui, dil-il, mais les suites ! — Quelles suites?.. — Eh! ce danmé
péché d'orgueil a des racines sans fin... Depuis que je m'étais jeté comme cela entre
deux armées , que j'avais flairé la poudre et parcouru des lignes de soldats, je regar-
dais un peu eu pitié les généraux. — Ah ! — Voilà le mal... en sorte que je n'en ai
plus trouvé un seul supportable depuis ce temps-là. — Le fait est, dit le théatin, ipie
les généraux que nous avons eus n'étaient pas forts. — Oh! s'écria Mazarin, il y a^ait
M. le Prince... je l'ai bien toiu'menté celui-là! — Il n'est pas à plaindre, il a acquis
assez de gloire et assez de bien. — Soit pour AI. le Prince: mais M. de lîeaufoit. par
excnqjle... que j'ai tant fait souffrir au donjon de Vincennes... — Ah! mais c'était un
rebelle, et la sûreté de l'État exigeait que vous lissiez le sacrifice... Passons.
— Je crois quej'ai épuisé l'orgueil. Il y a un autre péché que j'ai peur de qualifier...
— Je le qualifierai, moi... dites toujours. — Un bien grand |)èché, mon révérend. —
Nous verrons, monseigneur. — Vous ne pouvez manquer d'avoir ouï parler de i er-
taines relations que j'aurais eues... avec Sa Majesté la reine-mère... les malveillaus...
— Les malveillans, monseigneur, sont des sots... ne fallait-il pas, pour le bien de
l'État el pour l'intérêt du jeune roi, que vous vécussiez en bonne intelligence aver la
reine? Pa.-sons, passons... — Je vous assure, dit Mazarin , que vous m'enlevi'Z de
la poitrine un terrible poids. — Vétilles que tout cela !.. Cherchez les choses sé-
rieuses.
— Il y a bien de l'ambition, mon révérend. . — C'est la marche des grandes
causes, monseigneur. — Même cette velléité de la tiare... — Être pape c'est être le
premier des chrétiens... Pourquoi ne l'eussiez vous pas désiré? — On a imprimé que
j'avais, pour en arriver là, vendu Cambrai aux Espagnols. — Vous a\ez fait [iciit-
ètre vous-même des pamphlets sans trop persécuter les pami)lilélaires? — Alors, mon
révérend, j'ai vraiment le cœur bien net. .le ne sens [)liis que de légères peccadilles.
— Dites... — Le jeu. — C'est un peu mondain: mais, enfin , vous éUez obligé, par
le devoir de la grandeur, à tenir maison. — J'aimais à gagner... — Il n'est pas de
joueur qui joue pour [lerdre. — Je trichais bien un peu... — Vous preniez voire
avantage. Passons.
— Eh bien, mon révérend, je ne sens plus rien du tout sur ma conscience. Don-
nez-moi l'absolution , et mon âme pourra , lorsque Dieu l'appellera , monter sans
obstacle jusqu'à son trône... Le théatin ne remua ni les bras ni les lèvres. — Qu'at-
teiiilez-vous , mon révérend? dit Mazarin. — J'attends la fin. — Mais j'ai fini... — Oh!
non! Votre Éminence fait erreur. — Pas que je sache. — Cherchez bien. — J'ai
cherché aussi bien que possible. — Alors je vais aider votre mémoire. — Voyons.
* Le théatin toussa plusieurs fois. — Vous ne me parlez pas de Kavarice, autre péché
capital , ni de ces millions , dit-il. — Quels millions . mon révérend? — Mais ceux que
vous possédez, monseigneur. — Mon père, cet argent est à moi; pourquoi vous en
parlerais-je? — C'est que , voyez-vous , nos deux opinions diffèrent. Vous dites que cet
argent est à vous, et moi je crois qu'il est un peu à d'autres.
Mazarin porta une main froide à son front perlé de sueur. — Coiiimenl cela? bal-
bulia-t-il —Voici. Voire Excellence a gagné beaucoup de biens. . au servicedn fOi...
15G LES MOUSQUETAIRES.
— Hum ! beaucoup.... ce n'est p;is trop. — Quoi qu'il en soi!, d'où venuit ce iiicn'/ —
De l'État. — L'État c'est le roi.
— Mais, que concluez-vous, mon révérend? dit Mazarin qui commençait h trem-
bler — Je ne puis conclure sans une liste des biens que vous avez Comptons un
peu, s'il vous plaît : Vous avez l'évèché de Metz? — Oui. — Les abbayes de Saint-
Clément, de Saint-Arnoud et de Saint-Vincent, toujours à Metz'/ — Oui. — Vous avez
l'abbaye de Saint-Denis en France, un beau bien! — Oui, mon révérend.— Vous
avez l'abbaye de Cluny, qui est riche! — Je l'ai. —Celle de Saint-Médard , à Sois-
sons, cent mille livres de revenus ! — Je ne le nie pas. — Celle de Saint-Victor, à
Marseille, une des meilleures du midi! — Oui, mon père. — Un bon million par an.
Avec les émolumens du cardinalat et du ministère, c'est peu de dire deux millions
par au. — Eh ! — Pendant dix ans, c'est vingt millions et vingt millions'placés à
cinquante pour cent donnent, par progression, vingt autres millions en dix ans.
— Comme vous comptez , pour un théalin ! — Depuis que Votre Érainence a placé
notre ordre dans le couvent que nous occu[ions près de Saint-Germain-des-Prés ,
en 1644, c'est moi qui fais les comptes de la société. — Et les miens, à ce queje vois,
mon révérend. — Il faut savoir un peu de tout, monseigneur. — Eh bien! concluez à
présent. — Je conclus que le bagage est trop gros pour que vous passiez à la porte du
paradis. — Je serai damné'? — Si vous ne restituez pas, oui.
Mazarin poussa un cri pitoyable. — Restituer! mais à qui, bon Dieu? — Au maître
de cet argent, au roi ! — Mais c'est le roi qui m'a tout donné... — Un moment ! le roi
ne signe pas les ordonnances ! Mazarin passa des soupirs aux gémissemens. — L'abso-
lution, dil-il. — Impossible, monseigneur restituez, restituez, répliqua le tbéatin.
— Mais, enliii , vous m'absolvez de tous les autres péchés , pourquoi pas de celui-là? —
Parce que, répondit le révérend, vous absoudre pour ce motif est un péché dont le roi
ne m'absoudrait jamais, monseigneur. Là-de.ssus , le confesseur quitta son pénitent
avec une mine pleine de componction, puis il sortit du même pas qu'il était entré.
— Oh là! mon Dieu , gémit le cardinal Venez çà, Colbert , je suis bien malade ,
mon ami.
LA DONATION.
Colbert reparut sous les rideaux. — Avez-vous entendu? dit Mazarin. — Hélas ! oui ,
monseigneur. — Est-ce qu'il a raison? Est-ce que tout cet argent est du bien mal
;,oqnis? — Vil théatin, monseigneur, est un mauvais juge en matière tic linances, ré-
ponilit IVoidement Colbert. Cependant, il se pourrait (pie , d'après ses idées lliéolo-
giques. Votre Éminenceeùt de certains torts. On eu a toujours eu... quand on meurl.
— On a d'abord celui de mourir, Colbert. — C'est vrai, mcnseigncur. Envers qui ce-
pendant le théalin vous aurait-il trouvé des torts? Envers le roi?
Mazarin haussa les épaules. — (]omme si je n'a\ais pas sauvé son litat et ses fi-
nances!— Cela ne soull're pas de controverse, monseigneur. — N'est-ce pas? Dont
j'aurais {;agné très-légitimement un >alaiie , malgré mon confesseur? — C'est hors de
(loule. — Et je pourrais garder pour ma f.uiiille, si besogneuse, une bomie jiartie
le tout même de ce que j'ai gagné? — Je nv vois aunm empêchement , monseigneiu'.
— J'étais bien si'ir, en vous consultant, Colbert, d'avoir un avis sage, réivliqua Ma-
zarin tout joyeux.
Ctilbert lit sa grimace de pédant. — Monseigneur, iiil.M-r<iuipil-il , il l'auilrait bien
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. la-
voir cependant si ce qu'a dit le lln^aliii n'est pas nn piège. — Un piège.... pourquoi?
Le théatin est honnête homme. — Il a cru Votre Éminence aux portes du tombeau,
puisque Votre Éminence le consultait... Ne l'ai-je pas entendu vous dire : Distinguez
ce que le roi vous a donné de ce que vous vous êtes donné vous-même... — Il serait
possible. — Auquel cas, monseigneur, je vous regarderais comme mis en demeure
parle religieux... — De restituer? s'écria Mazarin tout échauffé. — Eh! je ne dis pas
non. — De restituer tout! Vous n'y songez pas .. Vous dites comme le confesseur. —
Restituer une partie, c'est-à-dire de faire la part de Sa Majesté, et cela, monseigneur,
peut avoir des dangers. Votre Éminence est un politique trop habile pour ignorer
qu'à celte heurj le roi ne possède pas cent cinquante mille livres nellcs dans ses
coffres. — Ce n'est pas mon affaire, dit uiazarin, triomphant, c'est celle de M. le
surintendant Fouquet, dont je vous ai donné, ces derniers mois, tous les comples
à vérilier.
Colbert pinça ses lèvres à ce seul nom de Fouquet. — Un legs partiel vous dés-
honore et offense le roi. Une partie léguée à Sa Majesté, c'est l'aveu que celte partie
vous a inspiré des doutes comme n'étant pas acquise légitimement. — Monsieur Col-
bert!...— J'ai cru que Voire Éminence me faisait l'honneur de me demander un con-
seil?— Oui , mais vous ignorez les principaux détails de la question. — Je n'ignore
rien, monseigneur; voilà dix ans que je passe en revue toutes les colonnes de chiffres
qui se font en France, et si je les ai péniblement clouées en ma tète, elles y sont si
bien rivées à présent que depuis l'oflke de M. Leicllier. qui est sobre , jusqu'aux
petites largesses secrètes de M. Fouquet, qui est prodigue, je réciterais chiffre par
chiffre , tout l'argent qui se dépense de Marseille à Cherbourg.
— Alors, vous voudriez que je jetasse tout mon argent dans les coffres du roi! s'é-
cria ironiquement Mazarin, à qui la goutte arrachait en même temps plusieurs sou-
pirs douloureux. Certes, le roi ne me reprocherait rien, mais il se moquerait de moi
en mangeant mes millions, et il aurait bien raison. — Votre Éminence n'a pas com-
pris. Je n'ai pas prétendu le moins du monde que le roi dîjt dépenser votre argent. —
Vous le dites clairement, ce me semble, en me conseillant de le lui donner. — Ah!
répliqua Colbert, c'est que voire Éminence, absorbée qu'elle est par son mal, perd
de vue complètement le caractère de Sa Majesté Louis XIV. — Comment cela? — Ce
caraclère, je crois, si j'ose m'exprimer ainsi, ressemble à celui que monseigneur con-
fessait tout à l'heure au théatin. — C'est? — C'est l'orgueil. Pardon, monseigneur; la
fierté, voulais-je dire. Les rois n'ont pas d'orgueil ; c'est une passion humaine. Eh
bien, monseigneur, si j'ai rencontré juste. Votre Éminence n'a qu'à donner tout son
argent au roi, et tout de suite. — Mais pourquoi'? dit MazarinforI intrigué. — Parce que
le roi n'acceptera pas le tout. — Oh ! un jeune homme qui n'a pas d'argent et qui est
rongé d'ambition... Un jeune homme qui désire ma morl. — Monseigneur... — Pourhéri-
ter,"oui, Colbert; oui,ildésire ma mort pour hériter, je le préviendrais! — Précisément.
Si la donation est faite dans une certaine forme, il refusera. — .\llons donc! — C'est
positif. Un jeune homme qui n'a rien fait, qui brûle de devenir illustre, qui brùlc de
régner seul, ne prendra rien de bâti ; il voudra construire lui-même. Ce prince-là,
monseigneur, ne se contentera pas du Palais-Royal que M. de Richelieu lui a légué,
ni du palais Mazarin que vous avez si superbement fait construire, ni du Louvre que
ses ancêtres ont habile , ni de Saint-Germain oii il est né. Tout ce qui ne procédera
pas de lui, il le dédaignera; je le prédis.
— Et vous garantissez que si je donne mes quarante millions au roi... — Eu lui di-
sant de certaines choses, je garanlis qu'il refusera. — Ces choses... . sont? — Je les
écrirai, si monseigneur veut me les dicler. — Mais eulin, quel avantage pour moi?
1S8 LES MOUSQUETAIRES.
— Un énorme. Personne ne peut plus accuser votre Einiuence de celte injuste avarice
que les pamphlétaires ont reprochée au plus brillant esprit de ce siècle. — Tu as raison,
Cull)ert, tu as raison ; va trouver le roi de ma part et porte-lui mon testament. — Une
donation, monseigneur. — ÎNIais s'il acceptait! s'il allait accepter! — Alors, il resterait
treize millions à votre famille, et c'est une jolie sonnne. — S'il n'accepte pas, vois-tu,
je lui veux garantir mes treize millions de réserve.... oui, je le ferai.... oui ... mais
voici la douleur qui vient ; je vais tomber en faiblesse C'est que je suis malade ,
Colbert, que je suis près de raa fin.
Colbert tressaillit. Le cardinal était bien mal en effet : il suait à grosses gouttes sur
son lit de douleur, et cette pâleur effrayante d'im visage ruisselant d'eau était un spec-
tacle que le plus endurci praticien n'eût pas supporté sans compassion. Colbert fut
sans doute très-ému , car il quitta la chambre en appelant Bernoniu près du mori-
bond et passa dans le corridor.
Tandis que les serviettes brûlantes, les topiques, les révulsifs et Gnénaud, rappelé
près du cardinal , fonctionnaient avec une activité toujours croissante , Colbert , tenant
à deux mains sa grosse tête, pour y comprimer la fièvre des projets enfantés par le
cerveau, méditait la teneur de la donation qu'il allait faire écrire à Mazarin dès la
première heure de répit que lui donnerait le mal. Il semblait que tous ces cris du
cardinal et toutes ces entreprises delà mort sur ce représentant dupasse, fussent
des stimulans pour le génie de ce penseur aux sourcils épais qui se tournait déjà vers
le lever du nouveau soleil d'une sociclc régénérée.
Colbert revint près de Mazarin lorsque la raison fut revenue au malade, el lui per-
suada de dicter une donation ainsi conçue :
« Près de paraître devant Dieu, maître des hommes, je prie le roi, qui fut mon
niailre sur la terre, de reprendre les biens que sa bonté m'avait donnés, el que ma
famille sera heureuse de voir passer en de si illustres mains. Le détail de mes biens se
trouvera, — il est dressé, — à la première réquisition de Sa Majesté , ou an dernier
soupir de son plus dévoué ser\ileur. « .iules, cardinal de m.vz.\uin. »
Le cardinal signa en soupirant ; Colbert cacheta le paquet et le porta innnédiate-
ment au Louvre, où le l'oi venait de rentrer, l'uis il revint à son logis, se frottant les
mains avec la confiance d'un ouvrier quia bien cmi)loyé sa journée.
tO.MMENT ANNE D'AUmiCHE DONN.V UN CONSEIL A LOUIS XIV ET
COMMENT M. FOIQUET LUI EN DONNA UN AUTRE.
La nouvelle de l'extrémité où se trouvait le cardinal s'i'-lail déjà répandue, el elle
attirait au moins autant de gens au Louvre que la uuuMllr ilu mariage de Monsieur
frère du roi, laquelle a\ail déjà été annoncée à litre de l'ait olfuiel. A peine Louis .\1V
rentrait-il chez lui, tout rêveur encore des choses qu'il avait vues ou entendu dire
dans cette soirée, que l'huissier annonça que la même foule de coin'tisans qui , le ma-
tin . s'élait ciripressécà son lever, se représentait de nouveau à son coucher, faveur in-
signe que depuis le règne du cardinal la coin-, fort peu discrète dans ses préférences,
avait accordée au ministre sans grand souci de déplaire au roi Mais le ministre avait
eu, comme nous l'avons dit, une giave attaque de goutte, el la marée de la ILilleiie
tni>nlail vei's le tiône. Louis XIV comprit que ."^nu lùiiincnce monseigneur le cardinal
Mazarin était bien malade.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 159
A peine Anne d'Aulnclie eiit-cUe contluil l;i jeune reine dans ses appartemens cl
soulagé son front du poids de la colirure de réremonie, qu'elle revint trouver sou lils
dans le cabinet où seul , morne et le cœur ulcéré , il passait sur lui-nièuie , comme
pour exercer sa volonté , une de ces colères sourdes et terribles, colères de roi , qui
font des événemens quand elles éclatent, et qui, chez Louis XIV, grâce à .sa puis-
sance merveilleuse sur lui-même, devinrent des orages si bénins, que sa plus fou-
gueuse, son unique colère, celle que signale Saint-Simon, tout en s'en étonnant,
fut cette fameuse colère qui éclata cinquante ans plus tard, à propos d'une cachette de
M. le duc du Maine , et qui eut pour résultat une grêle de coups do canne donnés sur
le dos d'un pauvre laquais qui avait volé un biscuit.
Le jeune roi était donc, comme nous l'avons vu, en proie à une douloureuse su-
rexcitation , et il se disait, en se regardant dans une glace : — 0 roi! roi de uoni !
et non de fait; vain fantôme que tu es! statue inerte qui n'a d'autre puissance que
celle de provoquer un salut de la part des courtisans, quand pourras-tu donc lever
ton bras de velours , serrer ta main de soie? quand pourras-tu ouviir, pour autre
chose que pour soupirer ou souriie, tes lèvres condamnées à la stupide innnobilité
des marbres de la galerie? Alors, passant la main sur son front et cherchant l'air, il
s'approcha de la fenêtre et vit au bas cpielques cavaliers qui causaient entre eux ,
quelques groupes timidement curieux. Ces cavaliers, c'était une fraction du guet : ce
groupe , c'étaient les empressés du peuple , ceux-là pour qui un roi est toujours une
chose curieuse, comme un crocodile ou un serpent.
11 frappa son front du plat de sa main en s'écriant: — Roi de France! quel titre!
Peuple de France ! quelle niasse de créatures! Et voilà que je rentred ans mon Louvre;
mes chevaux à peine dételés, liunenl encore , et j'ai tout juste soulevé assez d'intérêt
pour que vingt personnes à peine me regardent passer... Vingt, que dis-je! non, il
n'y a pas même vingt curieux pour le roi de France. Il n'y a pas même dix archers
pour veiller sur ma maison : archers , peuple , gardes, tout est au Palais-lioyal. Pour-
quoi , mon Dieu '! moi , le roi . u'ai-je pas le droit de vous demander cela? — Parce
que, dit une voix répondant à la sieime et qui retentit de l'autre côté de la portière du
cabinet; parce qu'au Palais-Royal, il y a tout l'or, c'est-à-dire toute la puissance de
celui qui veut régner.
Louis se retourna précipitamment. La voix qui venait de prononcer ces paroles élait
celle d'Anne d'Autriche. Le roi tressaillit, et s'avançant vers sa mère , — J'espère,
dit-il, que Votre Majesté n'a pas fait attention aux vaines déclamations dont la solitude
et le dégoût familiers aux rois donnent l'idée aux plus heureux caractères. — Je n'ai
fait attention qu'à mie chose , mon fils , c'est que vous vous plaigniez. — Moi 1 pas du
tout, dit Louis XIV; non, en vérité ; vous vous trompez. Madame. — Mon lils, re-
prit Aime d'Autriche en secouant la tète, vous avez tort de ne vous point fier à ma
parole; vous avez tort de ne me point accorder votre confiance. Un jour va venir,
jour prochain peut-être , où vous aurez besoin de vous rappeler cet axiome : « L'or e.st
la toute-puissance, et ceux-là seuls sont véritiiblement rois qui sont tout-puissans.)>
— Voire intention, poursuivit le roi, n'étailpoint cependant de jeter un blâme sur
les riches de ce siècle? — Non, dit vivement Aune d'Autriche, non, sire; ceux qui
sont riches en ce siècle , sous votre règne , sont riches parce que vous l'avez bien
voulu , et je n'ai contre eux ni rancunes ni envie; ils ont sans doute assez bien servi
Votre Majesté pour que votre Majesté leur ait permis de se récompenser eux-mêmes.
Voilà ce que j'entends thre par la parole que vous me semblez reprocher. — A Dieu
ne plaise , Madame , que je reproche jamais quelque chose à ma mère. — D'ailleurs,
continua la reine-mère, le Seigneur ne donne jamais que pour un temps les biens de
160 LES MOUSQUETAIRES.
la terre; le Seigneur, coinnie correctifs aux honneurs et à la richesse, le Seigneur a
mis la souffrance , la maladie , la mort ; et nul , ajouta Anne d'Autriche avec un dou-
loureux sourire qui prouvait qu'elle faisait à elle-même Tapplication an funèbre pré-
cepte , nul n'emporte son bien ou sa grandeur dans le tombeau. 11 en résulte que les
jeunes récoltent les fruits de la féconde moisson préparée par les vieux.
Louis écoutait avec une attention croissante ces paroles accentuées par Anne d'Au-
triche dans un but évidemment consolateur. — Madame , dit Louis XIV, regardant
fixement sa mère , on dirait, en vérité, que vous avez quelque chose de plus à m'an-
noncer. — Je n'ai rien absolument , mon fils: seulement vous aurez remarqué ce
soir que M. le canhnal est bien malade. Louis regarda sa mère, cherchant une émo-
tion dans sa voix , une douleur dans sa physionomie. Le visage d'Anne d'Autriche sem-
blait légèrement altéré ; mais cette souffrance avait un caractère tout persomiel. Peut-
être cette altération était-elle causée par le cancer qui conmiençait à la mordre au
sein. — Oui , ^Madame . dit le roi . oui , M. de Mazarin est bien malade. — Et ce serait
ime grande perte pour le royaume si Son Émiuence venait à être aiipelêc par Dieu.
N'est-ce point votre avis comme le mien, mon fils? demanda-t-elle. — Oui. ^Iad;uiie,
oui, certainement . ce serait une grande perte pour le royaume, dit Louis en rougis-
sant ; mais le péril n'est pas si grand, ce me semble, et d'ailleurs M. le cardinal est
jeune encore.
Le roi achevait à peine de parler, qu'un huissier souleva la tapisserie et se tint de-
bout, un papier à la main, en attendant que le roi l'interrogeât. — Qu'est-ce que
cela? demanda le roi. — Un message de M. de Mazarin, rê[)ondit l'huissier. — Don-
nez, dit le roi. Et il prit le papier. Mais au moment où il fallait ouvrir, il se tit à la
fois un grand bruit dans la galerie , dans les antichambres et dans la cour. — Ah ! ah !
dit Louis XIV. qui sans doute reconnut ce triple biuit. cpie disais-je <louc qu'il n'y
avait qu'un roi en Franco! je me trompais, il y en deux.
En ce moment la porte s'ouvrit, et le surintendant des linances Fouquet apparut à
Louis XIV. C'était lui qui faisait ce bruit dans la galerie , c'étaient ses laquais qui fu-
saient ce bruit dans les antichambres: c'étaient ses chevaux qui faisaient ce bruit dans
la cour. En outre, on entendait un long murmure sur sou passage, qui ne s'éteignait
que longtemps après qu'il avait passé. — Celui-là n'est pas précisément un roi comme
vousle croyez , dit Anne d'Autriche à son fils: c'est un bommc trop riche , \oilà tout.
Et en disant ces mots, un sentiment amer donnait aux pandes de la reine leur expres-
sion la plus haineuse , tandis ipie le front de Louis , au contraire , resté calme et maitre
de lui , était pur de la plus légère ride. Il salua donc librement Fouquet de la tête,
tandis (ju'il continuait de déplier le rouleau que venait de lui remettr(> l'huissier.
Fouquet vit ce mouvement, et avec une politesse à la fois aisée et respectueuse , il
s'approcha d'Aimc d'Autriche poni laisser toute sa liberté au roi. Louis a\ ait ou\ert
le papier, et cepeiulanl il ne lisait pas. Il écoutait Fouquet faire à sa mère des com-
plimens adorablement tournés sur sa main et sur ses bras. La ligure d'.Xune d".\u-
triche se dérida et passa presque au sourire. Fouquet s'aperrut que le roi, au lieu de
lire, le regardait et l'écoutait: il lit un demi-tour, et, tout en continuant pour ainsi
dire d'a|>partenir à Anne d'Autriche, il se retrouva en face du roi. — Vous savez,
monsieur Fo\iquet, dit l>onis XIV, (jue Son Eminence est fort mal? — Oui, sire, je
sais cela, dit FoU(|uet, et en eil'et il est fort mal. .l'étais à ma cami>agne de Vaux
lorsque la nouvelle m'en est venue, si pressinile que j'ai lnul <piittc'\ — Vous avez
fpiitléVaux ce soir, Monsieui? — Il y a une heure et demie, oui , \dtre Majesté, dit
l"ou(|uel, consultant une montre toute garnie de diainans. — Une beuie et demie !
(lit \r roi, as^i'Z puissant piiu]' ni.iiliiM'i' sa iulric, m;ii^ nnii punr c.iclier sou clonne-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. I(j|
iiienl. — Je comprends , sire. Votre Majesté doute de ma parole , et elle a raison : mais
si je suis venu ainsi , c'est vraiment par merveille. On m'avait envoyé d'Angleterre
trois couples de chevaux fort vifs, m'assm-ait-on ; ils étaient disposes de quatre lieues
en quatre lieues, et je les ai essayés ce soir, lis sont venus en effet de Vaux au Louvre
en une heure et demie , et Votre Majesté voit qu'on ne m'avait pas trompé.
La reine-mère sourit avec une secrète envie. Fouquet alla au-devant de cette mau-
vaise pensée. — Aussi , Madame , se liâta-t-il d'ajouter, de pareils chevaux sont faits,
non pour des sujets, mais pour des rois, car les rois ne doivent jamais le céder à qui
que ce soit en quoi que ce soit. Le roi leva la tête. — Cependant, interrompit Anne
d'Autriche, vous n'êtes point roi , que je sache, monsieur Fouquet? — Aussi, Madame,
les chevaux n'attendent-ils tpi'un signe de Sa Majesté pour entrer dans les écuries du
Louvre; et si je me suis permis de les essayer, c'était dans la seule crainte d'ollrir au
roi quelque chose qui ne fût pas précisément une merveille. Le roi était devenu fort
rouge. — Vous savez, monsieur Fouquet, dit la reine, que l'usage n'est point à la
cour de France qu'un sujet offre quelque chose à son roi. Louis fit un mouvement. —
J'espérais, ^ladame, dit Fouquet fort agile, que mon amour pour Sa Majesté, mon
désir incessant de lui plaire, serviraient de contre-poids à cette raison d'étiquette, ('e
n'était point d'ailleurs un présent que je me permettais d'offrir, c'était un trihul que
je payais. — Merci, monsieur Fouquet, dit poliment le roi, et je vous sais gré de
l'intention , car j'aime en effet les hons chevaux ; mais vous savez que je suis hien peu
riche; vous le savez mieux que personne, vous, mon surintendant des finances. Je
ne puis donc , lors même que je le voudrais, acheter un attelage si cher.
Fouquet lança un regard plein de fierté à la reine-mère, qui semblait Irionqihcr
de la fausse position du ministre. Pendant ce temps, Louis XIV, |)ar coiitenaufc ,
pliait et dépliait le papier de Mazarin , sur lequel il n'avait pas encore jeté les yeux.
Sa vue s'y arrêta enfin , et il poussa un petit cri dès la première ligne. — Qu'y a-t-il
donc, mon fils? demanda Anne d'.\ulriche en se rapprochant vivement du roi. — De
la part du cardinal, reprit le i-oi continuant sa lecture. Oui , oui, c'est hien de sa
part. — Est-il donc plus mal? — Lisez, aclicva le roi en passant le parchemin à sa
mère, comme s'ileîît pensé qu'il ne fallait rien moins que la lecture pour convaincre
Anne d'.\utriche d'une chose aussi étonnante que celle renfermée dans ce papier.
.\nue d'Autriche lut à son tour. A mesure qu'elle lisait , ses yeux pétillaient d'une
joie plus vive qu'elle essayait inutilement de dissimuler et qui attira les regards de
Fouquet. — Oh lune donation en règle , dit-elle. — Une donation? répéta Fouquet.
— Oui! fit le roi, répondant particulièrement au surintendant des finances; oui , sur
le point de mourir, M. le cardinal me fait une donation de tous ses biens. — Quarante
millions! s'écria la reine. Ah! mon fils, voilà un beau trait de la part de M. le car-
dinal , et qui va contredire bien des malveillantes rumeurs ; quarante milhons amassés
lentement et (jui reviennent d'iui seul coup en masse au trésor royal, c'est d'un s\ijet
fidèle et d'un vrai chrétien.
Fouquet avait fait quelques pas en arrière et se taisait. Le roi le regarda et lui
fendit le rouleau à son tour. Le surintendant ne fit qu'y arrêter une seconde son re-
gard hautain. Puis s'inclinant, — Oui , sire , dit-il . une donation , je le vois.
— Il faut répondre, mon fils, s'écria .-Vnne d'Autriche; il faut répondre sur-le-
champ. — Et comment cela, Madame? — Par une visite au cardinal. — Mais il y a
une heure h peine que je quitte Son Éminence , dit le roi. — Écrivez alors, sire. —
Ecrire! fit le jeune roi avec répugnance. — Enfin, reprit Anne d'Autriche, il me
semble , mou fils , (|n'un homme qui vient de faire un pareil présent est bien en dniil
d'attendre qu'on le lemercie avec (pielquc liAle.
T. I. ,,
162 LES MOUSQUETAIRES.
Puis se retournant vers le surintemlant , — Est-ce que ce n'est point votre avis,
monsieur Fouquel? — Le présent vaut la peine, oui , Mailanie, répliqua le suiinlen-
dant avec une noblesse qui n'échappa point au roi — Acceptez donc et remei-ciez ,
insista Anne d'Autriche. — Que dit monsieur Fouquet? demanda Louis XIV. — Sa
Majesté veut savoir ma pensée? — Oui. — Remerciez, sire... — Ah ! fit Anne d'.-\u-
Iriche. — Mais n'accepiez pas, continua Fouquet. — El pourquoi cela? demanda
Anne d'Autriche. — Mais vous l'avez dit vous-même, Madame, répUqua Fouquet,
parce que les rois ne doivent ou ne peuvent recevoir de présens de leurs sujets.
Le roi demeurait muet entre ces deux opinions si opposées. — Mais quarante mil-
lions! dit Anne d'Autriche d\i mcnie ton dont la pauvre Marie-Antoinette dit plus tard:
B Vous m'en direz tant! n — Je le sais , dit Fouquet en riant: quarante millions font
une belle somme, et une pareille somme pourrait tenter mèmeime conscience royale.
— Mais, Monsieiu', dit Anne d'Autriche, au lieu de détourner le roi de recevoir ce
présent, faites donc observer à Sa Majesté, vous dont c"est la charge, que ces qua-
rante milhons lui fout une fortune. — C'est précisément. Madame, parce que ces
quarante millions font une fortune, que je dirai au- roi : « Sire, s'il n'est point décent
qu'un roi accepte d'un sujet six chevaux de \in^'t mille livres, il est déshonorant qu'il
doive sa forUme à un autre sujet plus ou moins sci upideux dans le choix des maté-
riaux qui contribuaient à l'édification de cette fortune. » — Il ne vous sied guère , Mon-
sieur, dit Anne d'Autriche, de faire rme leçon au roi; prociu'ez-lui plutôt quarante
millions, pour remplacer ceux (jue vous lui faites perdre. — Le roi les aura quand il
voudra , dit le surintendant des finances en s'inclinant. — Oui , en pressurant les peu-
ples, fit Anne d'Autriche. — Eh ! ne l'ont-ils pas été, Madame, répondit F'ouquet .
quand ou leur a fait suer les quarante raillions donnés par cet acte Y Au surplus . Sa
Majesté m'a demandé mon avis, le voilà ; que Sa Majesté me demande son concours,
il en sera de même — Allons, allons, acceptez, mon lils, dit Anne d'Autriche, vous
êtes au-dessus des bruits et des interprétations. — Refusez, sire, dit Fouquet. Tant
qu'un roi vil, il n'a d'autre niveau (pirsa conscience, d'autre juge qui' sou désir; mais,
mori , il a la postérité qui applaudit coupii accuse. — Merci, ma nièie. réi)liqua Louis
en saluant respecttieusement la reine. Merci, monsieur Fouquet, dit-il en congédiant
civilement le surintendant. — Acceptez-vous? demanda encore Aniu- d'Autriche —
Je réfléchirai, répliqua le roi en regardant Fouquet
AGONIE.
Le jour même oii l.i donation avait (''té envoyée .lu roi, le cardinal s'était l'ail trans-
porter k Viiicenues. Le roi et la cour l'y avaient suivi. L(n dernières lueurs de ce llam-
i)eaii jetaient encoi'e assez d'éclat [)om' ab-iorlier, dans leurs raymnemens. toutes les
autres lumières. Au reste , comme on le voit , s;iti'llile lidèlo de son minisire, le jeune
Louis XIV marchait jusqu'au dernier moment dans le sens de sa gravitation. Le mal,
sel(ju les pronostics de (iui'n.i\icl , iiv.iil empire: ce n'était |)lus une attaque de goutte,
c'était une attaque de mort, l'uis, il y avait une chose ipii faisait cet agonisant plus
agonisant encore, c'était l'anxiété que jetait dans son esprit celle donation envoyée au
roi , et qu'au dire deColherl, le roi devait renvoyer non acceptée au canliiial. Le
cardinal avait grande foi, connue nous a\ons vu, ilans les inéilictions de son secré-
taire : mais la souuue était forte , el (piel que fût le génie de t'.olberl. de temps en
temps le cardinal pensait, à p,ul loi , ipiele Ihéalin, lui aussi, avait liien pu se trompc-r
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 163
et qu'il y avait au uioius autant de chances pour qu'il ue fût pas damné, qu'il ;, eu
avait poiu- que Louis XIV lui renvoyât ses millions. D'ailleurs , plus la donation tar-
dait à revenir, plus Mazariu trouvait que quarante millions valent bien la peine que
l'on risque quelque peu son àme. Mazarin, en sa qualité de cardinal et de premier
ministre, était à peu près matérialiste.
A chaque fois que la porte s'ouvrait , il se retournait donc vivement, croyant voir
rentrer, par là, sa malheureuse donation; puis trompé dans son espérance, il se re-
couchait avec un soupir et reprenait sa douleur d'autant plus vive qu'un instant il
l'avait oubliée.
Anne d'Autriche, elle aussi, avait suivi le cardinal; son cœur, quoique l'âge l'eût
foit égoïste , ne pouvait se refuser de témoigner h ce mourant une tristesse qu'elle lui
devait en qualité de femme, disent les uns, en quahté de souveraine, disent les
autres. Elle avait, en quelque sorte, pris le deuil de la physionomie par avance , et
toute la cour le portait comme elle. Louis, pour ne pas montrer s\n' son visage ce qui
se passait au fond de son àme , s'obstinait à rester confiné dans son appartement , où
sa nourrice toute seule lui faisait compagnie; plus il comptait approcher du terme où
toute contrainte cesserait pour lui, plus il se faisait humble et patient, se repliant sur
lui-même comme tous les hommes forts qui ont quelque dessein, afin de se donner
plus de ressort au moment décisif. L'extrème-onction avait été secrètement adminis-
trée au cardinal, qui, tidèle à ses habitudes de dissimulation, luttait contre les appa-
rences, et même contre la réahté , recevant dans son lit comme s'il n'eût été atteint
que d'un mal passager.
Louis, éloigné du cardinal depuis deux jours: Louis, l'œil fixé sur cette donation
qui préoccupait si fort le cardinal, Louis ne savait point au juste où en éiait Mazarin.
Le fils de Louis XIII , suivant les traditions paternelles , avait été si peu roi jusque-là ,
que tout en désirant ardemment la royauté, il la désirait avec cette terreur qui accom-
pagne toujours l'inconnu. Aussi, ayant pris sa résolufion, qu'il ne counnuniquail
d'ailleurs à personne, se résolut-il à demander à Mazarin une entrevue. Ce fut Anne
d'Autriche, qui, toujours assidue près du cardinal, entendit la première cette propo-
sifion du roi, et qui la transmit au mourant, qu'elle fit tressaillir. — Sa Majesté sera
la bien venue , oui , la très-bien venue , s'écria-t-il eu faisant à Colbert , qui était assis
au pied du lit, un signe que celui-ci comprit parfaitement. Anne d'Autriche se leva;
elle avait hâte, elle aussi, d'être fixée à l'endroit des quarante millions qui étaient
la sourde pensée de tout le monde.
Anne d'Autriche sortie, Mazarin fil un grand efJ'ort, et se soulevant vers Colbeif.
— Eh bien! Colbert, dit-il, voilà deux jours malheureux ! voilà deux mortels jours,
et tu le vois, rien n'est revenu de là-bas. — Patience, monseigneur, dit Colbert. —
Es-tu fou, malheureux! tu me conseilles la patience! Oh! en vérilé, Colbert, tu te
moques de moi : je meurs, et tu me cries d'attendre! — Monseigneur, dit Colbert avec
son sang-froid habituel, il est impossible que les choses n'arrivent pas comme je l'ai
dit. Sa Majesté vient vous voir, c'est qu'elle vous rapporte elle-même la donalion. —
Tu crois, toi? Eh bien, moi , au contraire, je suis sûr que Sa Majesté vient pour me
remercier,
Anne d'Autriche rentra en ce moment. — Je sais, dit-elle en prenant la main du
cardinal , je sais que vous avez fait généreusement au roi, non pas une pefite donation
comme vous dites avec tant de modesfie, mais un don magnifique. Je sais comitien
il vous serait pénible que le roi... — Que le roi? repril-il. — Que le roi , continua
Anne d'Autriche, n'acceptât point de bon cœur ce que vous offrez si noblement. Maza-
rin se laissa retomber sur l'oreiller comme Pantalon ,-c"e3t-à-dire avec tout le déses-
164 LKS MOUSQUETAIRES.
poir de l'honiiiie qui s'abandonne au na\ifrage ; mais il conserva encore assez de
force et de présence d'esprit pour jeter à Colbert un de ces regards qui valent bien dix
sonnels, c'est-à-dire dix longs poënies. — Aussi, reprit-elle, je l'ai circonvenu \r.\v
de bons conseils , et comme certains esprits, jaloux, sans doute, de la gloire que vous
allez acquérir par celte générosité , s'efforçaient de prouver au roi qu'il devait refuser
cette donation, j'ai lutté en votre faveur, et lutté si bien . que vous n'aurez pas , je
l'espère, cette contrariété à subir. — Ah ! murmura Mazarin avec des yeux languis-
sans, ah! que voilà un service que je n'oublierai pas une minute pendant le peu
d'beures qui me restent à vivre ! — Au reste , je dois le dire , continua Anne d'Au-
triche , ce n'est point sans peine que je l'ai rendu à Votre Éminence. — Ah peste ! je
le crois. Ohimé! — Qu'avez-vous, mon Dieu? — Il y a que je brûle. — Vous souf-
frez Jonc beaucoup? — Comme un damné.
Colbert eût voulu disparaître sous les parquets. — En sorte, reprit Mazarin , que
Votre Majesté pense que le roi... Il s'arrêta quelques secondes... — Que le roi vient
ici pour me faire un petit bout de remercîment ? — Je le crois , dit la reine. Mazarin
foudroya Colbert de son dernier regard.
En ce moment, les huissiers annoncèrent le roi dans les antichambres pleines de
monde. Cette annonce produisit un remue-ménage dont Colbert protita pour s"esqui\ er
par la porte de la ruelle. Anne d'Autriche se leva , et debout attendit son lils. Louis XIV
parut au seuil de la chambre , les yeux ti.xés sur le moribond, qui ne prenait plus
même la peine de se remuer pour cette majesté de laquelle il pensait n'avoir plus
rien à attendre. Un huissier roula un fauteuil près du lit. Louis salua sa mère . puis le
cardinal , et s'assit. La reine s'assit à son tour. Puis, connue le roi avait regardé der-
rière lui, l'huissier ccmprit ce regard, fit un signe, et ce qui restait de courtisans
sous les portières s'éloigna aussitôt. Le silence retomba donc dans la chambre avec
les rideaux de velours.
Le roi, encore très-jeune et très-timide devant celui qui avait été son maître depuis
sa naissance, le respectait encore bien plus dans cette suprême majesté de la mort;
il n'osait donc entamer la conversation, sentant que chaque parole devait avoir une
portée, non pas seulement sur les choses de ce monde, mais sur celles de l'autre.
Quant au canliiuil , il n'avait qu'une pensée en ce moment : sa donation. Ce n'é-
tait point la douleur qui lui donnait cet air abattu et ce regard morne; c'était l'at-
tente de ce remercîment ijui allait sortir de la liouche du roi. et couper court à toute
espérance de rct-titutioTi.
Ce fut Mazarin qui rompit le premier le silence. — Votre Majesté, dit-il, csl venue
s'établir à Vincennes? Louis lit un signe de la lète. — C'est une gracieuse faveur,
continua Mazarin, qu'elle accorde à un mourant , et (pii lui rendra la mort plus
douce. — J'espère, ré]iondit le roi, que je viens visiter, non pas mi moinant, mai.<
un malade susceptible de guérisou. Mazarin lit un mouvement de tête qui signitiait ;
Votre Majesté est bien bonne; mais j'en sais plus qu'elle là-dessus — La dernière vi-
site, dit-il, sire, la dernière. — S'il eu était ainsi, monsieur le cardinal ,dit Louis XIV,
je viendrais une dernière t'ois pi-endre les conseils d'un guide à cpii je dois lout.
Anne d'. Autriche était femme : elle ne put relenii' ses larmes. Louis se montra lui-
même fort ému, et Mazarin plus encore que ses deux hôles . mais pour d'autres mo-
tifs. Ici le silence recouunença. La reine essuja ses joues, et Louis reprit de la fer-
meté. — Je disai.; . poursuivit le roi , que je devais beaucoup à Votre lîininence. Les
jeux du cardinal dévorèrent Louis XIV, car il sentait venir le momeni suprême. —
El, continua le roi, le principal objet de nm visite était nu remercimeni bien .sincère
lioiu' le dernier témoignage d'amitié que >ous avez bien \ouhi ui'eu\oyer.
F.R VrCOMTE DR BRAGELONNE. 1(-.5
Les joues du cardinal se creusèfcnl, ses lèvres s'enlr'ouvriieut. et le plus iainen-
tahle soupir qu'il eût jamais [loussé , se prépara à sortir de sa poitrine. — Sire, dit-
il, j'aurai dépouillé ma pauvre Camille; j'aurai ruiné tous les miens, ce qui peut
m'èlre imputé à mal; mais au moins on ne dira pas que j'ai refusé de tout sacrifier à
mon roi. Anne d'Autriche recommença ses pleur?. — Cher monsieur Mazarin, dit le
roi d'un Ion plus grave qu'on n'eût dû l'attendre de sa jeunesse, vous m'avez mal
compris, à ce que je vois. Mazarin se souleva sur son coude. — Il ne s'agit point ici
de ruiner votre chère famille, ni de dépouiller vos serviteurs: oh! non , cela ne sera
point. — Allons , il va me rendre quelque bri'ue, pensa Mazarin; lirons donc le mor-
ceau le plus large possible. — Le roi va s'attendrir et faire le généreux, pensa la
reine; ne le laissons pas s'appauvrir; pareille occasion de fortune ne se représentera
jamais.
— Sire, dit tout haut le cardinal, ma famille est bien nombreuse, et mes nièces
vont être bien privées, moi n'y étant plus. — Oh! s'empressa d'interrompre la reine,
n'ayez aucune inquiétude à l'endroit de votre famille, cher monsieur Mazarin; nous
n'aurons pas d'amis plus précieu.\ que vos amis; vos nièces seront mesenfans, les
sœurs de Sa Majesté , et s'il se distribue une faveur en France, ce sera pour ceu.v que
vous aimez. — Fumée! pensa Mazarin, qui connaissait mieux que personne le fond
que l'on peut faire sur les promessesdes rois. Louis lut la pensée du moribond sur son
visage. — Rassurez-vous, cher monsieur de Mazarin, lui dit-il avec un demi-sourire
triste sous son ironie, mesdemoiselles de Mazarin perdront en vous perdant leur bien
le plus précieux, mais elles n'en resteront pas moins les plus riches héritières de
France , et puisque vous avez bien voulu me donner leur dot... Le cardinal était hale-
lanl. — Je la leur rends, continua Louis en tirant de sa poitrine et en allongeant vers
le lit du cardinal le parchemin qui contenait la donation qui depuis deux jours avait
soulevé tant d'orages dans l'esprit de Mazarin. — Que vous a\ais-je dit, monseigneur?
murmura dans la ruelle une voix qui passa comme un souffle.
— Votre Majesté me rend ma donation ! s'écria Mazarin , si troublé par la joie , qu'il
oublia son rôle de bienfaiteur. — Votre Majesté rend les quarante millions! s'écria
Anne d'Autriche, si stupéfaite, qu'elle oublia son rôle d'affligée. — Oui, monsieur
le cardinal , oui , Madame , répondit Louis XIV en déchirant le parchemin, que ^hlza-
rin n'avait pas encore osé reprendre. Oui, j'anéantis cet acte qui spoliait toute une
famille. Le bien acquis par Son Eminence à mon service est son bien et non le mien.
— Mais, sire, s'écria Anne d'Autriche, Votre Majesté songe-t-elle qu'elle n'a pas dix
mille écus dans ses coffres? — Madame, je viens de faire ma |)reniière action royale,
et, je l'espère, elle inaugurera dignement mon règne. — Ah! sire, vous avez raison,
s'écria Mazarin; c'est véritablement grand, c'est véritablement généreux, ce que vous
venez de faire là. Et il regardait l'un après l'auti'e les morceaux de l'acte éparssur son
lit, pour se bien assurer qu'on avait déchiré la minute et non pas une copie. Enfin,
ses yeux rencontrèrent celui où se trouvait sa signature, et , la reconnaissant, il se
renversa tout pâmé sur son chevet. Anne d'Autriche , sans force pour cacher ses re-
grets, levait les mains et les yeux au ciel. — Ah! sire, s'écria Mazarin, ah! sire,
serez-vous béni, mon Dieu ! serez-vous aimé par toute ma famille ! — per Baccho, si
jamais un mécontentement vous venait de la part des miens, sire, froncez les sourcils
et je sors de mon tombeau.
Cette panlalonade ne produisit pas tout l'effet sur lequel avait compté Mazarin. Louis
avait déjà passé à des considérations d'un ordre plus élevé; et, quant à Anne d'Au-
triche, ne pouvant supporter, sans s'abandonnera la colère qu'elle sentait gronder en
elle, et cette magnanimité de son fils et cette hypocrisie du cardinal, elle se leva et
166 LES MOUSQUETAIRES.
sorlit tle la chambre , peu soucieuse de trahir ainsi son dépit. Mazarin devina lont, et,
craignant que Louis XW ne revînt sur sa première décision . il se mit, pour entraîner
les esprits sur une autre voie, à crier comme plus tard devait le faire Scapin dans cette
sublime plaisanterie que le morose et grondeur Boileau osa reprocher à Molière. Ce-
pendant, peu à peu les cris se calmèrent, et quand Anne d'Autriche fut sortie de la
chambre , ils s'éteignirent même tout à fait.
— Monsieur le cardinal , dit le roi, avez-vous maintenant quelque recommandation
à me feire? — Sire , répondit Mazarin , vous êtes déjà la sagesse même , la prudence en
personne: quant à la générosité, je n'en parle pas : ce que vous venez de faire dé-
passe ce que les hommes les plus généreux de l'anliquilé et des temps modernes ont
jamais fait. Le roi demeura froid à cet éloge. — Ainsi, dit-il, vous vous bornez à un
remercîment , Monsieur, et votre expérience , bien plus connue encore que nia sagesse,
que ma prudence et que ma générosité, ne vous fournit pas un avis amical qui me
serve pour l'avenir?
Mazarin réfléchit un moment — Vous venez, dit-il. de faire beaucoup pour moi,
c'est-à-dire pour les miens , sire — Ne parlons pas de cela, dit le roi. — Eh bien!
continua Mazarin, je veux vous rendre quelque chose en échange de ces quarante
millions que vous abandonnez si royalement. Louis XIV fit un mouvement qui indi-
((uait que toutes ces flatteries le faisaient souffrir. — Je veux , reprit Mazarin , vous
donner nn avis: oni, un avis , et un avis plus précieux que ces trésors. — J'écoute. —
— Approchez-vous, sire, car je m'affaiblis... plus près, sire, plus près. Le roi se
courba sur le lit du mourant. — Sire, dit Mazarin, si bas que le souffle île sa parole
arriva seul, comme une recommandation du tombeau , aux oreilles attentives du jeune
roi... sire, ne prenez jamais de premier minisire.
Louis se redressa étonné. L'avis était une confession. C'était un trésor, en effet , que
cette confession sincère de Mazarin. Le legs du cardinal au jeune roi se composait
de sept paroles seulement; mais ces sept paroles, Mazarin l'avait dit, elles valaient
quarante millions. Louis en resta un instant étourdi. Quant à Mazarin, il semblait
avoir dit une chose toute naturelle. — MainleiianI, à |)art votre famille, deniauda le
jeune roi, avez-vous quelqu'un à me recommander, monsieur de Mazarin? Un petit
grattement se fil entendre le long des rideaux de la ruelle, Mazarin comprit. — Oui,
oui, s'écria-t-il vl\emeiit: oui, sire: je \ous recommande nn homme sage, un hon-
nête homme, un haiiiie homme. — Dites son nom, monsieur le cardinal. — Son nom
vous est presque inconnu encore, sire, c'est t elui de M. Colbcrt , mon intendant. Oh I
essayez de lui, ajoula Mazarin d'une voix accentuée: tout ce tpi'il m'a prédit est
arrivé; il a du coup d'u'il et ne s'est jamais trompé, ni sur les choses ni sur les
hommes, ce qui est bien plus surprenant encore. Sire, je vous dois beaucoup, mais
je crois m'acquilter envers vous en vous donnant Colberl. — Soit, dit faiblement
Louis XIV, car, ainsi que le disait Mazarin, ce nom de Colbert lui était bien inconnu,
et il prenait cet enthousiasme (lu cardinal pour le délire d'un mom-ant. Le cardinal
était retombé sur son oreiller. — Pour cette l'ois, adieu , sire... adieu , murmura Maza-
rin... Je suis las, et j'ai encore un rude chemin ;'i faire avant de me présenter de-
vant mon nouveau maître... .\dieu, sire. — Le jeune roi sentit des larmes dans ses
yeux. Il se [lenrlia sur le mourant, déjà à moitié cadavre, puis il s'éloigna précipi-
lanniicnl.
LE VI€OMTK DK F.HAfiEI.ONiNE.
I(!7
l-A PREMIERE APPARITION DE COLBERT.
ocTE la nuit sp passa en angoisses connnunes au mourant
et au rni : le mourant attendait sa délivrance, le roi at-
tendait sa liberté. Louis ne se conclia point. Une heure
après sa sortie de la cliambre du lardinal, il sut que le
mourant, reprenant un pende forces, s'était fait babiller,
farder, peigner, et qu'il avait voulu recevoir les ambas-
sadeurs. Pareil à Auguste , il considérait sans doute le
monde comme \m grand théâtre, et voulait jnuer propre-
ment le dernier acte de sa comédie. Vers minuit, encore
tout fardé, Mazarin entra en agonie. Il avait revu son
testament, et comme ce testament était l'expression exacte de sa volonté, et qu'il crai-
gnait qu'une influence intéressée ne prolitàt de sa faii)lesse pour faii'e changer i[uel(pie
chose à ce testament, il avait donné le mot d'ordre à Colhert, lequel se promenait dans
le corridor qui conduisait à la chambre à Cducher du cardinal . comme la plus vigi-
lante des sentinelles.
Le roi, renfermé chez lui, dépêchait loutes les heures sa nourrice vers l'apparle-
mcnt de Mazarin, avec ordre de lui rapporter le bullelin exact de la santé du car-
dinal. Après avoir appris que Mazarin s'élail fait habiller, farder, peigner, et avait reçu
les ambassadeurs, Louis apprit que l'on commençait pour le cardinal les prières des
agonisans. A une heure du matin, Guénaud avait essayé le dernier remède, dil re-
mède héroïque. Celait un reste des vieilles habitudes de ce temps d'escrime qui allait
disparaître, pour faire place à un autre temps, que de croire que l'on pouvait garder
contre la mort quelque bonne botte secrèle Mazarin , après avoir pris le remède,
respira pendant près de dix minutes Aussilôl, il donna l'ordre que l'on répandît en
tout lieu et tout de suite le bruit d'une crise heureuse. Le roi, à cette nouvelle, senti
passer comme une sueur froide sur son front; il avait entrevu le jour de la liberté ;
l'esclavage lui paraissait plus sombre et moins acceptable que jamais. Mais le bulletin
qui suivit changea entièrement la face des choses. Mazarin ne respirait plus du tout ,
cl suivait à peine les prières que le curé de Saint-Nicolas-des-Champs récitait auprès
de lui. Le roi se remit à marcher avec agitation dans sa chambre, et à consulter,
tout en marchant, plusieurs papiers tirés d'une cassette dont seul il avait la clef. Une
troisième fois la nourrice retourna. M. de Mazarin venait de faire un jeu de mot
et d'ordonner que l'on revernît sa Flore de Titien.
Enfin, vers deux heures du matin, le roi ne put résistera l'accablement; depuis
\ing(-qualre heures il ne dormait pas. Le sommeil, si puissant à son âge, s'empara
donc de lui et le Icriassa pendant une heure environ. Mais il ne se coucha point pen-
dant cette heure; il dormit sur un fauteuil. Vers quatre heures, la nourrice , en ren-
trant dans la chambre, le réveilla. - Eh bien? demanda le roi. — Eh bien ! moucher
108 LES MOUSQUETAIRES.
sire, dil la no\irrire en joignant les mains iivec un air de commisération , eli hioii ! il
est mort.
Le roi se leva d'un seul coup et comme si un ressort d'acier l'eût mis sur ses
jambes. — Mort! s"écria-t-il. — Hélas! oui. — Est-ccdonc bien sûr? — Oui. — La nouvelle
en est-elle donnée? — Pas encore. — Mais qui t'a dit, à toi, que le cardinal était mort?
— M. Colbert. — Et lui-même était sûr de ce qu'il disait? — Il sortait de la chambre et
avait tenu pendant quelques minutes une glace devant les lèvres du cardinal. — Ah!
fit le roi; et qu'est-il devenu. M. Colbert? — Il vient de quitter la chambre de Son
Eininence. — Pour aller où'!* — Pour me suivre. — De sorte qu'il est — Là , mon
cher sire, attendant à votre porte que votre bon plaisir soit de le recevoir.
Louis courut à la porte, l'ouvrit lui-même et aperçut dans ce couloir Colbert de-
bout et attendant. Le roi tressaillit à l'aspect de cette statue toute vêtue de noir. Col-
bert saluant avec un profond respect, Hideux pas vers Sa Majesté. Louis rentra dans
la chambre, en faisant à Colbert signe de le suivre. Colbert entra; Louis congédia la
nourrice, qui ferma la porte en sortant, Colbert se tint modestement debout près de
cette poite — (^ue venez-vous m'annoncer, Monsieur? dit Louis, fort troublé d'être
ainsi surpris dans sa pensée intime, qu'il ne pouvait complètement cacher. — Que
M. le cardinal vient de trépasser, sire, et que je vous apporte son dernier adieu.
Le roi demeura un instant pensif. Pendant cet instant, il regardait attentivement
Colbert; il était évident que la dernière pensée du cardinal lui revenait à l'esprit. —
C'est vous qui êtes M. Colbert? demanda-t-il. — Oui, sire. — Fidèle serviteur de Son
l'^minence, à ce que Son Éminence m'a dit elle-même? — Oui, sire. — Dépositaire
d'une |)artie de ses secrets? — De tous. —Les amis et les serviteurs de Son Eminence
défunte me seront chers, Monsieur, et j'aurai soin que vous soyez placé dans mes bu-
reaux. Colbert s'iuchna.
— Vous êtes financier. Monsieur, je crois? —Oui. sire. — Et M. le cardinal vous
employait à son économat? — J'ai eu cet homieur. sire. — Jamais vous ne fîtes per-
snuMi'llenieiit rien pour ma maison, je crois? — Paidon. sire; c'est moi qui eus le
bdTibenr de donner à M. le cardinal l'idée d'une économie qui met trois cent mille
francs par an dans les coffres de Sa ^Majesté. — Quelle économie. Monsieur? demanda
Louis XIV. — Votre Majesté sait que les cent-suisses ont des dentelles d'argent de
chaque côté de leurs rubans? — Sans doute. — Eh bien , sire , c'est moi qui ai propr)sé
(pie l'on mît à ces rubans des dentelles d'argent faux ; cela ne paraît point, et cent
mille éc\is font la nourriture d'un régiment pendant le semestre, ouïe prix de dix
mille bons mousquets, ou la valeur d'une ilùte de dix canons |irèteà prendre la mer.
— C'est vrai, dit Louis XIV, en con^ideraIlt plus altentixemcut le iKMsonnage. el
voilà, ma foi , une économie bien placée; d'ailleurs il était ridicule (iiu' des soldats
])iirtassent la même dentelle que portent des seigneurs. - Je suis benren.x d'être :^^-
prouvé par Sa Majesté, dit Colbert.
— Est-ce là le seul emploi que vous teniez près du cardinal? demanda le roi. —
C'est moi (pi<' Son Éminence avait chargé d'examiner les comptes de la surintendance,
sire. — Ah! lit Louis XIV, (]ui s'apprêtait à renvoyer Cidbert, et (jue ce mol arrêta;
ah! c'est vous que Son l'.mineiice avait chargé de contrôler M. Eompiet. Et le résultat du
contrôle... — Est tpi'il y a détiiit. sire; mais si Votre Majesté daigne me permettre...
— Parlez, monsieur Colbert. — .le dois donnei' à N'olre Majesté ipielipies explications.
— Point du tout . Monsieur: c'est vous (pii avez contrôlé ces comptes, donnez-m en le
relevé. — Ce sera facile, sire: vide partout, argent mdb^ part — Prenez-y garde,
Monsieur; vous attaquez rudement la gestion de M. l'ouipiil. lequel, à ce que j'ai
l'Ulcndii dire cejiendant . es| un habile homme.
I.E VICOMTE DE BRAf.ELONNE. «69
ColbiM'l rougit, puis pàlil, car il sentit que de ce moment il entrait en lutte avee un
lionnae dont la puissance balançait presque la puissance de celui qui venait de mou-
rir.— Oui, sire, un très-habile honnne, répéta Colbert en s'inclinant. — Mais i-i
M. Fouquet est un habile homme, et que malgré cette habileté l'argent manque, à
qui la faute? — Je n'accuse pas, sire, je constate. — C'est bien; faites vos comptes et
présentez-les-moi. 11 y a déticit , dites-vous? Un déficit peut être passager; le crédit
revient , les fonds rentrent. — Non , sire. — Sur celte année , peut-être , je comprends
cela; mais sur l'an prochain? — L'an prochain, sire, est mangé aussi ras que l'an qui
court. — Mais l'an d'après, alors? — Comme l'an prochain. — Que me dites vous là,
monsieur Colbert? — Je dis qu'il y a quatre années engagées d'avance. — On fera un
emprunt, alors. — On en a fait trois, sire. — Je créerai des offices, pour les faire ré-
signer, et l'on encaissera l'argent des charges. — Impossible, sire , car il y a déjà eu
créations sur créations d'offices , dont les provisions sont livrées en blanc , en soi'to que
les acquéreurs en jouissent sans les remplir. Voilà pourquoi Votre Majesté ne peut ré-
signer. De plus, sur chaque traité, M. le surintendant a donné un tiers de remise , en
sorte que les peuples sont foulés sans que Votre Majesté en profite.
— Expliquez-moi cela . monsieur Colbert. — Quoi . sire? — Eh bien ! par exemple, si
aujourd'hui que iM. le cardinal est mort et que me voilà roi , si je voulais avoir de l'ar-
gent?— Votre Majesté n'en aurait pas. — Oh ! voilà qui est étrange, Monsieur ; comment ,
mon smintendant , un liabile homme, vous le dites vous-même, mon surintendant
ne me trouverait point d'argent? CoUtert secoua sa grosse tête. — Qu'est-ce donc, dit
le roi , les revenus de l'État sont-ils donc obérés à ce point qu'ils ne soient plus des
revenus? — Oui, sire , à ce point.
Le roi fronça le sourcil. — Soit, dit-il , j'assendilcrai les ordonnances, pour obtenir
des porteurs un dégrèvement, une liquidation à bon marché. — Impossible, car les
ordonnances ont été converties en billets, lesquels billets, pour la facilité des trans-
actions, sont coupés en tant de parts, que l'on ne peut plus reconnaître l'original.
Louis, fort agité, se promenait de long et en large, le sourcil toujoursfi'oncé. —
Mais si cela était connue vous le dites, monsieur Colbert, fil-il en s'arrêtant tout d'un
coup, je serais ruiné avant même de régner? — Vous l'êtes en effet, sire, repartit
l'impassible aligneur de chiffres.
— Mais cependant. Monsieur, l'argent est quelque part? — Oui, sire, et même
pour commencer, j'apporte à Votre Majesté une note de fonds que M. le cardinal Ma-
zarin n'a pas voulu relater dans son testament , ni dans aucun acte quelconque ; mais
qu'il m'avait confiés , à moi. — A vous? — Oui, sire , avec injonction de les remettre à
Votre Majesté. ^Comment ! outre les quarante millions du testament, M. Mazarin
avait encore d'autres fonds? Colbert s'inclina. — Mais c'était donc un goufi're que cet
homme! murmura le roi. M. Mazarin d'\m côté, M. Fouquet de l'autre; plus de
cent millions peut-être à eux deux; cela ne m'étonne point que mes coffres soient
vides. Colbert attendait sans bouger.
— Et la somme que vous m'apportez, en vaut-elle la peine? demanda le roi. — Oui,
sire, la somme est assez ronde.. — Elle s'élève? — A treize millions de livres, sire. —
Treize millions ! s'écria Louis XIV en frissonnant de joie ; vous dites treize millions ,
monsieur Colbert? — Oui, Votre Majesté. — Que tout le monde ignore? — Tout le
monde. — Qui sont en vos mains? — En mes mains , oui, sire. — Et que je puis avoir?
— Dans deux heures. — Maison sont-ils donc? — Dans la cave d'une maison que
M. le carthnal possédait en ville, et qu'il veut bien me laisser par une clause particu-
lière de son testament. — Vous connaissez donc le testament du cardinal? — J'en al
un double, signé de sa main. — Un double? — Oui , sire , et le voici.
170 LES MOUSQUETAIRES.
Ccillicrt tira simplement l'acte de sa potlie cl le ninntra an roi. Le roi lut l'article
relatif à la donation de cette maison. — Mais, dit-il, il n'est question ici que de la
maison , et nulle part l'argent n'est mentionné. — Pardon , sire , il l'est dans ma con-
science.— Et M. Mazarin s'en est rapporté à vous? — Pourquoi pas, sire? — Lui,
l'homme déliant par excellence! — Il ne l'était pas pom- moi . sii'o . comme Votre Ma-
jesté peut le voir.
Louis arrêta avec admiration son regard sur cette tète vulgaire mais expressive. —
Vous êtes un honnête homme , inonsieiu" Colbert. dit le roi. — Ce n'est pas une vertu,
sire, c'est un devoir, répondit froidement Colbert. — Mais, ajouta Louis XW, cet
argent n'est-il pas à la famille? — Si cet argent était à la famille, il serait porté au
testament du cardinal comme le reste de sa fortune. Si cet argent était à la famille,
moi, qui ai rédigé l'acte de donation fait en faveur de Votre Majesté j'eusse ajouté la
somme de treize millions à celle de quarante millions qu'on vous offrait déjà. — Gom-
ment! s'écria Louis XIV, c'est vous qui avez rédigé la donation, monsieur Colbert? —
Oui , sire. — El le cardinal vous aimait? ajouta naïvenient le roi. — J'avais répondu à
Son Eminence que Votre Majesté n'accepterait point, dit Colbert de ce même ton tran-
quille que nous avons dit. et qui, même dans les habitudes de lu vie, avait quei(pie
chose de solemiel.
Louis passa une main s\u' son front. — 01i!que je suis jemie . niurniura-t-il tout
bas . pour commander aux hommes !
Colbert attendait la fin de ce monologue intérieur 11 vit Louis relever la tète. — .\
quelle heure enverrai-je l'argent à Votre Majesté? demanda-t-il. — Cette nuit , à onze
heures. Je désire que persoime ne sache que je possède cet argent. Colbert ne répon-
dit pas plus que si la chose n'avait point été dite pour lui. — Celte somme e>t-elle en
lingots ou en or monnayé? — En or monnayé, sire. — Bien. — dii reuverrai-jc? —
Au Louvre. Merci , monsieur Colbert. Colbert s'inclina et sortit.
— Treize millions! s'écria Louis XIV lorsqu'il fut seul: mais c'est uu rè\i'!Puis
il laissa tomber son front dans ses mains, comme s'il dormait edeclivemeut. Mais, au
bout d'un instant, il releva le front, secoua sa belle chevelure, sc^ leva . et. ouvrant
violemment la fenêtre , il baigna son front brûlant dans l'air vif liu m^itin qui lui a|i-
])orlait l'acre senteur des arbres et le doux |)arl'uiu des llem's. Une resideudissante
aurore se levait à l'horizon, et les premiers rayons du soleil inondèrent de llaunne le
froTit du jeune roi. — Cette aurore esl celle de mon règne, uuirmura Liiui> .\1\ . Esl-
ce uu présage (]ue vous m'envoyez. Dieu tnul-puissaut?...
LE PREMIER JOUR DE LA ROYAUTÉ DE LOUIS XIV.
Le malin. I.i iidinellc de la nioi^ du ranliual se ri'p.iudil dau^ b' i liàleau . c<t du
fliAleau dans la ville Les ministres Fouquet , Lyonne et l.etcllicr eulièreul dans la
salle des séances poui' tenir cnuM'il. Le l'oi les lit uianiler aussit('it. — Messieurs, dit-
il , tant (pie M. le cardinal a mmu . je l'ai laissé g(Mi\eruer nu's all'aires: mais, a pré-
sent, j'iiitiiids les gouverner nioi-mêmr. \'ousme ddUMi'rez vosavis quand je vous les
demanderai. Allez! Les ministres se regaidèreut avei' suiprise. S'ils dissiuudèri'ul un
sourire, ce fui un grand ellort, car ils savaient que le piince . èlevédausune ignoi'auce
nbsohie des allaires, se chargeait là, par auiour-propi'e, d'un fardeau trop lourd pour
ses forces. Fouquet prit congé de ses collègues sur l'esi'alier en leur disant ; — Mes-
sieurs, voilà bien de la besogne de moins pour nous. El il monta tout joyeux dans
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 171
son carrosse. Les autres , un peu inquiets de la tournure que prcnilraiout les événe-
mens, s'en retournèrent ensemble à Paris.
Le roi, vers les dix heures, passa chez sa mère, avec laquelle il eut un entrelion
fort paiiiculier : puis, après le dîner, il monta en voiture fermée et se rendit tout
droit au Louvre. Là il reçut beaucoup de monde, et prit un certain plaisir à remar-
quer rhésilation de tous et la curiosité de chacun. Vers le soir, il commanda que les
portes du Louvre fussent fermées, à l'exception d'une seule, de celle qui donnait snr
le quai. Il mit en sentinelle à cet endroit deux cenl-suisses qui ne parlaient pas un
mot de français, avec consigne de laisser entrer tout ce qui serait ballot, mais rien
autre chose, et de ne laisser rien sortir. A onze heures précises, il entendit le roule-
ment d'un pesant chariot sous la voûte, puis d'un autre, puis d'un lioisièmc Après
quoi la grille roula sourdement sur ses gonds ponr se refermer. Bientôt quelqu'ini
gratta de l'ongle à la porte du cabinet. Le roi alla ouvrir lui-même, et il vit Coibert ,
dont le premier mol fut celui-ci : — L'argent est dans la cave de Votre Majes'é.
Louis descendit alors et alla visiter lui-même les barriques d'espèces or et argent ,
que par les soins de Colbert, quatre honnnes à lui venaient de rouler dans un caveau
dont le roi avait fait passer la clef à Colbert cette matinée même. Cette revue achevée,
Louis rentra chez lui , suivi de Colbert qui n'avait pas réchauffé son inunobile froi-
deur du moindre rayon de satisfaction personnelle. — Mon^ieur, lui dit le roi , que
voulez-vous que je vous donne en récompense de ce dévouement et de cette probité?
— Rien absolument, sire. — Comment rien! pas même l'occasion do me servir? —
Votre Majesté ne me fournirait pas cette occasion, que je ne la servirais pas moins. Il
m'est impossible de n'être pas le meilleur serviteur du roi. — Vous serez intendant
des finances, monsieur Colbert. — Mais il y a im surintendant, sire. — Justement.
— Sire, le surintendant est l'homme le plus puissant du royaume. — Ah ! s'écria
Louis, en rougissant, vous croyez? — Il me broiera en huit jours, sire, car eutin,
Votre Majesté me donne un contrôle pour lequel la force est indispensable. Intendant
sous un surintendant , c'est l'infériorité. — Vous voulez des appuis... vous ne faites
pas fond s\u- moi. — J'ai eu l'honneur de dire à Votre Majesté que M. Fouquel. du
vivant de M. Mazarin, était le second personnage du royaume: mais voilà M. Maza-
rin mort, et M. Fouquet est devenu le premier.
— Monsieur, je consens à ce que vous me disiez toutes choses aujourd'hui encore;
mais demain, songez-y, je ne le souffrirai plus. — Alors je serai inutile à Votre Ma-
jesté? — Vous l'êtes déjà, puisque vous craignez de vous compromettre en me
servant. — Je crains seulement d'être mis hors d'état de vous servir. — Que voulez-
vous alors? — Je veux que Votre Majesté me donne des aides dans le travail de
l'intendance. — La place perd de sa valeur. — Elle gagne de la sijreté. — Choisissez
vos collègues. — MM. Breteuil, Marin, Hervard. — Demain, l'ordonnance paraîtra.
— Sire, merci.
— C'est tout ce que vous demandez? — Non, sire; encore une chose. Laissez-moi
composer une chambre de justice. — Pour quoi faire, cette chambre de j\islice? —
Pour juger les traitans et les partisans q\ii, depuis dix ans, ont malversé. — Mais...
que leur fera-t-on ? — On en pendra trois, ce qui fera rendre gorge aux autres. —
Je ne puis cependant commencer mon règne par des exécutions , monsieur Colbert. —
Au contraire, sire, afin de ne le pas finir par des supplices.
Le roi ne répondit pas. —Votre Majesté consent-elle? dit Colbert. —Je réfléchirai,
Monsieur. — Il sera trop tard quand la réflexion sera faite. — Pourquoi? — Parce
que nous avons affaire à des gens plus forts que nous s'ils sont averUs. — Composez
cette chambre de justice. Monsieur.' — Je la composerai. — Est-ce tout? — Non,
17-2 LES MOUSQUETAIRES.
sire; il y a encore une chose importante... quels droits attaclio Votre Majesté h colle
intendance? — Mais... je ne sais... il y a des usages... — Sire, j'ai besoin qu"à cette
intendance soit dévolu le droit de lire la correspondance avec l'Angleterre. — Impos-
sible, Monsieur, car cette correspondance se dépouille au conseil; M. le cardinal lui-
même le faisait. — Je croyais que Votre .Majesié avait déclaré ce malin qu'elle n'au-
rait plus de conseil. — Oui, je l'ai déclaré. — Que Votre Majesté alors veuille bien
lire elle-même et toute seule ses lettres, surtout celles d'Angleterre: je tiens particu-
lièrement à ce point. — Monsieur, vous aurez cette correspondance et m'en rendrez
compte. — Maintenant, sire, qu'aurai-je à faire aux finances? — Tout ce que
M. Fouquet ne fera pas. — C'est là ce que je demandais à Voire Majesté. .Merci , je pars
tranquille.
Il partit en effet sur ces mots. Louis le regarda partir. Colbert n'était pas encore à
cent pas du Louvre que le roi reçut un courrier d'Angleterre. Après avoir regardé,
sondé l'enveloppe , le roi la décacheta précipitamment , et trouva tout d'abord une
lettre du roi Charles II. Voici ce que le prince anglais écrivait à son royal frère :
« Votre Majesté doit être fort inquiète de la maladie de M. le cardinal Mazarin;
mais l'excès du danger ne peut que vous servir. Le cardinal est condamné par son mé-
decin. Je vous remercie de la gracieuse réponse que vous avez faite à ma communi-
cation, touchant lady Henriette Stuart, ma sœur, et dans huit jours la princesse par-
tira jiour Paris avec sa cour.
« Il est doux pour moi de reconnaître la paternelle amitié que vous m'avez témoi-
gnée, et de vous appeler plus justement encore mon frère. Il m'est doux, surtout , de
prouver à Votre Majesté condjien je m'occupe de ce qui peut lui plaire. Vous faites
sourdement fortifier Belle-Isle-en-mer; c'est un tort. Janiiiis nous n'aurons la guerre
ensemble. Cette mesure ne m'inquiète pas, elle m'attriste... Vous dépensez là des
millions inutiles, diles-le bien à vos ministres, et croyez que ma police est bien infor-
mée; rendez-moi, mon frère, les mêmes services, le cas échéant. »
Le roi sonna violemment, et son valet de chambre parut. — iMonsieur Colbert sort
d'ici et ne peut êlre loin... Qu'on l'appelle, s'écria-t-il. Le valet de chambre allait
exécuter l'ordre, le roi l'arrêta. — Non, dit-il, non... Je vois toute la trame de cet
hoimne. Belle-Isle est à M. Fouquet; LicUe-lsle fortifiée, c'est une conspiiation de
ISI. Fouquet... La découverte de cette conspiration, c'est la ruine du suriiilcinlaiit, et
celte découverte résulte de la correspondance d'Angleterre; voilà pourcpioi (Colbert
voulait avoir celte correspondance. Oh ! je ne puis cependant mettre toute ma force
sur cet homme: il n'est que la tète, il me faut le bras. Louis poussa tout à coup un
cri joyeux. — J'avais, dil-il au \alel de chambre, un iieutemuit de mou.squelaircs. —
Oui, sire: M. d'Arlagnan. — Il a quitté momentanément mon service. — Oui, sire. —
Qu'on me le tro\ive, elq\ie demain il soit ici à mon lever. Le valel de chambre s'in-
clina et sortit. Treize millionsdans ma cave . dit alois le roi ; ('.(lihcit tenant ma bourse
et d'.\rtagnan portant mon épée ; je suis roi!
UNE PASSION.
Le jiiur même de Min arri\ée , en r(\('ii.iiil du l'alais-Hoyal , \lhns, connue nous
l'avons vu, rentra l'ii son bôUd de la rue Saint-llonnrt'. Il % trouva le \ ii-ouilc de llra-
gelonnc, qui l'allcndaildans sa chambre en faisant la coinersalion avec Orimaud Ce
n'était pas une chose aisée que de causer avec le vieux serviteur; Jeux honnnes seu-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 173
lenient possédaient ce secrcl : Atlios etd'Artagnan. Le premier y réussissait parce que
Grimaud cherchait à le faire parler lui-même: d'Arlagnan, au contraire, parce qu'il
savait faire causer Grimaud. Raoul était occupé à se faire raconter le voyage d'Angle-
terre, et Grimaud l'avait conté dans tous ses détails avec un certain nombre de gestes
et huit mots , ni plus ni moins. Il avait d'abord indiqué par un mouvement onduleux
de la main que son maître et lui avaient traversé la mer. — Pour quelque expédi-
tion? avait demandé Raoul. Grimaud, baissant la tète, avait répondu oui. — Où M. le
comte courut des dangers? interrogea Raoul. Grimaud haussa légèrement les épaules
comme pour dire : — Ni trop ni trop peu. — Mais encore, quels dangers? insista
Raoul. Grimaud montra l'épée. il montra le feu et un mousquet pendu au mur. —
M. le comte avait donc là-bas un ennemi? s'écria Raoul. — Monk , répliqua Grimaud.
— 11 est étrange, continua Raoul, que AI. le comte persiste à me regarder comme un
novice et à ne pas me faire partager l'honneur ou le danger de ces rencontres.
Grimaud sourit.
C'est à ce moment que revint Athos. L'hôte lui éclairait l'escalier, et Grimaud, re-
coimaissant le pas de son maitre , courut à sa rencontre ce qui coupa court à l'entre-
tien. Jlais Raoul était lancé; en voie d'interrogation, il ne s'arrêta pas, et, prenant
les deux mains du comte avec une tendresse vive, mais respectueuse, — Comment se
fait-il, Alonsieur, dit-il, que vous partiez pour un voyage dangereux sans me dire
adieu, sans me demander l'aide de mon épée, à moi qui dois être pour vous un sou-
tien, depuis que j'ai de la force; à moi que vous avez élevé comme un homme? .\h !
Monsieur, voulez-vous donc m'exposer à cette cruelle épreuve de ne plus vous revoir
jamais? — Qui vous a dit, Raoul, que mon voyage fût dangereux? répliqua le comte
en déposant son manteau et son chapeau dans les mains de Grimaud, qui venait de
lui dégrafer l'épée. — Moi, dit Grimaud. — Et pourquoi cela? lit sévèrement
Athos.
Grimaud s'embarrassait; Raoul le prévint en répondant pour lui. — 11 est naturel.
Monsieur, que ce bon Grimaud me dise la vérité sur ce qui vous concerne. Par qui
serez-vous aimé, soutenu, si ce n'est par moi? Athos ne répliqua point. Il fit un geste
amical qui éloigna Grimaud, puis s'assit dans un ftuiteuil; tandis que Raoul demeu-
rait debout devant lui. — Toujours est-il, continue Raoul, que votre voyage était
une expédition .. et que le fer, le feu vous ont menacé. — Ne parlons plus de cela,
vicomte , dit doucement Alhos;je suis parti vite , c'est vrai ; mais le service du roi
Charles II exigeait ce prompt départ. Quant à votre inquiétude, je aous en
remercie , et je sais que je puis compter sur vous... Vous n'avez manqué de rien , vi-
comte, en mon absence? — Non, Monsieur, merci. — J'avais ordonné à Blaisois de
vous faire compter cent pistoles au premier besoin d'argent. — Monsieur, je n'ai pas
V u Blaisois. — Vous vous êtes passé d'argent , alors? — Monsieur, il me restait trente
pistoles de la vente des chevaux que je pris lors de ma dernière campagne, et M. le
Prince avait eu la bonté de me faire gagner deux cents pistoles à son jeu, il y a (rois
mois. — Vous jouez... je n'aime pas cela... Raoul. — Je ne joue jamais , Monsieur,
c'est M. le Prince qui m'a ordonné de tenir ses cartes à Chantilly... un soir qu'il lui
était venu un coin-rier du roi, j'ai obéi; le gain de la partie, M. le Prince m'a com-
mandé de le prendre. — Est-ce que c'est une habitude de la maison, Raoul? dit
Athos en fronçant le sourcil. — Oui, Monsieur, chaque semaine, M. le Prince fait,
sur une cause ou sur une autre, un avantage pareil à l'un de ses gentilshommes. Il
y a cinquante gentilshninuies chez Son Altesse, mon tour s'est rencontré cette fois.
— Bien! Vous allâtes donc eu Espagne? — Oui, Monsieur, je tis mi fort licau voyage
et fort inléres>anl. — Voilà un nmis (pie vous êtes revenu? — Oui, !Mnn>icur. — Et
174 LES MOUSQUETAIRES.
depuis ce mois qii"avez-vous l'ait? — Mon service , Monsieui'. — Vous ii'uvez
point été chez moi; à la Fera? Raoul rougit. Athos le regarda de son œil iixe et tran-
quille.
— Vous auriez tort de ne pas me croire, dit Raoul , je rougis et je le sens bien ;
c'est malgré moi. La queslion que vous ine faites riionueur de m'adresser est déna-
ture à soulever en moi beaucoiqi démotions. Je rougis donc parce que je suis
ému, non parce que je mens. — Je sais, Raoïd, que vous ne meniez jamais. D'ail-
ieius , mon ami , vous auriez tort; ce que je voulais vousdire... — Je le sais bien ,
Monsieur, vous voulez me demander si je n'ai pas été à Blois. — Précisément. — Je
n'y suis pas allé: je n'ai pas même aperçu la personne dont vous voulez me parler.
La voix de Raoul tremblait en prononçant ces paroles. Athos, souverain juge en toute
délicatesse, ajouta aussitôt : — Raoul, vous répondez avec un sentiment pénible;
vous souffrez. — Beaucoup , Monsieur; vous m'avez défendu d'aller à Blois et de revoir
iiKidemoiselle de laVallière. ici le jemie homme s'arrêta. Ce doux nom, si charmant
à prononcer, déchirait son cœur en caressant ses lèvres. — Et j'ai bien fait, Raoul
se hâta de dire Athos. Je ne suis pas un père barbare ni injuste ; je respecte l'amour
vrai: mais je pense pour vous à un avenir... à un innnense avenir. Un règne nou-
veau va luire comme une aurore ; la guerre appelle un jeune roi plein d'esprit che-
valeresque. Ce qu'il faut à celte ardeur héroïque , c'est un bataillon de lieutenans .
jeunes et libres, qui courent aux coups avec enthousiasme et tombent en criant :
Vive le roi! au lieu de crier : Adieu, ma femme!... Vous comprenez cela. Raoul.
Tout brutal que paraisse être mon raisonnement, je vous adjure donc de me croire et
de détourner vos regards de ces premiers jours de jeunesse , où vous prîtes riiabitndc
d'aimer, jours de folle insouciance qui amollissent le co'ur et le rendent incaiiabU' de con-
tenir ces fortes licjucurs amères qu'on appelle la gbtire et l'adversité. Ainsi, Raoïd . je
vous crois capable de devenir un homme remarquable ; marchez seul , vous marche-
rez mieux et plus vite.
— Vous avez commandé , Monsieur, répliqua Raoul , j'obéis. — Conunandé I s'é-
cria Athos, est-ce ainsi que vous me répondez? Je vous ai commandé! Oh ! vous dé-
tournez mes paroles, connue vous méconnaissez mes intentions! je n'ai pas conunandé,
j'ai prié. — Non pas, Monsieur, vous avez conunandé , dit Raoul a\ec opiniâtreté...
mais n'eiissiez-vous fait (pi'une [)rière, votre prière est encore plus eflicace qu'un
ordre. Je n'ai pas revu mademoiselle de la Vallière. — Mais vous souffrez I vous souf-
frez! insista Athos. Raoul ne répondit pas. — Je vous trouve pâle, je vous trouve
attristé... Ce sentiment est donc liien fort'/ — C'est une passion, réplicpia Raoul. —
Non... une baliilude.
— Monsieur, vous savez que j'ai voyagé beaucoup, que j'ai passé deux ans loin
d'elliî. Toute habitude se peut rompre en deux années, je crois... Eh bien , au retour,
j'aimais, non pas plus, c'est impossible, mais autant. Mademoiselle de la Vallière est
pour moi la compagne par excellence; mais vous êtes pour moi Dieu sur la terre... ."i
vous je sacritierai tout. — Vous auriez lorl , dit Athos: je n'ai plus aucun droit sur
vous. L'âge \ous a émancipé, vous n'avez plus même besoin de mon conscnlemcul.
D'ailleiu's, le consentemenl , je ne le refuserai pas, après tout ce cpie xous venez de
me dire. lùiouscz donc niadi'moiselle de la Vallière, si \ous voulez.
Raoul fit un mouvement, puis soudain, — Vous èles bon, Monsieui', dit-il, et votre
concession me pénètre de riTonnaissance ; mais je n'accepterai pas. — Voilà que vous
refusezà |)résent! — Oui. Monsiein-. — .le ne \ ous en témoignerai rien , Raoul. — Mais
vous avez au fnnd dn cour mie idcM' coulre ce mariage : \ous ne me l'avez p:is choisi.
— C'est vrai. — Il suflit pour que je ne pereiste pas : j'allendrai. — l'renez-y garde,
I.E VICOMTE DE BRAGELONNE. 175
Raoul, ce que vous dites est sérieux. — Je le sais bien, Monsieur; j'atlendi'ai, vous
dis-je. — Quoi? que je meure? fit Athos très-ému.
— Oh! Monsieur! s'écria Raoul avec des larmes dans la voix, est-il possible que
vous me déchiriez le cœur ainsi , à moi qui ne vous ai pas donné im sujet de plainte !
— Cher enfant, c'est vrai, murmura Alhos, en serrant violemment ses lèvres pour
comprimer l'émotion dont il n'allait plus être maître. Non, je ne veux point vous al'fli-
crer; seulement, je ne comprends pas ce que vous attendrez... Attendrez-vous que
vous n'aimiez plus? — Ah ! pour cela, non, Monsieur: j'allendrai que vous changiez
d'avis. — Je veux faire une épreuve , Raoul , je veux voir si mademoiselle de la Val-
lière attendra comme vous. — Je l'espère , Monsieur. — Mais , prenez garde , Raoul,
si elle n'attendait pas'/ Ah! vousèles si jeune, si contîanl, si loyal... Les femmes sont
changeantes.
— Vous ne m'avez jamais dit de mal des femmes. Monsieur; jamais vous n'avez eu
à vous en plaindre; pourquoi vous en ])laindre à moi, à propos de mademoiselle de
la Vallière? — C'est vrai, dit Athos en baissant les yeux, jamais mademoiselle de la
Vallière n'a motivé un soupçon; mais quand on prévoit, il faut aller jusqu'aux excep-
tions, jusqu'aux improbabilités! Si,iiia-je, mademoiselle de la Vallière ne vous atten-
dait pas? — Comment cela , Monsieur? — Si elle tournait ses vues d'uu autre côté? —
Ses regards sur un autie houune, voulez-vous dire? fit Raoul pâle d'angoisses. —
C'est cela. — P^h bien! .Monsieur, je tuerais cet houune, dit simplement Raoul, et
tous les hommes que mademoiselle de la Vallière choisirait, jusqu'à ce qu'un d'eux
m'eût tué ou jusqu'à ce que mademoiselle de la Vallière m'eût rendu son cœur.
Athos tressaillit. — Je croyais , reprit-il d'une voix sourde, que vous m'appeliez
tout à l'heure votre dieu, votre loi en ce monde. — Oh! dit Raoul tremblant, vous
me défendriez le duel? — Si je le défendais, Raoul? — Vous me défendriez d'es-
pérer, Monsieur, et par conséquent vous ne me défendriez pas de mourir. .4thos leva
les yeux sur le vicomte. Il avait prononcé ces mots avec une sombre inilexion, qu'ac-
compagnait le plus soud)re regard. — Assez, dit Athos, après uu long silence, assez
sur ce triste sujet, où tous deux nous exagérons. Vivez au jmu' le jour, Raoul; faites
votre service, aimez mademoiselle de la Vallière , en un mot, agissez connue un
houune puisque vous avez l'âge d'houmie , seulement n'oubliez pas que je vous aime
tendrement et que vous prétendez m'aimer. — Ah! monsieur le comte! s'écria Raoul
en pressant la main d'Athos sur son cœur.
— Bien, cher enfant, laissez-moi, j'ai besoin de repos. A propos, iSl. d'.4rtagnan
est revenu d'Angleterre avec moi ; vous lui devez une visite. — J'irai la lui
rendre. Monsieur, avec une bien grande joie : j'aime tant M. d'Artagnanl — Vous
avez raison; c'est un honnête homme et un brave cavalier. — Qui vous aime, dit
Raoul — J'en suis sûr... Savez-vous son adresse? — Mais au Louvre, au Palais-
Royal, partout où est le roi. Ne comiuaude-t-il pas les mousquetaires? — Non, pour
le moment, M. d'Artagnan est en congé ; il se repose.. . Ne le cherchez donc pas aux
postes de son service; vous aurez de ses nouvelles chez un certain M. Planchet. -^
Son ancien laquais? — Précisément, devenu épicier. — Je sais; rue des Lombards'!'
Je trouverai. Monsieur, je trouverai. — ^ ou> lui direz mille choses tendres de ma
part et l'amènerez dîner avec moi avant mon départ pour la Fère. Bonsoir, Raoul.
— Monsieur, je vous vois un ordre que je ne vous connaissais pas; recevez mes
couqilimens. — La Toison!., c'est vrai .. Hochet, mou lils... qui n'auuise même
plu> un vieil enfant comme moi... Bonsoir, Raoul.
176 LES MOUSQUETAIRES.
LA LEÇON DE M. D'ARTAGNAN.
Raoul ne trouva pas le lendemain M. d'Arlagnan comme il l'avait espéré. Il ne
rencontra que Planchet dont la joie fut vive en revoyant ce jeune liomiiie et qui
sut lui faire deux ou trois coniplimens guerriers, qui ne sentaient pas du tout 1 épi-
cerie. Mais comme Raoul revenait de Yincennes le lendemain, ramenant cinquante
dragons que lui avait confiés M. le prince , il aperçut , à la place Baudoyer , un homme
qui, le nez en l'air, regardait une maison comme on regarde un cheval qu'on a envie
d'acheter. Cet homme, velu d'un costume hourgeois boutonné comme un pourpoint
de militaire, coift'é d'un tout petit ihapoan. et portant au côté une longue cpée garnie
de chagrin, tourna la tête aussitôt qu'il entendit le pas des chevaux et ccssi de regar-
der la maison pour voir les dragons. C'était tout simplement i\I. d'Artagnan a pied,
les mains derrière le dos , qui passait une petite revue des dragons , après avoir passé
une revue des édifices. Pas un homme, pas une aiguillette, pas un sabot de cheval
n'échappa à son inspection.
Raoul marchait sur les flancs de sa troupe: d'Artagnan l'apercid le dernier. — Eh !
fit-il, eh! mordioux! — Je ne me tronq)e pas? dit Raoul en poussant son cheval. —
Non, tu ne te trompes pas: bonjour! répliipia l'ancien mousquetaire. Et Raoul vint
serrer avec effusion , la main de son vieil ami. — Prends garde , Raoïd, dit d'.\rta-
gnan, le deuxième cheval du cinquième rang sera déferré avant le pont Marie : il n'a
plus que deux clous au pied de devant hors inontoir. — Attendez-moi , dit Raoul , je
reviens. — Tu quittes ton détachement ? — Le cornette est là pour me renqdacer. —
Tu viens diner avec moi? — Très-volontiers, monsieur d'Artagnan. — Alors fais
vite ; quitte ton cheval , ou fais-m'en donner un. — .l'aiMic mieux revenir à pied avec
vous.
Raoul se hâta d'aller prévenir le coruçtle. ipii prit rang à sa place ; puis il mit pied
à terre, donna son cheval à l'un des dragons, et . tout joyeux , prit le bras do M. d".\r-
tagnan, (pii le considérait durant toutes ces évolutions avec la satisfaction d'un connais-
seur. — Et tu viens de Vincenncs? dit-il d'abord. — Oui , monsieur le chevalier. —
— Le cardinal'?... — Est bien malade: on dit même (pi'il est Tuort — ICs-lu bien
avec M. Fouquet? demanda d'Artagnan. montrant par un dédaigneu.v mouvement
d'épaides que cette mort de ^lazarin ne raiVectail pas initie mesure. — Avec M. Fou-
quet'? dit Raoul; je ne le connais pas. — Tant pis, tant |)is: car un nouveau roi
cherche toujours à se faire des créatures. — Oh ! le roi ne me veut pas de mal , répli-
(pia le jeune horimie. — Je te parle du roi .. Le roi c'est M. Fouipiel.à ])résont que le
cardinal est mort .. 11 s'agit d'étie tiès-bien avec M. Fouijuet. si tu ne veux |ias moisir
tiiulr ta \i(,' coiiMMc j'ai moisi... Il est \ lai qui- lu as d'autres pi'otecteurs . tnil iieurcii-
sement. — Monsieur le Prince d'iiiiord. — l'sé , usé. mon ami. — M. le comte de la
Pire'! — Athos! oh ! c'est différent: oui . Atlios... et si tu veux faire im bon clienun
en Angleterre . lu ne jieux mie\ix l'adresser. Je le dirai même sans trop de vanité (pic
moi-même j'ai ipudipie crédit à la cour de Charles II. Voilà un roi . à la bonne heure !
— .\h ! lit R.ioiil avec la curiosité naïve des jeunes gens bien nés qui enlendenl parler
rex|iéiieiK'e et la valeur. — Oui . un roi (ini s'amuse . c'est \ rai , m.iis (pii a su mcllre
ré|)i''e à la main et apprécier les hommes utiles. Athos est bien a\ei- Charles II. Preuils-
tiiipi lin service parla, et laisse un peu les cnisires de trailaiis ipii \nleul .iiissi bien
a\ic lies mains IVaiiciises ipi'avei îles ilnigls it.ilii'iis : laisse le |Miil pleur.iiil de roi.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 177
qui va nous donner un règne de François IL Sais-tu l'histoire , Raoul? — Oui, mon-
sieur le chevalier. — Tu sais que François II avait loujours mal aux oreilles , alors?
— Non, je ne le savais pas. — Que Cliarles IX avait to\ijours mal à la tète? — Ali '.
— Et Henri III, toujours mal au ventre.
Raoul se mit à rire. — Eh bien ! mon cher ami, Louis XIV a toujours mal au cœur ;
c'est déplorable à voir, qu'un roi soupire du soir au matin , et ne dise pas une fois
dans la journée : Vontre-saint-Gris , ou : Corbœuf ! quelque chose qui réveille , enfin.
— C'est pour cela, monsieur le chevalier, que vous avez quitté le service? demanda
Raoul. — Oui. — Mais vous-même, cher monsieur d'Artagnan, vous jetez le
manche après la cognée; vous ne ferez pas fortune. — Oh ! moi. répliqua d'Artaguan
d'un ton léger, je suis li.xé. J'avais quelque bien de ma famille. Raoul le regarda. La
pauvreté de d'Artagnan était proverbiale. D'Artagnan surprit ce regard d'étonnement.
— Et puis , ton père t'aura dit que j'avais été en Angleterre ? — Oui, monsieur le che-
valier. — Et que j'avais là fait une heureuse rencontre? — Non, Monsieur, j'ignorais
cela. — Oui, un do mes bons amis, un très-grand seigneur, le vice-roi d'Ecosse et
d'Irlande , m'a fait retrouver un héritage. — Un héritage ? — Assez rond. — En sorte
que vous êtes riche? — Penh... — Recevez mes bien sincères complimens.
— Merci... Tiens, voici ma maison. — Place de Grève? — <Uu; tu n'aimes pas ce
quartier? — Au contraire: l'eau est belle à voir... Oh I la jolie maison antique —
L'Image-Notre-Dame, c'est un vieux cabaret que j'ai transformé en maison depuis
deux jours. — Mais le cabaret est loujours ouvert? — Pardieu! — El vous, où logez-
vous? — Moi, je loge chez Planchet. — Vous m'avez dit tout à l'heure : Voici ma
maison. — Je l'ai dit parce que c'est ma maison en elfet... j'ai acheté cette maison. —
Ah! lit Raoul.
— Le denier dix, mon cher Raoul ; une alfab-e superbe : j'ai acheté la maison trente
mille livres : elle a un jardin sur la rue de la Mortellerie; le cabaret se loue mille
livres a\ec le premier élage; le grenier, ou second étage, cinq cents livres. — Allons
donc! — Sans doute. — Un grenier cinq cents hvres? Mais ce n'est pas habitable. —
Aussi ne l'habite-t-on pas; seulement , lu vois que ce grenier a deux fenêtres sur la
place. — Oui, Monsieur. — Eh bien , chaque fois qu'on roue , qu'on pend, qu'on
écarlèle ou qu'on brûle, les deux fenêtres se louent jusqu'à vingt pisloles. — Oh ! lit
Raoul avec horreur. — C'est dégoûtant , n'est-ce pas? dit d'Artagnan. — Oh ! répéta
Raoul. — C'est dégoûtant, mais c'est comme cela... ces badauds parisiens sont parfois
de véritables anthropophages. Je ne conçois pas que des honunes , des chrétiens ,
puissent faire de pareilles spéculations. — C'est vrai. — Quanta moi, continua d'Ar-
tagnan, si j'habitais celte maison, je fermerais, les jours d'exécution . jusqu'au trou
des serrures ; mais je n'habite pas. — El vous louez cinq cents livres ce grenier? —
Au féroce cabaretier qui le sous-loue lui-même... Je disais donc quinze cents livres.
— L'intérêt naturel de l'argent , dit Raoul , au denier cinq. — Juste. 11 me reste le
corps de logis du fond , magasins , logemens et caves inondées chaque hiver , deux
cents livres , et le jardin , qui est Irès-beau , très-bien planté , très-enfoui sous les murs
et sous l'ombre du portail de Saint-Gervais-Saint-Protais , treize cents hvres. Tiens,
prenons la rue delà Vannerie , nous allons droit chez maître Planchet.
D'.\rtagnan pressa le pas et amena en effet Raoul chez Planchet, dans une chambre
que l'épicier avait cédée à son ancien maitre. Planchet était sorli, mais le dîner était
servi. Il y avait chez cet épicier un reste de la régularité, de la ponctualité militaire.
D'Artagnan reuu't Raoul sur le chapitre de son avenir. — Ton père te tient sévèrement,
dil-il. — Justement , monsieur le chevalier. — Oii ! je sais qu'.Vlhos est juste , mais
serré, peut-êlrc — l ne main royale, monsieur d'Artagnan. — Ne le gêne pas, garçon;
T. I. " lî
178 LES MOUSQUETAIRES.
si jamais tu as besoinde quelques pisloles, le vieux mousquetaire est là. — (^lier mon-
sieur d'Artagnaii. — Tu joues bien un peu ? — Jamais. — Heureux en fenmic, alors?. . .
Tu rougis... Ûb ! petit Aramis, va. Mou cher, cela coûte plus cher encore que le jeu.
Il est vrai qu'on se bat quand on a perdu , c'est une compensation. Bah! le petit pleu-
rard de roi fait payer l'amende aux gens qui dégainent. Quel règne, mon pauvre
Raoul, quel règne ! — Vous tenez rigueur au roi, cher monsieur d'Artagnan, et vous
le connaissez à peine. — Moi ! Ecoute , Raoul. Jour par jour, beiuc parheure, prends
bien noie de mes paroles , je le prédis ce qu'il fera. Le cardinal mort, il pleurera.
— Ensuite? — Ensuite , il se fera faire une pension par M. Fouquet et s'en ira com-
poser des vers à Fontainebleau pour des Mancini quelconques à qui la reine arra-
chera les yeux. — Ensuite? — Ensuite, après avoir lait arracher les galons d'argent
de ses Suisses, parce que la broderie cotite trop cher, il mettra les mousquetaires à
pied , parce que l'avoine et le foin d'un cheval coûtent cinq sols par jour. — Oh ! ne
dites pas cela. — Que m'importe , je ne suis plus mousquetaire , n'est-ce pas? — Cher
monsieur d'Artagnan , je vous eu supplie, ne me dites plus de mal du roi ... Je suis
presque à son service, et mon père m'en voudrait beaucoup d'avoir entendu, même
de votre bouche, des paroles offensantes pour Sa Majesté. — Ton père! .. eh! c'est
un chevalier de toute cause véreuse... Pardieu , oui , ton père, un brave, im César!
c'est vrai ; mais un homme sans coup d'œil.
— Allons , bon ! chevalier, dit Raoul en riant , voilà que vous allez dire du mal de
mon père, de celui que vous appeliez le grand Athos; vous êtes en veine méchante
aujourd'hui, et la richesse vous rend aigre conune les autres la pauvreté. — Tu as
ptrdicu raison ; je suis un belitre et je radote; je suis un malheureu.x vieilli, une
corde à fourrage eflilée , >me cuirasse peirée, une boite sans semelle, un éperon sans
molette ; pourtant, votre Mazarin était un croquant: mais je regretterai Mazarin.
En ce moment un des garçons épiciers entra : — Une lettre . Monsieur , dit-il , pour
M. d'Artagnan. — Merci... Tiens, s'écria le mousq\ietaire. — Lcci'iture de M. le
comle, dit Raoul. — Oui, oui. Et d'.\rtagnan décacheta, a Cher ami, disait Athos,
on vient me prier de la part du roi de vous faire chercher. — Moi. dit d'.Vrlagnan ,
laissant tomber le papier sur la table. Raoul le ramassa et continua de lire tout ha\il :
« Hâtez- vous. Sa Majesté a grand besoin de vous parler, et vous attend au Louvre. »
— Moi! répéta encore le mousquetaire. — Hé! héldilRanid. — Oh! oh! répondit
d'Artagnan. Qu'est-ce que cela veut dire?
LE ROI.
Le premier mouvement de surprise passé, d'Artagnan relui encore le liillel d'Atlios.
— C'est étrange, dil-il . ipie le roi me fasse appeler. — l'ourquoi? dil Haoul ; ne
croye/.-vous pas. Monsieur, (pie le roi doive regretter un serviteur b'I (pie vous? —
(»li ! <ili! s'iVria l'oflicier eiirianl du l>oul des dents, vous me la donnez belle, niailrc
It.iiinl. Si le roi m'eût regretté, il lu- m'eût pas laissé partir. Non, non . jo vois là
quehpic chose de mieux, ou de pis, si \ous voulez. — De pis! Quoi donc, monsieur
je I lievalier ? — Tu es jeune , lu (^ conlianl . In es admirable... Comme je \onclrais
<"'lre encoi'e où tu en es! .\\iiii- \ iiiL:l-i|n.ilre ans. le Ironl uni dii le ccrNeau \iile de
lout, si ce n'est de femme, d'amom' ou de Ikmuics inlenlions... i}\\\ Uaoul . laul que
lu n'aïu'as pus ro(;u les nourires des rois et les coiilidtMU i>s des reines ; tant ipie lu n'au-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 179
ras pas eu deux cardinaux tués sous toi , l'un tigre , l'autre renard ; tant que tu n"auras
pas... Mais à quoi bon toutes ces niaiseries, il faut nous quitter, Raoul.
— Comme vous me dites cela? quel air grave! — Eh! mais la chose en vaut la
peine... Écoute-moi . j'ai une belle recommandation à te faire. — Tu vas prévenir ton
père de mon départ. — Vous partez. — Pardieu... Tu lui diras que je suis passé en
Angleterre et que j'habite ma petite maison de plaisance. — En Angleterre ! vous !.. .
et les ordres du roi ! — Je te trouve de plus en plus naïf : lu le ligures que je vais
comme cela me rendre au Louvre et me mettre à la disposition de ce petit louveteau
couronné. — Louveteau ! le roi ! Mais, monsieur le chevalier, vous êtes fou. — Je ne
fus jamais si sage , au contraire : tu ne sais donc pas ce qu'il veut faire de moi ce digne
lils de Louis le Juste... Il veut me faire embastiller purement et simplement, vois-tu.
— A quel propos! s'écria Raoul effaré de ce qu'il entendait. — A propos de ce que je
lui ai dit un certain jour à Blois... J'ai été vif: il s'en souvient. — Vous lui avez dit?
— Qu'il était un ladre , un poltron , un niais. — Ah ! mon Dieu... iit Raoul ; est-il
possible que de pareils mots soient sortis de votre bouche ! — Peut-être je ne te donne
pas la lettre de mon cUscoiu's , mais au moins je t'en donne le sens. — Mais le roi vous
eût fait arrêter tout de suite ?
— Par qui? C'était moi qui commandais les mousquetaires; il eût fallu me com-
mander à moi-même de me conduire en prison ; je n'y eusse jamais consenti. Et puis,
j'ai passé en Angleterre, plus de d'Artagnan... .Aujourd'hui, le cardinal est mort ou à
peu près. On me sait à Paris; on met la main sur moi. — Le cardinal était donc votre
protecteur? — Le cardinal me connaissait ; il savait de moi certaines particularités ;
j'en savais de lui certaines aussi : nous nous appréciions mutuellement... Et puis, en
rendant son âme au diable, il aura conseillé h Anne d'Autriche de me faire habiter en
lieu sûr. Va donc trouver ton père, conte-lui le ftiit et adieu. — Mon cher monsieur
d'Artagnan, dit Raoul tout ému après avoir regardé par la fenêtre, vous ne pouvez
pas même fuir. — Pourquoi donc? — Parce qu'il y a en bas un officier des Suisses
qui vous attend. — Eh bien'? — Eh bien ! il vous arrêtera.
D'.\rlagnan partit d'un éclat de rire homérique. — Oh ! je sais bien que vous lui
résisterez, que vous le combattrez même; je sais bien que vous serez vainqueur;
mais c'est de la rébellion , cela ; et vous êtes officier vous-même, sachant ce que c'est
que laihscipline. — Diable d'enfant ! comme c'est élevé, conmie c'est logique ! grom-
mela d'Artagnan. — Vous m'approuvez, n'est-ce pas? — Oui. Au heu de passer par
la rue où ce benêt m'attend, je vais m'esquiver simplement par les derrières... Ne dis
plus qu'une chose à ton père. — Laquelle? — C'est que... ce qu'il sait bien est placé
tliez Planchel, saufun cinquième , et que... — Mais , mon cher monsieur d'Artagnan ,
prenez bien garde , si vous fuyez , on va dire deux choses.. . D'abord que vous avez eu
peur. — Oh ! qui donc dira cela? — Le roi tout le premier. — Eh bien! mais... il
dira la vérité , j'ai peur. — La seconde , c'est que vous vous sentiez coupable. — Cou-
pable de quoi? — Mais des crimes que l'on voudra bien vous imputer — C'est encore
vrai... Et alors tu me conseilles d'aller me faire embastiller. — M. le comte de la
Fère vous le conseillerai! connue moi. — Je le sais pardieu bien , dit d'Artagnan rê-
veur ; tu as raison , je ne me sauverai pas. Mais si l'on me jette à la Bastille? — Nous
vous en tirerons, dit Raoul d'un air tranquille et calme.
— Mordioux 1 s'écria d'Artagnan en lui prenant la main , lu as dit cela d'une brave
façon, Raoul; c'est de l'Athos tout pur. Eh bien ! je pars. N'oublie pas mon dernier
mot. — Saufun cinquième, dit Raoul. — Oui. Tu es un joli garçon, et je veu.x que
lu ajoutes une chose à cette dernière. — Parlez. — C'est que , si vous ne me tirez pas
de la Bastille et que j'y meure... Oh ! cela s'est vu... Et je serais un détestable prison»
180 LES MOUSQUETAIRES.
nier, moi qui fus un homme passable... En ce cas, je donne trois cinquièmes à loi
et le quatrième à ton père. — Chevalier! — Mordioux! si vous voulez m'en faire dire
des messes , vous êtes libres.
Cela dit, d'Artagnan décrocha son baudrier, ceignit son épée. prit un chapeau dont
la plume était fraîche, et tendit la main à Raoïd , qui se jeta dans ses bras. Une fois
dans la boutique, il jeta un coup d'œil sur les garçons , qui considéraient la scène avec
im orgueil mêlé de quelque inquiétude, puis plongeant la main dans une caisse de
petits raisins secs de Corinthe , il poussa vers l'ofticier . qui attendait philosophique-
ment devant la [lorte de la boutique. — Ces traits!... C'être vous, monsieur de Friedisch,
s'écria gaiement le mousquetaire. Eh! eh ! nous arrêtons donc nos amis! — Arrêter !
firent entre eux les garçons. — C'être moi , dit le Suisse. Ponchour. monsir t'Artagnan.
— Faut-il vous donner mon épée? Je vous ]n'éviensq\relle est longue et lourde. Lais-
sez-la-moi jusqu'au Louvre : je suis tout bête quand je n'ai pas d'épée par les rues ,
et vous seriez encore plus bête que moi d'en avoir deux. — Le roi n'afre bas dit, ré-
pliqua le Suisse : cartez tonc votre épée. — Eh bien , c'est fort gentil de la part du roi.
Partons vite.
M. de Friedisch n'était pas causeur, et d'Arlagnan avait beaucoiip trop à penser
pour l'être. De la boutique de Planchet au Louvre il n'y a pas loin, on arriva en dix
minutes. 11 faisait nuit alors. JNI. de Friedisch voulut entrer parle guichet. — Non.
dit d'Artagnan, vous perdrez du temps par là : prenez le petit escalier. Le Suisse lit
ce que lui recommandait d'Artagnan et le conduisit au vestibule du cabinet de Louis XIV.
Arrivé là, il salua son prisonnier, et sans rien dire retourna à son poste.
D'Artagnan n'avait pas eu le temps de se demander pouniuoi on ne lui était pas son
épée, que la porte du cabinet s'ouvrit et qu'un valet de chambre appela : ilonsieur
d'Artagnan. Le mousquetaire prit sa tenue de parade et entra l'n'il grand ouvert, le
front calme, la moustache raide. Le roi était assis devant sa table et écrivait. Il ne se
dérangea point quand le pas du mousquetaire retentit sur le parquet. Il ne tourna
même pas la tête. D'Artagnan s'avança jusqu'au milieu de la salle , et voyant que le
roi ne faisait pas attention à lui, comprenant d'ailleurs fort bien que c'était de l'affec-
tation, sorte de préambule fâcheux pour l'cxpUcation qui se préparait, il tourna le dos
au prince etse mit à regarder de tous ses yeux les fresques de la corniche et les lézardes
du plafond. Cette mano'uvre fut accompagnée de ce petit monologue tacite. — Ah!
lu veux m'humilier, toi que j'ai vu tout petit, toi que j'ai sauvé comme mon enfant ,
toi que j';ii servi comme mon Dieu. — c'est-à-dire pour rien. Attends, attends, lu
vas voir ce (lue peut faire un lioniuu' qui a siffloté l'air du branle des Huguenots à la
barbe d(' M. le cardinal, le vrai cardinal.
Louis XIV se retourna en ce moment. — Vous êtes là . monsieur d'Artagnan ? dit-il.
D'Artagnan vit le mouvement et l'imita. — Oui, sire, dit-il. — Hien: veuillez attendre
que j'aie additionné. D'Artagnan ne ié]iondil rien, seulement il s'inclina. — C.'est
assez poli, pensa-t-il. et je n'ai rien à dire. Louis (il un Irait de plimic \iolent et jeta
sa plume avec colère. — Va . fAche-toi pour te mettre en train . pensa le mousque-
taire, tu me mettras à mon aise : aussi bien je n'ai pas l'autre jour à Hlois vidé le fond
du sac.
Louis se leva, passa une main sur son front ; piiiss'arrêtant vis-à-vis de d'Artagnan.
il le regarda d'un air impérieux cl bienveillant loiit à la fois. — Que me veut-il ,
voyons? (pi'il Unisse, pensa le mousipietaire.
— .Monsieur, dit le roi , vous savez sans iIimiIc (pie M. le <ardinal est mort? — Je
m'en doute, sire. — Vous savez par ronsé(pieul que je suis maître chez moi. — Ce
n'est Jias une chose ipii d.ilc de 1.1 1 1 du lardinal . sire ; un i--\ Inujiiiirv iii.iitl'i' chez
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 181
soi quand on veu(. — Oui. mais vous vous rappelez tout ce que vous m'avez ilit à
lilois? — Nous y voici, pensa d'Arlagnan ; je ne m'étais pas trompé. Allons, tant
mieux , c'est signe que j'ai le flair assez fin encore. — Vous ne me répondez pas, dit
Louis. — Sire, je crois me souvenir. — Si vous ne vous rappelez pas, je me souviens,
moi. Voici ce que vous m'avez dit : écoutez avec attention. — Oh ! j'écoute de toutes
mes oreilles, sire, car vraisemblablement la conversation tournera d'une façon inté-
ressante pour moi.
Louis regarda encore une fois le mousquetaire ; celui-ci caressa la plume de son
chapeau , puis sa moustache , et attendit intrépidement. Louis XIV continua. — Vous
avez quitté mon service , Monsieur, après m'avoir dit toute la vérité? — Oui, sire. —
(Tesl-à-dire, après m'avoir déclaré tout ce que vous croyiez être vrai sur ma faconde
penser et d'agir.
D'Artagnan mordit sa moustache. — C'est vrai, murmura-t-il. — Vous ne m'avez
pas flatté quand j'élais dans la détresse , ajouta Louis XIV. — Mais , dit d'Artagnan re-
levant la tète avec noblesse, si je n'ai pas flatté Votre Majesté pauvre , je ne l'ai point
trahie non plus; j'ai versé mon sang pour rien, j'ai veillé comme un chien à la porte,
sachant bien qu'on ne me jetterait ni pain ni os. Pauvre aussi, moi, je n'ai rien de-
mandé que le congé dont Votre Majesté parle. — Je sais que vous êtes un brave
homme; mais j'étais un jeune homme, vous deviez me ménager... Qu'aviez-vous à
reprocher au roi'!* qu'il laissait Charles II sans secours.. . disons plus... qu'il n'épousait
point mademoiselle de Mancini? En disant ce mot, le roi fixa sur le mousquetaire un
regard profond. — Ah! ah! pensa ce dernier, il fait plus que se souvenir, il devine...
diable!... — Votre jugement, continua Louis XIV, tombait sur le roi, et tombait sur
l'homme... mais, monsieur d'Arlagnan... cette faiblesse, car vous regardiez cela
comme une faiblesse... D'Artagnan ne répondit pas. — Vous me la reprochiez aussi
à l'égard de M. le cardinal défunt; car M. le cardinal ne m"a-t-il pas élevé, soutenu...
en s'élevant, en se soutenant lui-même, je le sais bien; mais enfin, le bienfait de-
meure acquis; ingrat, égoïste, vous m'eussiez donc plus aimé; mieux servi'/ — Siie...
— Ne parlons plus de cela , Monsieur ; ce serait causer à vous trop de regrets, à moi
trop de peine.
D'Artagnan n'était pas convaincu. Le jeune roi , en reprenant avec lui un ton de
hauteur, n'avançait pas ses affaires. — Vous avez réfléchi depuis? reprit Louis XIV.
— A quoi , sire? demanda poliment d'Artagnan. — Mais , à tout ce que je vous dis.
Monsieur. — Oui, sire... sans doute. — Et vous n'avez attendu qu'une occasion de
revenir sur vos paroles! — Sire... — Vous hésitez , ce me semble... — Je ne com-
prends pas bien ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire. Louis fronça le
sourcil. — Veuillez m'excuser, sire ; j'ai l'esprit partic\ilièrement épais. .. les choses
n'y pénètrent qu'avec difficulté ; il est vrai qii'ime foLs entrées elles y restent. — Alors ,
donnez-moi vite une solution... Mon temps est cher. Que faites- vous depuis votre
congé? — Ma fortune, sire. — Le mot est dur, monsieur d'.\rtagnan — Votre Ma-
jesté le prend en mauvaise part, certainement. Je n'ai pour le roi qu'un profond res-
pect, et, fussé-je impoli, ce qui peut s'excuser par ma longue habitude des camps et
des casernes, Sa Majesté est trop au-dessus de moi pour s'offenser d'un mot échappé
innocemment à un soldat.
— En effet, je sais que vous avez fait une action d'éclat en Angleterre, Monsieur.
Je regrette seulement que vous ayez manqué à votre promesse. — Moi? s'écria d'Ar-
tagnan. — Sans doute .. Vous m'aviez engagé votre foi de ne servir aucun prince en
quittant mon service... Or, c'est pour le roi Charles II que vous avez travaillé à l'en-
lèvement merveilleux de M. Monk... — Pardonnez-moi, sire , c'est pour moi. — Cela
182 LES MOUSQUETAIRES.
vous a réussi? — Comme aux capitaines du quinzième siècle les coups de main et les
aventures. — Qu'appelez-vous une réussite, une fortune? — Cent mille écus. sire,
(jue je possède : c'est, en une semaine, le triple de tout ce que j'avais eu d'argent en
cinquante années. — La somme est belle... mais vous êtes ambitieux, je crois? —
Moi, sire, le quart me semblait un trésor, et je vous jure bien que je ne pense pas à
l'augmenter. — Ah! vous comptez demeurer oisif? quitter l'épée? — C'est fait déjà.
— Impossible, monsieur d'Artagnan, dit Louis avec résolution. — Mais, sire...
pourquoi? — Parce que je ne le veux pas! dit le jeune prince d'une voix tellement
grave et impérieuse', que d'Artagnan lit un mouvement de surprise . d'inquiétude
même. — Votre Majesté me permellra-t-elle un mot de réponse? dit-il. — Dites. —
Cette résolution , je l'avais prise étant pauvre et dénué. — Soit. Après? — Or, au-
jourd'hui que , par mon industrie, j"ai acquis un bien-être assuré, Votre Majesté me
dépouillerait de ma Uberté, Votre Majesté me condamnerait au moins lorsque j'ai bien
gagné le plus. — Qui vous a permis, Monsieur, de sonder mes desseins et de compter
avec moi? reprit Louis d'une voix presque courroucée : qui vous a dit ce que je ferai,
ce que vous ferez vous-même? — Sire, dit tranquillement le mousquetaire , la fran-
chise, à ce que je vois, n'est plus à l'ordre de la conversation , comme le jour où nous
nous expliquâmes à Blois. — Non, Monsieur, tout est changé. — J'en fais à Votre
Majesté mes bien sincères complimens : mais... — Mais vous n'y croyez pas — Je ne
suis pas un grand homme d'État, cependant j'ai mon coup d'œil pour les aflaires: il
ne manque pas de sûreté; or, je ne vois pas tout à fait comme Votre Majesté, sire.
Le règne de Mazarin est fini , mais celui des llnanciers commence. Ils ont l'argent :
Votre Majesté ne doit pas en voir souvent. Vivre sous la patte de ces loups affamés,
c'est dur pour un homme qui comptait sur l'indépendance.
A ce moment . quelqu'un gratta à la porte du cabinet ; le roi leva la tête orgueilleu-
sement. — Pardon , monsieur d'Artagnan, dit-il ; c'est M. Colbert qui veut nie faire
un rapport. Entrez, monsieur Colbert. D'Artagnan s'effaça Colbert entra des papiers
à la main et vint au-devant du roi. 11 va sans dire que le Gascon ne perdit pas l'occa-
sion d'appliquer son coup d'œil si lîn et si vif sur la nouvelle llgnre qui se présentait.
— L instrui tinn est donc faite? demanda le loi à Colbert. — Oui, sire. — Et l'avis
des instructeurs ? — Est (pie les accusés ont mérité la confiscation et la mort. — Ah!
ah ! fit le roi sans soiircifier, en jetant un regard oblique à d'Artagnan. — Et votre
avis à vous, monsieur Colbert? dit le roi.
Colbert regarda d'.Vrtagnan h sou tour. Cette ligure gênante arrtMait la parole sur
ses lèvres. Louis XFV comprit — Ne vous inquiétez pas. dit-il: c'est M. d'.VrIagnan;
ne reconnaissez-vous pas -M. d'.Vrtagnan? Ces deux hommes se regardèrent alors:
d'Artagnan , l'œil ouvert et fiamboyant, Colbert, l'œil à demi couvert et nuageux. La
franche intrépidité de l'iui déplut à l'autre; la cauteleuse circonspection du financier
déplut au soldat. — Ahl ah 1 c'est .Monsieur qui a lait ce beau coup en .\ngleterre,
dit Colbert. Et il salua légèrement d'.\rtagnan. — .\h! ah! dit le Gascon, c'est Mon-
sieur qui a rogné l'argent des galons des Suisses... Louable économie. Et il salua
profondément.
Le financier avait itu eiubarrasser le mousquetaire; mais le mousquetaire perçait à
jour le financier. — Monsieur d'.\rta|.'nan , reprit le roi. qui n'avait pas remarqué
toutes les nuances dont Mazarin n'eût pas laissé échapper une seule, il s'agit de trai-
tansqui m'ont \ol('. i]ne je fais prendre et dont je vais signer l'arrêt de mort. D'Ar-
tagnan tressaillit. — nh 1 oh! fit-il. — Vous dites?... — Rien, sire; ce ne sont pas
mes affaires. Le roi tenait déjà la plume et l'approchait du papier. — Sire, dit à demi-
voix Colbert , je pri''\iens V<ilre Majesté que si un exenqile e^t néci-ssaire, cet exemple
LE VICOMTE DE URAGELONNE. 183
peut soulever quelques difiicultés dans l'exécution. — Plaît-il? dit Louis XIV. — Ne
vous dissimulez pas, continua tranquillement Colbert , que toucher aux traitans , c'est
toucher à la surintendance. Les deux malheureux, les deux coupables dont il s'agit
sont des amis particuUers d'un puissant personnage, et le jour du supplice , que d'ail-
leurs on peut étouffer dans le Chàtelet , des troubles s'élèveront, à n'en pas douter.
Louis rougit et se retourna versd'Artagnan, qui rongeait doucement sa moustache,
non sans un sourire de pitié pour le financier, comme aussi pour le roi qui l'écoulait si
longtemps. Alors Louis XIV saisit la plume, el. d'un mouvement si rapide, que la
main lui trembla, il apposa ses deux signatures en bas des pièces présentées par Col-
bert, puis regardant ce dernier en face : — Monsieur Colbert, dit-il, quand vous me
pailerez affaires, effacez souvent le mot difficulté de vos raisonnemens et de vos avis;
quant au mot impossibilité, ne le prononcez jamais. Colbert s'inclina, très-humilié
d'avoir sulii cette leçon devant le mousquetaire; puis il allait soi'tir, mais, jaloux de
réparer son échec : — J'oubliais d'annoncer à Votre Majesté , dit-il , que les confisca-
tions s'élèvent à la somme de cinq millions de livres. — C'est gentil , pensa d'Artagnan.
— Ce qui fait en mes coffres? dit le roi. — Dix-huit millions de livres . sire , répliqua
Colbert en s'inclinant. — Mordiouxl grommela d'Artagnan, c'est beau! — Monsieur
(jolbert, ajouta le roi, vous traverserez, je vous prie, la galerie où M. de Lyonne
attend, et vous lui direz d'apporter ce qu'il a rédigé... par mon ordre. — A l'instant
même , sire ; Votre Majesté n'a plus besoin île moi , ce soir? — Non , Monsieur ; adieu.
Colbert sortit. — Revenons à notre affaire, monsieur d'Artagnan, reprit Louis XIV,
comme si rien ne s'était passé. Vous voyez que, quanta l'argent, il y a déjà un chan-
gement notable. — Comme de zéro à dix-huit, répliqua gaiement le mousquetaire.
Ah! voilà ce qu'il eût fallu à Votre Majesté, le jour oîi Sa Majesté Charles 11 vint à
Blois. Les deux Etats ne seraient point en brouille aujourd'hui; car, il faut bien que
je le dise, là aussi je vois une pierre d'achoppement. — Et, d'abord, riposta Louis,
vous êtes injuste, Monsieur, car si la Providence m'eût permis de doimer ce jour-là
le million à mon frère, vous n'eussiez pas quitté mon service, et, par conséquent,
vous n'eussiez pas fait votre fortune... connue vous disiez tout à l'heure... Mais, outre
ce bonheur', j'en ai un autre , et ma brouille avec la Grande-Bretagne ne doit pas
vous étonner.
Un valet de chambre interrompit le roi et annonça M. de Lyonne. — Entrez, Mon-
sieur, dit le roi; vous êtes exact, c'est d'un bon serviteur. Voyons votre lettre à mon
frère Charles IL D'Artagnan dressa l'oreille. — Un moment. Monsieur, dit négligem-
ment Louis au Gascon ; il faut que j'expédie à Londres le consentement au mariage de
mon frère, monsieur le duc d'Orléans, avec iady Henriette Stuart. — Il me bat, ce
me semble, murmura d'Artagnan, tandis que le roi signait cette lettre et congédiait
M. de Lyonne , mais , ma foi , je l'avoue , plus je serai battu , plus je serai content.
Le roi suivit des yeux M. de Lyonne jusqu'à ce que la porte fut bien refermée der-
rière lui: il fit même trois pas, comme s'il eût voulu suivre son ministre. Mais, après
ces trois pas, s'arrêtant , faisant une pause et revenant sur le mousquetaire, — Main-
tenant , Monsieur, dit-il , hàtons-nous de terminer Vous me disiez l'autre jour à Blois
que vous n'étiez pas riche. Aurez-vous assezde vingt mille livres par an , argent lixe'?
— Mais , sire... dit d'Artagnan ouvrant de grands yeux. — Aurez-vous assez de quatre
chevaux entretenus et fournis, et d'un supplément de fonds tel que vous le deman-
derez , selon les occasions et les nécessités; ou bien préférez-vous un fixe, qui serait,
par exemple, de quarante mille livres? Répondez. — Sire , Votre Majesté... — Oui ,
vous êtes surpris, c'est tout naturel, et je m'y attendais; répondez, voyons, ou je
croirai que vous n'avez plus cette rapidité de jugement que j'ai toujours appréciée en
18i LES MOUSQUETAIRES.
vous. — Il est certain, sire, que vingt mille livres par an sont une belle somme:
mais... — Pas de niais. Oui ou non , est-ce une imlemnité honorable? — Oh ! certes...
— Vous vous en contenterez alors ? C'est très-bien. Il vaut mieux d'ailleurs vous
compter à part les faux frais ; vous vous arrangerez de cela avec Golbert. Maintenant,
passons à quelque chose de plus important. — Mais, sire, j'avais dit à Votre Majesté...
— Que vous vouliez vous reposer, je le sais bien ; seulement, je vous ai répondu que
je ne le voulais pas... Je suis le maître , je pense? — Oui, sire. — A la bonne heure.
Vous étiez en veine de devenir, autrefois, capitaine de mousquetaires. — Oui, sire.
— Eh bien , voici votre brevet signé. Je le mets dans le tiroir. Le jour où vous re-
viendrez de certaine expédition que j'ai à vous confier, ce jour-là vous prendrez vous-
même ce brevet dans le tiroir.
D'Artagaan hésitait encore et tenait sa tète baissée. — Allons , Monsieur, dit le roi,
on croirait à vous voir que vous ne savez pas qu'à la cour du roi très-chrétien le capi-
taine général des mousquetaires a le pas sur les maréchaux de France. — Sire, je le
sais. — J'ai voulu vous prouver que vous , si bon serviteur, vous aviez perdu un bon
maître : suis-je un peu le maître qu'il vous faut? — Je commence à penser que oui,
sire. — Alors . Monsieur, vous allez rentrer en fonctions. Voire compagnie est toute
désorganisée depuis votre départ , et les hommes s'en vont flânant et heurtant les ca-
barets où l'on se bal, malgré mes édits et ceux de mon père. Vous réorganiserez le
service au plus vile. — Oui , sire. — Vous ne quitterez plus ma personne. — Bien. —
Et vous marcherez avec moi à l'armée, où vous camperez autour de ma tente. —
Alors , sire , dit d'Artagnan, si c'est pour m'iuiposer un service comme celui-là. Votre
Majesté n'a pas besoin de me donner vingt mille livres que je ne gagnerai pas. — Je
veux que vous ayez un état de maison: je veux que vous teniez table: je \eux que
mon capitaine de mousquetaires soit un personnage. — Et moi, dil brusquement d"Ar-
tagnan, je n'aime pas l'argent trouvé; je veux l'argent gagné! Votre ^Majesté me
donne un métier de paresseux que le premier venu fera pour quatre mille livres.
Louis XIV se mit à rire. — Vous êtes un fin Gascon , monsiein- d'Artagnan : vous me
lirez mon secret du cœur. — Bah! Votre .Majesté a donc un secret? — Oui. Monsiem*.
— Eh bien ! alors , j'accepte les vingt mille livres, car je garderai ce secret , et la dis-
crétion , cela n'a pas de prix par le temps qui court. Votre Majesté veut-elle parler, à
|)résent 1 — Vous allez vous botter, monsieur d'Artagnan , el monter à cheval. — Tout
de suite? — Sous deux jours. — A la bonne heure, sire, car j'ai mes affaires à régler
avant le dépait, surtout s'il y a des coups à recevoir. — Cela peut se présenter. — On
les renili';i. Mais, sire, vous avez parlé à l'avarice, à l'ambilion , vous avez parlé au
cœui- (le monsieur d"Artagnan, vous avez oublié une chose. — Laquelle? — Vous
n'avez pas parlé à la vanité : quand serai-je chevalier di^s ordres du roi? — Cela vous
occupe ? — Mais, oui. J'ai mon and .^Ihos (jui est tout chamarré, cela ni"<ilVusque. —
Vous serez chevalier de mes ordres un mois après avoir pris le brcNcl de capitaine. —
Ah! ah! dit Tofficier rêveur, après l'expédition? — Précisément. — Où m'envoie
Votre .Majesté, alors? — Conuaissez-\ous la Bretagne? — Non , sire. — Y avez-vons
des amis? — En Bretagne? Non , m,i lui. — Taiil mieux. Vous conuaisse/.-xous en
forlifications?
K'Artiignan sourit. le crois (pu' oui. sire. — C'est-à-dire cpic \(ins ponvez bien
di>linguer une forteresse d'avec une simple Inriilication comi n en permel au.\
clii\telaiiis nos vassaux? — .]('. dislingue un fort d'a\ ec un renq)art comme on distingue
une cuirasse d'avec imc croule de pAté,sire. Est-ce siiffisanl? — (lui , Monsieur. Vous
allez doni' partir. — l'ourla Bretagne , seid ? — Absolument siMil. C'est-à-dire que
vous ne pourrez même euuiiener im bupiais. — Puis-je demander à Votre Majesie
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 183
pour quelle raison '! — Fiine que , Monsieur, vous ferez bien de vous traveslir vous-
même quelquefois en valet de bonne maison. Voire visage est fort connu en France ,
monsieur d'Artagnan. — Et puis , sire? — Et puis, vous vous promènerez par la Bre-
tagne, et vous examinerez soigneusement les lortilications de ce pays. — Les côtes?
— Aussi les iles. — Ali! — Vous commencerez par Belle-Isle-eu-Mer. — Qui est à
M. Fouquet, dit d'Artagnan d'un ton sérieux, enlevant sur Louis XIV sou œil intelli-
gent? — Je crois que vous avez raison, Monsieur, et que Belle-Isle est, en effet, à
M. Fouquet. — Al<irs Votre Majesté veut que je sacbe si Belle-lsle est une bonne place?
— Oui. — Si les fortifications en sont neuves ou vieilles ? — Précisément. — .Si , par
hasard , les vassaux de M. le surintendant sont assez nombreux pour former gar-
nison ? — Voilà ce que je vous demande , Monsieur, vous avez mis le doigt sur la
question. — Et si l'on ne forlilie pas, sire? — Vous vous promènerez dans la Bre-
tagne, écoutant et jugeant.
D'Artagnan se cbato\iilla la uioustacbe. — Je suis espiou du roi , dit-il tout net. —
Non, Monsieur, —j Pardon, sire, puisque j'épie pour le compte de Voire Majesté. —
Vous allez à la découverte , Monsieur. Est-ce que si vous marchiez à la tète de mes
mousquetaires , l'épée au poing, pour éclairer un lieu quelconque ou une position de
l'ennemi... A ce mot, d'Artagnan tressaiUitinvisiblement. — Est-ce que, continua le
roi , vous vous croiriez im espion? — Non, non ! dit d'.Artagnan pensif, la chose change
de face quand on éclaire lenneuii: non, on n'est qu'un soldat. Et si l'on fortifie
Belle-Lsle? ajouta-t-il aussitôt. — Vous j)rendrez un plan exact de la fortification. —
On me laissera entrer? — Cela ne me regarde pas, ce sont vos allaires. Vous n'avez
donc pas entendu que je vous réservais un supplément de vingt mille livres par an ,
si vous vouliez? — Si fait, sire, mais si l'on ne fortifie pas? — Vous reviendrez tran-
quillement, sans fafiguer votre cheval. Vous débuterez, demain, par aller chez AL le
surintendant toucher le premier quartier de la pension que je vous fais. Connais-
sez-vous JL Fouquet? — Fort peu , sire ; mais je ferai observer à Votre Majesté
qu'il n'est pas très-urgent que je le connaisse. — Je vous demande pardon. Monsieur,
car il vous refusera l'argent que je veux vous faire toucher, et c'est ce refus que
j'attends.
— Ali ! fit d'Artagnan. Après, sire? — L'argent refusé, vous irez le chercher près
de M. Colbert. A propos, vous garderez voire logement eu ville; je le paierai. Pour le
départ , je le li.xe à la iniit , attendu que vous devez partir sans être vu de personne ,
ou si vous êtes vu , sans qu'on sache que vous êtes à moi... Bouche close. Monsieur.
— Votre Majesté gâte tout ce qu'elle a dit, par ce seul mot. — Sortez peu, monlrez-
vous moins encore, et attendez mes ordres. — 11 faut que j'aille toucher cependant,
sire. — C'est vrai; mais pour aller à la surintendance, où vont tant de gens, vous
vous mêlerez à la foule. — Il me manque les bons pour toucher, sire. — Les voici.
Le roi signa. — Adieu, monsieur d'Artagnan, ajouta le roi; je pense que vous
m'avez bien compris? — Moi , j'ai compris que Votre Majesté m'envoie à Belle-Isle-en-
Mer, voilà tout. — Pour savoir? — Pour savoir comment vont les travaux de M. Fou-
quet; voilà tout. — Bien; j'admets que vous soyez pris. — Moi, je ne l'admets pas,
répliqua hardiment le Gascon. — J'admets que vous soyez tué, poursuivit le roi. —
Ce n'est pas probable, sire. — Dans le premier cas, vous ne parlez pas; dans le se-
cond, aucun papier ne parle sur vous. D'Artagnan haussa les épaules sans cérémonie,
et prit congé du roi en se disant : — La pluie d'Angleterre continue ! restons sous la
gouttière.
1.86 LES MOUSQUETAIRES.
LES MAISONS DE M. FOUQUET.
Tandis que crArtagnan revenait chez Plancliet . la tète lionrrelée et alourdie par
tout ce qui venait de lui arriver, il se passait une scène d'un timt antre genre, et qui
cependant n'est pas élrangère à la conversation que notre mousquetaire venait d'avoir
avec le roi: seulement, cette scène avait lieu hors Paris, dans une maison que pos-
sédait le surintendant Fouquet dans le village de Saint-Mandé. Le minisire venait
d'arriver à cette maison de campagne, suivi de son premier conmiis. lequel portait un
énorme portefeuille plein de papiers à examiner et d'autres attendant la signatiu'e.
Comme il pouvait être cinq heures du soir, les maîtres avaient dîné : le souper se
préparait pour vingt convives subalternes. Le surintendant ne s'arrêta point . en des-
cendant de voiture, il franchit du même bond le seuil de la porte, traversa les appar-
temens et gagna son cabinet , où il déclara qu'il s'enfermait pour travailler, défendant
qu'on le dérangeât pour quelque chose que ce fût , excepté pour ordre du roi.
En effet, aussitôt cet ordre donné, Fouquet s'enferma, et deux valets de pied
furent placés en sentinelle à sa porte. Alors Fouquet poussa un verrou qui dépla-
çait un panneaii qui niTuait l'entrée et qui empêchait que rien de ce qui se passait dans
ce cabinet fût vu ou entendu. Puis il alla droit à son bureau, s'y assit, ouvrit le por-
tefeuille et se mit à faire un choix dans la masse énorme de papiers qu'il renfermait.
Il n'y avait pas dix minutes qu'il était entré et que toutes les précautions que nous
avons dites avaient été prises, quand le bruit répété de jilusieur,-' petits coups égaux
frappa son oreille et parut appeler toute son attention. Fouquet redressa la tête, tendit
l'oreille et écoula. Les petits coups continuèrent. Alors le travailleur se leva avec un
léger mouvement d'impatience et marcha droit à une glace derrière laquelle les coups
étaient frappés par une main ou par un mécanisme invisible. C'était une grande glace
prise dans un panneau. Trois autres glaces absolument pareilles complétaient la sy-
métrie de l'appartement. Rien ne distinguait celle-là des autres. A n'en pas douter,
ces petits coups réitérés étaient un signal . car au moment où Fouquet api)rocbait de la
glace en écoutant, le même bruit se renouvela et dans la même mesure. — Oji ! ob !
murmura le surintendant avec surprise , qui donc est là-bas? Je n'attendais personne
aujourd'hui. Et. sans doute pour répondre au signal qui avait été fait, le surintendant
tira un clou doré rlans cette même glace et l'agita trois fois. Puis revenant à sa place et
se rasseyant, — Ma foi, (prnii attende, dit-il.
Et se replongeant dans l'océan de papiere déroulé devant bu, il ne parut plus son-
ger qu'au travail. En elfel, avec une rapidité incroyable , une lucidité merveilleuse.
Fiiu(piet décbilVrait les papiers les |>lus longs, les écritures les plus compliquées, les
corrigeant, les annotant d'ime plume emportée connue par la liè\re. et l'ouvrage
fondant entre ses doigts, les signatures, les chifl'res. les renvois se multipliaient connue
si dix commis, c'est-à-dire cent doigts et dix cerveaux , eussent fonctionné, au lieu de
cin(| doigts et du seul esprit de cet liomme. De tenqis en temps seulement, Fouquet,
aliîmé dans ce travail, levait la tête [lour jeter un coup d'o'il l'urtif sur une hoi'loge
placée en face de lui. C'est que Fouquet se donnait sa tâche; c'est que cette lAche une
fois donnée, en une heure de travail . il faisait, lui , ce qu'in\ antre n'eût point ac-
I iiMq)li dans sa journée: toujours certain, par conséipieni . poiiivu ipiil ne fût point
dérangé, d'arriver au but dans le délai que son acti\ilé dévorante avait lixé. Mais au
milieu de ce travail ardent les coups secs du petit timbre placé derrière la glace relen-
r,E VICOMTE DE BRAGELONNE. 187
tirent encore une fois, plus pressés , et par conséquent plus inslans. — Allons, il pariiit
que la dame s'impatiente, dit Fouquet ; voyons, voyons, du calme, ce doit être la
comtesse; mais non, la comlesse est à Ramhiinijlef |ionr trois jours. La présidente,
alors. Oh ! la présidente ne prendrait point de ces trrands airs; elle sonnerait bien lium-
blement, puis elle attendrait mon bon plaisir. Le plus clair de tout cela, c'est que je
ne puis pas savoir qui cela peut être , mais que je sais bien qui cela n'est pas. Et
puisque ce n'est pas vous, marquise , puisque cène peut être vous, foin de toute
autre !
Et il poursuivit sa besogne, malgré les appels réitérés du timbre. Cependant, au
bout d'un quart d'heure, l'impatience gagna Fouquet à son tour; il brûla plutôt ([u'il
n'acheva le reste de son ouvrage, repoussa ses papiers dans le portefeuille, et don-
nant un coup d'œil à son îniroir, tandis que les petits coups continuaient plus [)ressés
que jamais, — Oh! oh ! dit-il, d'où vient celte fougue? Qu'est-il arrivé? Et quelle est
l'Ariane qui ni'altend avec une pareille impatience? Voyons. Alors il appuya le bout
de son doigt sur le clou parallèle à celui qu'il avait tiré. Aussitôt la glace joua oomiue
le battant d'une porte et découvrit tin placard assez profond, dans lequel le surinten-
dant disparut comme dans une vaste boîte. Là il poussa un nouveau ressort, qui
ouvrit, non pas une planche, mais un bloc de muraille, et il sortit par cette tranchée,
laissant la porte se refermer d'elle-même. Alors Fouquet descendit ime vingtaine de
marches qui s'enfonçaient en lournoyant sous la terre, et trouva un long souterrain
dallé et éclairé par des meurtrières imperceptibles. Les parois de ce souterrain étaient
couvertes de nattes, et le sol de tapis.
Ce souterrain passait sous la rue même qui séparait la maison de Fouquet du parc
de Vincennes. Au bout du souterrain tournoyait un escalier parallèle à celui par le-
quel Fouquet était descendu. Il monta cet autre escalier, entra , par le moyen d'un
ressort posé dans un placard semblable à celui de son cabinet, et, de ce placard,
il passa dans une chambre absolument vide, quoi([ue meublée avec une suprême élé-
gance. Une fois entré, il examina soigneusement si la glace fermait sans laisser de
trace, et, content sans doute de son observation , il alla ouvrir, à l'aide d'une- petite
clef de vermeil , les triples tours d'une porte située en tace de lui. Cette fois , la porte
ouvrait sur un beau cabinet meublé somptueusement, et dans lequel se tenait assise,
sur des coussins, une femme d'une suprême beauté, qui, au bruit des verrous, se
précipita vers Fouquet.
— Ah! mon Dieu, s'écria celui-ci reculant délonnement : madame la marquise de
Bellières, vous, vous, ici! — Oui, murmura la marquise ; oui, moi. Monsieur. — Marquise,
chère marquise, ajouta Fouquet prêt à se prosterner, ah! mon Dieu; mais conmient
donc êtes-vous venue? et moi qui vous ai fait attendre ! — Bien longtemps , Monsieur,
oh ! oui, bien longtemps. — Je suis assez heureux pour que cette attente vous ait duré,
marquise? — Une éternité. Monsieur; oh ! j'ai sonné plus de vingt Ibis; ueutendiez-
vous pas? — Marquise, vous êtes pAle, vous êtes tremblante. — N'entendiez-vous donc
pas qu'on vous appelait? — Oh! si fait, j'entendais bien, Madame; niais je ne pouvais
venir. Comment supposer que ce fût vous, après vos rigueurs, après vos refus? Si
j'avais pu soupçonner le bonheur qui m'attendait, croyez-le bien , marquise, j'eusse
tout quitté pour venir tomber à vos genou.K, comme je le fais en ce moment,
La marquise regarda autour d'elle. — Sommes-nous bien seuls. Monsieur? demanda-
t-cUe. — Oh! oui. Madame, je vous en réponds. — En effet, dit la marquise triste-
ment.— Vous soupiiez? — Que de mystères, que de précautions, dit la marquise avec
une légère amertume , et comme on voit que vous craignez de laisser soupçonner vos
amours! — Aimeriez-vous mieux que je les aftichasse? — Oh! non, et c'est d'un
188 LES MOUSQUETAIRES.
Iiomme délicat, ilit la marquise en souriant. — Voyons, voyons, marquise , pa.'i de re-
proches , je vous en supplie . — Des reproches, ai-je le droit de vous en faire ? — Non,
malhenreusement non: mais dites-moi, vous, que depuis un an j'aime sans retour et
sans espoir... — Vous vous tronqioz : sans espoir, c'est vrai, mais sans retour, non.
Oh ! pour moi, à l'amour, il n'y a qu'une preuve, et cette preuve je l'attends encore.
— Je viens vous l'apporter. Monsieur.
Fouquet voulut entourer la marquise de ses bras, mais elle se dégagea d'un geste.
— Vous tromperez-vous donc toujoin-s. Monsieur, et n'accepterez-vous pas de moi la
seule chose que je veuille vous donner, le dévouement? — Ah ! vous ne m'aimez pas
alors ; le dévouement n'est qu'une vertu, l'amour est une passion. — Écoutez-moi,
Monsieur, je vous en supplie : je ne serais pas revenue ici sans un niolif grave, vous le
comprenez bien. — Peu m'importe le motif, puisque vous voilà, puisque je vous
parle, puisque je vous vois. — Oui, vous avez raison, le principal est que j'y sois,
sans que personne m'ait vue et que je puisse vous parler.
Fouquet se laissa tombera deux genoux. — Parlez, parlez, Madame, dit-il, je xous
écoule. La marquise regardait Fouquet à ses genoux. et il y avaitdans les regards de cette
femme une étrange expression d'amour et de mélancolie. — Oh ! murnmra-t-elle en-
fin, que je voudrais être celle qui a le droit de vous voir à chaque minute, de vous
parler à chaque instant! que je voudrais être relie qui veille sur vous, celle qui n'a
pas besoin de mystérieux ressorts pour appeler, pour faire apparaître conune un sylphe
l'homme qu'elle aime, pour le regarder une heure et puis le voir disparaître dans les
ténèbres d'ini mystère encore plus étrange à la sortie qu'il n'était à son arrivée. Oh!
c'est une fenune bienheureuse. — Par hasard , marquise , dit Fouquet eu soiuiant,
parleriez-vous de ma femme? — Oui, certes, j'en parle. — Eh bien! n'enviez pas son
sort, marquise; de toutes les femmes avec lesquelles je suis en relations, madame
Fouquet est celle qui me voit le moins , qui me parle le moins et qui a le moins de
(dulidences avec moi. — Au moins. Monsieur, n'en est-elle pas réduite à ces entre-
vues mystérieuses; du moins ne lui avez-vous jamais défendu de chercher à percer
le secret de ces connmmications sous peine de voir se rompre à jamais votre liaison
avec elle, comme vous le défendez ;i celles qui sont venues ici avant iiioi el qui y
viendront après moi.
— Ah ! chère marquise , que vous êtes injuste , et que vo\is savez peu ce que vous
faites en récriminant contre le mystère! c'est avec le mystère seulement que l'on peut
aimer sans trouble. Mais revenons à nous, à ce dévouemeul dont vous me parliez, ou
plutôt trompez-moi. marquise, et me laissez croire ipie ce dévouement, c'est de l'a-
mour.— Tout à l'heure, reprit la mar(|uise en |)assant sur ses yeux cette main mo-
delée sur les plus suaves contours de l'antiquité: tout à l'heure, j'étais prête à parb-r,
mes idées étaient nettes, hardies; maintenaiil, je suis tout interdite, toute troublée,
toute treiiililante ; je crains de venir vous appointer une Miauvai>e iKunelle. — Si c'est
;'i cette mauvaise nouvelle que je dois xolre iHcVcuri' . uiaiMpiise , qin' leltc mauvaise
nouvelle soil la bien venue, ou plutôt, marcpiisc, |iuis(pie vous Miilà, puiscpie vous
m'avouez que je ne vous suis pas tout à l'ait iuililléreiil , laissons de côté cette mau-
vaise nouvelle et ne parlons (pie devons. — Non, non, au contraire, demandez-la-
moi; exigez que je vous la dise à l'instant, tpie je ne me laisse <iélourner par aucun
senlimeul; Fou(|uel, mon ami, il \ va d'iiii int(i("t iiMincuse. — Nous m'étonnez, mar-
<puse : j(^ dirai même plus, \ous tmc faites pnxpii' peiu'. vous si sérieuse, si rédéeliii",
\ous qui connaissez si bien le mmiili' oii nous \ivous. C'est donc grave? — 0\\ ! très-
grave, écoutez! — D'aliiird, (niiiini'ul l'Ics-vnus Nenneici?- Vous le saurez Ion I à
l'beiue: mais d'alinnl .m jiliis |ii('s^i', \ Uns saxe/, que M. f'ullierl e<t nonnné intendant
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 189
des finances? — liah! Colbcrt, le pelilGolherl? — Oui, Colbert, le pedt Colbert. — Le
facloluni de M. de Maz.irin? — Justement.
— Eh bien ! que voyez- vous là d'effrayant, chère marquise i" Le petit Colbert in-
tendant, c'est étonnant, j'en conviens, niais ce n'est pas terrible. — Croyez-vous que
le roi ait donné sans motifs pressans une pareille place à celui que vous appelez un
petit cuistre? — D'abord, est-ce bien vrai que le roi la lui ail donnée? — On le dit. —
Qui le dit? — Tout le monde. — Tout le nionde, ce n'est personne; citez-moi quel-
qu'un qui puisse être Uien informé et qui le dise. — Madame Vauel. — Ah! vous com-
mencez à ni'effrayer, en effet, dit Fouquet en riant; le fait est que si quelqu'ini doit
être bien renseigné, c'est la personne que vous nommez.
— Ne dites pas de mal de la pauvre Marguerite , monsieur Fouquet, car elle vous
aime toujours. — Bah ! vraiment? c'est à ne pas croire. Je pensais que ce petit Colbert,
comme vous disiez tout à l'iieure , avait passé par-dessus cet amour-là et l'avait empreint
d'une tache d'encre ou d'une couche de crasse. — Fouquet, Fouquet, voilà donc
comme vous êtes pour celles que vous abandonnez? — Allons, n'allez-vous pas prendre
la défense de madame Vanel , marquise? — Oui , je la prendrai ; car, je vous le répèle,
elle vous aime toujours , et la preuve , c'est qu'elle vous sauve. — Par votre entremise,
marquise; c'est adroit à elle. Nul ange ne pourrait m'être plus agréable et me mener
plus sûrement au salut. Mais d'abord, comment connaissez-vous Marguerite? — C'est
mon amie de couvent. — Et vous dites donc qu'elle vous a annoncé que M. Colbert
était nonuiié intendant? — Oui.
— Eli bien, éclairez-moi, marquise: voilà M. Colbi'rt intendant, soit. En quoi un
intendant, c'est-à-dire mon subordonné, mon commis, peut-il me porter ombrage ou
préjudice, fût-ce M. C.olbert? — Vous ne réfléchissez pas. Monsieur, à ce qu'il parait,
répondit la marquise. — A quoi? — A ceci, que M. Colbert vous hait. — Moi! s'écria
Fouquet; oh ! mon Dieu! marquise, d'où sortez-vous donc? Mais tout le monde me
hait, celui-là comme les autres. — Celui-là plus que les autres. — Plus que les
autres, soit. — Il est ambitieux. — Qui ne l'est pas, marquise? — Oui ; mais à lui
son ambition n'a pas de bornes. — Je le vois bien , puisqu'il a tendu à me succéder
près de madame Vanel. — Et qu'il a réussi ; prenez-y garde. — Voudriez-vous dire
qu'il a la prétention de passer d'intendant surintendant? — N'en avez-vous pas eu
déjà la crainte? — Oh! oh ! fit Fouquet, me succéder près de madame Vanel, soil ;
mais près du roi , c'est autre chose. La France ne s'achète pas si facilement que la
femme d'un maître des cimiptes. — Eh ! Monsieur, tout s'achète ; quand ce n'est point
par l'or, c'est par l'intrigue. — Vous savez bien le contraire, vous. Madame, vous à
qui j'ai offert des millions. — Il fallait, au lieu de ces millions, Fouquet, m'offrir un
amour vrai, unique, absolu, j'eusse accepté. Vous voyez bien que tout s'achète, siée
n'est d'une façon, c'est de l'autre.
— Ainsi, M. Colbert, à votre avis, est en train de marchander ma place de surin-
tendant. Allons, allons, marquise, tranquillisez-vous, il n'est pas encore assez riche
pour l'acheter. — Mais s'il vous la vole? — .\h! ceci est autre chose. Malheureuse-
ment, avant que d'arriver à moi , c'est-à-dire au cor[is de la place, il faut détruire, il
faut battre en brèche les ouvrages avancés, et je suis diablement bien fortifié, mar-
quise. — Et ce que vous appelez vos ouvrages avancés, ce sont vos créatures, n'est-
ce pas, ce sont vos amis? — Justement. — Et M. d'Émery est-il de vos créatures? —
Oui. — M. Lyodot est-il de vos amis? — Certainement. — M. de Vanin ? — Ah!
M. de Vanin, qu'on en fasse ce que l'on voudra, mais .. — Mais... — Mais qu'on ne
touche pas aux autres. — Eh bien ! si vous voidez qu'on ne touche point à M.M. d'Emery
et Lyodot. il est temps de vous y prendic — Qui les [iienaci'? — Voulez-vous m'en-
190 LES MOUSQUETAIRES.
tendre maintenant? — Toujours, marquise. — Eh bien! ce malin. Marguerite m'a
envoyé chercher. — Etijue vous voulait-elle? — Je n'ose voir M. Fouquet moi-même,
m"a-t-elle dit.
— Bah ! pourquoi pense-t-elle que je lui eusse fait des reproches'.' Pauvre femme,
elle se trompe bien , mon Dieu! — Voyez-le, vous, et dites-lui qu'il se garde de M. de
Colbert. — Comment ! elle me fait prévenir de me garder de son amant! — Je vous
ai dit qu'elle vous aime toujours. — Après, marquise. — M. de Colbert , a-t-elle
ajouté , est venu il y a deux heures m'annoncer qu'il était iiitendant. — Je vous ai
déjà dit, marquise, que M. de Colbert n'en serait que mieux sous ma mam. — Oui,
mais ce n'est pas le tout; ilarguerite est hée, comme vous savez, avec madame
d'Ëmery et madame Lyodot. — Oui. — Eli bien ! M. de Colbert lui a fait de grandes
questions sur la fortune de ces deux messieurs, sur le degré de dévouement qu'ils
vous portent. — Oh I quant à ces deu.x-là, je réponds d'eux ; il faudra les tuer pour
qu'ils ne soient plus à moi. — Puis , comme madame Vanel a été obligée , pour rece-
voir une visite , de quitter un instant M. Colbert , et que M. Colbert est un travailleur,
à peine le nouvel intendant est-il resté seul , qu'il a tiré un crayon de sa poche , et ,
comme il y avait du papier sur une table , s'est mis à crayonner des notes. — Des notes
sur Emery et Lyodot. — Justement. — Je serais curieux de savoir ce que disaient
ces notes. — C'est justement cela que je viens vous apporter.
— Madame Vanel a pris les notes de Colbert et me les envoie? — Non ; mais par
lui hasard qui ressemble à un miracle, elle a un double de ces notes. — Comment
cela? — Écoutez. Je vous ai dit que Colbert avait trouvé du papier sur une table:
qu'il avait tiré un crayon de sa poche . et avait écrit sur ce papier. — Oui. — Eh
bien , ce crayon était de mine de plomb, dur par conséquent. Il a marqué en noir sur la
première feuille, et, sur la seconde , a tracé son empreinte en blanc. — Après? —
Colbert , en emportant la jiremière feuille , n'a pas songé à la seconde. Eh bien, sur la
seconde, on poiixait lii'c ce qui avait été écrit sur la première : madame Vanel l'a lu
et m'a envoyé cliercher. — Ah ! — Puis quand elle s'est asMU'ée que j'étais pour vous
une amie dévouée , elle m'a donné le papier et m'a dit le secret de cette maison. —
Et ce papier? dit Fouquet en se troublant (pielque peu. — Le voilà . Monsiem-, lisez-
le, dit la marquise. -
iMJuquet lut :
» Noms ries traitans à faire condainiicr par la chambre de justice : d'Iùnery . ami
de M. V. ; Lyodot, ami de M. F. : de N'anin . indif n
— U'Eniery, Lyodot! s'écria Fouquet en relisant. — Ami de M. F., indiqua du
doi^'t la tiiar(|uise. — ÎSIais que veulent dire ces mois : k A faire condanmer par la
cliaiiibre de ju.stice? » — Uarne ! lit la marquise . c'est clair, ce me semble. K'ailleurs,
vous n'êtes pas au bout, lise/,, lisez.
Fouquet continua :
« Les deux premiers à mori . I(> troisième à renvoyer avec MRL d'IIauteniont el de
la \ .licite , dont les biens seront seulement conlis(|ués. n
— Ijrand Dieu ! s'écria l''ouquel , à mort, à mort Lyodul et d'IJiu'ry I mais ipiand
même la c)iand)re de justice les condanmcrait à mort . le mi ne ratitiera pas leurcon-
darniiatioii . et l'on n'exécute pas sans la signatui'e du roi. — Le roi a fait >L Colbert
iulcndant! — < th ! s'écria Foucpiet, comme s'il enirevovait sons ses pieds un abùiie ina-
perçu , iMq)0Ksiiile! impossible ! Oh 1 je saurai lnul. — Vous ne saurez rien. Monsieur,
vous mépiisez trop votre eimemi (tour rela — Pardonnez-moi, clière marquise: excu-
sez-moi; nui , M. di' (Colbert est mon ennemi . je le crois : oui , !\L de Colbert est un
liciiiimc a craiiiilii' . je l'avoue ; mais , moi , j'ai le tenqis. et |)uis(|ue \ous \oi|à . puis-
I.E VICOMTE DE BRAGELONNE. 191
que vous m'avez assuré de votre dévouemenl, puisque vous m'avez laissé entrevoir
votre amour, puisque nous sommes seuls — — Je suis venue pour vous sauver,
monsieur Fouquet, et non pour me perdre, dit la marquise en se levant; ainsi gar-
dez-vous... — Marquise , en vérité vous vous effrayez par trop , et à moins que cet
effroi ne soit un prétexte.... — C'est un cœur profond , que ce M. Colbert ; gardez-
vous.. .
Fouquet se redressa à son tour. — Et moi? demanda-t-il — Oh I vous, vous n'êtes
qu'un noble cœur. Gardez-vous, gardez- vous... — Ainsi... — .J'ai fait ce que je de-
vais faire , mon ami, au risque de me perdre de réputation. Adieu. — Non pas
adieu, au revoir. — Peut-être, dit la marquise. Et donnant sa main à baiser à Fou-
quet , elle s'avança si résolimient vers la porte que Fouquet "n'osa lui barrer le pas-
sage. Quant à Fouquet, il reprit, la tète inclinée et avec un nuage au front, la roule
de ce souterrain le long duquel com-aient les lils de métal qui communiquaient d'une
maison à l'autre, transmettant, au revers des deux glaces, les désirs et les appels des
deux correspondans.
l'abbé fouquet.
Fouquet se hâta de repasser chez lui par le souterrain , et de faire jouer le ressort du
miroir. A peine fut-il dans son cabinet, qu'il entendit heurter à la porte; en môme
temps Tuie voix bien connue criait : — Ouvrez , monseignem-, je vous prie , ouvrez.
Fouquet, par un mouvement rapide, rendit un [leu d'ordre à tout ce qui pouvait
déceler son agitation et son absence; il éparpilla les papiers sur le bureau, prit une
plume dans sa main, et à travers la porte, pour gagner encore du temps, — Qui êtes-
vous? demanda-t-il. — Quoi ! monseigneur ne me reconnaît pas? répondit la voix. —
Si fait , dit en lui-mênie Fouquet , si fait , mou ami , je te reconnais à merveille. Et tout
haut : N'ètes-vous [las Gourville'.' — Mais, oui, monseigneur.
Fouquet se leva, poussa le verrou, el Gourville entra. — Ah! monseigneur, mon-
seigneur, dit-il , quelle cruauté ! — Pourquoi? — Voilà un quart d'heure que je vous
suppUe d'ouvrir et que vous ne me répondez même pas. — Une fois pour toutes, vous
savez bien que je ne veux pas être dérangé lorsque je travaille: or, bien que vous
fassiez exception, Gourville , je veux pour les autres que ma consigne soit respectée.
— Monseigneur, en ce moment-ci , consignes, portes, verrous et murailles , j'eusse
tout brisé, renversé, enfoncé. — Ah ! ah ! il s'agit donc d'mi grand événement? de-
manda Fouquet. — Oh! je vous en réponds, monseigneur, dit Gourville. — Et quel
est cet événement? reprit Fouquet mi peu ému du trouble de son plus intime confi-
dent. — Il y a une chambre de justice secrète, monseigneur. — Je le sais bien; mais
s'assemble-t-elle , Gourville? — Non-seulement elle s'assemble, mais elle a rendu un
arrêt .. monseigneur. — Un arrêt! fît le surintendant avec un frissoiuiement et une
pâleur qu'il ne put cacher. Un arrêt! et contre* Lyodot, d'Ëiuery, n'esî-ce pas? —
— Oui , monseigneur. — Mais arrêt de quoi? — Arrêt de mort. — Rendu! Oh ! vous
vo\is trompez, Gourville, el c'est impossible. — Voici la copie de cet arrêt que le roi
doit signer aujourd'hui, si toutefois il ne l'a point signé déjà.
Fouquet saisit avidement le papier, le lut et le rendit à Gourville. — Le roi ne si-
gnera pas , dit-il. Gourville secoua la tête. — Monseigneur, M. Colbert est un hardi
conseiller, ne vous y fiez pas. — Encore M. Colbert! s'écria Fouquet; çà ! pour-
quoi ce nom vient-il à tout propos tourmenter depuis deux ou trois jours mes
192 LES MOUSQUETAIRES.
oreilles? C'est trop d'importance, Goiirville. pour un sujet si mince. Que M. Col-
bert paraisse, je le regarderai; qu'il lève la léte.je l'écraserai; mais vous com-
prenez qu'il me faut au moins une aspérité pour que mon regard s'arrête , une sur-
face pour que mon pied se pose. — Patience, monseigneur, car vous ne savez pas ce
que vaut Colbert... Étudiez-le vite, il eu est de ce sombre financier comme des mé-
téores que l'œil ne voit jamais complètement avant leur invasion désastreuse : quand
on les sent , on est mort. — Oh ! Gourville , c'est beaucoup , répliqua Fouquet eu sou-
riant; permettez-moi, mon ami, de ne pas m'épouvantcr avec cette facilité; météore,
M. Colbert! Corbleu ! nous attendrons le météore... Voyons, des actes, et non des
mots. Qu'a-t-il fait? — Il a commandé deux potences chez l'exécuteur de Paris, répon-
dit simplement Gourville.
Fouquet leva la tète, et un éclair passa dans ses yeux. — Vous êtes sûr de ce que
vous dites? s'écria-t-il. — Voici la preuve, monseigneur. Et Gourville tendit au
surintendant une note communiquée par l'un des secrétaires de l'Hôtel-de-Ville qui
était à Fouquet. — Oui, c'est vrai, murmura le ministre , l'échafaud se dresse...
mais le roi n'a pas signé , Gourville , le roi ne signera pas. — Je le saurai tantôt , dit
Gourville. — Comment cela? — Si le roi a signé , les potences seront expédiées ce
soir à l'Hôtel-de-Ville , alin d'être tout à fait dressées demain matin. — Mais, non,
non , s'écria encore une fois Fouquet, vous vous trompez Ions, et me trompez à mon
tour; avant-hier matin Lyodol me vint voir: il y a trois jours je reçus un envoi de
vin de Syracuse de ce pauvre d'Emery. — Qu'est-ce que cela prouve? répliqua
Gourville , sinon que la chambre de justice s'est assemblée secrètement, a délibéré en
l'absence des accusés, et que toute la procédure était faite quand on les a arrêtés. —
Mais ils sont donc arrêtés? — Sans doute. — Mais où , quand, conunent ont-ils été
arrêtés'? — Lyodot, hier au point du jour; d'Émery. avant-hier au soir, connue il
revenait de chez sa maîtresse; leur disparition n'avait inquiété personne: mais tout à
coup Colbert a levé le masque et fait publier la chose : on le crie à son de trompe en
ce moment dans les rues de Paris, et en vérité, ninnseigneur. il n'y a plus guère que
vous(pii ne connaissiez pas l'événcuient.
Fouquet se mit à marcher dans la chambre avec une iiKpiiéludc de plus en plus
douloureuse. — Que décidez- vous, monseigneur? dit Gourville. — S'il en était ainsi,
j'ii'aischez le roi, s'écria Fouquet. .Mais ])our aller au I.ou\re. je veux passer aupara-
\.uil à riIûlel-de-Ville. Si l'arrêt a été signé, nous verrons! Goiu'villc haussa les
épaules. — Incrédulité! dit-il, tu es la peste de tous les grands esprits. — Gourville!
— Oui, continua-t-il . et lu les perds, comme la contagion tue les santés les plus
robustes, c'est-à-dire en un ifi>taut. — l'iulous , s'écria Fouquet; laites ouvrir,
Goiu'ville. — Preni'Z garde, dit-crl\ii-ii , .M. l'abbé Fouquet est là. — Ah I mon frère,
répli(pia I'(iui|ii('t iluti ton diagrin , il est là : il sait donc quelque mauvaise nouvelle
(pi'il est tout joyeux de m'apporter, i-onnne à sou habitude? Diable I si mon frère csl
là , mes affaires vont mal , Gour\ille ; (pie ne rue disiez-\ous cela |)lus tôt . je me fusse
plus facilement laissé convaincre. — Monseigneur le lalouniie. dit Gourx ille eu riant;
s'il vient, ce n'est pas dans une iiiaiLvaise intention. — .Ulons , voilà que \ous l'excu-
sez, s'écria Fouquet ; im garçon sans cd'ur, sans suite d'idées, un mangeur de tous
biens. — Il vous sait riche. — El \eut ma ruine, — Non: mais il veut voire bour.se.
Voilà tout. — Assez, assez ! cent mille écus par mois pendant deux ans! Corbleu!
c'est moi ipii paie, (iiiurx ille , et je sais mes chiflres. Gourville se uiil a rire d un air
sileiiiieux et tiu. — (»ui,\ou> voulez dire (|ue c'est le roi, lit le siiriiiteuilaul ; ali !
Goin\ die. \(iilà uni' \ ilaiue plai^ uilcrie , ce u'e^t pa> !<• lieu. — Mnu>eigiU'ur. ne
\nii^ l'àibi'/. pas. — Alliiii^ dniii ! ijn'nii M ii\nii' r.ihlic l'dOcpiel .je u .li pas le m al.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. Vô-i
Gourville fit un pas vers La porte. — Il est resté un mois sans me voir, commua
Fouqiiet ; pourquoi ne resterait-il pas deu\ mois? — C'est qu'il se repent de vivre
en mauvaise compagnie, dit Gourville , et qu'il vous préfère à tous ses bandits. —
Merci de la préférence ; vous faites un étrnujie avocat , Gourville . aujourd'hui. . . avocat
de l'alibé Fouquet. — Eh mais! toute chose et tout homme ont leur hon côté; leur
côté utile , monseigneur. — Les bandits que l'abbé solde et grise ont leur côté utile ? —
Vienne la circonstance, monseigneur, et vous serez bien hem-eiix de trouver ces ban-
dits sous votre main. — Alors tu me conseilles de me réconcilier avec M. l'abbé? dit
ironiquement Fouquet. — Je vous conseille, monseigneur, de ne pas vous brouiller
avec cent ou cent vingt garnemens, qui, en mettant leurs rapières bout à bout, fe-
raient un cordon d'acier capable d'enfermer trois mille hommes.
Fouquet lança un cou [i d'o'il profond à Gourville, et passant devant lui, — C'est
bien; qu'on introduise M. l'abbé Fouquet, dit-il aux valets de pied. Vous avez rai-
son, Gourville.
Deux minutes après, l'ablié parut avec de grandes révérences sur le seuil de la
porte. Celait ini homme de quarante à quarante-cinq ans, moitié homme d'église,
moitié homme de guerre , un spadassin greffé sur un abbé; on voyait qu'il n'avait
pas d'épée au côté , mais on sentait qu'il avait des pistolets. Fouquet le salua eu frère
aîné moins qu'en ministre. — Qu'y a-t-il pour votre service , dit-il, monsieur l'abbé?
— Oh ! oh ! connue vous me dites cela . mon frère ! — Je vous dis cela comme un homme
pressé, Monsieur? L'abbé regarda malicieusement Gourville, anxieusement Fouquet
et dit : — J'ai trois cents pistoles à payer à M. de Bregi ce soir... dette de jeu, dette
sacrée. — Après ? dit Fouquet bravement , car il comprenait que l'abbé Fouquet ne
l'eût point dérangé pour une pareille misère. — Mille à mou boucher, qui ne veut
plus fournir. — Après? — Douze cents avi tailleur d'habits .. continua l'abbé : le drôle
m'a fait reprendre sept habits de mes gens , ce qui fait que mes livrées sont compro-
mises , et que ma maîtresse parle de me remplacer par un traitant , ce qui serait hu-
miliant pour l'Église — Qu'y a-t-il encore? dit Fouquet. — Vous remarquerez,
Monsieur, dit hundilement l'abbé, que je n'ai rien demandé povu' moi. — C'est dé-
licat. Monsieur, répliqua Fouquet: aussi, comme vous voyez, j'attends. — Et je ne
demande rien , oh ! non . . ce n'est pas faute pourtant de chômes. . . je vous en réponds.
Le ministre réfléchit un moment. — Douze cents pistoles au tailleur d'habits, dit-il,
ce sont bien des habits, ce me semble. — J'entretiens cent honmies , dit fièrement
l'abbé ; c'est une charge , je crois. — Pourquoi cent hommes? dit Fouquet ; est-ce que
vous êtes un Richelieu ou un Mazarin pour avoir cent hommes de garde? à quoi vous
servent ces ct'Ut hommes, parlez, dites? — Vous me le demandez? s'écria l'abbé Fou-
quet; ah! conuneni pouvez- vous faire une question pareille , pourquoi j'entretiens
cent hommes? Ah! — Mais oui, je vous fais cette question : Qu'avez- vous à faire de
cent hommes? répondez! — ^ Ingrat! continua l'abbé s'affectant de plus en plus. —
Expliquez-vous. — Mais, monsieur le surintendant, je n'ai besoin que d'un valet de
chambre, moi, et encore si j'étais seul, me servirais-je moi-même: mais vous, vous
qui avez tant d'ennemis... cent hommes ne me suffisent pas pour vous défendre. Cent
hoiimies !... il en faudrait dix mille. J'entretiens donc tout cela pour que dans les en-
droits publics, pour que dans les assemblées , nul n'élève la voix contre vous; et sans
cela, Monsieur, vous seriez chargé d'imprécations, vous seriez déchiré à belles dents,
vous ne dureriez pas huit jours, non, pas huit jours, entendez-vous. — Ah! je ne
savais pas que vous me fussiez un pareil chauqiion . monsieur l'abbé. — Vous en
douiez! s'éci'ia l'abbé. Ecoutez donc ce qui est arrivé. Pas plus tard (prliier, rue de
la Hnchettr, un hoiîniic marchaiiiliiil un pnnb'l. Le poulet n'élail pas jiias. L'ache-
T. 1. . 13
19.4 LES MOUSQUETAIRES.
tciir refusa d'en donner dix-huit sons . en disant qn'il ne pouvait payer dix-liiiit sous
la peau d'un poulet dont M. Foutpiet avait pris toute la graisse. — ,\prèsV — Le
propos tit rire, continua l'abbé, rire à vos dépens, mort de tous les diabl-'^s! et la
canaille s'amassa. Le rieur ajouta ces mots : Donnez-moi un poulet nourri par
M. Colberl, à la bonne heure! et je le paierai ce que vous voudrez Et aussitôt l'on
battit des mains. Scandale ati'reux! vous comprenez: scandale qui force un frère à se
voiler le visage.
Fouquet rougit. — Et vous vous le voilâtes? — Non, car justement, continua
l'abbé, j'avais un de mes hommes dans la foule; une nouvelle recrue qui vient de
province, un M Menncville que j'affectionne. Il fendit la presse en ilisant au rieur :
— Mille barbes! monsieur le mauvais plaisant, tope un coup d'épée au Colbert ! —
Tope et tingue au Fou((uet . répliqua le rieur Sur quoi ils dégainèrent devant la bou-
tique d\i rôlisseur, avec une haie de curieux autour d'eux cl cinq cents curieux aux
fenêtres. — Eh bien? dit Fouquet. — Eh bien! Monsieur, mon Menneville embrocha
le rieur, au grand ébahissenient de l'assistance, et dit au rôtisseur : — Prenez ce
dindon, mon ami , il est plus gras que votre poulet.
— Voilà , Monsieur, acheva l'abbé triomphalement, à quoi je dépense mes reve-
nus; je soutiens l'honneur de la famille, Monsieur. Fouquet baissa la léle. — Et j'en
ai cent comme cela, poursuivit l'abbé. — Bien , dit Fouquet, donnez votre addition à
Gourville et restez ici ce soir, chez moi. On soupe. — Mais la caisse est fermée? — -
Gourville vous l'ouvrira. L'abbé lit une révérence. — Alors nous voilà amis"? dit-il. —
Oui, amis. Venez, Gourville. — Vous sortez? Vous ne soupez donc pas, vous? — Je se-
rai ici dans une heure , soyez tranquille , l'abbé. Puis loul bas à Gourville. — Qu'où
atlèle mes chevaux anglais, dit-il, el qu'on louche à l'hôlel de ville de F'aris.
LE VIN DE M. DE LA FONTAINE.
Les carrosses amenaient déjà les convives di» Fouquet à Saint-Mandé , déjà toiilc la
maison s'échaulfail des apprèls du souper, quand le surinleudanl lança <iur la loulc
de Paris ses chevaux rapides, el prenant par les (piais pour trouver moins de monde
sur sa route, gagna l'Hôlel-de-Ville. Il était huit heures moins un (piarl, Fouquet
descendit au coin de la rue du Long-Pont, se dirigea vers la place de Grève, à pied,
avec Gourv■ill(^ Au détour de la place , ils virent un honune, vêtu de noir cl de violet,
d'une bonne mine , qui s'apprêtait à mouler dans un carrosse de louage, cl disait au
cocher de loucher à Viuceuucs. Il avait devant lui un grand païuiier plein de bou-
teilles qu'il venait d'acheter au cabaret de l'Image-de-Notre-Damc.
— Kli ! mais! c'est Valel ! mon maître d'hùlid . dit Fouquet à Goiu-\ille. — Oui.
monseigneur, répliqua celui-ci. — Que vient-il faire à l'Iuiage-de-NoIre-Dauie? —
Acheter du vin sans doute. — (".nunnent. ou acliéle du \ iu pour moi au cabaret 1 dit
Fouquet Ma rave est doue bien misérable! Et il s'avança vers le m.iilre d'hôtel . qui
r,iis:iil ranger sou vin ilans le carrosse avec un soin minulieux. — Holà ! Valel . dii-il
d'une voix de maître. — Pi'encz garde, monseigneur, dil lic)nr\ille. voui. aile/, être
recoimu. — Boni... que m'importe? Valel 1
I.'h(jmuie vêtu de noirel de violet se retourna , au son di' la voix qui rinlerfiellait.
— (l|i! lit-il, monseigneur. — <lui. moi. Que diable l'ailes-vons là, Vatel? du
\in; vous achclez du vin dans un ial>:uTl de la place de Givve, passe encore \wnv la
l'omnie (te /^l'n ou le» //«rrcrt«.r rcc/.i. — Mais, monseigneur, dit Valel IrauipiilK-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 195
meut, après avoir lancé un regard hostile à Gourville, de quoi se mêle-t-on ici?
Est-ce que ma cave est mal tenue? — Non certes, Vatel, non; mais... — Quoi ! mais...
répliqua Vatel.
Gourville toucha le coude du surintendant.
— Ne vous fâchez pas. Vatel, je croyais ma cave, votre cave assez bien garnie
pour que je pusse me dispenser de recourir à l'Image-de-Notre-Dame. — Eh! Mon-
sieur, dit Vatel, tombant du monseigneur au monsieur avec un certain dédain,
votre cave est si bien garnie que lorsque certains de vos convives vont dîner chez vous
ils ne boivent pas.
Fouquet surpris regarda Gourville, puis Vatel. — Que dites-vous là ? — Je disque
votre sommelier n'avait pas de vins pour tous les goûts, Monsieur, et que M. de la
Fontaine, M. Pellisson et M. Conrart ne boivent pas quand ils viennent à la maison.
Ces Messieurs n'aiment pas le grand vin, que voulez-vous y faire? — Et alors ? —
Alors j'ai ici im vin de Joigny qu'ils affectionnent. Je sais qu'ils le viennent boire à
l'Image-de-Notre-Dame une fois par semaine. Voilà pourquoi je fais ma provision.
Fouquet n'avait plus rien à dire... Il était presque ému. Vatel, lui, avait encore
beaucoup à dire sans doute , et l'on vit bien qu'il s'échaulfait. — C'est comme si vous
me reprochiez, monseigneur, d'aller rue Planche-Mibray chercher moi-même le cidre
que boit M. Loret quand il vient dîner à la maison. — Loret boit du cidre chez moi!
s'écria Fouquet eu rianl. — El oui. Monsieur, et oui, voilà pourquoi il dîne chez vous
avec plaisir.
— Vatel, s'écria Fouquet en serrant la main de son maître d'hôtel , vous êtes un
homme ! Je vous remercie , Vatel , d'avoir compris que chez moi M. de la Fontaine ,
M. Conrart et M. Loret sont autant que des ducs et pairs, autant que des princes,
plus que moi. Vatel , vous êtes un bon serviteur, et je double vos honoraires. Vatel ne
remercia même pas; il haussa légèrement les épaules en murmurant ce mot superbe :
— Être remercié pour avoir fait son devoir, c'est humiliant.
— Il a raison , dit Gourville en attirant l'attention de Fouquet sur un autre point
par un seul geste. Il lui montrait en effet un chariot de forme liasse, traîné par deux
chevau.x, sur lequel s'agitaient deux potences toutes ferrées, liées l'une à l'autre et
dos à dos par des chaînes, tandis qu'un archer assis sur l'épaisseur de la poutre sou-
tenait, tant bien que mal , la mine un peu basse , les conuuentaires d'une centaine de
vagabonds qui flairaient la destination de ces potences et les escortaient jusqu'à l'Hôtel-
de-Ville.
Fouquet tressaillit. — C'est décidé, voyez-vous, dit Gourville. — Mais ce n'est pas
fait, répliqua Fouquet. Je vais au Louvre. — Vous n'irez pas. — Vous me conseil^
leriez cette lâcheté, s'écria Fouquet , vous me conseilleriez d'abandonner mes amis ;
vous me conseilleriez, pouvant combattre, de jeter à terre les armes que j'ai dans la
main? — Je ne vous conseille rien de tout cela, monseigneur; pouvez-vous quitter
la surintendance en ce moment? — Non. — Eh bien! si le roi vous veut remplacer,
cependant? — Il nie remplacera de loin comme de près, et j'aurai été lâche : or, je
ne veux pas que mes amis meurent et ils ne mourront pas. — Pour cela il est néces-
saire que vous alliez au Louvre. Prenez garde... une fois au Louvre, ou vous serez
forcé de défendre tout haut vos amis, c'est-à-dire de faire une profession de foi,
ou vous serez forcé de les abandonner sans retour possible. — Jamais. — Pardonnez-
moi... le roi vous proposera forcément l'alternative, ou bien vous la lui proposerez
vous-même. Voilà pourquoi il ne faut pas de conflit... Retournons à Saiiit-Mandé ,
monseigneur. — Gourville , je ne bougerai pas de cette place où doit s'accomplir le
crime, où doit s'accomplir ma honte; je ne bougerai pas, dis-je, que je n'aie trouvé
196 LES MOUSQUETAIRES.
un moyen de comliatlrc mes ennemis. — Monseigneur, répliqua Gourville, vous me
feriez pitié si je ne savais ([ue vous êtes un des bons esprits de ce monde. Vous possédez
cent eiiKiuaute millions, vous êtes autant (juo le roi par la position . cent cinquante
fois plus par rar<;ent. M Colbert n'a pas eu même l'esprit de faire accepter le testa-
ment de Mazarin. Or. quand on est le plus riche d'un royaume et qu'on veut se donner
la peine de dépenser de l'argent , si l'on ne fait pas ce qu'on veut , c'est qu'on est un
pauvre homme. Retournons, vous dis-je, à Saint-Maudé. — Pour consulter Pellis-
son, oui. — Non, monseigneur, pour compter votre argent. — .\llons! dit Fouquet
les yeux enllanunés ; oui ! oui ! h Saint-Mandél
LA G.4LERIE DE SAINT-MANDÉ.
Cinquante personnes attendaient le surintendant. Il ne prit même pas le temps de
se confier un moment h son valet de chambre , et du perron passa dans le premier
salon. Là ses amis étaient rassemblés et causaient. L'intendant s'apprêtait à faire
servir le souper; mais, par-dessus tout, l'abbé Fouquet guettait le retour de son frère
et s'étudiait à faire les honneurs de la maison eu son absence. Ce fut à l'arrivée du
surintendant un murmure de joie et de tendresse : Fouquet, plein d'affabilité .de belle
humeur, de munificence, était aimé de ses poêles, de ses artistes et de ses gens d'af-
faires. Son front , sur lequel sa petite co\ir lisait, comme sur celui d'un dieu , tous les
inouveniens de son àuie, pour en faire des règles de conduite, son front que les af-
faires ne ridaient jamais , était ce soir-là pins pâle que de coutume , et plus d'un œil
ami remarqua cette pâleur.
Fouquet se mit au centre de la table et présida gaienu-nt le souper. Il raconta
l'expédition de Vatel à la FoiUaiue ; il rai:onta l'histoire de Menneville et du poulet
maigre à Pellisson, de telle façon que toute la table l'entendit. Ce fut alors une tem-
pête de rires et de railleries ipii ne s'ari'êla que sur un geste grave et tiistc de Pellis-
son. L'abbé Fouquet, ne sachant pas à quel propos son frère avait engagé la conver-
sation sur ce sujet, écoutait de toutes ses oreilles et cherchait sur le visage de Gourville
ou sur celui du surintendant une e.\i>lication.
Pellisson [irit la parole. — On parle donc de M. Colbert? dil^-il. — Pounpini imu,
répliqua Fouquet, s'il est vrai , connue on le dit , que le roi l'ail fait son intendant. .\
j)eine Fouquet eut-il laisse échapper cette parole prononcée avec une intention
maïquée , (pie l'explosion se lit entendre parmi les convives. — Un a\are! dit l'un.
— Un croquant ! dil l'autre. — Un hypocrite ! dil un troisième. l'ellissou éc hangea un
regard pi'ol'dud a\eç Fouipiel. — Mcssii'\u's. dit-il, en \érité nous maltraitons là un
lionuue ipir nul ni' cmiM.iil : ce n'est ui iliarilable, ni laisoiuiable, et voilà monsieur
1(^ surintendant (jui , jeu f.uis sûr. est {le cet avis. — Uutièi'enu'ul . rciiliipia Foucpii'l.
Laisson> l(s poulets gras de M. Colbert . il ne s'agit aujourd'hui ipie des faisans trull'és
de M. Vatel.
Ces mots arrêtèrent le nuage sondire qui précipitait sa marche au-dessus des con-
vives. Ciour\ illi' anima ;-i bien les poètes avec le \in de .loignv : l'abbé , intelligent
roninii' nu lioiMirii' (pji .1 besoin des cens d'autrui , anima si bien les tinancicrs et les
gens d'(|Mi> . que d.iris les brouillards de celte joie et les riuneiu's de la conversation,
l'objet des iiKpiii'ludes disparut couqdélemenl. Le testament du >-arilinal Mazarin fut
le texte de la <on\ersalion au second service et an dessert; jinis l-'ou(piel coumi.Lud.i
qu'on |iorlàl les bassins de eonlilures cl les fontaines de liqueurs dans le salon aliénant
I.li VICOMTE DE BRAGELONNE. , 197
à 1.1 galerie. Il s'y rendit, menant par la main une femme, reine, ce soir-là. par sa
préférence. P\us les violons soupèrent, et les promenades dans la galerie, dans le
jardin commencèrent, jiar un ciel de printemps doux et parfumé.
Pellisson vint alors auprès du surintendant et lui dit : — Monseigneur a nu cha-
grin?— Un grand, répondit le ministre; faites-vous conter cela par Gourville — Il
faut envoyer les inutiles au feu d'artifice, dit Pellisson à Go\uville , taudis que nous
causerons ici. — Soit, répliqua Gourville, qui dit quatre mots à Vatel. Alors on vit ce
dernier ennnener vers les jardins la majeure partie des nniguels. des dames et des
babillards, tandis que les hommes se promenaient dans la galerie éclairée de trois
cents bougies de cire , au vu de tous les amateurs du feu d'arlitice occupés à courir
le jardin.
Gourville s'approcha de Fouquet; alors, il lui dit : — Monsieur, nous sommes tous
ici. — Tous! dit Fouquet. — Oui, comptez. — Le surintendant se retourna et compta.
Il y avait huit personnes.
Pellisson et Gourville marchaient en se tenant par le bras, comme s'ils causaient de
sujets vagues et légers. Loret et deux officiers les imitaient eu sens inverse. L'abbé
Fouquet se promenait seul. Fouquet avec M. de Chanost marchait aussi comme s'il
eût été absorbé par la conversation de son gendre.
— Messieurs, dit-il, que personne de vous ne lève la tète en marchant et ne pa-
raisse faire attention à moi ; continuez de marcher, nous sonnnes seuls, écoulez-moi.
Un grand silence se fit, troublé seulement par les cris lointains des joyeux convives
qui prenaient place dans les bosquets pour mieux voir les fusées. C'était un bizarre
spectacle que celui de ces hommes marchant comme par groupes, comme occupés
chacun à quelque chose, et pouitaut attentifs à la parole d'un seul d'entre eux, qui,
lui-même, ne semblait parler qu'à son voisin. — Messieurs, dit Fouquet, vous avez
remarqué sans doute que deux de nos amis manquent ce soir à la léunion du mer-
credi... Pour Dieu! l'abbé, ne vousarrètez pas, ce n'est pas nécessiire pour écouter;
marchez , de grâce , avec vos airs de lèle les plus naturels , et comme vous avez la vue
perçante, mettez-vous à la fenêtre ouverte, et si quelqu'un revient vers la galerie,
prévenez-nous en toussant. L'abbé obéit.
— Je n'ai pas remarqué les absens, dit Pellisson . qui, à ce moment, tournait abso-
lument le dos à Fouquet et marchait en sens inverse. — .Moi , dit Loret, je ne vois
pas M. Lyodot qui me fait ma pension. — Et moi, dit l'abbé , à la fenêtre, je ne vois
pas mon cher d'Emery, qui me doit onze cents livres de notre dernier brelan. —
Loret, continua Fouquet en marchant sombre et incliné, vous ne toucherez plus la
pension de Lyodot et vous, l'abbé, vous ne toucherez jamais vos onze cents livres
d'Éinery; car l'un et l'autre vont mourir. — Mourir! s'écria l'assemblée, arrêtée
malgré elle dans son jeu de scène par le mot terrible. — Hemettez-vous , Messieurs,
dit Fouquet, car on nous épie peut-être... J'ai dit : Mourir.
— Mourir! répéta Pellisson, ces honunes que j'ai vus il n'y a pas six jours pleins
de santé, de gaieté, d'avenir. Qu'est-ce donc que l'homme, bon Dieu! pour qu'une
maladie le jette en bas tout d'un coup? — Ce n'est pas la maladie, dit Fouquet. — De
quoi ces Messieurs meurent-ils alors? s'écria un officier. — Demandez à celui qui les
lue, répliqua Fouquet. — On les lue? s'écria le chœur épouvanté —Ou fait mieux
encore : on les pend! nnirmura Fouquet d'une voix sinistre, qui retentit comme un
glas fimèbre dans celte riche galerie, tout élincelanle de tableaux, de fleurs, de ve-
lours et d'or. Involontairement, chacun s'arrêta; l'abbé quitta sa fenêtre; les pre-
mières fusées du feu d'artifice coiumeucaient à monter par-dessus la cime des arbres.
Un long cri parti des jardins appela le surintendant à jouir du coup d'œil. Il s'appro-
W8 LES MOUSQUETAIRES.
cha (l'uue fenêtre et, derrière lui, se placèrent ses amis atteiilifs à ses moindres paroles.
— Messieurs, dit-il, M. Colbert a fait arrêter, juger et fera exéculer à mori mrs
deux amis : que convicnl-il que je fasse? — Mordieu ! dit l'abbé le premier, il faut fiiiro
évenlrer M. Colberl. — Monseigneur, dit Pellisson, il faut parlera Sa Majesté. — Le
roi, mon cher Pellisson, a signé l'ordre d'exécution. — Eh bien, dit le comte de
Chanost, il faut que l'exécution n'ait pas lieu, voilà tout. — Impossible, ditGourville,
à moins que l'on ne corrompe les geôliers. — Ou le gouverneur, ditFouquet. — Cette
nuit, l'on peut faire évader les prisonniers — Qui de vous se charge de la transac-
tion?— Moi , dit l'abbé , je porterai l'argent. — Moi, dit Pellisson, je porterai la pa-
role. — La parole et l'argent , dit Fouquet, cinq cent mille livres au gouverneur de
la Conciergerie, c'est assez : cependant on mettra un million s'il le faut. — Un mil-
lion 1 s'écria l'abbé , mais pour la moitié moins je ferais mettre à sac la moitié do Paris.
— Pas de désordre, dit Pellisson; le gouverneur étant gagné, les deux prisonniers
/l'nadent : une fois hors de cause, ils ameutent les ennemis de Colbert. et prouvent
an roi que sa jeune justice n'est pas infaillible, comme toutes les exagérations. — Allez
donc à Paris, Pellisson, dit Fouquet, et ramenez les deux victimes; demain, nous
verrons. — Laissez-moi vous aider un peu, dit l'abbé. — Silence! dit Fouquet, on
s'approche : ah ! le feu d'artifice est d'un effet magique !
A ce moment, une pluie d'étincelles tomba, ruisselante, dans les branchages du
bois voisin. Pellisson et Gourville sortirent ensemble par la porte de la i;alerie: Fou-
quet descendit au jardin avec les cinq derniers conjurés.
Le feu tiré, la société se dispersa dans les jardins et sous les portiques de marbre,
avec cette molle liberté qui décèle, chez le maître de la maison, tant d'oubli de la
grandeur, tant de courtoise hospitalité, tant de magnifique insouciance. Les poêles
s'égarèrent, bras dessus, bras dessous, dans les bosquets: quelques-uns s'étendirent
sur des lits de mousse, au grand désastre des habits de velours et des frisures , dans
lesquelles s'introduisaient les petites feuilles sèches et les brins de verdure.
Au moment où les convives se livraient avec le plus d'abandon aux douceurs de la
promenade , on vil Gourville venir de l'autre bout du jardin , s'approcher de Fouquet,
qui le couvait des yeux , et , par sa seule présence , le détacher du groupe. Le surin-
tendant conserva sur son visage le rire et tous les caractère? de l'insouciance : mais à
peine hors de vue , il quitta le masque. — Eh bien , dit-il vivement , où est Pellisson?
Pellisson revient de Paris. — A-t-il ramené les prisonniers? — Il n'a pas seulement
pu voir le concierge de la prison. — Quoi 1 n'a-t-il pas dit qu'il venait de ma part?
11 l'a dit ; mais le concierge a fait réiiondre ceci : Si l'on vient de la part de
M. Fouquet, on doit avoir une lettre de M. Fouquet. — Oh ! s'écria celui-ci , s'il ne
s'agit que de lui donner une lettre... lamais , répliqua Pellisson , qui se montra au
coin du petit bois, jamais, monseigneur. . Allez vous-même et parlez en votre nom.
Oui , vous avez raison : je rentre chez moi comme pour travailler ; laissez les che-
vaux attelés, Pellisson. Retenez mes amis, Gourville. — Adieu, dit le surintendant;
venez avec moi , Pellisson. Gourville , je vous recommande mes convives. Et il partit.
Les épicuriens ne s'aperçurent pas que le chef de l'école avait disparu ; les violons
allèrent toute la nuit.
LE VICOMTE DE [BRAGELONNE. 199
UN QUART D HEURE DE RETARD.
Fonquet , linrs de sa maison pour la deuxième fois dans colle joiiriK'e, se sentit moins
lourd et moins troublé qu'on eût pu le croire. Il se tourna vers Peliisson , qui , grave-
ment, méditait dans son coin de carrosse quelque bonne argumentation contre lesem-
porlemens de Colberl. — Mon cher Peliisson , dit alors Fouquet, c'est bien dommage
que vous ne soyez pas une femme. — Je crois que c'est bien heureux, au contraire,
répliqua Peliisson; car enfin, monseigneur, je suis excessivement laid. Il n'y a pas
d'homme plus malheureux que moi : j'étais beau, la petite vérole m'a rendu hideux;
je suis privé d'un grand moyen de séduction; or, je suis votre premier commis ou à
peu près, j'ai affaire de vos intérêts, et si , en ce moment , j'étais une jolie femme, je
vous rendrais un important service. — Lequel? — J'irais trouver le concierge du
Palais , je le séduirais, car c'est un galant homme et un galanlin ; puis j'emmènerais
nos deux prisonniers. — J'espère bien encore le pouvoir moi-même, quoique je ne
sois pas une Julie femme, répliqua Fou(iuet. — D'accord, monseigneur; mais vous
vous compromettez beaucoup.
— Oh I s'écria soudain Fouquet , avec nu de ces transports secrets comme en sou-
lève dans le cœur le sang généreux de la jeunesse ou le souvenir de quelque douce
émotion ; oh I je connais une femme qui fera près du lieutenant gouverneur de la Con-
ciergerie le personnage dont nous avons besoin. — Moi, j'en connais cinquante,
monseigneur, cinquante trompettes qui instruiront l'univers de volrc générosité, de
voire dévouement à vos amis, et par conséquent vous perdront tôt ou tard en se per-
dant. — Je ne parle pas de ces femmes, Peliisson, je parle d'une noble et belle
créature, qui joint à l'esprit de son sexe la valeur et le sang-froid du nôtre; d'une
femme assez discrète pour que nul ne soupçonne par qui elle aura été envoyée. — Un
trésor, dit Peliisson : vous feriez là un fameux cadeau à M. le gouverneur de la Con-
ciergerie. Peste ! monseigneur, on lui couperait la tête , cela peut arriver, mais il au-
rait eu avant de mourir une bonne fortune. — Et j'ajoute , dit Fouquet, que le con-
cierge du Palais n'aurait pas la tête coupée, car il recevrait de moi mes chevaux pour
se sauver, et cinq cent mille livres pour vivre honorablement en Angleterre. Allons
trouver celle femme , Peliisson.
Le surintendant étendit la main vers le cordon de soie et d'or placé à l'intérieur de
son carrosse. Peliisson s'arrêta. — Monseigneur, dit-il, vous allez perdre à chercher
cette femme autant de temps que Colomb en mit à trouver le Nouveau-Monde. Or,
nous n'avons que deux heures à peine pour réussir; le concierge, une fois couché,
comment pénétrer chez lui sans de grands éclats? le jour une fois venu , comment ca-
cher nos démarches? Allez, allez, monseigneur, allez vous-même, et ne cherchez ni
ange ni femme pour cette nuit. — Mais , cher Peliisson , nous voilà devant sa porte.
— Devant la porte de l'ange? — Eh oui, — (Test l'hôtel de madame de Bellières, cela.
— Chut ! — Ah! mon Dieu! s'écria Peliisson. Mais déjà Fouquet avait donné l'ordre
d'arrêter: le carrosse était immobile. — Montez-vous avec moi? — Non, monseigneur,
non. — Mais je ne veux pas que vous m'attendiez, Peliisson, répliqua Fouquet avec
une courloisie sincère. — Raison de plus, monseigneur; sachant que vous me faites
altendre , vous resterez moins longtemps là-haut... Prenez garde ! vous voyez un car-
rosse dans la cour : elle a quelqu'un chez elle ! Peliisson demeura au fond du carrosse,
le sourcil froncé.
200 LES MOUSQUETAIRES.
Fouquet monta chez la marqiiiso, tlil son nom au valet, ce qui excita un pmpre>-
senient et des respecis qui lémoignaienl de l'habitude que la maîtresse de la maison
avait prise de faire respecter et aimer ce nom chez elle. — Monsieur le surintendant !
s'écria la marquise en s'avançant foit pâle au-devant de Fouquet. Quel honneur! quel
imprévu I dit-elle. Puis tout bas. — Prenez garde! ajouta la marquise. Marguerite
Vanel est chez moi! — Madame, répondit Fouquet troublé, je venais pour attaires...
Un seul mot bien pressant. El il enira dans le salon. Jladame Vanel s'était levée plus
pâle, plus livide que l'Envie elle-même. Fouquet lui adressa vainement un salut des
plus charmaus , des plus pacifiques: elle n"\ répondit que par un coup d'œil terrible,
lancé sur la marquise et sur Fouquet. Elle fit une révérence à son amie , une plus
profonde à Fouquet, et prit conjçé , en prétextant un grand nombre de visites à faire,
sans que la marquise, interdite, ni Fouquet, saisi d'inquiétude, eussent songé à la
retenir.
A peine fut-elle partie, que Fouquet , resté seul avec la marquise, se mil à ses ge-
noux, sans dire un mot. — Je vous attendais, répondit la marquise avec un doux sou-
rire. — Oh ! non , dit-il , car vous eussiez renvoyé cette femme. — Elle arrive depuis
un (piart d'heure à peine, et je ne pouvais soupçonner qu'elle dût venir ce soir. —
\ous m'aimez donc un peu , marquise? — Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Monsieur,
mais de vos dangers; oii en sont vos affaires? — Je vais ce soir arracher mes amis aux
prisons du Palais. — Couunent cela? — En achetant, en séduisant le gouverneur. —
Il est de mes amis: puis-je vous aider sans vous nuire? — Oh I marquise, ce serait un
signalé service, mais comment vous employer sans vous compromettre? Or, jamais
ni ma vie, ni ma puissance , ni ma liberté même, ne seront rachetées, s'il faut qu'une
douleur obscurcisse votre front. — Monseigneur, ne me dites plus ces mots qui m'eni-
vrent ; je suis coupable d'avoir voulu vous servir, sans calculer la portée de ma dé-
marche. Je vous aime, en effet, comme une tendre amie, et connue amie je vous
suis reconnaissante de votre délicatesse ; mais, hélas!... hélas! jamais vous ne trou-
verez on moi une maîtresse. — Marquise!... s'écria Fouquet d'une voix désespérée,
|iourquoi ? — Parce que vous êtes trop aimé , dit tout bas la jeune femme , parce que
vous l'êtes de trop de gens... parce que l'éclat de la gloire et de la fortune blesse mes
yeux , tandis que la sombre douleur les attire ; parce qu'entiii moi qui vous ai repoussé
dans vos fislueuses magnificences, moi qui vous ai à peine regardé lorsque vous res-
pleuilissiez, j'ai été, comme une femme égarée, me jeter, pour ainsi dire, dans
vos liras lorsque je vis un malluMU- planer sur votre lète... Vous me comprenez main-
tenant. monseigneur... Uedevcnez lu'iu-eux [lour que je redevienne chaste de cii'ur
et (le pensée : votre infortune me perdrait.
— Oh! Madame, dit Fouquet avec une émulinn (piil n'avait jamais ressentie ,
dussé-je tomber au dernier degré de la misère humaine . j'entendrai de votre boiu'lio
ce mot (pie vous me refusez, et ce jour-là , Madame, vous vous serez abusée dans
\otre noble égoisme; ce jour-là, vous croirez console-- le pins malheureux des hommes,
et vous aurez dit : Je l'aime! an |ilus illustre, au jilus souriant . au plus trionqdiant
(les heureux de ce monde!
il était encore à ses pieds, lui baisant la main . iorsipic i'eilisson entra précipilam-
luent en s'écriant avec hinnenr : — Mnuseigucui! Madame! par grâce, Madame,
veuillez m'cxcuser... Monseigneur, il \ a mie deini-heiire ipie vous êtes ici... Oli ! ne
me regardez pas ainsi tous deux d'un air de reproche... Madame, je vous prie, qui est
celle (lame (|ui est sorlie de chez vous, à rentrée de monseigneur? — Madame Va-
nel, dit Fouquet. — Là , s'écria Pcllissoii, j'en étais sùrl — Eh bien, quoi ! — Eh
i>iiu ! clli! est moulée, tonte pâle, dans son carrosse et chez NL C.olberl! dil PellissiOii
I.K VICOMTE DE BRAGELONNE. 201
d'une voix raiique. — Grand Dieu! parlez! parlez, monseigneur! répondit la mar-
quise en poussant Fouquel hors du salon , tandis que Pellisson l'entraînait par la main.
— En vérité, dit le surintendant, suis-jeun enfant à qui l'on fasse peur d'une ombre?
— Vous êtes un géant , dit la marquise , qu'une vipère cherche à mordre au talon. —
Au Palais! ventre à terre! cria Pellisson au cocher.
Les chevaux partirent comme l'éclair; nu! obstacle ne ralentit leur marche un seul
instant. Seulement , à l'arcade Saint-Jean , lorsqu'ils allaient déboucher sur la place
de Grève, une longue lile de cavaliers, barrant le passage étroit, arrêta le carrosse
du surintendant. Nul moyen de forcer cette barrière : il fallut attendre que les archers
du guet à cheval, car c'étaient eux , fussent passés, avec le chariot massif qu'ils escor-
taient . et qui remontait rapidement vers la place Baudoyer. Fouquet et Pellisson
ne prirent garde à cet événement que pour déplorer la minute de retard qu'ils eurent
à sui)ir. Ils entrèrent chez le concierge du Palais cinq minutes après.
Cet officier se promenait encore dans la première cour. Au nom de Fouquet, pro-
noncé à son oreille par Pellisson, le gouvernein- s'approcha du carrosse avec empres-
sement , et le chapeau à la main, nuiltijilia les révérences. — Quel honneur pour moi,
monseignein-! dit-il. — Un mot, monsieur le gouverneur. Voulez-vous prendre la
peine d'entrer dans mon carrosse? L'officier vint s'asseoir en face de Fouquet dans la
lourde voiture. — Monsieur, dit Fouquet, j'ai un service à vous demander. — Parlez,
monseigneur. — Service compromettant pour vous. Monsieur, mais qui vous assure
à jamais ma protection et mon amitié — Fallùt-il me jeter au feu pour vous , mon-
seigneur, je te ferais. — Bien, dit Fouquet; ce que je vous demande est plus simple.
— Alors, de quoi s'agit-il, monseigneur? — De me conduire aux chambres de
MM. Lyodot et d'Emery. — Monseigneur veut-il m"expli([uer pourquoi? — Je vous
le dirai en leiu' présence , Monsieur, en même temps que je vous donnerai tous les
moyens de pallier cette évasion. — Évasion ! Mais monseigneur ne sait donc pas que
MM. Lyodot et d'Émery ne sont plus ici. — Depuis quand? s'écria Fouquet trem-
blant. — Depuis un quart d'heure. — Où sont-ils donc ? — A Vincennes , au donjon.
— Oui les a tirés d'ici? — Un ordre du roi. — Malheur ! s'écria Fouquet en se frap-
pant le front.
Et sans dire un seul mot de plus au gouverneur, il regagna son carrosse, le déses-
poir dans rame , la mort sur le visage. — Eh bien ? fit Pellisson avec anxiété. — Eh
bien ! nos amis sont perdus ! Colbert les enunène au donjon. Ce sont eux qui nous ont
croisés sous l'arcade Saint-Jean. Pellisson frappé comme d'un coup de foudre , ne ré-
pliqua pas. D'un reproche il eût tué son maître. — Où va monseigneur? demanda le
valet de pie<l. — Chez moi, à Paris; vous, Pellisson, retournez à Saint-Mandé , ra-
menez moi l'abbé Fouquet sous ime heure. Allez!
PLAN DE BATAILLE.
La nuit était déjà avancée quand l'abbé Fouquet arriva près de son frère. Gourville
l'avait accompagné. Ces trois hommes, pâles des événemens futurs, ressemblaient
moins à trois puissans du jour qu'à trois conspiraleurs unis par une même pensée de
violence. Fouquet se promena longtemps l'cvil fixé sur le parquet, les mains froissées
l'une contre l'autre. Enfin prenant sou courage au milieu d'un grand soupir, — L'abbé,
dit-il, vous m'avez parlé aujourd'hui même de cerlaines gens que vous entretenez. —
Oui, Monsieur, répliqua l'abbé. — .\u juste, qui sont ces gens? L'abbé hésitait. —
202 LES MOUSQUETAIRES.
Voyons! pas de craintes, je ne menace pas: pas de forfanterie , je ne plaisante pas.
— Puisque vous demandez la vérité, Monsieur, la voici : j'ai cent vingt amis ou com-
pagnons de plaisir qui sont voués à moi comme les larrons à la potence. — Et vous ne
serez pas compromis? — Je ne figurerai mènn' pas — Et ce sont des gens de résolu-
tion? — Ils brûleront Paris, si je leur promets qu'ils ne seront pas brûlés.
— La chose que je vous demande , l'abbé , dit Fouquet en essuyant la sueur qui
tombait de son visage , c'est de lancer vos cent vingt hommes sur les gens que je dési-
gnerai, à un certain moment donné... est-ce possible? — Ce n'est pas la première fois
que pareille chose leur sera arrivée , Monsieur. — Bien , mais ces bandits allaqueront-
ils... la force armée? — C'est leur habitude. — Alors, rassemblez vos cent vingt
hommes, l'abbé. — Bien ! Où cela? — Sur le chemin de Vincennes, demain, à deux
heures précises. — Pour enlever Lyodol et d'Émery?.. Il y a des coups à gagner.
Avez-vous peur? — Pas pour moi , mais pour vous. — Vos hommes sauront donc ce
qu'ils font? — Ils sont trop inlelligens pour ne pas le deviner. Or, un ministre qui fait
émeute contre son roi... s'expose. — Que vous importe si je paie?.. D'ailleurs, si je
tombe vous tombez avec moi. — Il serait alors plus prudent, Monsieur, de ne pas re-
muer, de laisser le roi prendre cette petite satisfaction.
— Pensez bien à ceci, l'abbé, que Lyodot et d'Émery à Vincennes sont un pré-
lude de ruine pour ma maison. Je le répète , moi arrêté , vous serez emprisonné ; moi
emprisonné, vous serez exilé. — Monsieur, je suis à vos ordres. En avez-vous à me
donner? — Ce que j'ai dit, je veux que demain les deux iinanciers soient arrachés à
la fureur de mes ennemis. Prenez vos mesures en conséquence. Est-ce possible? —
C'est possible. — Indiquez-moi votre plan. — Il est d'une riche simplicité. La garde
ordinaire aux exécutions est de douze archers. — Il y en aura cent demain. — J'y
compte. Je dis plus, il y en aura deux cen!s. — Alors, vous n'avez pas assez de cent
vingt hommes? — Pardonnez-moi Dans toute foule composée de cent mille specta-
teurs, il y a dix mille bandits ou coupeurs de bourse ; seulement ils n'osent pas prendre
l'initiative. Il y aura donc demain sur la place deGrève, que je choisis pour terrain,
di.x mille au.xWiaires à mes cent vingt honmies. L'attaque commencée par ceux-ci, les
autres l'achèveront. — Bien ! mais que fera-t-on des prisonniers sur la place de Grève?
— Voici : on les fera entrer dans une maison (pielconque de la place ; là , il faudra un
siège pour qu'on puisse les enlever... Et, tenez, autre idée, jibis sublime encore :
certaines maisons ont deux issues, l'une sur la place, l'autre sur la rue de la Mortel-
lerie, ou de la Vannerie, ou de la Tixerandcrie. Les prisonniers entrés par l'une sor-
tiront par l'autre. — Mais, dites (]uel()uc chose de positif. — Je chorche — El moi,
s'écria l'ouipiet, je trouve; écoutez bien ce (jui me vient en ce moment. — .l'écoute.
Fouquet lit un signe ù Gourville qui parut comprendre. — Un de mes amis me
prête parfois les clefs d'une maison qu il loue rue Baudoyer, et dniil les jardins s|ia-
cicux s'étendent derrière certaine maison de la place de Grève. — \ oila notre all.iire,
dit l'abbé. Quelle maison ? — Un cabaret assez achalandé , dont l'enseigne représente
l'image de Notre-Dame. — Je le connais , dit l'ahhé. — Ce cabaret a des fenêlies sur
la place. Une sortie sur une coiu'. hKnicllc doit aboutir aux jardins de mon ami par
une porte de communication. — Hmi! — Entrez par le cabaret, faites entrer les pri-
sonniers, défendez la porte pendant que \ous les ferez fuir par h- jardin cl la place
Baudoyer. — C'est vrai. Monsieur, vous feriez un général excellent, comme M. le
Prince. — Avez-vous compris? — Parfaitement. — Combien vou.; fanl-il pour griser
vos bandits avec du vin et les satisfaire a\cc de l'nr? — <>h ! Monsieur, (juelle expros-
.^ionl nh! .Monsieur, s'ils vous entendaient! Quelqui's-uus parmi eux sont très-suscop-
liblcs. — Je veu.x dire qu'on doit les amener l'i ne plus reconnaiire le > ici d'a\cc la
LE VIGOiMTE DE BRAGELONNE. 203
terre, car je lutterai demain contre le roi , et quand je lutte je veux vaincre, entendez-
vous? — Ce sera fait, Monsieur... Douuez-nioi , Monsieur, vos autres idées. — Gela
vous regarde. — Alors, donnez-moi votre bourse. — Gourville, comptez cent mille
livres à l'abbé. — Bon... et ne ménageons rien, n'est-ce pas? — Rien. — \ la bonne
iieure. — Monseigneur, objecta Gourville, si cela est su nous y perdons la tête. —
Eh ! Gourville, répliqua Fouquet, pourpre de colère, vous me faites pitié; parlez
donc pour vous , mon cher. Mais ma tête à moi ne branle pas comme cela sur mes
épaules. Voyons, l'abbé, ne ménagez pas le vin du cabaretier. — Je ne ménagerai ni
son vin, ni sa maison , repartit l'abbé en ricanant. J'ai mon plan , vous dis-je; laissez-
moi me mettre à l'œuvre, et vous verrez. — Et comment seraije informé'? — Par un
courrier, dont le cheval se liemlra dans le jardin même de votre ami. — .\ propos, le
nom de cet ami'?
Fouquet regarda encore Gourville. Celui-ci vint au secours du maître en disant :
la maison est reconnaissable : l'iiriage de Notre-Dame par devant, im jardin, le seul
du quartier, par derrière. — Bon, bon. Je vais prévenir mes soldais. — Accompa-
gnez-le, Gourville, dit Fouquet, et lui comptez l'argent. Un moment... l'abbé...
Quelle tournure donne-t-nn à cet enlèvement? — Une bien naturelle... Monsieur...
L'émeute. — L'émeute à propos de quoi'? Car enfin si jamais le peuple de Paris est
disposé à faire sa cour au roi . c'est quand il fait pendre des financiers. — J'arrange-
rai cela... dit l'abbé. — Oui, mais vous l'arrangerez mal et l'on devinera. — Non pas,
non pas... J'ai encore une idée : mes hommes crieront Colbert, vive Golbert! et se
jetteront sur les prisonniers comme pour les mettre en pièces et les arracher à la po-
tence, supplice trop doux. — Ah! voilà 'une idée, en effet,, dit (iourville. Peste,
monsieur l'abbé, quelle imagination! — Monsieur, on est digne de la famille, riposta
fièrement l'abbé. — Drôle! murnuira Fouquet. Puis il ajouta : — Faites et ne versez
pas de sang. Gourville et l'abbé partirent ensemble fort affairés.
LE CABARET DE l'IMAGE-DE-NOTRE-DAME.
A deux heiH-es le lendemain cinquante mille spectateurs avaient pris position sur la
place autour de deux potences que l'un avait élevées en Grève entre le quai de la
Grève et le quai Pelletier, l'une auprès de l'autre, adossées au parapet de la rivière.
Le matin aussi tous les crieurs jurés de la bonne ville de Paris avaient parcouru les
quartiers de la cité, surtout les balles et les faubourgs, annonçantde leurs voix rauques
et infatigables la grande justice faite par le roi sur deux prévaricateurs , deux larrons,
affameurs du peuple , accapareurs d'argent , dilapidateurs des deniers royaux , con-
cussionnaires et faussaires , qui allaient subir la peine capitale en place de Grève ,
leurs noms affichés sur leurs têtes, disait l'arrêt. Et ce peuple dont on prenait si chau-
dement les intérêts, pour ne pas manquer de respect à son roi , quittait boutique,
étaux, atehers afin d'aller témoigner un peu de reconnaissance à Louis XIV, absolu-
ment comme feraient des invités qui craindraient de faire une impolitesse en ne se
rendant pas chez celui qui les aurait conviés. La curiosité des Parisiens était donc à
son comble. La nouvelle s'était déjà répandue que les prisonniers , transférés au chik-
teau de Vincennes , seraient conduits de cette prison à la place de Grève. Aussi le
faubourg et la rue Saint-Antoine étaient-ils encombrés , car la population de Paris ,
dans ces jours de grande exécution , se divise en deux catégories : ceux qui veulent
20* LES MOUSQUETAIRES.
voir passer les condamnée, cenx-là sont les coeurs timides et doux, mais cnrievix de
philosophie, et ceux qui veulent voirie condannié uiourir, ceux-là sont les cœurs
avides d'émotions.
Ce jour-là M. d'Arlagnan ayant reçu ses dernières instructions du roi et fait ses
adieux à ses amis, et pour le moment le nombre en élail réduit à Plaiicbet, se traça
le plan de sa journée connue doit le faire tout homme occupé et dont les instans sont
comptés parce qu'il apprécie leur importance. — Le départ est , dit-il , fixé au point
du jour, trois heures du matin; j'ai donc quinze heures devant moi. Otons-en les six
heures de sommeil qui me sont indispeiisahles, six; une heure de repas, sept; une
heure de visite à Atlios, huit; deux heures pour l'imprévu. ïolal, dix. Restent donc
cinq heures. Une heure pour toucher, c'est-à-dire pour me faire refuser l'argent chez
M. Fouquet ; une autre pour aller chercher cet arjient chez jM. Colberl et recevoir ses
questions et ses grimaces; une heure pour surveiller mes armes, mes habits et faire
graisser mes boites. Il me reste encore deux heures. Mordioux! que je suis riche!
Pendant ces deux heures, j'irai , dit le mousquetaire , toucher mon quartier de loyer
de rimage-de-Notre-Dame. Ce sera réjouissant. Trois cent soixante-quinze livres!
INIordioux !
En conséquence de celle disposition , d'Artagnan s'en alla donc loul droit chez le
comte de la Fère, auquel modestement et naïvement il raconta une partie de ses
bonnes aventures. Alhos n'était pas sans inquiétude depuis la veille au sujet de cette
visite de d'Artagnan au roi; mais quatre niol.s lui suflirenl comme explications, .\lhos
devina que Louis avait chargé d'Artagnan de quel(]ue mission imporlante et n'essaya
pas même de lui faire avouer le secret. Raoul imitait la réserve paternelle. Mais d'.Ar-
tagnan comprit qu'il était par trop mystérieux de quitter des amis sous un prétexte
sans leur dire même la route qu'on prenait. — J'ai choisi le Mans , dit-il à Atlios. Est-
ce pas un bon pays? — Excellent, mon ami , répliqua le comte, sans lui faire remar-
quer que le Mans était dans la même direction que la Touraine, et qu'eu allendant
deux jours au plus, il pourrait faire roule avec un ami.
— Je partirai demain au pnint du jour, dit-il enlui. Jusque-là, Raoul , veux-tu
venir avec moi'? — Oui, monsieur le chevalier, dit le jeune huuunc, si .M. le comte
n'a pas affaire de moi. — Non, Raoul, j'ai audience aujourd'hui de Monsieur, frère
du roi, voilà tout. Raoul demanda son épée à Grimaud, qui la lui apporta sur-le-
champ. — Alors, ajouta d'Artagnan , ouvrant ses deux bras à Atlios , adieu , cher ami.
Atlios l'embrassa longuement, et le mous(pietaire, (|iii comprit si bien sa discrétion,
lui glissa à l'oicillc : — All'aire d'Etat! Ce à quoi Athos ne répondit (pic par un ser-
rement de main plus sigiiilicatif encore. .Mors ils se séparèieiil. Raoul i>rit le
bras de son vieil ami , qui rcnimena par la rue Saiiit-Hi>noré. — Je te conduis chez le
dieu Flulus, dit d'Artagnan au jeune homme; prépare-loi; lonic iajoiiniée lu verras
empiler des écus.Snis-je changé , mon Dieu!
— Oh ! oh ! Voilà iiien du monde dans la rue, dit Raonl. — b^sl-ce procession, au-
joiinriiui'? demanda d'ArtagiKiu à un llàueur — Monsieur, c'est pendaison, répliipia
le passant. — Comment! pcMidaison'/ lit d'.Vrlagnau . eu Crève'? — Oui, Monsieur.
— Diable soit du maraud qui se fait pendre le jounn'i j'ai besoin d'aller toucher mon
terme de lover! s'écria (r.Vrtagnaii. Raoul, as-lu vu iieiidre? — Jamais, Monsieur...
Dieu merci! — Voilà bien la jeul\e^se. .\ quelle heure pendra -l-oii , Monsieur, s'il
vous plait? — Mon-iiMir. rr|iiil le llàiK'ur axec ilrliTeiiri- , rbannc (pi'il était de lier
conversation avec deux boiimiesd'épee, ce doit être pour lioi> heures. — Oh! iln'est
<prune lieureet demie, allongeons les jambes, iiois arriverons à temps pour toucher
mes trois cent soi.xanle-quiu/c livres et repartir avant l'arrivée du palieul. — Des [la-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 205
tiens, Monsieur, continua le bourgeois , car ils sont deux. — Monsieur, je vous rends
mille grâces , dit d'Art;ignan , qui , en vieillissant , était devenu d'une politesse raf-
finée. Et entraînant Raoul , il se dirigea rapidement vers le quartier de la Grève.
Sans celle grande habitude que le mousquetaire avait de la foule , et ce poignet ir-
résistible auquel se joignait une souplesse peu commune des épaules, ni l'un ni Taulre
des deux voyageurs ne fût arrivé à destination. Ils suivaient le quai, qu'ils avaient
gagné en quittant la rue Saint-Houoré, dans laquelle ils s'étaient engagés après avoir
pris congé d'Atbos. D'Artagiian marchait le premier : son coude, son poignet, son
épaule , formaient trois coins qu"il savait enfoncer avec art dans les groupes pour les
faire éclater et se disjoindre comme des morceaux de bois. Souvent il usait comme
renfort de la poignée en fer de sou épée. Il l'introduisait entre des côtes trop rebelles,
et la faisant jnuer en guise de levier ou de pince , séparait à propos l'époux de l'épouse,
l'oncle du neveu, le frère du frère. Tout cela si naturellement et avec de si gracieux
sourires qu'il eût fallu avoir des côtes de bronze pour ne pas crier merci quand la poi-
gnée faisait son jeu , ou des cœurs de diamant pour ne pas être enchanté quand le sou-
rire s'épanouissait sur les lèvres du mousquetaire Raoul , suivant son ami , ména-
geait les femmes, qui aduiiraient sa beauté , contenait les hommes, qui sentaient la
rigitlilé de ses muscles , et tous deux fendaient, grâce à cette manœuvre, l'onde un
peu compacte et un peu bourbeuse du populaire.
Ils arrivèrent en vtie des deux potences , et Raoul détourna les yeux avec dégoût.
Pour d'.\rlaguan , il ne les vit même pas ; sa maison au pignon dentelé , aux fenêtres
pleines de curieux attirait, absorbait même toute l'attention dont il était capable. Il
distingua dans la place et autour des maisons bon nombre de mousquetaires en congé,
qui, les uns avec des femmes, les autres avec des amis, attendaient l'instant de la
cérémonie. Ce qui le réjouit par-dessus tout, ce fut de voir que le cabaret'er, son lo-
cataire , ne savait auquel entendre. Trois garçons ne pouvaient suffire à servir les
buveurs. Il y en avait dans la boutique, dans les chambres, dans la cour même.
D'Arlagnan fit otiserver celle affluence à Raoul et ajouta : — Le drôle n'aura pas
d'excuse pour ne pas payer sou terme. Vols tous ces buveurs, Raoul, on dirait des
gens de bonne compagnie. Mordioux ! mais on n'a pas de place ici.
Cependant d'Arlagnan réussit à attraper le patron par le coin de son tablier et à
s'en faire reconnaître. — Ah I monsieur le chevalier, dit le cabaretier à moitié fou,
une minute, de grâce ! j'ai ici cent enragés qui mettent ma cave sens dessus dessous.
— La cave , bon, mais non le coffre-fort. — Oh ! Monsieur, vos trenle-sept pistoles et
demie sont là-haut toutes comptées dans ma chambre ; mais il y a dans cette chambre
trente compagnons qui sucent les douves d'un petit baril de porlo que j'ai défoncé ce
matin pour eux... Donnez-moi une minute, rien qu'une minute. — Soit, soit. — Je
m'en vais, dit Raoul bas à d'Artagnan: cette joie est ignoble. — Monsieur, répliqua
sévèremenl d'Arlagnan, vous allez me faire le plaisir de rester ici. Tiens, il y a la
cour là-bas , et un arbre dans cette cour; viens à l'ombre, nous respirerons mieux que
dans cette atmosphère chaude de vins répandus. — Monsieur, dit Raoul , vous ne
pressez pas votre locataire, et tout à l'heure les paliens vont arriver. Il y aura une
telle presse en ce moment que nous ne pourrons plus sortir. — Tu as raison , dit le
mousquetaire. Holà! ho! quelqu'un, mordioux ! Mais il eut beau crier, frapper sur
les débris de la table , qui tombèrent en poussière sous son poing, nul ne vint
D'Artagnan se préparait à aller trouver lui-même le cabaretier, lorsque la porte de
la cour dans laquelle il se trouvait avec Raoul , porte qui cominuniqjiait au jardin
silué deirière, s'ouvrit en criant péuiblemeul sur ses gonds rouilles, et im homme
vêtu eu cavalier sortit de ce jardin l'épée au fourreau , mai.< non à la ceiutiu'e, Ira-
200 LES MOUSQUETAIRES.
versa la cour sans refermer la porte , et ayant jeté un regard nhliqiie sur d'Arfagnan
et sou compagnon , se dirigea vers le cabaret même en promenant partout ses yeux ,
qui semblaient percer les murs et les consciences. — Tiens, se dit d'Arlaguan , mes
locataires conuuuniquent... Ah ! c'est sans doute encore quelque curieux de pendaison.
Au même moment les cris et le vacarme des buveurs cessèrent da)is les chambres su-
périeures. Le silence , en pareille circonstance , surprend comme un redoublement de
i)ruit. D'Artagnan voulut voir quelle était la cause de ce silence subit. Il s'aperçut
alors que cet honmie . en habit de cavalier, venait d'entrer dans la chambre princi-
pale et qu'il haranguait les buveurs, qui tous l'écoutaienl avec une attention minu-
tieuse. Son allocution, d'Artagnan l'eût entendue, peut-être, sans le bruit dominant
des clameurs populaires qui faisait un formidable accompagnement à la harangue de
l'orateur. Mais elle finit bientôt, et tous les gens que contenait le cabaret soi-tirent les
uns après les autres par petits groupes; de telle sorte, cependant, qu'il n'en demeura
que six dans la chambre : l'un de ces six , l'homme à l'épée, prit à part le cabaretier,
l'occupant par des discours plus ou moins sérieux , tandis que les autres allumaient un
grand feu dans l'Aire : chose assez étrange par le beau temps et la chaleur.
—C'est singulier, dit d'Artagnan àRaoul ; mais jeconnais ces figures-là. — Ne trouvez-
vous pas, dit Raoul , que cela sent la fumée ici? — Je trouve plutôt que cela sent la
conspiration, répliqua d'.Artaguan. Il n'avait pas achevé que quatre de ces hommes
étaient descendus dans la cour, et . sans app.irence de mauvais desseins, monlaicnt la
garde aux environs de la porte de communication en lançant par intervalles à d'Arta-
gnan des regards qui signifiaient beaucoup de choses. — Mordioux! dit tout bas d'Ar-
tagnan à Raoul , il y a ici ([uelque chose. Es-tu curieux , toi , Raoul? — C'est selon ,
monsieur le chevalier. — Moi , je suis curieux comme une vieille femme. Viens un peu
sur le devant, nous verrons le coup d'œil de la place. Il y a gros à parier que ce
coup d'œil en vaut la peine. — Mais vous savez, monsieur le chevalier, que je ne
veux pas me faire le spectateur passif et indill'érentde la mort de deux pauvres diables.
—-Et moi, donc! crois-tu que je sois tui sauvage? Nous rentreronsquand Usera temps
de rentrer. — Viens 1
Us s'acheminèrent donc vers le corps de logis, et se placèrent près de la fenêtre,
qui , chose plus étrange encore que le reste, était demeurée inoccupée. Les deux der-
niers buveurs, au lieu de regarder par cette fenêtre , cnirelcnaicnt le feu. En voyant
entrer d'Artagnan et son ami, — Ali!,ib! ilur<'nfort, unuiuiuércnl-ils. L)'.\rtagnan
poussa le coude de Itaoul. — <_1ui, mes braves, du rcnfoi'l , dil-il ; nirdieul voilà un
fameux l'on... Qui vonlez-\ous donc faire cuire?
Les deux hommes poussèrent un éclat de rire jovial, et au lieu de répondre, ajou-
tèrent du boisau foyer. D'Artagnan ne |iouvail se lasscrde les regarder. — Voyons, dit un
des chaidVeurs.on vous aenvoyés pour nous dire le moment, n'est-ce pas? — Sansdoute,
dit il' Artagnan, ([ui voulait savoir à quoi s'en tenir. Ponnjuoi serais-je donc ici, si qc
n était pour cela. — Alors, mutlez-vous à la fenêtre, s'il vous plaît, et oliservez. D'Artagnan
sourit dans sa moustache , lit signe à Raoul , et se mil cpmplaisanuncnl à la fenêtre.
VIVE COLIIKUT !
Celait lui elVraVaut spectacle que celui que préseiilail la Tirèvc en CO moment. Les
lôtes, nivelées par la perspective, s'élendaieul au loin, drues et mouvantes, comme
les épis duns une grande plaine. Uo temps eu temps, un bruit inconnu, une rumeur
LE VICOMTE DR BRAGELONNE. 207
Jointaine , taisait osriilei- les lèles et fiamlioyei' des milliers J"yeux. Parfois il y avait
de grands refoulemens. Tous ces épis se eourbaieTit et devenaient des vagues plus
mouvantes que celles de l'Océan, qui roulaient des extrémités au centre , et allaient
battre, comme des marées, la haie d'archers qui entourait la potence. Alors les
manches des hallebardes s'abaissaient sur la tète ou les épaules des téméraires enva-
hisseurs ; parfois aussi c'était le fer au lieu du bois, et dans ce cas il se faisait un large
cercle vide autour de la garde; espace conquis au-dessus des extrémités qui subis-
saient à leur tour l'oppression de ce refoulement subit qui les repoussait contre les
parapets de la Seine.
Du haut de sa fenêtre, qui dominait toute la place, d'Artagnan vit avec une satis-
faction intérieure que ceiix des mousquetaires el des gardes qui se trouvaient pris dans
la fouie savaient, à coups de poings et de pommeaux d'épée, se faire place. Il remar-
qua même qu'ils avaient réussi , par suite de cet esprit de corps qui double les forces
du soldat, à se réunir en un groupe d'à peu prés cinciuantc hommes; et que, sauf
une douzaine d'égarés qu'il voyait encore rouler cà et là, le noyau était compact et à
la portée de la voix. Mais ce n'étaient pas seulement les mousquetaires et les gardes
qui atliraiont l'attenlion de d'Artagnan. Autour des potences et surtout aux abords de
l'arcade Saint-Jean s'agitait un tourbillon bruyant, brouillon, all'airé; des tigures
hardies, des mines résolues se dessinaient, çà et là, au milieu des tigures niaises et
des mines indifférentes: des signaux s'échangeaient , des mains se touchaient. D'Ar-
tagnan remarqua dans les groupes, et même dans les groupes les plus animés, la li-
gure du cavalier qu il avait vu entier par la porte de communication de son jardin et
qui était monté au premier pour haranguer les buveurs. Cet homme oi'gaiiisait des
escouades et distribuait des ordres. — Mordiouxl s'écria d'Artagnan, je ne me trom-
pais pas, je connais cet houmie, c'est Meniieville. Que diable fait-il ici'/
Un murmure sourd et qui s'accentuait par degrés arrêta sa réUeviou et attira ses
regards dun autre côté. Ce murmure était occasionné par l'arrivée des patiens ; un
fort piquet d'archers les précédait et parut à l'angle de l'arcade. La foule tout entière
se mit à pousser des cris. Tous ces cris formèrent un hurlement immense. D'Artagnan
vit Raoul pâlir, il lui frappa rudement sur l'épaule. Les chauffeurs, à ce grand cri, se
retournèrent et demandèrent où l'on en était. — Les condamnés arrivent, dit d'Arta-
gnan. — Bien, répondirent-ils en avivant la flamme de la cheminée. — D'Artagnan
les regarda avec inquiétude. Les condamnés parurent sur la place. Ils marchaient à
pied, le bourreau devant eux ; cinquante archers se tenaient en haie à leur droite et à
leur gauche. Tous deux étaient vêtus de noir, pâles, mais résolus. Ils regardaient im-
patiemment au-dessus des têtes en se haussant à chaque pas. D'Artagnan remarqua ce
mouvement. — Mordioux ! dit-il , ils sont bien pressés de voir la potence.
Raoul se reculait sans avoir la force cependant de quitter tout à fait la fenéirc. La
terreur, elle aussi , a son attraction. — A mort! à niortl crièrent cinquante mille voi\.
— Oui , à mort ! hurlèrent une centaine de furieux , comme si la grande masse leur
eût donné la ré[)lique. — A la hart! à la barl! cria le grand ensemble; vive le roi!
— Non! noni |)as de potence! cria la majorité, vive Colbert ! — Tiens, murmura
d'Artagnan , c'est drôle, j'aurais cru que c'était M. de Colbert qui les faisait pendre ,
moi. Il y eut en ce moment un refoulement qui arrêta un momeut la marche des con-
damnés. Les gens à mine hardie et résolue qu'avait remarqués d'Artagnan, à force
de se presser, de se pousser, de se hausser, étaient parvenus à toucher presque la haie
d'archers. Le corlége se remit en marche.
Tout à coup , aux cris de Vive Colbert ! ces hommes que d'Artagnan ne perdait pas
de vue se jetèrent sur l'escorte , qui essaya vainement de lutter. Derrière ces hommes
2C8 LES MOUSQUETAIRES.
il y avait la foule. Alors commença au milieu d"uii affreux vacarme un affreuse con-
fusion. Celte fois ce sont mieux que des cris d'attente ou des cris de joie, ce sont des
cris de douleur. En effet les hallebardes frappent, les épées trouent, les mousquets
commencent à tirer. 11 se fit alors un tourbillonnement étrange au milieu desquels
d'Artagnan ne vit plus rien. Puis de ce chaos surgit tout à coup comme une intention
visible, comme une volonté arrêtée. Les condamnés avaient été arrachés des mains
des gardes et on les entraînait vers la maison de l'Image-de-Notre-Dame. Ceux qui les
entraînaient criaient : Vive Colbert ! F^e peuple hésitait, ne sachant s'il devait tomber
sur les archers on sur les agresseurs. Ce qui arrêtait le peuple, c'est que ceux qui
criaient Vive (Zolbert! commençaient à crier en même temps : Pas de hart ! à bas la
potence! au feu ! au feu! brûlons les voleurs! brûlons les affameurs!
Ce cri poussé d'ensemble obtint un succès d'enthousiasme. La populace était ve-
nue pour voir un supplice, et voilà qu'on lui offrait l'occasion d'en faire un elle-
même. C'était ce qui pouvait être le plus agréable à la populace. Aussi se rangea-t-elle
immédiatement du parti des agresseurs contre les archers en criant avec la minorité,
devenue , grâce à elle , majorité des plus compactes : — Oui , oui , au feu . les volem-s !
vive Colbert ! — Mordioux ! s'écria d'Ariagnan , il me semble que cela devient s('rieux.
Un des hommes qui se tenaient près de la cheminée s'approcha de la fenêtre, son i)rau-
don à la main. — Ah ! ah ! dit- il , cela chauffe. Puis , se retournant vers son compa-
gnon , — Voilà le signal ! dit-il. Et soudain il appuya le tison brûlant à une boiserie.
Ce n'était pas une maison tout à fait neuve que le cabaret de l'Image-NoIrc-Dame:
aussi ne se fit-elle pas prier pour prendre feu. En une seconde les ais craquent et la
flamme monte en pétillant. Un hurlement du dehors répond aux cris que poussent les
incendiaires. D'.Arlagnan, qui n'a rien vu parce qu'il regarde sur la place, sent à la
fois la fumée qui l'êtoufie et la flamme qui le grille. — Holà! s'écrie-t-il en se retour-
nant, le feu est-il ici? êtes-vous fous ou enragés, mes maîtres? Les deux hommes le
regardent d'un air étonné. — Eh quoi! demandent-ils à d'Artaguau , n'est-ce pas
chose convenue? — Chose convenue que vous brûlerez ma maison! vocifère d'.\rta-
gnan en arrachant le tison des mains de l'incendiaire et le lui [lorlant an visage. Le
second vent porter secours à son camarade, mais Raoul le saisit, l'enlève et le jelie
par la fenêtre , tandis que d'.Artaguan pousse son compagnon par les degrés. Raoul ,
le premier libre, arrache les lambris, (pi'il jette tout fumans par la chambre. D'ini
coup d'oeil d'Artagnan voit qu'il n'y a plus rien à craindi'e pour l'incendie et court à
la fenêtre. Le désordre est à son comble. (Ju cric à la fois : .\u feu ! au meurtre ! à la
hart! au bûcher! vive Colbert et vive le roi ! Le groupe qui arrache les palicns aux
mains des archers s'est rapproché vers la maison (pii semble b' but vers lecpiel on les
entraîne Mcinieville est à la tête du groupe criant plus haut (|ue persoinie : — Au
feu ! au l'eu! \ive Colbert!
D'.Art.ignau counncnce à conqiremlre. On veut brûler les cnudaumés, et sa maison
est le bûcher ([u'oii leur |)rêp,ii('. — llaltc-là ! crie-t-il l'épée à la luain et nu pied
sur la fenêtre. Menncville, que MiMJe/.-vous? — Monsieur d'Artagnan, s'écrie celni-
ci , passage ! passage ! — Au feu ! au feu, les voleurs! \ive Colbert! crie la foule.
Ces cris exasiièrent d'Artagnan. — Mordioux! dit-il, brûlei' (i> pa\i\ res diables
qui ne sont condamnés ipi'à être pendus, c'est infâme! Cependant devant la |ioite lu
niasse des curieux refoulée contre les tnuraillescsl plus épaisse et ferme la voie. .Meii-
nevllle et ses hommes qui Irainenl les patiens ne sont |ilus (pi'à dix pas de la porte.
Memievillc l'iiit un dernier cil'ort. — Passage! passage! crie-t-il le pistolet au poing.
— Itrùlous ! brûlons! ii''pèlc la foule. — Le feu est à riuinge-NoIre-Dauie. — Urûlons
les voleurs! — Itrùloii'- li's allanieurs dans riMiage-de-NoIrc-D.iliK'.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 209
Celle fois, il n'y a pas de dovite, c'est bien à la maison de d'Artagnan qu'on eu veiil.
D'Arlagnan se rappelle l'ancien cri toujours si eflicnccuient poussé par lui. — A moi !
mousquetaires !... dil-il d'une voix de géant , d'une de ces voix qui dominent le canon.
la mer, la tempête; à moi! mousquclaires !... Et, se pendant parle bras au balcon, il
se laisse tomber au milieu de cette foule qui commence à s'écarter de cette maison
d'où il pleut des hommes. Raoul est à terre aussitôt que lui. Tous deux ont l'épée à la
main. Tout ce qu'il y a de mousquetaires sur la place a entendu ce cri d'appel ; tous
se sont retournés à ce cri et ont reconnu d'Artagnan. — Au capitaine! au capitaine!
crient-ils tous à leur tour. Et la foule s'ouvre devant eux comme devant la proue d'un
vaisseau. En ce moment d'Artagnan et Mennevillc se trouvent face à face. — Pas-
sage ! passage! s'écrie Mennevillc en voyant qu'il n'a plus que le bras à étendre pour
toucher la porte. — On ne passe pas! dit d'Artagnan. — Tiens, dit Menneville, en
lâchant son coup de pistolet presque à bout portant. Mais avant que le rouet n'ait
tourné, d'Artagnan a relevé le bras de Menneville avec la poignée de son épée et lui
a passé la lame au travers du corps. — Je l'avais bien dit de te tenir tranquille, dit
d'Artagnan à Menneville, qui roula à ses pieds.
— Passage 1 passage ! crient les compagnons de Menneville épouvantés d'abord,
mais qui se rassurent bientôt en s'apercevant qu'ils n'ont affaire qu'à deux hommes.
Mais ces deux hommes sont deux géaus à cent bras; l'épée voltige entre leurs nuiins
comme le glaive flamboyant de l'archange. Elle troue avec la pointe, frappe de re-
vers, frappe de taille. Chaque coup renverse son homme. — Pour le roi ! cric d'.Ar-
lagnan à chaque homme qu'il frappe, c'est-à-dire à chaque homme qui tombe. —
— Pour le roi ! répète Raoul. Ce cri devient le mot d'ordre des mou.squelaires, qui .
guidés par lui, rejoignent d'Artagnan. Pendant ce temps les archers se remettent de la
panique qu'ils ont éprouvée, chargent les agresseurs en queue , foulant et abattant
tout ce qu'ils rencontrent. La foule , qui voit reluire lesépées , voler en l'air les gouttes
de sang, fuit et s'écrase elle-même. Enlin, des cris de miséricorde et de désespoir
retentissent, c'est l'adieu des vaincus. Les deux condamnés sont retombés aux mains des
archers. D'Artagnan s'approche d'eux, et les voyant pâles et mourans, — Consolez-
vous, pauvres gens, dit-il , vous ne subirez pas le supplice affreux dont ces misérables
vous menaçaient. Le roi vous a condamnés à être pendus : vous ne serez que pendus.
]| n'y a plus rien à l'Iinage-Nolre-Dame. Le feu a été éteint avec deux tonnes de
vin à défaut d'eau. Les conjurés ont fui par le jardin. Les archers entraînent les
infortunés patiens aux potences. L'aflaire ne fut pas longue à partir de ce moment.
L'exécuteur, peu soucieux d'opérer selon les formes de l'art, se hâte et expédie les
deux malheureux en une minute. Cependant on s'empresse autour de d'Artagnan; on
le félicite, on le caresse. Il essuie son front ruisselant de sueur, son épée ruisse-
lante de sang; et tandis que Raoul détourne les yeux avec compassion, il montre
aux mousquetaires qui l'entourent les potences chargées de leurs tristes fruits. —
Pauvres diables ! dit-il , j'espère qu'ils sont morts en me bénissant, car je leur en ai
sauvé de cruelles. — Oh! tout cela est affreux, murmura Raoul ; parlons , monsieur le
chevalier. — Tu n'es pas blessé? demande d'Artagnan. — Non, merci. — Eh bien !
tu es un brave , niordioux ! C'est la lète du père et le bras de Porthos. Ah 1 s'il avait
été ici , Porthos, tu en aurais vu de belles. Une dernière minute, mon ami , que je
prenne mes trente-sept pisloles et demie , et je suis à loi. La maison est d'un bon pro-
duit, ajouta d'Artagnan en rentrant à l'Image-de-Notrc-Dame; mais décidément, dût-
elle être moins productive, je l'aimerais mieux dans un autre quartier.
T. 1.
210 LES MOUSQUETAIRES.
COMMENT LE DIAMANT DE M. D'ÉMERV PASSA ENTRE LES MAINS
DE D'ARTAGNAN.
Tandis que celte scène bruyanle et ensanglantée se passait sur la Grève , plusieurs
hommes, barricadés derrière la porte de communication du jardin , remettaient leurs
épées au fourreau , aidaient l'un d'eux à monter sur son cheval tout sellé qui atten-
dait dans le jardin, et, comme une volée d'oiseaux effarés, s'enfuyaient dans toutes
les directions, les uns escaladant les murs, les autres se précipitant par les portes avec
toute l'ardeurde la panique. Celui qui monta sur le cheval et qui lui lit sentir l'éperon
avec une telle brutalité que l'animal faillit franchir la muraille , ce cavalier, disons-
nous, traversa la place Baudoyer, passa comme l'éclair devant la foule des rues,
écrasant, culbutant, renversant tout, et dix minutes après arriva aux portes de la
surintendance, plus essoulllé encore que son cheval. L'abbé Fouquet, au bruit reten-
tissant des fers sur le pavé, parut à une fenêtre de la cour, et avant même que le ca-
valier n'eût mis pied à terre : — Eh bien'/ Dauicamp, demanda-t-il. à moitié penché
hors de la fenêtre. — Eh bien! c'est fini! répondit le cavalier. — Fini! cria l'abbé,
alors ils sont sauvés? — Non pas, Monsieur, répliqua le cavalier. Ils sont pendus.
Une porte latérale s'ouvrit soudain, et Fouquet apparut dans la chambre, pâle,
égaré, les lèvres entrouvertes par un cri de douleur et de colère. Il s'arrêta sur le
seuil, écoutant ce qui se disait de la cour à la fenêtre. — Oh! Lyodot et d'Émery !
murmura-t-il le front tout ruisselant de sueur, morts! morts! et moi déshouoi'é.
L'abbé se retourna, et apercevant son frère écrasé , livide : — Allons! allons! dil-il ,
c'est un coup du sort, Mon.sieur: il ne faut pas nous lamenter ainsi. Puisque cela ne
s'est point fait, c'est que Dieu... — Taisez-vous, l'abbé, taisez-vous! cria Fouquet :
vos excuses sont des blasphèmes. Faites monter ici cet homme, et qu'il raconte les
détails de l'horrible événement. L'abbé lit un signe, et une ilcmi-uiinute après on en-
lendit les pus de l'homme dans l'escalier.
En même temps, fiourville apparut derrière Fouquet, pareil à l'ange gardien du
surintendant, appuyant un doiyt sur ses lèvres pour lui enjoindre de s'observer au
milieu des élans mêmes de sa douleur. Le ministre reprit toute la sérénité que les
forces humaines peuvent laisser à la disposition d'un cœur à demi brisé |)ar la douleur.
Daniianq) païut. — Faites voire rap|)orl , dil (iourville. Le messager raconta alors
d'une voix animée les scènes de la place et le terrible dénoùment de l'alVaire.
Fou(iuel , malgré sa puissance sur lui-môme , ne put s'empêcher de laisser échapper
un som'd gémissement. — El cet homme , le |)ropriélaire de la maison , reprit l'abbé ,
comment le nomme-t-on? — Je ne vous le dirai pas, n'ayant pas pu le voir; mon
poste m'avait élé désigné dans le jardin , et je suis resté à mon posie; seulement on
est venu me raconter l'allaire. J'avais ordre, la chose une fois linie, de venir vous an-
noncer en loulc liAle de rpielle façon elle était hnie. Selon l'ordre, je suis parli au
galop ; et nie \oilii. — Très-bien, Monsieur, nous n'avons pas .luIre chose à demander
de vous, dil l'abbé, de plus en idusallcrré ."i mesure qu'approchail le nu)menl d'abor-
drr son frère seul à seul. — <ln vous a payé? demanda tionrvillc. — Un à-coniple,
Mou.>ieur, répondit Hauicanip. ~ Voilà vingt pisloles , allez , Monsieur, et n'oublie/,
pas de toujours défendre, connue celle fois, les véritables intérêts du roi. — "ui,
.MousiciM-, dil riiomme en s'inclinanl el en serrant l'argent dans s.i poche.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 2H
A peine fut-il deliorsque F'ouquet, qui était resté immobile, s'avança d'un pas ra-
pide et se trouva entre l'abbé elGourville. Tous deux ouvrirent en même teni|is la
bouche pour parler. — Pas d'excuses I dit-il, pas de récriminations contre qui (jue
ce soit. Trêve de politique, l'abbé, sortez, je vous prie et que je n'entende plus
parler de vous jusqu'à nouvel ordre; il me semble que nous avons besoin de beau-
coup de silence et de circonspection. Messieurs , pas de représailles, je vous le défends.
— Il n'y a pas d'ordres, grommela l'abbé, qui m'empêche de venger sur un coupable
l'allVont fait à ma famille. — Et moi . s'écria Fouquet de celte voix impérative à la-
quelle on sent qu'il n'y a rien à répondre, si vous avez une pensée, une seule, qui
ne soit pas l'expression absolue de ma volonté, je vous ferai jeter à la Bastille deux
heures après que cette pensée se sera manifestée. Réglez-vous là-dessus , l'abbé. L'abbé
s'inclina en rougissant.
Fouquet fit signe à Gourville de le suivre, et déjà il se dirigeait vers son cabinet ,
lorsque l'huissier annonça d'une voix haute : — M. le chevalier d'Artagnan. —
Qu'est-ce? 6t négligemment Fouquet à Gourville. — Un ex-lieutenant des mousque-
taires de Sa Majesté, répondit Gourville sur le même ton. Fouquet ne prit pas même
la peine de réfléchir et se remit à marcher. — Pardon , monseigneur! dit alors Gour-
ville ; mais je réfléchis, ce brave garçon a quitté le service du roi, et probablement
vient-il toucher un quartier de pension quelconque. — Au diable! dit Fouquet, pour-
quoi prend-il si mal son tcnqjs? — Permettez, monseigneur, que je lui dise un mol
de refus alors; car il est de ma connaissance, et c'est un homme qu'il vaut mieux
dans les circonstances où nous nous trouvons, avoir pour ann' que pour ennemi. —
Répondez tout ce que vous voudrez, dit Fouquet. — Eh mon Dieu ! dit l'abbé plein
de rancune, comme un homme d'église, — répondez qu'il n'y a pas d'argent, — sur-
tout pour les mousquetaires.
Mais l'abbé n'avait pas plutôt lâché ce mot imprudent que la porte entrebAillée
s'ouvrit tout à fait et que d'Artagnan parut. — Eh ! monsieur Fouquet, dit-il, je le
savais bien qu'il n'y avait pas d'argent pour les mousquetaires. Aussi je ne venais
point pour m'en faire donner, mais bien pour m'en faire refuser. C'est fait , merci. Je
vous donne le bonjour et vais en chercher chez M. Colberl. — Et il sortit après un salut
assez leste. — Gourville, dit Fouquet, courez après cet homme et me le ramenez.
Gourville obéit et rejoignit d'Artagnan sur l'escalier. D Artagnan entendant des pas
derrière lui, se retourna et a[ierçul Gourville. — Mordioux ! mon cher Monsieur, dit-
il, ce sont de tristes façons que celles de messieurs vos gens de linances; je viens
chez M. Fouquet pour toucher une somme ordonnancée par Sa Majesté, et l'on m'y
reçoit comme un mendiant qui vient pour demander une aumône, ou comme un tilou
qui vient pour voler une pièce d'argenterie. — Mais vous avez prononcé le nom de
M. Colbert, cher monsieur d'Artagnan ; vous avez dit que vous alliez chez M. Golbertï
— Certainement que j'y vais, ne fût-ce que pour lui demander satisfaction des gens
qui veulent brûler les maisons en criant vive Colbert.
Gourville dressa les oreilles. — Ob! oh ! dit-il , vous faites allusion à ce qui vient de
se passer en Grève. — Oui, certainement. — Et en quoi ce qui vient de se passer
vous imporle-t-il? —Comment! vous me demandez en quoi il m'importe ou il ne
m'importe pas que M. Colbert fasse de ma maison un bûcher'/ — Ainsi votre mai-
son... C'est votre maison qu'on voulait brûler'/ — Pardieu ! — Le cabaret de l'Image
Notre-Dame est à vous? — Depuis huit jours. — Eb ! vous êtes ce brave capitaine,
vous êtes cette vaillante épéequi a dispei'sé ceux qui voulaient brûler les condamnés?
— Mon cher monsieur Gourville, mettez- vous à ma place ; je suis agent de la force
publique et propriétaire. Gomme capitaine, mon devoir est de faire accomplir les
212 LES MOUSQUETAIRES.
ordres du roi, Comme propriétaire, mon intérêt est qu'on ne brûle pas ma maison.
J'ai donc suivi à la fois les lois de l'intérêt el du devoir en renietlunl MM. Lyodot et
d'Éinery entre les mains des archers. — .\insi c'est vous qui avez jeté un homme [>ar
la fenêtre? — C'est moi-même, répliqua modestement d'Artagnan. — C'est vous qui
avez tué Menneville? — J'ai eu ce malheur, fit d'Artagnan , saluant comme un homme
que l'on félicite. — C'est vous enfin qui avez été cause que les deux condamnés ont
été pendus? — Au lieu d'être brûlés, oui, Monsieur, et je m'en fais gloire. J'ai arra-
ché ces pauvres diables à d'eflroyables tortures. Comprenez-vous , mon cher monsieur
Gou'rville, qu'on voulait les brûler vifs? Cela passe toute imagination. — Allez, mon
cher monsieur d'Artagnan , allez, dit Cours ille , voulant épargner à Fouquel la vue
d'un homme qui venait de lui causer une si profonde douleur. — Non pas, dit Fou-
quet qui avait entendu de la porte de l'antichambre; non pas, monsieur d'Artagnan,
venez, au contraire.
D'Artagnan essuya au pommeau de son épée une dernière trace sanglante qui avait
échappé à son investigation et rentra. Alors il se retrouva en face de ces trois hommes
dont les visages portaient trois expressions bien différentes : chez l'abbé celle de la co-
lère, chez Gourville celle de la stupeur, chez Fonquel celle de l'abattement. —
Pardon, monsieur le ministre, dit d'Artagnan, mais mon temps est compté, il faut
que je passe à l'intendance pourm'expliquer avec M. Colbert el toucher mon quartier.
— Mais, Monsieur, dit Fouquet, il y a de l'argent ici.
D'Artagnan étonné regai'da le surintendant. — 11 vous a été répondu légèrement,
Monsieur, je le sais . je l'ai entendu , dit le ministre ; un homme de voire mérite de-
vrait être connu de tout le monde. D'Artagnan s'inclina. — Vous avez une ordon-
nance? ajouta Fouquet. — Oui, Monsieur. — Donnez, je vais vous payer moi-même:
venez. 11 fit un signe à Gourville et à l'abbé , qui demeurèrent dans la chambre où ils
étaient , et emmena d'Artagnan dans son cabinet. Une fois arrivé : — Condiien vous
doit-on. Monsieur'/ — Mais quelque chose comme cinq mille livres, monseigneur. —
Pour votre arriéré de solde? — Pour un quartier. — Un quartier de cinq raille livres!
dit Fouquet attachant sur le mousquetaire un profond regard ; c'est donc vingt mille
livres par an que le roi vous donne? — Oui, monseigneur, c'est vingt mille livres;
trouvez- vous que cela soit trop? — Moi! s'écria Fouquet , et il sourit amèrement. Si je
méconnaissais en hommes, si j'étais un esprit prudent et réfiéchi, si en un mot
j'avais comme certaines gens su arranger ma vie. vous ne recevriez pas vingt mille
livres par an, mais cent mille , et vous ne seriez pas au roi , mais à moi !
D'Artagnan rougit légèrement. 11 y a dans la façon dont se doime l'éloge, dans la
voix du louangeur, dans sou accent affectueux, un poison si doux que le plus fort en
est parfois (Miivré, Le surintendant termina celti; allocution eu ouvrant un tiroir, où
il [irit quatre l'ouleaux qu'il posa devant d'Artagnan. Le (iascon eu écorna un. — De
l'or 1 dit-il. — Cela vous chargera moins , Monsieur. — .Mais alors , Monsieur, cela fait
vingt mille livres. — Sans doute. — Mais on ne m'en doit que cinq. — Je veux vous
épargner la peine de passer quatre fois à la surintendance. — Vous me comblez, Mon-
sieur. — Je fais ce que je dois, monsieiu' le chevalier, et j'espère que vous ne me
garderez pas rancune pour l'accueil de mon frère. C'est un esprit plein d'aigreur et de
ca|)rice. — Monsieur, dit d'Artagnan', croyez i]ue rien ne me fAcherait plus qu'une
excuse de vous. — Aussi ne fcrai-je plus , el me contenlerai-je de vous demander une
grAce. — Oh 1 Monsiinu'.
Foucpict liia de son iloigl un diamant (ri'iivirnu mille pislolcs. — Monsieur, dit-il,
la pierre (|ue voici me fut donnée par un ami il Vnfauce , par un homme à qui vous
ave/, rendu un grand service. La voix de l'ouquel s'altéra sensibb'meul. — Un service!
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 213
moi ! fit le mousquetaire ; j'ai rendu un service à l'un de vos amis? — Vous ne pouvez
l'avoir oublié, Monsieur, car c'est aujourd'hui même. — Et cet ami s'appelait?... —
M. d'Emery. — L'un descondanmés? — Oui, l'une des viclimes. — Eh bien! mon-
sieur d'Artagnan , en faveur du service que vous lui avez rendu , je vous prie d'ac-
cepter ce diamant. Faites cela pour l'amour de moi. — Monsieur... — Acceptez, vous
dis-je. Je suis aujourd'hui dans un jour de deuil, plus tard vous saurez cela peut-être;
aujourd'hui j'ai |)erdu un ami, eh bien! j'essaie d'en retrouver un autre. — Mais,
monsieur Fouquel... — Adieu , monsieur d'Artagnan, adieu, s'écria Fouquet le cœur
gonflé, ou plutôt au revoir. El le ministre sortit de son cabinet, laissant aux mains
du mousquetaire la bague et les vingt mille livres. — Oh! oh ! dit d'Artagnan après
un moment de réflexion sombre, est-ce que je comprendrais? — M^i'dioux ! si je
comprends , voilà un bien galant homme!... Je m'en vais me faire expliquer cela pur
M. Colberl. Et il sortit.
DE LA DIFFÉRENCE NOTABLE QUE D'ARTAGNAN TROUVA ENTRE
M. l'intendant et MONSEIGNEUR LE SURINTENDANT.
M. Colbert demeurait rue Neuve-des-Petits-Champs, dans une maison qui avait
appartenue Beautru. Les jambes de d'Artagnan firent le trajet en un petit quart
d'heure. Lorsqu'il arriva chez le nouveau favori , la cour était pleine d'archers et de
gens de police, qui venaient, soit le féliciter, soit s'excuser, selon qu'il choisirait éloge
ou blâme. Ces gens avaient donc compris qu'il y avait un plaisir à faire à M. Colbert ,
en lui rendant compte de la façon dont son nom avait été prononcé pendant l'échauf-
fourée.
D'Artagnan se produisit juste au moment où le chef du guet faisait son rapport.
D'Artagnan se tint près de la porte, derrière les archers. Cet officier prit Colbert à part,
malgré sa résistance et le froncement de ses gros sourcils. — Au cas, dit-il, où vous
auriez réellement désiré. Monsieur, que le peuple fit justice de deux traîtres, il eût
été sage de nous en avertir, car enfin, Monsieur, malgré notre douleur de vous dé-
plaire ou de contrarier vos vues, nous avions notre consigne à exécuter. — Triple sot!
répliqua Colbert furieu.x, en secouant ses cheveux tassés et noirs comme une cri-
nière, que me racontez-vous là? quoi! j'aurais en, moi, l'idée d'une émeute! êtes-
vous fou ou ivre? — Mais, Monsieur, on a crié : Vive Colbert ! répliqua le chef du
guet fort ému. — Une poignée de conspirateurs... — Non pas, non pas, une masse de
peuple! — Oh ! vraiment, dit Colbert en s'épanouissant ; une masse de peuple criait :
Vive Colbert! Èles-vous bien sur de ce que vous dites, Monsieur?... — II n'y avait
qu'à ouvrir les oreilles, ou plutôt à les fermer, tant les cris étaient terribles. — Et
c'était du peuple , du vrai peuple ? — Certainement , Monsieur ; seulement ce vrai
peuple nous a battus. — Ob ! fort bien , continua Colbert fout à sa pensée. Alors vous
supposez que c'est le peuple seul qui voulait faire brûler les condamnés. — Oh 1 oui ,
Monsieur. — C'est autre chose... Vous avez donc bien résisté? — Nous avons eu trois
hommes étouffés, Monsieur. — Vous n'avez tué personne, au moins? — Monsieur, il
est resté sur le carreau quelques mutins, un, entre autres, qui n'était pas un homme
ordinaire. — Qui? — Un certain Menneville, sur lequel depuis longtemps la police
avait l'œil ouvert. — Menneville! s'écria Colbert; celui qui tua, rue de la Huchelte,
un brave homme qui demandait un poulet gras? — Oui, Monsieur, c'est le même. —
2U LES MOUSQUETAIRES.
Et ce Menneville, criait-il aussi Vive Colberl! lui? — Plus fort que tous les autres,
comme un enragé.
Le front de Colbert devint nuageux et se rida. L'espèce d'auréole ambitieuse qui
éclairail son visage s'éteignit comme le feu des vers luisans qu'on écrase sous l'herbe.
— Que disiez-vous donc, reprit alors l'intendant déçu, que l'initiative venait du
])euple? Menneville était mon ennemi, je l'eusse fait pendre, et il le savait bien ; Men-
neville était à l'abbé Fouquet .. toute l'affaire vient de Fouquel : ne sait-on pas que les
condamnés étaient ses amis d'enfance? — C'est vrai . pensa d'Artagnan , et voilà mes
doutes éclaircis. Je le répète, monsieur Fouquel peut être ce qu'on voudra, mais
c'est un galant homme. — Et, poursuivit Colbert, pensez-vous être sûr que ce Menne-
ville est mort ?
D'Artagnan pensa que le moment était venu de faire son entrée. -- Parfaitement,
Monsieur, répliqua-t-il eu s'avançant tout à coup. — Oh ! c'est vous , Monsieur? dit
Colbert. — En personne, répliqua le mousquetaire avec son Ion délibéré; il paraît
que vous aviez dans Menneville un joli petit ennemi. — Ce n'est pas moi, Monsieur,
qui avais un ennemi, répondit Colbert, c'est le roi. — Double brute 1 pensa d'Arta-
gnan, lu fais de la morgue et de l'hjpocrisie avec moi. Eh bien! répondit-il . je
suis très-heureux d'avoir rendu un si bon office au roi ; voudrez-vous vous charger de
le dire à Sa Majesté, monsieur l'inlendaur? Colberl ouvrit de grands yeux et interro-
gea du regard le chef du guet. — Ah ! c'est bien vrai, dit celui-ci, que ^Monsieur a
été notre sauveur. — Que ne disiez-vous, Monsieur, que vous veniez me raconter cela?
lit Colbert avec envie ; tout s'expliquait , et mieu.x pour vous que poui' tout autre. —
Vous faites erreur, monsieur l'intcudant , je ne venais pas du tout vous raconter cela.
— A (|uoi dois-je l'honneur de voire visite, alors? — Tout sim[»lemenl à ceci : le roi
m'a commandé de venir vous trouver. — Ah! dit Colberl en reprenant sou aplomb,
parce qu'il voyait d'Artagnan tirer un papier de sa poche, c'est pour me demander de
l'argent. — Précisément, Monsieur. —Veuillez attendre, je vous prie. Monsieur:
j'expédie le rapport du guet.
D'Artagnan tourna sur ses talons assez insolemment, et se rcirouvaul en facedeCol-
bert après ce premier tour, il le salua , puis opérant une seconde évolution , il se di-
rigea vers la porte d'un bon pas. Colbert fut frappé de cette vigoureuse résistance À
laquelle il n'était pas accoutumé. D'ordinaire, les gens d'épée, lorsqu'ils venaient chez
lui, avaient un tel besoin d'argent que, leurs pieds eussent-ils dû prendre racine dans
le marbre, leur patience ne s'épuisait pas. Colbert pensa que mieux valait secouer
toute arrogance et ra[)peler d'Artagnan. — Hé! monsieur d'Arla^Miau , cria Colbert,
quoi, vous me quittez ainsi'/
D'Artagnan se retourna. — Po\n'quoi non? dit-il tranquilleuieut; nous n'avons plus
rien à nous dire, n'est ce pas? — Vous avez au moins de l'argent à loucher, puisque
vous avez une ordonuance — Inulib;, mou cher monsieur Colbert, dit dWrIagnan,
qui jouissait intérieurement du désarroi mis dans les idées du Colbert; ce bon est
l„iy,'.. — Payé! par qui donc? — Mais parle surintendant.
Colberl pàlil. — Expliquez-vous alors, dit-il d'ime \oix étranglée; si vous êtes payé,
pounpioi tue montrer ce papier? — Suite de la ciuisigne dont vous parliez si ingénieu-
sement tout à l'heure, cher monsieur Colbert : le roi m'avail dit de loucher un qunr-
licr de la pension qu'il veut bien me laiic... — Chez moi?.,, dit Colbert. — Pas pré-
cisément. Le roi m'a dit : .Mlez chez M. Fou(]nel: le surinlendaiit n'aura peut-être
pas d'argent, alors vous irez chez M. Colberl. — l'".l.., il y avait de l'aigcut chez le
surintendant? — Mais. dmI, jnis mal d'argent , répliqua d'Artagnan... il faut le croiro,
puisque M. Fouquel, au lieu ilr me imyer un (juarticr do ciii(| mille livros... — Un
I.E VICOMTE DE BRAGELONNE. i\:j
qiiailier de cinq mille livres! s'écria Colberl, saisi comme l'avait été Fouquet de l'aiii-
IJJcur d'une somme d(>sliiiée à payer le service d'un soldat; cela ferait donc vingt mille
livres de pension? -Juste, monsieur CoUiert; peste! vous comptez comme feu Py-
thagore; oui , vintrl mille livres.
— Dix fois les appointemens d'un intendant des finances; je vous en fais mon com-
pliment, ditColbert avec un venimeux sourire. — Oh! dit d'Arlagnan, le roi s'est
excusé de medonnersi peu : aussi ra'a-t-il fait promesse de réparer cela plustard , quand
il serait riche : mais j'achève . étant fort pressé... — Oui , et mal^rré l'attenle du roi , le
surintendant vous apayé? — Oui, c'est ceque vous eussiez fait, vous; et encore , en-
core... il a fait mieux que cela, cher monsieur Coiberl. — Et qu'a-t-il fait? — Il m'a
poliment compté la totalité de la somme , en disant que pour le roi les caisses étaient
toujours pleines. — La totalité de la somme! M. Fouquet vous a complé vingt mille
livres au lieu de cinq mille? — Oui, Monsieur. — Et pourquoi cela'/ — Atîn de m'é-
pargner trois visites à la caisse de la surintendance.
— Monsieur, dit Colhert, ce que M. le surintendant a fait là, il n'avait pas le droit
de le faire. — Comment diles-vous? répliqua d'Arlagnan — Je disque votre borde-
leau. . Voulez-vous me le montrer, s'il vous plail. votre bordereau? — Très- volontiers;
le voici. Coiberl saisit le papier avec un empressement que le mousquetaire ne remar-
qua pas sans inquiétude et surtout sans un certain regret de l'avoir livré. — Eh bien!
Monsieur, ditColbert, l'ordonnance royale porte ceci : « A vue, j'enlendsqu'il soit payé
à M. d'Artagnan la somme de cinq mille livres, formant un quartier de la pension
que je lui ai fxhe. )•> — C'est écrit, en effet, dit d'Artagnan affectant le calme. — Eh bien !
le roi ne vous devait que cinq mille livres; pourquoi vous en a-t-on donné plus? —
Parce qu'on avait plus, et qu'on voulait me donner plus; cela ne regarde personne.
— Il est naturel, dit Colbert avec une orgueilleuse aisance, que vous ignoriez les
usages de la comj)tabilité ; mais, Monsieur, quand vous avez mille livres à payer, que
faites-vous? — Je n'ai jamais mille livres à payer, répliqua d'Arlagnan. - Encore. ..
s'écria Colbert irrité, encore, si vous aviez un paiement à faire, ne paieriez-vous que
ce que vous devez. — Cela ne prouve qu'une chose, dit d'Arlagnan; c'est que vous
avez vos habitudes particulières en complabilité, tandis que M. Fouquet a les siennes.
— Les miennes. Monsieur, sont les bonnes. — Je ne dis pas non. — Ainsi donc,
Monsieur, irons avez reçu ce qu'on ne vous dcvail pas.
L'œil de d'Arlagnan jeta un éclair. — Ce qu'on ne me devait pas encore, voulez-
vous dire, monsieur Coiberl. — C'est donc quinze mille livres que vous devez à la
caisse, dit l'intendant, emporté par sa jalouse ardeur. — Alors \ous me ferez crédit,
répliqua d'Arlagnan avec son imperceptible ironie. — Pas du lout, Monsieur. —
Bon! comment cela?... Vous me reprendrez mes trois rouleau.v, vous? — Vous les
restituerez à ma caisse. — Moi? Ah! monsieur (2olberl , n'y comptez pas — Le
roi a besoin de son argent, Monsieur. — Et moi. Monsieur, j'ai besoin de l'argent
du roi. — Soit; mais vous restituerez. — Pas le moinsdu monde. J'ai toujours entendu
dire qu'en matière de complabilité, comme vous dites, un bon caissier ne rend et ne
reprend jamais.
— Alors, Monsieur, nous verrons ce que dira le roi, à qui je monirerai ce borde-
reau, qui prouve que M. Fouquet non-seulement paie ce qu'il ne doit pas, mais
même ne garde pas quitlance de ce qu'il paie. — Ah! je comprends, s'écria d'Arta-
gnan , pourquoi vous m'avez pris ce papier, monsieur Colbert !
Colbert ne saisit pas tout ce qu'il y avait de menace dans son nom prononcé d'une
certaine façon. — Vous en verrez l'ulilité plus tard, répliqua-i-il en élevant l'ordon-
nance dans ses doigts. — Oh ! s'écria d'Arlagnan en attra|iaiil le p.ipier par un geste
5lfi LES MOUSQUETAIRES.
rapide, je le romprends parfaitement, monsieur Colbert, et je n'ai pas besoin d'at-
tendre pour cela.
Et il serra dans sa poche le papier qu'il venait de saisir au vol. — Monsieur, mon-
sieur! s'écria Colbert... cette violence. — Allons donc! est-ce qu'il faut faire atten-
tion aux manières d'un soldat! répondit le mousquetaire, recevez mes baise-mains,
cher monsieur Colbert! Et il sortit en riant au nez du futur ministre. — Cet homme-
là va m'adorer, murmura-l-il; c'est bien donnnage qu'il me faille lui fausser com-
pagnie.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
217
VOYAr.E.
"arïagnan, le lendemain matin, sans éveiller personne ,
mit son porte-manteau sous son bras, descendit l'es-
calier de la maison de Planchet sans faire crier une
marche , sans troubler un seul des ronfleniens sonores
étages du grenier à la cave ; puis, ayant sellé son cheval ,
refermé l'écurie et la boutique, il partit au pas pour son
expédition de Bretagne.
C'était la cinquantième fois peul-éire , depuis le jour
où nous avons ouvert cette histoire, ipie cet honune au
creur de bronze et aux muscles d'acier avait quitté
maisonjet ami , tout enlin , pour aller chercher la fortune et la mort. L'une , c'est-
à-dire la mort, avait constaimnent reculé devant lui comme si elle en eût eu peur;
l'autre , c'est-à-dire la fortune , depuis unmois seulement avait fait réellement alliance
avec lui.
Les réflexions profondes que lui suggérait l'étrangeté de sa position à l'égard de
M. Fouquet étaient les seuls empèchemens (|ui pussent retarder l'allure de d'Arta-
gnaii Or, ces réflexions une fois faites, il pressa le pas de sa monture. Maisi si par-
fait que fût le cheval Zéphyr, il ne pouvait aller toujours. Le lendemain du départ de
Paris, il fut laissé à Chartres chez un vieil ami que d'Artagnan s'était fait d'un hôlelier
de la ville. Puis, à partir de ce moment, le mousquetaire voyagea sur des chevaux de
poste. Grâce à ce mode de locomotion, il traversa donc rapidement l'espace qui sépare
Chartres de Chàleaubriant.
Dans celte dernière ville , encore assez éloignée des côles pour que nul ne devinât
que d'Artagnan allait gagner la mer, assez éloignée de Paris pour que nul ne soup-
çonnât qu'il eu venait , le messager de Sa Majesté Louis XIV quitta lu poste et acheta
un bidet de la plus pauvre apparence, une de ces montures que jamais oflicier de
cavalerie ne se permettrait de choisir, de peur d'être déshonoré.
Sauf le pelage, cette nouvelle acquisition ra|ipelait fort à d'Artagnan ce fameux
cheval orange avec lequel ou plutôt sur lequel il avait fait son entrée dans le monde.
Il est vrai dédire que, du moment où il avait enfourché celte nouvelle moulure, ce
n'était plus d'Artagnan qui voyageait , c'était un bonhomme vêtu d'un justaucorps
gris de fer, d'un haut-de-chausses marron , tenant le milieu entre le prélre et le laïque ;
ce qui, surtout, le rapprochait de l'hounne d'égbse, c'est que d'Artagnan avait
mis sur son crâne une calotte de velours râpé, et par-dessus la calotte un grand
chapeau noir; plus d'épée, un bâton pendu par une corde à son avant-bras, mais
auquel il se promettait, comme auxiliaire inattendu, de joindre, à l'occasion, une
bonne dague de dix pouces cachée sous son manteau. Le bidet acheté à Châteaubriant
218 LES MOUSQUETAIRES.
complôlail la différence. Il s'appelait, ou plutôt d'Arlagnan l'avait appelé Furet. — Si
de Zéphyr j'ai fait Furet, dit d'Artagnan , il faut faire de mon nom un diminutif
quelconque. Donc , au lieu de d'Artagnan , je serai Agnan tout court: c'est une con-
cession que je dois naturellement à mon habit gris , à mou chapeau rond et à ma
calotte râpée.
M. Agnan voyagea donc sans secousse exagérée sur Furet, qui trottait l'amble
comme un véritable cheval déluré, et qui, tout en trottant l'amble, faisait gaillarde-
ment ses douze lieues par jour, grâce à quatre jambes sèches comme des fuseaux,
dont l'art exei'cé de d'Artagnan avait apprécié l'aplomb et la sûreté sous l'épaisse four-
rure qui les cachait. Chemin faisant, le voyageur prenait des notes, étudiait le pays
sévère et froid qu'il traversait, tout en cherchant le prétexte le plus plausible d'aller-
à Belle-I?le-en-mer et de tout voir sans éveiller le soupçon. De cette façon , il put se
convaincre de l'importance que prenait l'événement à mesure qu'il s'en approchait.
Dans cette contrée reculée, dans cet ancien duché de Bretagne qui n'était pas français
à celte époque, et qui ne l'eçt guère encore aujourd'hui , les peuples ne connaissaient
pas le roi de France. Non-seulement ils ne le connaissaient pas, mais même ne vou-
laient pas le connaître. Leurs anciens ducs ne gouvernaient plus, mais c'était un vide,
rien de plus A la place du duc souverain , les seigneurs de paroisse régnaient sans
limite. Et au-dessus de ces seigneurs . Dieu , qui n'a jamais été oublié en Bretagne.
Parmi ces suzerains de châteaux et de clochers, le plus puissant, le plus riche et
surtout le plus populaire, c'était M. Fouquet , seigneur de Belle-Isle. Même dans le
pays, même en vue de celte île mystérieuse , les légendes et les traditions consacraient
ses merveilles. Tout le monde n'y pénétrait pas; l'île, d'une étendue de six lieues de
long sur six de large, était une propriété seigneuriale que longtemps le peuple avait
respectée, couverte qu'elle était du nom de Retz , si fort redouté dans la contrée. Peu
a|ii'ès l'érection de cette seigneurie en manpjisat par Charles IX. Belle-Isle était pas-
sée à M. Fouquet. La célébrité de l'Ile ne dalait pas d'hier; son nom, ou plutôt sa
qualification, remontait à la plus haute antiquité; les anciens l'appelaient Kalonèse,
de deux mots grecs qui signifient belle île. .\insi, à dix-huit cents ans de dislance,
elle avait dans un autre idiome porté le même nom qu'elle portail encore. C'était donc
quelipie chose en soi que celte propriété de M. le surintendant, outre sa position à
six lieues des côtes de France , position qui la fait souveraine dans sa solitude mari-
time, comme un majestueux navire qui dédaignerait les rades, et qui jetterai! lière-
mont ses ancres au beau milieu de l'Océan
D'.\rtagnan apprit tout cela sans paraître le moins du uumuIc étonné : il apprit aussi
que le meilleur moyen de prendre langue était de passera la Roche-Bernard, ville
assez imporlante sur l'embouchure de la Vilaine Peut-iMrelà pourrait-il s'embarquer.
Sinon, traversant les marais salins, il se rendrait à Guérande on au Croisic poin-
attendre l'occasion de passer à Belle-Isle. Il s'apprêta donc ;'i souper d'une sarcelle et
d'un tourteau dans un hôtel de la Roche-Bernard . et lit lirer di- la cave . pour arroser
ces deux n)ets bretons, un cidre qu'au seul Icmk bci' du bnnl ileslèxresil l'ccmunit
pour être inliniuicnl jiKis breton encore
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 219
D'ARTAGNAN COMMENCE SES INVESTIGATIONS.
Au point du jour, d'Arlaguan sella lui-mèmo Furol, qui avait fait bombanco toute
la nuit et dévoré à lui seul les restes de provisions de ses deux compagnons. ~ Le
mousquetaire prit tous ses rensei^nemens de l'hôle , qu'il trouva fin , défiatrt et dévoué
corps et âme à M. Fouquet. Il en résulta que pour ne donner aucun soupron h cet
homme, il lui conta la fable d'un achat probable de quelques salines. S'emlKu-quer
pour Belle-Isie à Roche-Bernard , c'eût été s'exposer à des commentaires que peut-être
on avait déjà faits et qu'on allait porter au château. Le mousquetaire se fit donc ren-
seigner sur les salines et prit le chemin des marais, laissant la mer à sa droite et péné-
trant dans cette plaine vaste cl désolée qui ressemble à une mer do boue , dont eà et là
quelques crêtes de sel argentent les ondulations. Furet marchait à merveille avec ses
petits pieds nerveux, sur les chaussées larges d'un pied qui divisent les salines. D'Ar-
tagnan , rassuré sur les conséquences d'une chute qui aboutirait à un bain froid , le lais-
sait faire, se contentant , lui, de regarder h l'horizon les trois rochers aigus qui sor-
taient pareils à des fers de lance du sein de la plaine sans verdure. Pirial , le bourg de
Balz et le Croisic, semblables les uns aux autres, attiraient et suspendaient son atten-
tion. Si le voyageur se retournait pour mieux s'orienter, il voyait de l'autre côté un
horizon de trois autres clochers, Guérande, le Poulighen , Saint-Joachim , qui, dans
leur circonférence, lui figuraient un jeu de quilles, dont Furet et lui n'étaient que la
boule vagabonde. Pirial était le premier petit port sur sa droite. Il s'y rendit , le nom
des principaux sauniers à la bouche.
Au moment où il visita le petit port de Pirial , cinq gros chalands chargés de pierres
s'en éloignèrent. Il parut étrange à d'Artagnan que des pierres partissent d'un pays où
l'on n'en trouve pas. Il eut recours à toute l'aménilé de M. Agnan pour demander aux
gens du port la cause de celte singularité. Un vieux pêcheur répondit à M. Agnan que
les pierres ne venaient pas de Pirial, ni des marais, bien entendu. — D'où vieuiient-
elles alors? demanda le mousquetaire. — ^Monsieur, elles viennent de Nantes ol de
Pairabœuf. — Où donc vont-elles? — Monsieur, à Belle-Isle. — Ah! ah ! fit d'Arta-
gnan. On travaille donc , à Belle-Isle"? — Mais oui-dà! Monsieur. Tous les ans,
M. Fouquet fait réparer les murs du château. — Il est en ruines donc? — Il est vieux.
— Fort bien.
Un regard de d'Artagnan , regard vif et perçant comme une lame d'épée , ne trouva
dans le cœur du vieillard que la confiance naïve, sur ses traits que la satisfaction et
l'indifférence. Il disait M. Fouquet veut cela comme il eût dit : Dieu l'a voulu ! D'Ar-
tagnan s'était encore trop avancé à cet endroit; d'ailleurs, les chalands partis, il ne
restait à Pirial qu'une seule barque, celle du vieillard , et elle ne semblait pas disposée
à I éprendre la mer sans beaucoup de préparatifs. Aussi, d'Artagnan caressa-l-il Furet,
qui, pour nouvelle preuve de son charmant caractère, se remit en marche les pieds
dans les salines et le nez au vent très-sec qui courbe les ajoncs et les maigres bruyères
de ce pays. Il arriva vers cinq heures au Croisic. Si d'Artagnan eût été poëte , c'était
un beau spectacle que celui de ces immenses grèves, d'une lieue et plus, que couvre
la mer aux marées, et qui , au refiux , apparaissent grisâtres , désolées, jonchées de
polypes et d'algues mortes avec leurs galets épars et blancs, comme des ossemens
dans un vaste cimetière. D'Artagnan trouva le ciel bleu , la bise embaumée de parfums
220 LES MOUSQUETAIRES.
salins et se dit : — Je m'embarquerai à la première marée, fùl-cc sur une coque
de noix.
Au Croisic, comme à Pirial, il avait remarqué des tas énormes de pierres alignées
sur la grève. Ces murailles gigantesques, démolies à chaque marée par les transports
qu'on opérait pour Belle-Isie , furent aux yeux du mousquetaire la suite et la preuve
de ce qu'il avait si bien deviné à Pirial. Était-ce un mur que M. Fouquel reconstrui-
sait? était-ce une forlitîcalion qu'il édifiait? Pour le savoir, il fallait le voir. D'Arla-
gnan mit Furet à l'écurie, soupa, se coucha, et le lendemain, au jour, il se prome-
nait sur le port ou mieux sur les galets. Le Croisic a \m port de cinquante pieds, il a
une vigie qui ressemble à une énorme brioche élevée sur un plat. C'est ainsi aujour-
d'hui, c'était ainsi il y a cent quaire-vingis ans, seulement la brioche était moins grosse
et l'on ne voyait probablement pas autour de la brioche les treillages de lattes qui en
font l'ornement et que l'édilité de cette pauvre et pieuse bourgade a plantés conune
garde-fous, le long des allées en limaçon qui aboutissent à la petite terrasse.
Sur les galets, trois à qualre pécheurs causaient sardines et chevrettes. M. Agnan,
l'œil animé d'une bonne grosse gaieté , le sourire aux lèvres, s'approcha des pécheurs.
— Pèche-t-on aujourd'hui'.' dit-il. — Oui, Monsieur, dit l'un d'eux, et nous attendons
la marée. — Où pèchez-vous , mes amis? — Sur les côles. Monsieur. — Quelles sont
les bonnes côles? — Ah ! c'est selon, le tour des îles, par exemple. — Mais c'est loin,
les lies. — Pas trop. Qualre lieues. — Quatre lieues! C'est un voyage!... Le pê-
cheur se mita rire au nez de M. Agnan. — Écoulez donc, reprit celui-ci, avec sa
na'ive bêtise, à qualre lieues on perd de vue la côle, n'est-ce pas'!* — Mais... pas tou-
jours. — Enfin... c'est loin... trop loin même; sans quoi, je vous eusse demandé de
me prendre à bord et de me monirer ce que je n'ai jamais vu. — Quoi donc? — Un
poisson de mer vivant. — Monsieur est de province? dit un pécheur. — Oui, je suis
de Paris.
Le Brelon haussa les épaules: puis, — Avcz-vous vu M. Fouquet à Paris? de-
mauda-l-il. — Souvent, répondit Agnan. — SouvenI? firent les pécheurs, en resser-
rant leur cercle autour du Parisien... Vous le connaissez? — Un peu; il est ami in-
time de mon mailre. — Ah! firent les pêcheurs. — El, ajouta d'Arlagnan , j'ai vu
tous ses chàleaux de Saint-Mandé, de Vaux et son hôlel de Paris. — C'est beau? —
Su|)erbe. — Ce n'est pas si beau que Belle-lsle, dil un pécheur. — Bah! réjiliqua
M. .Vgnan en éclatant d'un rire assez dédaigneux, qui courrouça tous les assislaus. —
On voit bien que vous n'avez pas vu Belle-lsle. répliqua le pécheur le plus curieux.
Savez-vous que cela fait six lieues el qu'il y a des arbres que l'on n'en voit [las de pa-
reils à Nanles sur le fossé'/ — Des arbres, en mer! s'écria d'Arlagnan, je voudrais bien
voiriela! — C'est facile , nous péchons à l'île de Hoedic, venez avec nous. Ite cet
endroit , vous verrez les arbres noirs de Belle-lsle sur le ciel; vous verrez la ligne
blanche du chàleau, qui coupe comme une lame l'horizon île la nier. — (Mi ! lil d'.\r-
laguan, ce doit être beau. Mais il y a cent ilocbers au chàleau de M. Fouquel , à
Vaux, savez-vous?
Le Brelon leva la tète avec une admiralion profonde, mais ne fut [las convaincu. —
Cent clochers! dit-il; c'est égal, Belle-lsle esl plus beau. \'oulez-vous voir Belle-lsle?
— Esl-ce que c'est possible? demanda M. Agnan. — Oui , avec la permission du gou-
verneur. — Mais, je ne le connais pas, moi, ce gouverneur. — l'uisque vous con-
naissez M. l'ouquel , vous direz voire nom. — Oh ! mes amis, je ne suis pas uii gcn-
lilliiimme, moi! — Tout le momie entre à Itelle-lsle . conlinua le pécheur dans .«a
langue forle et pure; pourvu (pion ne veuille |tas de mal à lîelle-lsle ni a son
seigneur.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 221
Un frisson léi:er parcournl le corps du mousquelaire. — C'est vrai, pensa-f-il. Puis
se reprenant, si j'étais sur, dil-il, de ne pas souffrir du mal de mer. — Là-dessus, fit
le pêcheur, en montrant avec orgueil sa jolie barque au ventre rond. — Allons 1 vous
me persuadez, s'écria M. Agnan : j'irai voir Belle-lsle, mais de loin , car on ne me
laissera pas entrer. — Nousentrons bien, nous. — Vous! pourquoi? — Mais dame!...
pour vendre du poisson aux corsaires. — Hé !... des corsaires, que dites-vous? — Jo
dis que ^ï. Fouquel fait construire deux corsaii'cs pour la chasse aux Hollandais ou
aux Anglais, et que nous vendons du poisson aux équipages de ces petits navires. —
Tiens!... tiens !... se dit d'Artagnan , de mieux en mieux, des bastions et des corsaires!...
Allons, M. Fouquet n'est pas un médiocre ennemi , comme je l'avais présunié. Il vaut
la peine qu'on se remue pour le voir de près. — Nous partons à cinq lieures et demie ,
ajouta gravement le pécheur. — Je suis tout à vous, je ne vous quitte pas.
En effet. d'Artagnan vit les pécheurs haler avec un tourniquet leurs barques jus-
qu'à^ flot : la mer monta, M. Agnan se laissa hisser jusqu'à bord, non sans jouer la
frayeur et piéter à rire aux petits mousses qui le surveillaient de leurs grands yeu.x
intelligens. 11 se coucha sur une voile phée en quatre, laissa l'appareillage se faire,
et la barque , avec sa grande voile carrée, prit le large en deux heures de temps. Les
pécheurs, qui faisaient leur étal tout en marchant, ne s'aperçurent pas q\ie leur pas-
sager n'avait point pâli, point gémi , point souffert; que, malgré l'horrible tangage
et le roulis brutal de la barque à laquelle nulle main n'imprimait la direction, le pas-
sager novice avait conservé sa présence d'esprit et son appétit. Ils péchaient, et la
pèche était assez heureuse. D'Artagnan leur portait bonheur; ils le lui dirent. Le
soldat trouva la besogne si réjouissante q\i'il mit la main à Tn^uvre , c'est-à-dire aux
lignes, et poussa des rugisscmens de joie et des mordioux à étonner ses mousquetaires
eux-mêmes, chaque fois qu'ime secousse imprimée à la ligne, par une proie con-
quise, venait déchirer les nmscles de son bras et solliciter l'emploi de ses forces et de
son adresse. La partie de plaisir lui avait fait oublier la mission diplomatique. Il en
était à lutter contre un effroyable congre, à se cramponner au bordage d'une main
pour attirer de l'autre la hure béante de son antagoniste, lorsque le patron lui dit :
— Prenez garde qu'on ne nous voie de Belle-lsle.
Ces mots firent l'effet à d'Artagnan du premier boulet qui siffle en un jour de ba-
taille : il lâcha le fil et le congre . qui , l'un tirant l'autre , s'en retournèrent à vau-l'eau.
D'Artagnan venait d'apercevoir à une demi-lieue au plus la silhouette bleuâtre et ac-
centuée des rochers de Belle-lsle, dominée par la ligne blanche et majestueuse du
château. Au loin, la terre, avec des forêts et des plaines verdoyantes: dans les her-
bages des bestiaux. Le soleil , parvenu au quart du ciel , lançait des rayons d'or sur la
mer et faisait voltiger une poussière resplendissante autour de celte île enchantée. On
n'en voyait, grâce à cette lumière éblouissanle , que les points aplanis; toute ombre
tranchait durement et zébrait d'une bande de ténèbres le drap hnnineux de la prairie
ou des murailles. — Eh ! eh ! fit d'.\rtagnan à l'aspect de ces masses de roches noires,
voilà, ce me semble, des fortificafions qui n'ont besoin d'aucun ingénieur pour in-
quiéter im débarquement. Par où diable peut-on descendre sur cette (erre que Dieu a
défendue si complaisamment? — Par ici, répliqua le patron de la barque , en chan-
geant la voile et en imprimant au gouvernail une secousse qui mena l'esquif dans la
direction d'un joli petit port tout coquet , tout rond et tout crénelé à neuf. — Que diable
vois-je là? dit d'.\rtagnan. — Vous voyez Locmaria, répliqua le pêcheur. — Mais là-
bas? — C'est Bangos. — Et plus loin? — Saujen.... puis Palais. — Mordioux! c'est
un monde. Ah ! voilà des soldats. — Il y a dix-sept cents hommes à Belle-lsle , Mon-
sieur, réphqua le pêcheur avec orgueil. Savez- vous que la moindre garnison est de
222 LES MOUSQUETAIRES.
vintit-deux compagnies d'int'anlerie? — Mordioux ! s'écria d'Artagnan en frappant du
pied. Sa ^lajeslé pourrait bien avoir raison. On aborda.
OU LE LECTEUR SERA SANS DOUTE AUSSI ÉTONNÉ QUE LE FUT D'ARTAGNAN
DE RETROUVER UNE ANCIENNE CONNAISSANCE.
Il y a toujours dans un débarquement, fùl-ce celui du plus petit esquif de la mer,
un trouble et une confusion qui ne laissent pas à l'esprit la liberté dont il aurait be-
soin pour étudier du premier coup d'oeil l'endroit nouveau qui lui est offert. Ce ne fut
donc qu'après avoir débarqué et (pielques minutes de station sur le rivage que ^'Ar-
tagnau vit sur le port et surtout dans l'intérieur do l'île , s'agiler im monde de travail-
leurs. A ses pieds , il recoimut les cinq chalands chai'gés de moellons qu'il avait vus
partir du port de Piriac. Les pierres étaient transportées au rivage à l'aide d'une chaîne
formée par vingt-cinq ou tiente paysans. Les grosses pierres étaient chargées sur des
charrettes qui les conduisaient dans la même direction que les moellons, c'est-à-dire
vers des travaux dont d'Artagiian ne pouvait encore apprécier la valeur ni l'étendue,
Partout régnait une activité égale à celle que remarqua Télémaque en débarquant à
Salente. D'Artagnan avait bonne envie de pénétrer plus avant: mais il ne pouvait,
sous peine de déliance , se laisser soupçonner de curiosité. Il n'avançait donc que petit
à petit , dépassant à peine la ligne que les pêcheurs formaient sur la plage, observant
tout, ne disant rien . el allant au-devant de toutes les suppositions que l'on eût pu faire
avec une queslioa niaise ou un salut poli.
Cependant, tandis que ses compagnons faisaient leur commerce, vendant ou van-
tant leurs poissons aux ouvriers ou aux habitans de la ville , d'Artagnan avait gagné
peu à peu du terrain, et, rassuré par le peu d'allention qu'on lui accordait, il com-
mença à jeler un regard inlelligeul et assuré sur les hommes et les ciioses qui appa-
raissaient à SCS yeux. Au reste , les premiers regards de d'Artagnan rencontrèrent des
mouvemens de terrain auxquels l'œil d'un soldat ne pouvait se tromper. Aux deux
extrémités du porl , alin (jue les feux se crnisiisscnt sur le grand axe de l'ellipse formée"
par le bassin, on a\ait éle\é d'abord deux balleries deslinéi's évidenunenl à recevoir
des pièces de côtes, car d'Artagnan vit les ouvriers achever les plates-formes el dis-
jioser la demi-circonférence en bois sur laquelle la roue des pièces doit tourner pour
prendre toutes les directions au-dessus de l'épaidemcnt. A côti' de cbaeime de ces
batleries, d'autres travailleurs garnissaient de gabions rem|ilis déterre le re\iMemcnl
d'ime auU'e batterie. Celle-ci axait des embrasures, et nu conducteur de travaux ap-
pelait successivement les liununes qui , avec des harls. liaient des saucissons . et ceux
qui découpaient les losanges ('t les rectangles de gazons destinés à retenir b's joues des
cnd)rasures.
A l'aclivité déployée à ces travaux déjà avancés, cm pouvait les regarder comme
terniinés; ils n'étaient |)oint garnis de leiu's canons, mais les plates-formes avaient
b'nis gîtes el leurs madriers loni dresses: la terre, battue avec soin, les axait con-
solidés, et en supposant l'ai lillerie dans l'Ile, en inoinsde deu.x ou trois joui"s, le porl
pouvait élrc complètement armé, t^i' qui étonna d'Arlagnau lorscpi'il reporta ses re-
gards des batleries de cAle aux forlilicalions de In xiile, fut di' xoir que Itclle-Islo était
(lèl'enilue par un s\>lèni<' tout à fait nouxenu donl il :ix.iil l'nlendu p.irler plus il'uno
l'clIlTIIOS.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 223
fois au comte de la Fère comme d'un grand progrès, mais dont il n'avait point encore
vu l'application. Ces tbrtilieations n'appartenaient plus ni à la méthode hollandaise de
MaroUois, ni à la méthode française du chevalier Antoine de Ville, mais au système
de Manesson Mallel, habile ingénieur qui , depuis six ou huit ans à peu près, avait
quitté le service du Portugal pour entrer au service de France.
Ces travaux avaient cela de remarquable qu'au lieu de s'élever hors de terre comme
l'aisaieut les anciens remparts destinés à détendre la ville des échellades , ils s'y en-
fonçaient au contraire; et ce qui faisait la hauteur des murailles, c'était la profon-
deur des fossés. Il ne fallut pas un long temps à d'Artagnan pour reconnaître toute la
supériorité d'un pareil système, qui ne doime aucune prise au canon. En outre,
comme les fossés étaient au-dessous du niveau de la mer, ces fossés pouvaient être
inondés par des écluses souterraines. Au reste , les travaux étaient presque achevés ,
et un groupe de travailleurs , recevant des ordres d'un homme qui paraissait être le
conducteur des travaux, était occupé à poser les dernières pierres. Un poni de plan-
ches jeté sur le fossé pour la plus grande commodité des manœuvres conduisant les
brouettes, reliait l'intérieur à l'extécieur. D'Artagnan demanda avec une curiosité
naïve s'il lui était permis de traverser le pont, et il lui fut répondu qu'aucun ordre ne
s'y opposait En conséquence , d'Artagnan traversa le pont et s'avança vers le gi'oupe.
Ce groupe était dominé par cet homme qu'avait déjà remarqué d'.Vrtagnan , et (]ni
paraissait être l'ingénieur en chef Un plan était étendu sur une grosse pierre formant
table , et à quelques pas de cet homme une grue fonctionnait.
Cet ingénieur, qui, en raison de son importance, devait tout d'abord allirer l'atten-
tion de d'Arlagiian, [lorlail un justaucorps qui, par sa sompluo>ilé, n'élail guère eu
harmonie avec la besogne qu'il faisait , laquelle eût plulôl nécessité le coslume d'un
maître maçon que celui d'un seigneur. C'était, en outre, un honunc d'une han!e
taille, aux épaules larges et carrées, et portant un chapeau tout cou\crl de paiiachc.î.
Il gesticulait d'une façon on ne peut plus majestueuse, et paraissait, car on ne le
voyait que de dos, gourmander les travailleurs sur leur inertie ou leur faiblesse. D'Ar-
tagnan ap|)rochail toujours. En ce moment, l'homme au panache avait cessé de ges--
ticuler, et les mains appuyées sur les genoux, il suivait , à demi courbé sur kii-mènii',
les efforts de six ouvriers qui essayaient de soulever une pierre de taille à la haulcnr
d'une pièce de bois destinée à soutenir celte pierre de façon à ce qu'on pùl passer sous
elle la corde de la grue. Les six hommes, réunis sur ime seule face de la pierre, ras-,
semblaient tous leurs eUorls pour la soulever a huit ou dix pouces de terre, suant et
soufflant, tandis qu'un septième s'apprêtait , dès qu'il y aurait un jour suftisant,ii
glisser le rouleau qui devait la supporter. Mais déjà deux fois la pierre leur était échap-
pée des mains avant d'arriver à une hauteur suftisante pour que le rouleau fût intro-
duit. Et cependant lorsque les six honuncs s'étaient coiubés sur la pierre, riiomuic
au panache avait lui-même d'une voix puissante articulé le commandement de Fehsie
qui préside à toutes les manœuvres de force. Alors il se redressa. — Oh ! ohl dit-il ,
qu'est-ce que cela? ai-je donc affaire à des bouunes de paille'/ Corue de bœuf! rangez-
vous et vous allez voir connnenl cela se pratique.
— Peste! dit d'Artagnan, aurait-il la prétention de lever ce rocher? ce serait cu-
rieux , par exemple. Les ouvriers interpellés par l'ingénieur, se rangèrent l'oreille
basse et secouant la tête, à l'exception de celui qui tenait le madrier et qui s'apprêtait
à remplir son oftice. L'homme au panache s'approcha de la pierre, se baissa, glissa
ses mains sous la face qui posait à terre, raidit ses unjscles herculéens, et sans se-
cousse, d'un mouvement lent, comme celui d'une machine , il souleva le rocher à un
pied de terre. L'ouMier qui tenait le madrier prolila de ce jeu qui lui était donné et
22'r. . LES MOUSQUETAIRES.
glissa le rouleau sous la pierre. — Voilà! dit le géant, uonpas en laissant relomberle
rocher, mais en le reposant sur son support. — Mordioux! s'écria d'Artaguan, je ne
connais qu'un homme capable d'un tel tour de force. — Hein? fit le colosse, en se
retournant. — Porthos! murmura d'Artaguan, saisi de stupeur, Porlhos à Belle-Isle !
De son côté, l'homme au panache arrêta ses yeux sur le faux intendant, et malgré
son déguisement le reconnut. — D'Arlagnan ! s'écria-t-il. Et le rouge lui monta au
visage. — Chut! lit-il à d'Artaguan. — Chutl lui fil le mousquetaire. En effet, si
Porthos venait d'être découvert par d'Artagnan, d'Artaguan venait d'être découvert
par Porthos. L'intérêt de leur secret particulier les emporta chacun tout d'abord.
Néanmoins, le premier mouvement des deux hommes fut de se jeter dans les bras
l'un de l'autre. Ce qu'ils voulaient cacher aux assislans, ce n'était pas leur amitié,
c'était leurs noms.
Mais après l'embrassade vint la réflexion. — Pourquoi diantre Porthos est-il à
Belle-Isle et lève-t-il des pierres? se dit d'Artagnan. Seulement d'Artagnan se tit cette
question tout bas. Moins fort en diplomatie que son ami , Porthos pensa tout haut.
— Pourquoi diable êtes-vous à Belle-Isle? demanda-t-il à d'Artagnan, et qu'y venez-
vous faire? 11 fallait répondre sans hésiter. Hésiter à répondre à Porthos eût été un
échec dont l'amour-propre de d'Artaguan n'eût jamais pu se consoler. — Pardieu !
mon ami, je suis à Belle-Isle parce que vous y êtes. — Ah bah ! lit Porthos, visible-
ment étourdi de l'argument et cherchant à s'en rendre compte avec cette lucidité de
déduction que nous lui connaissons. — Sans doute, continua d'Artaguan qui ne vou-
lait pas doliner à son ami le temps de se reconnaître; j'ai été ])Our vous voir à Pier-
rcfonds. — Vraiment? — Et vous ne m'y avez pas trouvé? — Non, mais j'ai trouvé
Mouston. — Mais, enfin, Mouston ne vous a pas dit que j'étais ici. — Pourquoi ne
me l'cûl-il pas dit? Ai-je par hasard démérité de la confiance de Mouston? — Non;
mais il ne le savait pas. — Oh! voilà une raison qui n'a rien d'offensant pour mon
amour-propre, au moins. — Mais comment avez-vous fait pour me rejoindre? — Eh!
mon cher, un grand seigneur comme vous laisse toujours trace de sou passage, cl je
m'csiimerais bien peu si je ne savais pas suivre les traces de mesau)is.
Cette explication, toute flatteuse qu'elle fût, ne satisfit pas entièrement Porthos. —
Mais je n'ai pu laisser de traces , étant venu déguisé en meunier , dit Porlhos.
Est-ce qu'un grand seigneur comme vous , Porthos , peut affecter des manières com-
munes au point de tromper les gens. — Eh bien ! je vous jure , mon ami , que tout le
monde y a été trompé, tant j'ai bien joué mon rôle. — Enfin . pas si bien que je ne
vous aie rejoint et découvert? — Justement. Comment m'avez-vous rejoint et décou-
vert?— .Attendez donc. J'allais vous raconter la chose. Iiiiaginez-vnus que Mouston...
— Ah ! c'est ce drôle de Mouston, dit l'ortlms , eu plissant les deux arcs de triomphe
qui lui servaient de sourcils. — Mais attendez donc, attendez donc II n'y a pas de la
faute de Mouston, puisqu'il ignorait lui-même où %ous étiez. — Sans doute. Voilà
pouripini j'ai si grande hâte de comprendre. — Oh! comme vous êtes impatient. Por-
lhos!— Quand je ne conqirends pas , je suis terrible. — Vous allez comprendre.
.\ramis vous a écrit à Pierrefonds, n'est-ce pas? — <.)ui. — Eh bien ! voilà, dit d".\r-
lagnan, espérant que cette raison suffirait à Porthos.
l'orlhos jiarut se livrer à nu violent travail d'esprit. — f)h ! oui. dit-il. ji- comprends.
Connue Araniis m'écrivait, vous avez compris que c'était pour le rejoindre. Vous vous
êtes informé où était Aramis, vous disant : Où sera Aramis sera Porthos. Vous avez
appris (pi'Arainis était en Brelagnc, et vous vous êtes dit : Porlhos est on Itrelagne.
— I'".li ! juslemeut! Imi véril<'' . l'orlhos , je ne sais coinuienl vous ne vous êtes pas lai|
(IrviM. ;\lors, vous couqirrni'Z. Eu arrivant .1 l.i lloi lie- lli'ni.nil , j'ai appris les bc.iuv
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 2-23
travaux tle fortification que l'oa faisait à Belle-Isle. Le récit qu'on m'en a fait a piqué
ma curiosité. Je nie suis embarqué sur un bâtiment pêcheur, sans savoir le moins du
monde que vous étiez ici. Je suis venu, el je vous ai vu. — Voilà comment tout
s'ex]iliquc en effet , dit Porthos. Et il embrassa d'Artagnan avec une si grande amitié
que le niousquelaire en perdit la respiration pendant cinq minutes. — Allons, allons,
plus fort que jamais, dit d'Artagnan, et toujours dans les bras, heureusement. Por-
thos salua d'Arlagnan avec un gracieux sourire.
Pendant les cinq minutes où d'Artagnan avait repris sa res]iiralion, il avait réfléchi
qu'il a\ ait un rôle fort diflicile à jouer. Il s'agissait de toujours questionner sans jamais
répondre. Quand la respiration lui revint, son plan de campagne était fait.
OU LES IDÉES DE D'ARTAGNAN, D'ABORD FORT TROUBLÉES,
COMMENCENT A S'ÉCLAIRCIR UN PEU.
D'Artagnan prit aussitôt l'offensive. — Maintenant que je vous ai tout dit, cher
ami, ou plutôt que vous avez tout deviné, dites-moi ce que vous faites ici, couvert de
poussière et.de bouc? Porthos essuya son front, et regardant autour de lui avec or-
gueil : — Mais il me semble, dit-il, que vous pouvez le voir, ce que je fais icil —
Sans doute , sans doute , vous levez des pierres. — Oh ! pour leur montrer ce que c'est
qu'un homme, aux fainéans! dit Porthos avec mépris. Mais vous comprenez... — Oui,
vous ne faites pas votre état de lever des pierres, quoiqu'il y en uit beaucoup qui en
font leur état, et qui ne les lèvent pas comme vous. Voilà donc ce qui me faisait vous
demander tout à l'heure : Que faites-vous ici , baron ? — J'étudie la topographie, che-
valier. — Bah ! — Oui , mais vous-même , que faites-vous sous cet habit bourgeois'/
D'Artagnan reconnut qu'il avait fait une faute en se laissant aller à son étonneujent.
Porthos en avait profité pour riposter avec une question. — Mais, répondit d'Arta-
gnan, vous savez que je suis bourgeois. — Allons donc! vous, un mousquetaire! —
Vous n'y êtes plus, mon bon ami , j'ai donné ma démission. Ah ! mon Dieu, oui !
Porthos leva les bras a\i ciel comme fait mi horume qui apprend une nouvelle
inou'ie. — Oh ! par exemple , voilà qui me confond , dit-il. — C'est pourtant ainsi. —
Et qui a pu vous déterminer à cela? — Le roi m'a déplu, Mazarin me dégoûtait de-
puis longtemps, comme vous savez: j'ai jeté ma casaque aux orties. — Mais Mazarin
est mort. — Je le sais parbleu bien ; seulement, à l'époque de sa mort, la démission
était donnée et acceptée depuis deux mois. C'est alors que me trouvant libre, j'ai couru
à Pierrefonds pour voir mon cher Porthos. — Mon ami , vous savez que ce n'est pas
pour quinze jours que la maison vous est ouverte ; c'est pour un an , c'est pour dix
ans , c'est pour la vie. — Merci , Porthos.
— Ah çà ! vous n'avez point besoin d'argent? dit Porthos en faisant sonner une cin-
quantaine de louis que renfermait son gousset. Auquel cas vous savez? — Non, je
n'ai besoin de rien. — Bravo! dit Porthos. Mais, qu'avais-je donc à vous raconter? —
Vous m'avez donc dit que vous étiez ici pour étudier la topographie? — Justement. —
Tudieu 1 mon ami , les belles choses que vous ferez ! Ces fortitications sont admirable;-.
— C'est votre opinion? — Sans doute. En vérité, à moins d'un siège tout à fait en
règle, Helle-Isleest imprenable.
Porllio.5 se fivitla les uiaiiis, — C'est mon avis , dit-il, — Mais qui diable a fortifié
T. 1. 15
2-26 LES MOUSQUETAIRES.
ainsi cette bicoque? Porthos se rengorgea. — Je ne vous l'ai pas dit? Vous ne vous
eu doutez pas? — Non: tout ce que je puis dire, c'est que c'est un lioinme qui a
étudié tous les systèmes , et qui me paraît s'être arrêté au meilleur. — Chutl dit Por-
thos, ménagez ma modestie, mon cher d'Artagnan. — Vraiment I répondit le mous-
quetaire ; ce serait vous... qui... oh !
Porthos conduisit d'Artagnan vers la pierre qui lui servait de table, et sur laquelle
le plan était étendu. — Voilà ! iit-il. — Diable 1 dit d'Artagnan , mais c'est un système
complet cela , Porthos. — Tout entier, fit Porthos. Voulez-vous que je vous explique... —
Non pas, j'en ai lu assez. El il reposa le plan sur la pierre. Mais si peu de louqis qu'il eût
eu ce plan entre les mains, d'Artagnan avait pu distinguer sous l'énorme écriture de Por-
thos une écriture beaucoup plus fine qui lui rappelait certaines lettres à Marie Michon,
dont il avait eu connaissance dans sa jeunesse. Seulement la gomme avait passé et re-
passé sur cetle écriture, qui eût échappé à un œil moins exercé (pie celui de noire
mousquetaire. — Bravo, mon ami, bravo! dit d'Artagnan. — Et uiainlenant , vous
savez tout ce que vous vouliez savoir, n'est-ce pasV Eh bien ! déjeunons , dit Porthos.
— Oui, dit d'Arlagnan , déjeunons. — Seulement, dit Porlhos, je vous ferai ob-
server, mon ami , que nous n'avons que deux heures pour notre repas. — Que voulez-
vous , nous tâcherons d'en faire assez. Mais pourquoi n'avons-uous que deux heures ?
— Parce que la marée monte à une heure, et qu'avec la marée je pars pour Vannes.
Mais comme je reviens demain , cher ami , restez chez moi , vous y serez le maître.
J'ai bon cuisinier, bonne cave. — Mais non. interrompit d'Artagnan, mieux que cela.
Vous allez à Vannes, dites-vous? — Sans doute. — F'our voir Aramis? — Oui. — Eh
bien ! moi qui étais venu de Paris exprès pour voir Aramis , je partirai avec vous. —
Tiens ! c'est cela. — Seulement, je devais connnencer par voir Aramis et vous après.
Mais l'homme propose et Dieudispose. J'aurai couunencé par vous, je liniraipar Aramis.
Deux heures après, à la marée montante, Portlios et d'Arlagnan partaient pour
Sarzeau.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
227
UNE PROCESSION A VANNES.
A traversée de Belle-Isie àSarzeau se fit assez i'a])idement
grâce à l'un de ces petits corsaires dont ou avait parlé à
d'Artagnan pendant son voyage , et qui, taillés pour la
course et destinés à la chasse, s'abritaient nionienlané-
nient dans la rade de Locmaria , où l'un doux, avec le
quart de son équipage de guerre , faisait le service entre
Belle-Isle et le continent. D'.Artagnan eut l'occasion de se
convaincre celte fois encore (pie Porlhos , bien qu'ingé-
nieur et topographe , n'était pas profondément enfoncé
dans les secrets d'État. Car d'Artagnan connaissait trop
bien tous les jdis et replis de son Porthos pour ne pas y trouver un secret s'il y était,
comme ces vieux garçons rangés et minutieux savent trouver, les yeux fermés, tel
livre sur les rayons de la bibliothèque , telle pièce de linge dans un tiroir d<; leur com-
mode. — Soit, dit d'Artagnan j j'en sa\n-ai plus à Vamies en une demi-heure q\ic
Porthos n'en a su à Belle-Isle en deux mois. Seulement, pour que je sache quelque
chose, il importe que Porlhos n'use pas du seul stratagème dont je lui laisse la dispo-
sition. Il faut qu'il ne prévienne point Aramis de mon arrivée.
Tous les soins du mousquetaire se bornèrent donc pour le moment à surveiller
Porthos. Et, hâtons-nous de le dire, Porthos ne méritait pas cet excès de défiance.
Peut-être, à la première vue, d'Artagnan lui avait-il inspiré un peu de défiance;
mais presque aussitôt d'Artagnan avait reconquis ilans ce bon et brave cœur la place
qu'il y avait toujours occupée, et pas le moindre nuage n'obsc\ircissait l'œil de Porthos
se fixant de temps en temps avec tendresse sur son ami. En débarquant, Porthos s'in-
forma si ses clievaux l'altendaient , et en effet il les aperçut bientôt à la croix du che-
min qui tourne autour de Sarzeau et qui, sans traverser cette petite ville, aboutit à
Vannes. Ces chevaux étaient au nombre de deux, celui de M. du Vallon et celui de
son écuyer. — Eh ! mais vous êtes honnne de précaution , mon cher Porthos , dit
d'Artagnan à son ami, lorsqii'il se trouva en selle sur le cheval de l'écuyer. — Oui,
mais c'est une gracie\iseté d'Aramis. Je n'ai pas mes équipages ici Aramis a donc mis
ses écuries à ma disposition? — Bons chevaux , monhoux ! pour des chevaux d'évèque,
dit d'Artagnan. Il est vrai qu'Ararais est un évêque tout particulier. — C'est un saint
homme, répondit Porlhos d'un ton pi'csquc nasillard et en levant les yetix au ciel. —
Alors il est donc bien changé, dit d'Arlagnau . car nous l'avons connu passablement
profane. — La grâce l'a touché, fit Porthos. — Bravo ! dit d'Artagnan, cela redouble
mon désir de le voir, ce cher Aramis. El il épcronna son cheval, qui l'emporta avec
une nouvelle rapidité.
— Peste ! dit Porthos , si nous allons de ce train-là , nous ne mettrons qu'une heure
au lieu de deux. Est-ce que vous n'êtes jamais venu à Vannes, d'Artagnan? — Jamais
2-28 LES MOUSQUETAIRES.
— Alors vous ne connaissez pas la ville? Eh bien ! tenez, dit Poitho.; en se hanssant
sur ses étriers, mouvement qui fit fléchir l'avanl-niain de son cheval , voyez-vous
dans le soleil là-bas cette flèche? C'est la cathédrale, Saint-Pierre. Maintenant, là,
tenez, dans le faubomg , à gauche, voyez -vous une autre croix? — A merveille.
Mon ami, lit d'Arlagnau, continuez, je vous prie, votre intéressante démonstration.
Qu'est-ce que ce grand bàlinient blanc percé de fenêlres? — Ah ! celui-là c'est le col-
lège des jésuites. Pardieu , vous avez la main heureuse. Voyez-vous près du collège
une grande maison à clochetons à tourelles et d'un beau style gothique? — Oui. je la
vois. Eh bien? — Eh bien , c'est là que loge Aramis. — Quoi ! il ne loge pas à l'cvc-
ché? — Non, l'évéché est en ruines. L'évêché, d'ailleurs , est dans la ville . et Aramis
préfère le faubourg. Voilà pourquoi, vous dis-je, il affectionne Saint-Paterne, parce
que Saint Paterne est dans le faubourg. Ensuite, voyez-vous, le faubourg e.-.t comme
ime ville à part. Il a ses murailles, ses tours, ses fossés. Le quai même y aboutit, et
les bateaux abordent au quai. Si notre petit corsaire ne tirait pas huit pieds d'eau,
nous serions arrivés à pleines voiles jusque sous les fenêtres d' .Aramis. — Porthos,
Porthos, mon ami , s'écria d'Arlagnan, vous êtes un puits de science, une source de
réflexions ingénieuses et profondes. — Nous voici arrivés, dit Porthos, détournant la
conversation avec sa modestie ordinaire. — Et il était temps , pensa d'.Artagnan , car le
cheval d' Aramis fond comme un cheval de glace.
Ils entrèrent presqu'au même instant dans le faubourg: mais à peine eurent ils fiil
cent pas qu'ils furent surpris de voir les rues jonchées de feuillages el de fleurs. Aux
vieilles murailles de Vannes pendaient les plus vieilles et les plus étranges tapisseries
de France. Des balcons de fer lonibaient de longs draps blancs tout parsemés de bou-
quets. Les rues étaient désertes, on scnlait que toute la po[nilaliou était rassemblée
sur un point.
Les jalousies étaient closes, el la fraîcheur pénétrait dans les maisons sous l'abri des
tentures, qui faisaient de larges ombres noires entre leurs saillies el les nnu'aiUes.
Soudain , au détour d'une rue , des cbanis frappèrent les oreilles des uouveau.x débar-
qués. Une foule endimanchée apparu! à travers les vapeurs de l'encens qui moulait
au ciel en lileuàtres flocons cl des nuages de feuilles de roses volligeanl jusqu'aux
premiers étages.
Au-dessus de toutes les lèles, on distinguait la croi\ el les bannières, signes sacrés
de la religion. Puis au-dessous de ces croix el de ces bannières, el comme protégées
]iar elles, loul un monde déjeunes filles velues de blanc el couronnées de bleuets.
.Vux deux côtés de la rue enfermanl le cortège s'avançaient les soldais de la garnison
portant des bouquets dans les canons de leurs fusils et à la pointe de leurs lances.
Celait une procession.
Tandis (juc d'Arlagnan cl Porlhos regardaient avec une ferveur de bon goût qui
déguisait une exlrêmc; impnlience de pousser en avant, un dais magniTupie s'appiM-
chail, i)récédé de ccnl jésuites el de cent dominicains, el csi:orlc par deux archi-
diacres, un trésorier, un pénitencier el douze chanoines. Un chantre à la voix fou-
droyante, un ihanlre Irié cerlainemcnl dans toutes les voix de la France, connue
l'élail le lambonr-major de la garde i]n[iériale dans tous les géaus de l'empire,
un ( hantre escorté de quatre autres chantres qui scmblaienl n'être là que pour lui
servir d'accompagncnienl, faisait relenlir les airs et vibrer les vitres de tontes les
maisons.
Sous le dais apparaissait une ligure pâle el noble, aux yeux noirs, aux clie\eux
noirs mêlés de lils d'argent, ù la bouche line el circonspecte, au nienlon ju-oéuiinenl
cl anguleux. Celle tèle, pleine de gracieuse majesté, était colIFée de la milrc épisco-
I. I. \ r. (,; II. m; \ \ v vi: ;
( A II A >l 1 > ,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 229
pale, coiffure qui lui donnait, outre le caracli'T.' ilo la souveraineté, celui iJe l'afcc-
lisme et de la méditation évaiipéliquc.
— Aramis! s'écria involontairement le mousquetaire quand cette figure altière passa
devant lui. Le prélat tressaillit; il parut avoir entendu celte voix, comme un mort
ressuscitant entend la voix du Sauveur. Il leva ses f^rands jeux noirs aux longs cils et
les porta sans hésiter vers l'endroit d'où l'exclamation était partie. D'un seul coup d'ccil
il avait vu Porthos et J'Artagnan près de lui. Une chose surtout avait frappé d'Arla-
gnan. En l'apercevant, Aramis avait rougi, puis il avait à l'instant même concentré
sous sa paupière le feu du regard du maître et l'imperceptible affecluosité du regard
de l'ami. Il était évident qu'Aramis s'adressait tout bas cette question : — Pourquoi
d'Artagnan est-il là avec Porthos et que vient-il faire à Vannes?
Aramis comprit tout ce qui se passait dans l'esprit de d'.Artagnan en reportant son
regard sur lui et en voyant qu'il n'avait pas baissé les yeux. Il coiniall la finesse de son
ami et son intelligence: il craint de laisser deviner le secret de sa rougeur et de son
étonncment. C'est bien le même Aramis ayant toujours un secret à dissimuler. Aussi,
poiu- en tiniravec le regard d'inquisiteur qu'il faut faire baisser à tout prix, conuiie à
tout prix un général éteint le feu d'une batterie qui le gêne, Aramis étend sa belle
main blanche à laquelle étincelle l'améthyste de l'anneau pastoral. Il fend l'air avec
le signe de la croix et foudroie ses deux amis avec sa bénédiction. Mais peut-être, rê-
veur et di-^trait, d'Artagnan, impie malgré lui, ne se fût point baissé sous cette béné-
diction sainte ; mais Porthos a vu cette distraction , et appuyant amicalement sa main
sur le dos de son compagnon , il l'écrase vers la terre. D'Artagnan fléchit ; peu s'en
faut même qu'il ne tombe à plat ventre. Pendant ce letnps, .Aramis est passé majes-
tueusement.
D'Artagnan, comme Antée, n'a fiit que loucher la terre, et il se retourne vers
Porthos, tout prêt à se fâcher. Mais il n'y a pas à se tromper à l'intention du brave
hercule. C'est un sentiment de bienséance religieuse qui le pousse. D'ailleurs la parole
chez Porthos, au lieu de déguiser la pensée, la complète toujours. — C'est fort gentil
à lui , dit-il , de nous avoir donné comme cela une bénédiction à nous tout seuls. Dé-
cidément c'est un saint homme et un brave homme. Moins convaincu que Porthos,
d'Artagnan ne répondit pas. — Voyez, cher ami, continua Porlhos , il nous a vus , et
au lieu de continuer à marcher au simple pas de procession, comme tout à l'heure,
voilà qu'il se hâte. Voyez-vous comme le cortège double sa vitesse. Il est pressé de
nous voir et de nous embrasser, ce cher Aramis. — C'est vrai, répondit d'Artagnan
tout haut. Puis tout bas, — Toujours est-il qu'il m'a vu , le renard , et qu'il aura le
temps de se préparer à me recevoir.
Mais la procession est passée. Le chemin est libre. D'Artagnan et Porthos mar-
chèrent droit au palais épiscopal , qu'une foule nombreuse entourait pour voir rentrer
le prélat. Dix minutes après que les deux amis avaient passé le seuil de l'évêché, Ara-
mis rentra comme un triomphateur; les soldats lui présentaient les armes comme à
un supérieur; les bourgeois le saluaient comme un ami, loniaie un patron plutôt que
comme un chef religieux.
Il y avait dans Aramis quelque chose de ces sénateurs romains qui avaient toujours
leurs portes encombrées de cliens. Au bas du perron, il eut une conférence d'une
demi-minute avec un jésuite qui, pour lui parler plus discrètement, passa la tête sous
le dais. Puis il rentra chez lui ; les portes se refermèrent lentement, et la foule s'é-
coula , tandis que les chants et les prières retentissaient encore. C'était une magui-
li(]ue journée. Il y avait des parfums terrestres, mêlés à des parfums d'air et de mer.
La ville respirait le bonheur, la joie, la force. D'Artagnan sentit comme la présence
230 LES MOUSQUETAIRES.
d'une m:iiii invisible qui avail, louie-puissante , crét- celle foivo. cette joie, ce liou-
lienr, el répandu partout ces parfums. — (_)li! ob ! se dit-il, Aramis a grandi.
LA GRANDEUR DE L'ÉYÉQUE DE VANNES.
Porllios el d'Aila2:nan étaieni entrés à l'évêcbé par une porte particulière, connue
des seuls amis de la maison. Ou apprit r.lors que Sa Grandeur venait de rentrer dans
ses appartemens, et se préparait à paraître, dansTintimilé, moins majestueuse qu'elle
n'avail paru avec ses ouailles. En efTcl, après un pclit quart d'beure d'attente, une
porle de la salle s'ouvrit et l'on vit paraître Sa Grandeur vêtue du pelit costuu)e com-
plet de prélat.
Aramis portait la tèle haute en bonime qui a l'babilnde du commandement . la robe
de drap violet retroussée sur le côlé el le poing sur la hanche. Eu outre, il avait cou-
serve la fine moustache et la royale allongée du temps de Louis XIll. Il exhala eu en-
trant ce parfum délicat qui, chez les hommes élégans , chez les femmes du grand
monde , ne change jamais , et semble s'être incorporé dans la personne dont il esl de-
^(•nu l'érnanalion nalurclle. (^^tle fois seulement le parfum avail retenu quelque chose
de la sublimilé rcliL'icuse de l'encens. Il n'enivrait plus, il pénétrait.
Aramis, en entrant dans la chambre, n'hésila pas un inslani , et sans prononcer
une pai'cle qui, quelle qu'elle fùl, eût été froide en pareille occasion, il vint droit an
mous(pielairc si bien déguisé sous le costume de M. Agnan, et le serra dans ses bras
avec nue tendresse que le plus défiant n'eîit pas soupçonnée de froideur ou d'alfecta-
tion. l>'.\rtagnan , de son côté, l'embrassa d'une égale ardeur. Entre deux accolades,
.\ramis regarda en face d'Arlagnau, lui olfrit une chaise, et s'assit dans l'ombre,
observant que le jour donnait sur le visage de son inlerloculeiu'. It'Arlagnan ne fut
pas dupe do la manreuvre: mais il ne parut pas s'en apercevoir II se senlail pris;
mais, justement parce qu'il était pris, il se sentait sur la voie de la découverte, et peu
lui importait, vieux coudoltiere, de se faire battre en apparence, ponrxu qu'il tirAtde
sa jirétendue défaile les avantages de la victoire.
Ce fut .4ramis (pii commcuçii la conversation. — Ah! cher ami! mon bon d'.\rta-
gnan! dit-il, (picl excclleul basai'd! — C'est un hisard. mon révérend compagnon,
dit d'.Xrlagnan, que j'appellerai de l'amitié, .le vous cherche, roumie toujours je vous
ai rheiché, dès que j'ai eu quelque grande entreprise à vous ollVirou quelques heures
de liberté à vous donner. — Ah! vraiment, dit .\ramis sans explosion; vous me chcr-
(■])cz! — El oui, il vous cherche, mon cher Aramis, dit Porthos. el la preuve, c'est
qu'il m'a relancé, moi, à Bellc-Fslc. C'est aimable, n'est-ce pasV — .Mi ! fil \ramis,
certaiuemeni à Hello-Fsle — Bon! se dit d'Arlagnau, voilà mou butor de l'orlbos
qui, sans y songer, a tiré du premier coup le canon d'attaque. — .\ Bellc-lsle, ilil
Aramis, dans it Irou , dans ce dései't ! C'esl aimable. <>ii ellel. — El c'est moi (pii lui
ai appris que vous élie/. à Vaimes, conlinua Porlhos ilu même ton.
P'Arlagnan arma sa bouche d'une finesse pres{]ue ironique — Si fait , je le savais,
mais j'ai \oulu voir, reprit-il, si noire vieille amitié tenait toujours: si. en nous
\nvaul, notre ciiMir tout raccorui qu'il e.st par l'Age, laissai! encore échapper ce bon
cri de joie qui salue la venue d'un ami. — Eh bien ! vous ave?, di'i êlre satisfait, de-
manda Aramis. — Cnuci-couci. — Comment cela"^ — Oui, Porthos m'a ditchull el
vous... vous m'avez donné votre liénédiclion. — Que vouh'Z-vousl mon ami, dit en
c
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. -231
sonnant Araniis, c'est ce qu'un pauvre prélat comuie moi a do plus précieux. — On
(lit cependant à Pacis que l'évèciié de Vannes est un des meilleurs de Fcauce. — Ah !
vous voulez parler des liions tein()orels, dit .4ramis d'un air détaché. — Mais certaine-
ment j'en veux parler. J'y tiens, moi. — Eu ce cas, parlons-en, dit Aramis avec un
sourire.
— Vous avouez être un des plus rii lies prélats de France? — Mou cher, puisque
vous me demandez mes comples, je vous dirai que l'évèché de Vannes vaut vingt
mille livres de rentes, ni plus ni moins. T.'es! un diocèse qui renferme cent soixante
paroisses. — C'est fort joli. Mais cependant , reprit d'Arlafrnan , en couvrant Aramis du
regard, vous ne vous êtes pas enterré ici à jamais'/ — Pardonnez-moi. Seidement je
n'admets pas le mot enterré. — Mais il me seuihle qu'à celte distance de Paris ou est
enterré; ou peu s'en faut.
— Mon ami, je me fais vieux , dit .Vrauiis; le bruit et le mouvement de la ville ne
me vont plus. A cinquante-sept ans on doit clienher le calme et la méditation. Je les
ai trouvés ici. Uuoi de plus beau et de plus sévère à la fois que celte vieille Armo-
riqne? Je trouve ici, cher d'Artagnan , tout le contraire de ce que j'aimais autrefois,
et c'est ce qu'il faut à la fin de la vie, qui est le contraire du connncnccnicnt Vn peu
de mon [daisir d'autrefois vient encore m'y saluer de temps en temps sans me distraire
de mon salut. Je suis encore de ce monde, et cependant, chaque pas que je fais je me
rapproche do Dieu. — Éloquent, sage, discret, vous êtes un prélat accompli, Aramis,
et je vous félicite. — Mais, dit Aramis en souriant, vous n'èles pas seulement venu,
cher ami, pour me faire des complimeus . Parlez , qui vous amène? Serais-je assez
heureux pour que, d'une façon quelconque, vous eussiez besoin de moi? — Dieu
merci non, mon cher ann . dit d'Artagnan, ce n'est rien de cela : je suis riche et libre.
— Riche? — Oui, riche pour moi; pas pour vous ni pour Porthos, bien entendu. J'ai
une quinzaine de mille livres de rentes.
Aramis le regarda soupçonneux. Il ne pouvait croire surtout, en voyant son ancien
ami avec cet humble aspect, qu'il eût fait inie si belle fortune. Alors d'.\rtaguan,
voyant que l'heure de^ explications était venue , raconta son histoire d'.\nglelerre.
Pendant le récit, il vit dix fois briller les yeux et tressaillir les doigts eflllés du prélat.
Quant à Porthos ce n'était [)as de l'admiration qu'il manifestait pour d'Artagnan, c'é-
tait de l'enthousiasme, c'était du délire. Lorsque d'Artagnan eut achevé son récit, —
Eh bien! fil Aramis. — Eh bien? dit d'.Vrtagnan, vous voyez que j'ai en Angleterre
des amis et des projiriétés, en France un trésor. Si le creur vous en dit, je vous les
offre. Voilà pourquoi je suis venu.
Si assuré que fût son regard, il ne put soutenir en co moment le regard d'.\ramis.
Il laissa donc dévier son œil sur Porthos, comme fait Tépée qui cède à une pression
toute-puissante et cherche un autre chemin. — En tout cas, dit l'évèqLie , vous avez
pris un singrdier costume de voyage , cher ami. — Alfreux! je le sais. Vous compre-
nez que je ne voulais voyager ni en cavalier ni en seigneur. Depuis que je suis riche,
je suis avare. — Et vous dites donc que vous êtes venu à Belle-Isle'!* fit .\ramis sans
transition. — Oui, répliqua d'Artagnan, je savais y trouver Porthos et vous. — Moi!
s'écria Aramis. Moi ! de[)uis un an que je suis ici je n'ai point une seule fois passé la
mer. — Oh 1 fit d'.\rtagnan , je ne vous savais pas si casanier.
— Ali ! cher ami , c'est qu'il faut vous dire que je ne suis plus l'homme d'autrefois.
Le cheval m'incommode, la mer me fatigue : je suis un pauvre prêtre souffreteux, se
plaignant toujours, grognant toujours, et enclin aux austérités qui me paraissent des
accommodemens avec la vieillesse, des pourparlers avec la mort. Mon cher d'Arta-
gnan, je réside. — Eh bien! tant mieux, mon ami , car nous allons probablement de-
3n-2 LES MOUSQUETAIRES.
venir voisins. — Bah! dit .\i"amis,non sans une certaine surprise qu'il ne cherclia
même pas à dissimuler, vous, mon voisin! — Je vais acheter des salines fort avanta-
geuses qui sont situées entre Piriac et le Groisic. Figurez-vous, mon cher, une exploi-
tation de douze pour cent de revenu clair; jamais de non-valeur, jani;iis de faux frais-
l'Océan fidèle et régulier apporte toutes les six heures son contingent à ma caisse. Je
suis le premier Parisien qui ait imaginé une pareille spéculation. N'éventez pas la
mine, je vous en prie, et avant peu nous communiquerons. J'aurai trois lieues de
pays pour trente mille livres.
Aramis lança un regard à Porthos comme pour lui demander si tout cela était bien
vrai, si quelque piège ne se cachait point sous ces dehors de honhomie. Mais hientùt,
connue honteux d'avoir consulté ce pauvre auxiliaire, il rassembla toutes ses forces
pour un nouvel assaut ou pour une nouvelle défense. — On m'avait assuré , dit-il , que
vous aviez eu quelque démêlé avec la cour, mais que vous en étiez sorti comme vous
savez sortir de tout, mon cher d'Artagnan, avec les honneurs de la guerre. — Moil
s'écria le mousquetaire avec un grand éclat de rire insuflisant à cacher son embarras,
car, h ces mots d'Araniis, il pouvait le croire instruit de ses dernières relations avec
le roi: moi! ah! racontez-moi donc cela , mon cher Aramis. — Oui, on m'avait ra-
conté, à moi, pauvre évèque perdu au milieu des landes, on m'avait dit que le roi
vous avait pris pour conlidcnl de ses amours. — Avec qui? — .\vec mademoiselle de
Mancini.
D'Artagnan respira. — Ah ! je ne dis pas non, répliqua-t-il. — Il parait que le roi
vous a euunené un matin au delà du pont de Blois pour causer avec sa belle? — C'est
vrai, dit d'Artagnan. Ah! vous savez cela! Mais alors vous devez savoir que le jour
même j'ai donné ma démission. — Sincère? — Ah ! mon ami, on ne peut plus sin-
cère.— C'est alors que vous allâtes clioz le comte de la Père, chez moi et chez Por-
tlios? — Oui. — Etait-ce pour nous faire une simple visite? — Non: je ne vous savais
point attaché , el je voulais vous emmener en .Angleterre.
— Oui. je comprends, et alors vous avez exécuté seul, homme merveilleux, ce que
vous vouliez nous proposer d'exécuter à nous quatre. Je me suis douié que vous étiez
pour quelque chose dans cette belle restauration, quand j'appris qu'on vous avait vu
aux réceptions du roi Charles, lequel vous parlait conmie un ami, ou plutôt comme
un obligé. — Mais comment diable avez-vous su tout cela? demanda d'Artagnan, qui
craignait que les investigations d'Aramis ne s'étendissent plus loin ([u'il ne le V(Mdail.
— Cher d'Artagnan, dit le prélat, mon amitié resseudile un peu à la sollicitude de
ce veillein-de nuit que nous avons dans la petite tour du môle, à l'extrémité du quai.
Ce brave houuue allume tous les soirs une lanterne poiu' éclairer les barques qui
\ieiment de la mer. Il est caché dans sa guérite , et les pêcheurs ne le voient pas;
mais lui les suit avec intérêt; il les devine, il les appelle, il les attire dans la voie du
port. Je ressemble à ce veilleur; de temps en temps quel(|ues avis m'arrivenl el me
ra|ipellent au souvenir de tout ce que j'aimais. .Mors je suis les amis d'aulrelois sur
la mer orageuse du monde. Ji> vous l'ai dit, mou ami, il n'y a plus d'Aramis eu moi.
— Plus même rie l'abbi' d'Ilerblaj? — Plus même. Vous voyez un homme que Itieua
pris par la main, qu'il a conduit à une position qu'il ne devait ni n'osait espérer. —
Tiens! c'(>st étrange, on m'avait dit à moi ipie c'était M. Foucpiel. — Qui vous a dit
cela? lit Aramis, sans que toute la pni.Nsance de sa volonté put (Mupêciier une légère
rougeur de colorer ses joues. — Ma foi, c'est Bazin — l.e sot. — .le ne dis pas qu'il
soit homme de génie, c'est vrai; mais il me l'a dit, et a|ii'ès lui je vo\is le ré|>ète. —
.le n'ai jamais vu M. Foiupiel, répondit Aramis avec nu regard aussi c;ilme el aussi
l'iir (|ue celui d'ime jeune vierL;(Miiii n'.i jamais menti.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 233
— Dame ! écoulez donc , dit d'Ai-lagnan du !on le plus naïf, je vous dis cela , moi ,
parc; que tout le monde ici jure par M. Fouquel. La plaine esta M. Fouquet; les sa-
lines que j'ai achelées sont à M. Fouquet; l'ile dans laquelle Porlhos s'est fait topo-
graphe esta M. Fouquet; la garnison esta M Fouquet, les galères sont à M. Fouquet.
J'avoue donc que rien ne m'eîil surpris dans votre inféodalion , ou plutôt dans celle de
votre diocèse , à M. Fouquet. C'est un autre maiire que le roi, voilà tout; mais aussi
puissant qu'un roi. — r Dieu merci! je ne suis inféodé à personne , je n'appartiens à
personne et suis tout à moi, répondit Aramis, qui, pendant celle conversation , suivait
de l'œil chaque geste de d'Artagnan, chaque clin d'œil de Porthos. Mais d'Artagnan
était impassible et Porlhos immobile , les coups portés habilement étaient parés [lar un
habile adversaire; aucun ne toucha.
Néanmoins chacun sentait la fatigue d'une pareille lutte , et l'annonce du souper fut
bien reçue par tout le monde. Le souper changea le cours de la conversation. D'ailleurs
ils avaient compris que, sur leurs gardes comme ils étaient chacun de son côté, ni
l'un ni l'autre n'eu saurait davantage. Aramis faisait l'étonné à chaque mot de poli-
tique que risquait d'Artagnan. Cette longue série de surprises augmenta la déliance
de d'Arlagnan, comme l'éternelle indifférence de d'Artagnan provoquait la" déliance
d'Aramis. Le souper ou plutôt la conversation se prolongea jusqu'à une heure du
înatin entre d'Artagnan et Aramis. A dix heures précises, Porthos s'était endormi sur
sa chaise et ronflait comme un ogre. A minuit on le réveilla et on l'envoya coucher.
— Hum ! dit-il, il me semble que je me suis assoupi; c'était pourtant fort intéressant
ce que vous disiez.
A une heure Aramis conduisit d'Artagnan dans la chambre qui lui était destinée et
qui était la meilleure du palais épiscopal. Deux serviteurs furent mis à ses ordres, —
Demain à huit heures , dit-il en prenant congé de d'Artagnan , nous ferons , si vous le
voulez, une promenade à cheval avec Porthos. — A huit heures! fit d'Artagnan, si
lard? — Vous savez que j'ai besoin de sept heures de sommeil , dit Aramis. — C'est
juste. — Bonsoir, cher ami. Et il embrassa le mousquetaire avec cordialité. D'Arta-
gnan le laissa partir. — Bon! dit-il quand sa porte fut fermée derrière Aramis, à cinq
heures je serai sur pied.
Puis, cette disposition arrêtée, il se coucha et mit, comme on dit, les morceaux
doubles.
D ARTAGNAN.
A peine d'Artagnan avait-il éteint sa bougie, qu'Aramis, qui guettait à travers ses
rideaux fe dernier soupir de la lumière chez son ami , traversa le cori'idorsur la pointe
du pied et passa chez Porlhos. Le géant, couché depuis une heure et demie à peu
près, se prélassait sur l'édredon. Il était dans ce calme heureux du premier sonmieil,
qui , chez Porthos , résistait au bi-iiit des cloches et du canon : sa tète nageait dans ce
doux balancement qui rappelle le mouvement moelleux d'un navire. Une nn'nute de
plus, Porlhos allait rêver. La porte de sa chambre s'ouvrit doucement sous la pression
délicate de la main d'Aramis.
L'évêqup s'approcha du dormeur. Un épais tapis assourdissait le bruit de ses pas;
d'ailleurs, Porthos ronflait de fa.-on à éteindre tout autre bruit. Il lui posa une main
sur l'épaule. — Allons, dit-il , allons, mon cher Porthos.
23'r. LES MOUSQUETAIRES.
, La voix d'Araniis était douce et affectueuse, mais elle renfermait phis qu'un avis ,
elle reiiforniait un ordre. Sa main était légère, mais elle indiquail un danger. Por-
llins entendit la voix et sentit la main d'Aramis au fond de son sommeil. Il tiessaillit.
-^ Qui va là ? dit-il avec sa voix de géant. — Chut! c'est moi, dit .Aramis. — Vous,
cher ami! el pourquoi diable m'éveillez-vous? — Pour vous dire qu'il faut partir. —
Partir? — Oui. Pour Paris.
Porllios hondit dans son lit et retomba assis en fixant sur Aramis ses gros yeux
efliirés. — Cent lieues ! fit-il. — Cent quaire , répliqua l'évéque. — Ah! mon Dieu,
soujiira Porthos en se recouchant, pareil h ces enlans qui luttent avec leur bonne pour
gagnerune heure ou deux de soiniiieil. — Trente heures de cheval, ajouta résolu-
ment Aramis. Vous savez qu'il y a de bons relais.
Porthos bougea une jambe enlaissantéchapper un gémissement. — Allons! allons!
cher ami, insista le prélat avec une sorte d'impatience.
Porthns tira l'autre jambe du lit. — Et c'est absolument nécessaire que je parle 7
dit-il. — De toute nécessité.
Porthos se dressa sur ses jambes et commença d'ébranler le plancher et les murs de
son pas de statue. — Chut! pour r.'imour de Dieu, mon cher Porthos, dit Aramis,
vous allez réveiller quelqu'un. — Ah ! c'est vrai, répondit Porthos d'une voix de ton-
nerre , j'oubliais; mais, soyez tranquille, je m'observerai.
Et en disant ces mots il fit tomber une ceinture chargée de son épée , de ses pistolets
et d'une bourse dont les écus s'échappèrent a\ ec un bruit vibrant et prolongé. Ce bruit
fit bouillir le sang d'Aramis tandis qu'il provoquait chez Porthos un forinidable éclat
de rire. — Que c'est bizarre! dit-il de sa même voix. — Plus bas , Porthos, plus bas,
donc! — C'est vrai. Et il baissa en effet la voix d'un demi-Ion. — Je disais donc,
continua Porthos, que c'est bizarre , qu'on ne soit jamais aussi lent que lorsqu'on veut
se [iresser, aussi bruyant que lor: ipTon désire être muet. — Oui . c'est vrai : mais fai-
sons mentir le proverbe, Porthos, hâtons-nous el taisons-noiis. — Il parait que c'est
pressé. — C'est plus que pressé, c'est grave, Porthos. - Oh ! oh ! — IVArhignan vous
a ipiestionné. n'est-ce? — Pas le moins du nioiido. — Vous en êtes bien sûr, Porthos?
— ParldiMi ! — Il u'a pas vu notre plan de fortifications, par hasard? — Si fait. — .\h !
diable ! — Mais soyez tranquille . j'avais effacé votre écriture avec de la gonuiie. Im-
possible de siqiposer (pie vous avez bien voulu me donner quelques avis dans ce tra-
vail. — Il a de bien bons >eux, notre ami. — Que craignez-vous? — .le crains que
tout ne soit découvert. Porthos; il s'agit dune de prévenir un grand malheur. J'ai
donné l'ordre à mes gens de fermer toutes les portes. On ne laissera point sortir d'Ar-
tagnan avant le jour. Votre cheval est toul sellé: vous gagnez le premier relais: à
ciiK] hcurt's du luatiii vous aurez fait quinze lieues. Venez.
lin \il aliir> Araiiii- \('lii Pdillms pièic pai- pièce a\ec autant de célérité qu'eût pu
le faire le plus habile \alct de chamlire. Porlhcis. moitié confus, moitié étourdi, se
laissait faire et se confondait eu evcuses. I.oiscpi'il fut prêt , Aramis le prit par la main
et l'emmena , en lui faisant poser le pied avec précaution sur chaque marche de l'es-
calier, renipérhaut de se liciiricr aux embrasures des portes , le tournant el le re-
lournnnt ciMiimc si hii. Aramis . eût été le géant et Porthos le nain, l'n cheval, en
effet, allendail loul sellé dans la cour. Porthos se mil en selhv Mors Aramis prit lui-
même le cheval par la bride el le guida sur du fumier répandu dans la coiu', dans
l'inlenlion d'éteindre le iiruil. Il lui pinçait en même lenips les naseaux pour (pi'il ne
brunit pas.
Pui> une l'ois arrivé à la poilc l'xti'iicnre, allirant à lui Porthos, qui allait parlir
sans môme hii clriuainlcr poiirrpioi. — Mainlciiaut. ami Porthos: mainleuant^ sans
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. a-SS
débrider jusqu'à Paris, lui dit-il à l'oreille; mangez à cheval, buvez à cheval, dor-
mez à cheval, mais ne perdez pas une minute. — C'est dit; on ne s'arrêtera pas.
— Cette lettre à M. Fouquct. coûte que coûte : il faut qu'il l'ait demain avant midi.
— Il l'aura. — El pensez à une chose, cher ami. — A laquelle '! ■ — C'est que vous
courez après votre brevet de duc et pair. — Oh ! oh ! fit Porthos les yeux étiucelans,
j'irai en vingt-quatre heures en ce cas. — Tâchez. — Alors lâchez la bride, et en
avant , Goliath.
Aramis lâcha effectivement , non pas la bride , mais les naseaux du cheval. Porlhos
rendit la main, piqua des deux , et l'animal furieux partit au galop sur la terre. Tant
qu'il put voir Porthos dans la nuit, Aramis le suivit des yeux ; puis, lorsqu'il l'eut
perdu de vue, il rentra dans la cour. Hien n'avait bougé chez d'Arlagnan. Le valet
mis en faction auprès de la porte n'avait vu aucune lumière , n'avait entendu aucun
bruit. Aranu's referma la porte avec soin, envoya le laquais se coucher, et lui-même
se mit au li'.
D'.\rtagnan ne se doutait réellement de rien ; aussi crut-il avoir tout gagné , lorsque
le malin il s'éveilla vers quatre heures et demie. Il courut tout en chemise regarder
par la fenéU-c. La fenèlre donnait sur la cour. Le jour se levait. La cour était déserte ,
les poules elles-mêmes n'avaient pas encore quitté leurs perchoirs. Pas un valel n'ap-
paraissait. Toutes les portes étaient fermées. — Bon! calme parfait , se dit d'Arta-
guan. N'importe . me voici réveillé le premier de loute la maison. Habillons-nous; ce
sera autant de l'ait.
Et d'Artagnan s'habilla. Mais celte fois il s'étudia à ne point donner au costume de
M. Agnan cette rigidité bourgeoise et presque ecclésiastique qu'il affectait auparavant;
il sut même, en se serrant davantage , en se boutonnant d'une certaine façon, en
posant son feutre plus obliquement, rendre à sa personne un peu de cette tournure
militaire dont l'absence avait ell'arouché Aramis. Cela fait, il en usa ou plutôt feignit
d'en user sans fiiçon avec son hôte, et entra tout à i'improviste dans son appartement.
Aramis dormait ou feignait de dormir. Un grand livre était ouvert sur son pupitre
de nuit: la bougie brûlait encore au-dessus de son plateau d'argent. C'était plus qu'il
n'eu fallait pour prouver à d'Artagnan l'innocence de la nuit du prélat et les bonnes
intentions de son réveil. Le mousquetaire fit précisément à l'évêque ce (jue l'évêque
avait fait à Porthos, il lui frappa siu' ré|iaule. Évidemment Aramis feignait de dormir,
car, au lieu de s'éveiller soudain, lui qui avait le sommeil si léger, il se fit réitérer
l'avertissement. — Ah ! ah ! c'est vous , dit-il en allongeant les bras Quelle bonne
surprise ! Ma foi , le sommeil m'avait fait oublier que j'eusse le bonheur de vous pos-
séder. Unelle heure est-il'!* — Je ne sais, dit d'Artagnan nu peu endjarrassé. De boimo
heure, je crois. Mais, vous le savez, cette diable d'habitude militaire de m'éveiller
avec le jour me tient encore. — Est-ce que vous voulez déjà que nous sortions, par
hasard? demanda Aramis. Il est bien matin , ce me semble. — Ce sera connue vous
voudrez.
— Je croyais que nous étions convenus de ne monter à cheval qu'à huit heures.
— C'est possible; mais moi j'avais si grande envie de vous voir que je me suis dit :
le plus tôt sera le meilleur. Avouez aussi que ce n'était pas pour dormir que vous
m'avez demandé jusqu'à huit heures. — J'ai toujours peur que vous ne vous moquiez
de moi si je vous dis la vérité. — Dites toujours. — Eh bien! de six heures à huit
heures j'ai l'habitude de faire mes dévo'ions. — Je ne croyais pas qu'un évêque eût
des CNcrcices si sévèi-es. — Un évêque, cher ami, a plus à donner aux apparences
qu'un simple clerc - Mordioux! Aramis. voici un mol qui me réconcilie avec Votre
Grandeur. C'est un mot de mousquetaire, celui-là, à la bonne heure ! — Au lieu de
236 LES MOUSQUETAIRES.
m'en féliciter, pardoniicz-le-nioi , d'Artagnan. C'est un mot bien mondain que j'ai
laissé échapper là. — Faut-il donc que je vous quille? — J'ai besoin de recueillement,
cher ami. — Bon. Je vous laisse; mais à cause de ce pa'ien qu'on apj^elle d'Artagnan,
abrégez vos oremus , je vous prie . j'ai soif de votre parole. — Eh bien ! d'Artagnan . je
promets que dans une heure et demie... — Une heure et demie de dévotion? Ah!
mon ami, passez-moi cela au plus juste; faites-moi le meilleur marché possible.
Aramis se mit à rire. — Toujours charmant, toujours jeune, toujours gai, dit-il.
Voilà que vous êtes venu dans mon diocèse pour me brouiller avec la grâce. — Bah !
— Et vous savez bien que je n'ai jamais résisté à vos eniraînemens : vous me coûterez
mon salut , d'Artagnan. D'Artagnan se pinça les lèvres. — Allons, dit-il , je prends
le péché sur mon compte.
— Chut! dit Aramis, nous ne sommes déjà plus seuls et j'entends des élrangers
qui montent. D'Artagnan, qu'allcz-vous faire? — Je vais aller réveiller Porlhos et
attendre dans sa compagnie que vous ayez fini vos conférences.
Aramis ne sourcilla point, ne précipita ni son geste ni sa parole. — Allez, dit-il.
D'Artagnan s'avança vers la porte. — A propos, vous savez où loge Porlhos? — Non;
mais je vais m'en informer. — Prenez le corridor, et ouvrez la den.vième porte à
gauche. — Merci , au revoir.
Et d'Artagnan s'éloigna dans la direction indiquée par Aramis. Di.v minutes ne s'é-
taient point écoulées qu'il revint. 11 trouva .\ramis assis enlre le su|)érieur des domi-
nicains et le principal du collège des jésuites.
Cette compagnie n'effraya pas le mou.squetaire. — Qu'est-ce? dit tranquillement
Aramis. — C'est, répondit d'Artagnan en regardant Aramis, c'est que Porlhos n'est
pas chez lui. — Où peut-il être alors? — Je vous le demande. — Et vous ne vous eu
êtes pas informe? — Si fait. — Et que vous a-t-on répondu? — Que Porlhos sortant
souvent le matin sans rien dire à personne, il était probablement sorti, — Qu'avez-
vous fait alors? — J'ai été à l'écurie, répondit inditféreinment d'.Vrlagnan. — Pour-
quoi faire? — Pourvoir si Porlhos est sorti à cheval. — Et?... interrogea l'évêque. —
Eh bien! il manque un cheval au râtelier, le n" o, Goliath. — Oh! je vois ce que
c'est, dit Aramis après avoir rêvé un moment : Porthos est sorti po\n' nous faire une
surprise. — Une surprise! — Oui. Le canal qui va de Vannes à la mer est très-
giboyeux eu sarcelles et en bécassines; c'est la chasse favorite de Porlhos: il nous en
rapportera une douzaine pour noire déjeuner. — Vous croyez? fit d'.Artagnan. —
J'en suis sûr. Faites une chose, cher ami , montez à cheval et le rejoignez, — Vous
avez raison, dit d'.VrIaguan, j'y vais. — Voulez-vous qu'on vous accom[)agne? —
Non, merci, Porthos est reconnaissable. Je me renseignerai.
Aramis sonna et doinia l'ordre de seller le cheval que choisirait M. d'.\rtagnan.
D'Artagnan suivit le serviteur charge de rexéculion de cet ordre.
Arrive à la porte, le serviteur se rangea pour laisser ]iasser d'Artagnan. Dans
ce nionienl Tn'il du valet rencontra l'œil de sou maitre. D'.Vrlagnau monta à cheval ,
Aramis entendit le hruil des fers qui battaient le pavé. Un instant ajirès, le serviteur
rentra, — Kli bien? demanda ré\èqne, — Monseignem', il suit le canal et se dirige
vers la mer, dit le ser\iteur, — Bien! dit .Vranii>. En ellet, d'.VrIagnan, chassant tout
soupçon, courait vers l'Océan, espérant toujours voir dans les landes ou sur la grève
la colossale silhouette de son ami Poilhos, Il s'obstinait à reconnaître des pas de
cheval dans chaque llaque d'eau. Quelquefois il se figurait entendre la délonalioii
d'une arme à leu.
Cette illusion dura trois heures, l'end. ml dcu.v heures d'.Vrtiignan cheicha l'orlbos.
Pendant la troisième il l'evint à la maison. — Nous nous serons croisés , dit-il, et je
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 237
vais trouver les deux convives allendanl mon retour. Aramis Tattenilait an haut de
l'escalier avec une mine désespérée. — Ne vous a-t-on pas rejoint , mon cher d'Arla-
gnanV cria-l-il du phis loin qu'il aperçut le mousquelaire. — Non. .\uriez-vous fait
courir après moi? — Désolé , mon cher ami , désolé de vous avoir fait courir inutile-
ment : mais vers sept heures l'aumônier de Saint-Palerne est venu; il avait rencontré
du Vallon qui s'en allait et qui , n'ayant voulu réveiller personne àl'évêché, l'avait
chargé de médire que, craig^nant qu'on ne lui fit quelque mauvais tour en son
absence, il allait prolitcr de la marée du matin pour faire un tour à Belle-Isle. — Mais,
dites-moi, Goliath n'a pas traversé les six lienes de mer, ce me semble? — Aussi ,
cher ami , dit le prélat avec un doux sourire, Goliath est à l'écurie fort satisfait même,
j'en réponds, de n'avoir plus Porthos sur le dos. En effet, le cheval avait été ramené
du relais par les soins du prélat, à qui aucun détail n'échappait.
D'Artagnan parut on ne peut phis satisfait de l'explication. Il commençait un rôle
de dissimulation qui convenait parfaitement aux soupçons qui s'accentuaient de plus
en plus dans son esprit. Il déjeuna entre le jésuite et Aramis, ayant le dominicain en
face de lui, et souriant particulièrement au dominicain, dont la bonne grosse figure
lui revenait assez. Le repas fut long et somptueux ; d'excellent vin d'Espagne , de
belles huîtres du Morbihan, les poissons exquis de l'embouchure de la Loire, les
énormes crevettes de Paimbœuf et le gibier délicat des bruyères en firent les frais.
D'Artagnan mangea beaucoup et but peu. Aramis ne but pas du tout ou du moins ne
but que de l'eau. Puis après le déjeuner. — Vous m'avez offert une arquebuse? dit
d'.-^rtagnan. Prètez-la-moi. — Vous voulez chasser? — En attendant Portlios c'est ce
que j'ai de mieux à faire , je crois ? Venez-vous avec moi ? — Hélas ! cher ami , ce se-
rait avec grand plaisir, mais la chasse est défendue aux évèques. — Ah ! dit d'Arta-
gnan, je ne savais pas. — D'ailleurs , continua Aramis, j'ai affaire jusqu'à midi. —
J'irai donc seul? dit d'.\rtagnan. — Hélas oui! mais revenez dîner surtout. — Par-
dieu ! on mange trop bien chez vous pour que je n'y revienne pas.
Et là-dessus d'Artagnau quitta son hôte, salua les convives , prit son arquebuse,
mais au lieu de chasser courut tout droit au petit port de Vannes. Il regarda en vain
si on le suivait, il ne vit rien ni personne. 11 fréla un petit liàliment de pèche pour
vingt-cinq livres et partit à onze heures et demie , convaincu qu'on ne l'avait pas
suivi. On ne l'avait pas suivi, c'était vrai. Seulement un frère jésuite . placé au haut
du clocher de son église , n'avait pas, depuis le matin, à l'aide d'une excellente lu-
nette, perdu un seul de ses pas.
Le voyage de d'Artagnau fut rapide, un bon vent nord-nord-est le poussait vers
Belle-lsle. Au fur et à mesure qu'il approchait, ses yeux interrogeaient la côte. Il
cherchait à voir soit sur le rivage , soit au-dessus des fortificalions , l'éclatant babil de
Porthos et sa vaste stature , se détachant sur un ciel légèrement nuageux.
D'Artagnan débarqua sans avoir rien vu, et apprit du premier soldat interrogé par
lui, que M. du Vallon n'était point encore revenu de Vannes. Alors, sans perdre un
instant, d'.\rtagnan ordonna à sa petite barque de mettre le cap sur Sarzeau. En trois
heures, d'Artagnau eut touché le continent ; deux atilrcs heures lui suftîreni pour
gagner Vannes. D'Artagnan ne fit qu'un bond du quai où il élait débarqué au palais
épiscopal. Il comptait terrifier Aramis par la promptitude de son retour.
Mais il trouva dans le vestibule du palais le valet de chambre qui lui fermait le pas-
sage tout en lui souriant d'un air béat. — Monseigneur? cria d'Arlagnan en essayant
de l'écarter de la main. Un instant ébranlé, le valet reprit son aplomb. — Ne me re-
connais-tu pas, imbécile? — Si fait: vous êtes le chevalier d'Arlagnan. — Alors, laisse-
moi passer. — Inutile, Sa Grandeur n'est point chez elle. — Connnent ! Sa Grandciu'
238
LES MOUSOUETAIRES.
n'est point chez elle ! mais où est- elle Jonc? — Partie. — Partie? Pour où? — Je n'en
sais rien: mais peut-être le dit-elle à M. le chevalier, clans cette lettre iju'elle m'a re-
mise pour M. le chevalier? El le valet de chambre tira une lettre de sa poche. — Eh !
dorme donc, marouflel fit d'Artagnan en la lui arrachant des mains. Et il lut à demi-
voix :
« Cher ami,
« Une affaire des plus urgentes m'appelle dans une des paroisses de mon diocèse.
J'espérais vous voir avant de partir; mais je perds cet espoir en songeant que vous
allez sans doute rester deux ou trois jours à Belle-Isle avec notre cher Porthos.
« Amusez-vous bien, mais n'essayez pas de lui tenir tête à table: c'est un conseil
que je n'eusse pas donné, même à Athos , dans son plus beau et son meilleur temps.
» Adieu , cher ami; croyez bien que j'en suis aux regrets de n'avoir pas mieux et
plus longtemps prolité de votre excellente compagnie. »
— Mordioux! s'écria d'Arlagnan, je suis joué. Ah! pécore, brute, triple sot que je
suis! mais rira bien qui rira le dernier. Oh ! dupé, dupé connue un singe à qui on
donne inie noix vide ! Et, bourrant un coup de poing sur le museau toujours riant du
valet de chambre, il s'élança hors du palais é(iiseopal. Furet, si bon trotteur qu'il l'îit,
n'élait plus à la hauteur des circonstances.
D'Artagnan gagna donc la poste, et il y choisit un cheval auquel il lit voir, avec de
bons éperons et une main légère, que les cerfs ne sont point les plus agiles coureuis
de la création.
'^^- • . i'^.
U ,\ Il T A (; N > N .
l.li VICOMTE DE BRAGELONNE.
239
OU d"artagnan court, ou porthos ronflk,
ou ARAMIS CONSKILLE.
RENTR à Ireute-fiiiq heures après les évcneinens que nous
venons de raconter, comme M. Fouquet, selon son ha-
bitude , ayant hiterdit sa porte , Iravailhiit dans ce cabi-
net de sa maison de Saint-iNIandé que nous connaissons
déjà , un carrosse attelé de quatre chevaux ruisselant de
,, „ sueur, entra au galop dans la cour. Ce carrosse était
S^ y, probablement attendu . car trois ou quatre laquais se
précipitèrent ^ers la portière, qu'ils ou\ rirent: tandis
que M. Fouquet se levait de son bureau et courait lui-
même à la fenêtre , un homme sortit péniblement du
carrosse, descendant avec difliculté les trois degrés du marchepied et s'appuyant sur
l'épaule des laipiais.
A peine eut-il dit son nom, que celui sur l'épaule duquel il ne s'appuyait point .
s'élança vers le perron et disparut dans le vestibule. Cet hoimne courait prévenir son
maître; mais il n'eut pas besoin de frapper à la porte. Fouquet était debout sur le
seuil. — iMonseignein- l'évèque de Vannes, dit le laquais. — Bien! dit Fouquet.
Puis, se penchant sur la rampe de l'escalier, dont Aramis connuençait à monter les
premiers degrés, — Vous, cher ami, dit-il, vous, sitôt? — Oui, moi-même, Mou-
sieur, mais moulu , brisé comme vous voyez. — Oh ! pauvre cher, dit Fouquet en lui
présentantson brao, sur lequel Aramis s'appuya, tandis que les serviteurs s'éloignèrent
avec respect. — Bah ! répondit Aramis, ce n'est rien, puisque me \oilà; le principal
était que j'arrivasse, et me voilà arrivé.
■ — Parlez vite, dit Fouquet en refermant la porte du cabinet derrière Aramis et lui.
— M. du Vallon est arri\é? — Oui. — Et vous avez reçu ma lettre? — Oui, l'af-
faire est grave , à ce qu'il parait , puisqu'elle nécessite \ otre présence à Paris, dans un
moment où \otre présence était si urgente là-bas. — Vous avez raison; on ne peut
plus grave. — Merci , merci ; de quoi s'agit-il? Mais , pour Dieu, et avant toute chose,
respirez, cher ami; vous êtes pâle à l'aire frémir. — Je souffre, eu effet; mais, par
grâce, ne faites pas attention à moi. M. du Vallon ne vous a-l-il rien dit encore en
vous remettant sa lettre? — Non, j'ai entendu un grand bruit, je me suis mis à la
fenêtre , j'ai vu , au pied du perron , une espèce de cavalier de marbre ; je suis des-
cendu, il m'a tendu la lettre, et sou cheval est tombé mort. — Mais lui? — Lui, est tombé
avec le che\al ; on l'a enlevé pom' le porter dans les appartemens; la lettre lue, j'ai
voulu monter près de lui pour avoir de plus amples nouvelles; mais il était endormi
de telle façon qu'il a été impossible de le réveiller. J'ai eu pitié de lui, et j'ai ordonné
qu'on lui ôiàt ses bottes et qu'on le laissât tranquille.
■ — Bien; maintenant, voici ce dont il s'agit, monseigneur. Vous avez vu M. d'Arta-»
2/iO LES MOUSQUETAIRES.
gnaii à Paris, n'est-ce pas? — Certes, et c'est un homme d'espiit et même un homme
de cœur, hien qu'il m'ait fait tuer nos chers amis Lyodot et d'Émery. — Hélas! oui,
je le sais; j"ai rencontré à Tours le courrier qui m'apportait la lettre de Gourvillc et
les dépèches de Pellisson. Avez-vous bien réfléchi à cet événement, Monsieur? — Oui.
— Et vous avez compris que c'était une attaque directe à votre souveraineté? — Eh
bien , je vous l'avouerai, cette sombre idée m'est venue à moi aussi. — Ne vous aveu-
glez pas. Monsieur, au nom du ciel; écoutez bien .. j'en reviens à d'Artagnan.
Dans quelle circonstance l'avez-vous vu? — Il est venu chercher de l'argent. —
Avec quelle ordonnance? — Avec un bon du roi. — Direct? — Signé de Sa ^lajeslé.
— Voyez-vous! Eh bien, d'Artagiian est venu à Belle- Isle; il était déguisé, il pas-
sait pour un intendant quelconque chargé par son maître d'acheter des salines. Or,
d'Arlagnan n'a pas d'autre maître que le roi : il venait donc comme envoyé du roi. Il
a \ u M. du Vallon à Belle-Isle , et il sait , comme vous et moi , que Belle-Isle est for-
tifiée. — Et vous croyez que le roi l'aurait envoyé, dit Fouquet tout. pensif. — Assu-
rément. — Et d'Artagnan aux mains du roi est im instrument dangereux? — Le plus
dangereux de tous. — Je l'ai donc bien jugé du premier coup d'oeil. — Gomment
cela? — J'ai voulu me l'attacher. — Si vous avez jugé que ce fût l'homme de France
le plus brave, le plus tin et le plus adroit, vous l'avez bien jugé. — Que concluez-
vous de cela? dit Fouquet avec inquiétude. — (Jue pour le moment il s'agit de parer
un coup terrible. D'Artagnan va venir rendre compte au roi de sa mission. — Oh !
nous avons le temps d'y penser. Vous avez bonne avance sur lui, je présume? —
Dix heures à peu près. — Eh bien, en dix heures...
Aramis secoua sa lèle pâle. — Voyez ces nuages qui courent au ciel , ces hirondelles
qui fendent l'air; d'Artagnan va plus vile que le nuage et que l'oiseau : d'Artagnan ,
c'est le vent qui les emporte. — Allons donc 1 — Je vous dis que c'est quelque chose de
surhumain que cet homme , Monsieur. — Eh bien? — Eh bien ! écoutez mon calcul ,
Monsieur; je vous ai expédié M. du Vallon à deux heures de la nuit ; M. du Vallon
avait huit heures d'avance sur moi. Quand M. du Vallon est-il arrivé? — Voilà (jualrc
hciu'es il peu près. — Vous voyez bien, j'ai gagné quatre heures sur lui, et cçi)endaul
c'est im rude cavalier que Porlhos , et il a tué siu- la route huit chevaux dont j'ai re-
trouvé les cadavres. Moi , j'ai couru la poste cinquante lieues . mais j'ai la goutte, la
gravelle, que sais-je! de sorte que la fatigue me tue. J'ai dû dosceiuhc à Tours ; de-
puis, roulant en carrosse à moitié mort , à moitié versé , parfois traîné sur les flancs de
la voilure , toujours an galop de quatre chevaux furieux, je suis arrivé . gagnant quatre
heures sur Porthos ; mais, voyez-vous, d'.VrIagnan ne pèse pas trois cents comme
Porlhos, d'.\rtagnan n'a pas la goutte et la gravelle comme moi ; d'Arlagnan arrivera
deux heures après moi. — Qiiel homme I bon Dieu! — Oui. c'est un homme que
j'aime cl que j'admire; je l'aime, parce qu'il est bon, grand, loyal : je l'admire,
parce qu'il représente |iour moi le point i-nlminant de la puissance humaine : mais
tout en l'aimant , tout en l'admiraul , je le crains et je le préviens. Donc, je me résume ,
Monsieur : dans deux luMU-es d'Artagnan sera ici : prenez les devaus, courez au
Louvre; vovez le roi avant que le roi ne voie d'Arlagnan. — <Jne <lirai-je au roi? —
Hien; donnez-lui Helle-lsle.
— Oh ! monsieur d'Herblay, s'écria Fou(pict , que de projets manques tout à coup !
Après un projet avorté, il y a toujours un autre projet que l'on peut mener à bien;
ne désespérons jamais, et allez, .Monsieur, allez vile. — Mais cette garnison si .soi-
gneusement triée , le roi la fera rhaugi-r tout de suite. — Allez au roi . Monsiein-, allez,
le Icmi's s'éconle , cl d'Arlagnan , ]>endant (|ue nous perdons notre temps, \ole<'oninie
une llèihe sur le grand « 1 lin. — Monsieur d'Ilerbhn, vous savez que toute parole
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. o't\
de vous est un germe qui fruclilie dans ma pensée ; je vais au Louvre. Je ne vous de-
mande que le temps de changer d'iiaiiits. — Rappelez-vous que d'Arlagnan n'a point
besoin de passer par Saint-Mandé, lui ; mais qu'il se rendra tout droit au Louvre :
c'est une heure à retrancher sur l'avance qui nous reste. — D'Ailagnan peut tout avoir
exceplémeschcvauxanglais; jeseraian Louvre dans vingt-cinq minutes. El, sans perdre
une seconde, Fouquet commanda le départ. Aramis n'eut que le temps de lui dire : —
Revenez aussi vite que vous serez parti, car je vous attends avec impatience.
Cinq minutes après, le surintendant volait vers Paris. Pendant ce temps, Arainis se
faisait indiquer la chambre où re[iosait Porlhos. — A la porte du cabinet de Fouquet,
il fut serré dans les bras de Pellissou, qui venait d'apprendre son arrivée et quittait les
bureaux pour le voir.
Aramis reçut avec cette dignité amicale qu'il savait si bien prendre ces caresses
aussi respectueuses qu'empressées ; mais tout à coup , s'arrèlaut sur le palier, — Qu'eu-
tends-je là-haut? demanda-t-il.
On entendait, en effet, un rauquement sourd pareil à celui d'un tigre affamé ou d'un
lion impatient — Oh ! ce n'est rien , ditPellisson en riant. C'est M. du Valloiiqui ronfle.
— En effet , dit Aramis, il n'y avait que lui capable de faire un tel bruit. Vous permet-
tez, Peliisson, que je m'informe s'il ne manque de rien? — Et vous, permettez-vous
que je vous accompagne ! — Comment donc! Tous deux entrèrent dans la chambre.
Porthos était étendu sur un lit, la face violette plutôt que rouge, les veux gonftçs,
la bouche béante. Ce rugissement qui s'échappait des profondes cavités de sa poitrine
faisait vibrer les carreaux des fenêtres. A ses muscles tendus et sculptés en saillie sur
sa face, à ses cheveux collés de sueur, aux énergiques soulèvemens de son menton et
de ses épaules, on ne pouvait refuser une certaine admiration : les jambes et les ineds
herculéens de Porlhos avaient, en se gonflant, fait craquer ses bottes de cuir ; toute la
force de son énorme corps s'était convertie en une rigidité de pierre. Porthos ne re-
muait pas plus que le géant de granit couché dans la plaine d'Agrigente.
Sur l'ordre de Pellissou, un valet de chambre s'occupa de couper les botles de Por-
thos, car nulle puissance au monde n'eût pu les lui arracher, (jualre laquais v avaient
essayé en vain, tirant à eux comme des cabestans. Ils n'avaient pas même réussi à
réveiller Porlhos. On lui enleva ses bottes par lanières , et ses jambes retombèrent stu'
le lit; on lui coupa le reste de ses habits, ou le porta dans un bain , ou l'y laissa une
heure , puis on le revèlit de linge blanc et on l'introduisit dans un lit bassiné , le tout
avec des efforts et des peines qui eussent incommodé un mort, mais qui ne tirent pas
même ouvrir l'œil à Porthos et n'interrompirent pas une seconde l'orgue formidable
de ses ronflemens.
Aramis voulait , de son côté , nature sèche et nerveuse, armée d'un courage exquis,
braver aussi la fatigue et travailler avec GourviUe et Peliisson , mais il s'évanouit sur la
chaise où il s'était obstiné à rester. On l'enleva pour le porter dans une chambre voi-
sine , où le repos du lit ne tarda point à provoquer le calme de la tète.
OU M. FOUQUET AGIT.
Cependant Fouquet courait vers le Louvre au grand galop de son attelage anglais.
Le roi travaillait avec Colbert. Tout à coup le roi demeura pensif. Ces deux arrêts de
murt(ju'il a\:iit signés en montant sur le trône, lui ii'vcnaienl parfois en mémoire.
242 LES MOUSQUETAIRES.
C'étaient deux taches de deuil qu'il voyait les yeux ouverts ; deux taches dé sarig
qu'il voyait les yeux fermés. — Monsieur, dit-il tout à coup à l'intendant, il nie
semble parfois que ces deux hommes que vous avez fait condamner n'étaient pas de
bien grands coupables. — Sire , ils avaient été choisis dans le troupeau des traitans .
qui avait besoin d'être décimé. — Choisis par qui? — Par la nécessité , sire , répondit
froidement Colbert. — La nécessité! grand mot! murmura le jeune roi. — Grande
déesse , sire. — Gelaient des amis fort dévoués au surintendant, n'est-ce pas'i* — Oui,
sire, des amis qui eussent donné leur vie pour M. Fouquel. — Ils l'ont donnée,
iMonsieur, dit le roi. — C'est vrai, mais inutilement, par bonheur, ce qui n'était pas
leur intention. — Combien ces hommes avaieni-ils dilapidé d'argent? — Dix millions
peut-éire , dont sL\ ont été confisqués sur eux. — Et cet argent est dans mes coffres?
deniauda le roi avec un certain sentiment de répugnance. — 11 y est, sire ; mais cette
contiscation, tout en menaçant M. Fouquet, ne l'a point atteint. — Vous concluez ,
monsieur Colbert? — Que si M. Fouquet a soulevé contre Votre Majesté une troupe de
factieux pour arracher ses amis au supplice , il soulèv era une armée quand il s'agira
de se soustraire lui-même au châtiment.
Le roi fit jaillir sur son confident un de ces regards qui ressemblent au feu sombre
d'un éclair d'orage ; un de ces regards qui vont illuminer les ténèbres des plus pro-
fondes consciences. — Je m'étonne j dit-il , qiie, pensant sur M. Fouquet de pareilles
choses, vous ne veniez pas me donner un avis. — Quel avis, sire? — Dites-moi,
d'abord, clairement et précisément , ce que vous pensez, monsieur Colbert. — Sur quoi?
i— Sur la conduite de M. Fouquet. — ^ Je pense, sire, que M. Fouquel j non content
d'atfirer à lui l'argent , comme faisait M. de Mazarin , et de priver, par là , Votre Ma-
jesté d'une parfie de sa puissance -, veut encore attirer à lui tous les amis de la vie fa-
cile et des plaisirs, de ce (pientin les fainéans appellent la poésie, et les politiques la
corruption; je pense qu'en soudoyant les sujets de Votre Majesté il empiète sur la
prérogaUve royale , et ne peut , si cela conthiue ainsi , tarder à reléguer Votre Majesté
parmi les plus faibles monarques. — Comment qualilio-t-on tous ces projets, mou-
sieur Colbert ? — On les uoimne crimes de lèse-majesté. — Et que fait-ou aux crimi-
nels de lèse-majesté? — On les arrête , ou les juge, ou les punit. — Vous êtes bien
sûr que M. Fouquel a conçu la pensée du crime que vous lui imputez? — Je dirai
plus, sire, il y a eu chez lui commencement d'exécution. — Eh bien, j'en reviens u
ce que je disais, monsieur Colbert. Uounez-moi un conseil.
— Pardon, sire, mais auparavant j'ai encore quelque chose à ajouter. — Dites.
I Une preuve évidente, palpable , matérielle de trahison. — Laquelle? — Je vieiis
d'apprendre (pie M. Fouquet lait foitilier Lielie-lsle-eu-mer. — Ah ! vraiment! — Et
dans quel but ferait-il cela? — Ltaiis le but de se défendre un jour contre son roi. —
Mais s'il en est ainsi, monsieur Colbert, dit Louis, il faut faire tout de suite tomme
vous disiez : il faut arrêter M. Foiujuet. — iuqiossible! — Je croyais vous avoir déjà
dit Monsieur, que je supprimais ce mot dans mon service. — Le service de Voire
Majesté ne peut empêcher M. Fouquet d'être surintendant général. — Eh bien? — l':t
que par conséquent, par celle charge, il n'ait pour lui tout le jiarlemeut , comme il a
toute l'armée par ses largesses, toute la lillcraturc |iar ses grâces, toute la noblesse
par ses présens. ■— C'esl-à-dire aiois que je ne puis rien ( (iiilrr .M. Fouquet? — Kieii
absolument, du moins à cette heure, sire — Nous êtes un idiiM'iller stérile, monsieur
Colbert. — "b ! non pas, sire, car je ne me bornerai plus à montrer le péril à Noire
Majesté. — yMlons donc ! Par m'i peut-on saper le colosse, voyons! Et le roi se mil à
rire avec amertume. — Il a grandi par rargent, tue/-le par l'argent, sire. Ruinez-
le. — ConunenI cela? — Les occasions ne \ous mampirrdnt pas. iirolileit de toutes les
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 243
occasions. — Indiquez-les-inoi. — En voici une d'abord. Son Altesse Royale Monsieur
va se marier, ses noces doivent être inagnitiques. C'est une belle occasion pour Votre
Majesté de demander un million à M. Fouquet. — C'est bien , je le lui demanderai , fit
Louis XIV. — Si Voire Majesté veut sigrier l'ordonnance, je ferai prendre i'ârgeat
moi-même.
Et Colbert poussa devant le roi un papier et lui présenta une plume.
En ce moment , l'huissier entr'ouvrit la porte et annonça M. le surintendaiit. Louis
p.llit. Colbert laissa tomber la plume et s'écarta du roi , sur lequel il étendait ses ailes
noires de mauvais ange.
Le surintendant fit son entrée en homme de cour, à qui un seul coup d'œil suffit
pour apprécier une situation. Celte situation n'était pas rassurante pour Fouquet,
(juelleque fût la conscience de sa force Le petit œil noir de Colbert dilaté par l'envie, et
l'œillimpide de Louis XIV enflammé par la colère, sigiialaient un danger pressant.
Les courtisans sont , pour les bruits de cour, comme les vieux soldats . qui distin-
guent à travers les rumeurs du vent et des feuillages le retentissement lointain des
pas d'ime troupe armée; ils peuvent, après avoir écouté, dire à peu près combien
d'hommes marchent , combien d'armes résonnent , combien de canons roulent. Fou-
quel n'eut donc qu'à interroger le silence qui s'était fait à son arrivée : il le trouva
gros de menaçantes révélations.
Le roi lui laissa tout le temps de s'avancer jusqu'au milieu de la chambre. Fouquet
saisit hardiment l'occasion. — Sire , dit-il , j'étais impatient de voir Votre Majesté. —
— Et pourquoi? demanda Louis. — Pour lui annoncer une bonne nouvelle.
Colbert, moins la grandeur de la personne, moins la largesse du cœur, ressem-
blait en beaucoup de points à Fouquet. Môme pénétration, même habitude des hommes.
De plus, cette grande force de contraction qui donne au.v hypocrites le temps de réflé-
chir et de se ramasser pour prendre du ressort. Il devina que Fouquet marchait au-
devant du coup qu'il allait lui porter. Ses yeu.v brillèrent. — Quelle nouvelle? de-
manda le roi.
Fouquet déposa un rouleau de papier sUr la table. — Que Votre Majesté veuille
bien jeter les yeux sur ce travail , dit-il.
Le roi dépUa lentement le rouleau. — Des plans "i* dit-il. — Oui , sire. — Et quels
sbril ces plans? — Une fortification nouvelle , sire. — Ah I ah ! fit le roi, vous vous
occupez donc de tactique et de stratégie, monsieur Fouquet? — Je m'occupe de tout
ce qui peut être utile au règne de Votre Majesté, répliqua Fouquet. — Belles images!
dit le roi en regardant le dessin. — Voire Majesté comprend sans doute , dit Fouquet
en s'inclibant sur le papier; ici est la ceinture de muraille , ici les forts , là les ou-
vrages avancés. — Et que vois-je là, Monsieur? — La mer. — La mer tout autour?
■ — Oui, sire. — Et quelle est donc celte place dont vous me montrez le plan? — .Sire,
c'est Belle-Isle-en-mer, réjiondit Fouquet avec simplicité.
A ce mot, à ce nom, Colbert lit un mouvement si marqué, que le roi se retourna
pour lui recommander la réserve. Fouquet ne parut pas s'être ému le moins du monde
du mouvement de Colbert ni du signe du roi. —Monsieur, confinua Louis, vous avez
donc fait fortifier Belle-Isle? — Oui , sire , et j'en apporte les devis et les comptes à
Votre Majesté , répliqua Fouquet; j'ai dépensé seize cent mille Uvres à cette opéra-
tion. — Pourquoi faire? répliqua froidement Louis , qui avait puisé de l'initiative dans
un regard haineux de l'intendant. - Pour un but assez facile à saisir, répondit Fou-
quel. Votre Majesté était en froid avec la Grande-Bretagne. — Oui , mais depuis la
restaurafion du roi Charles II, j'ai fuit alliance avec elle. — Depuis un mois , sire,
Votre Majesté l'a bien dit ; mais il y a près de six mois que les fortifications de Belle-
24i LES MOUSQUETAIRES.
Isle sont conimencée.-. — Alors elles, soiil devoiuies iuiitiles. — Sire, des forlifiLations
ne sont jamais iiuililes. J'avais fortifié Belle-Isle contre MM. Monk et Lamliert et tous
ces bourceois de Londres qui jouaient au soldai. Belle-Isle se trouvera tonle tnrtiliée
contre les Hollandais, à qui ou l'Angleterre ou Votre Majesté ne peut manquer de
faire la guerre.
Le roi se tut encore une fois et regarda en dessous Colbert. — Belle-Isle . je crois,
ajouta Louis, est à vous, monsieur Fouquel? — Non, sire. — A qui donc alors? —
A Votre Majesté.
Colbert fut saisi d'effroi comme si un gouffre se fût ouvert sous ses pieds. Louis
tressaillit d'admiration, soit pour le génie, soit pour le dévouement de Fouquet. —
Expliquez-vous , Monsieur, dit-il. — Rien de plus facile , sire. Belle-Isle est une terre
à moi ; je l'ai fortifiée de mes deniers Mais comme rien au monde ne peut s'opposer à
ce qu'un sujet fasse \m liumble présent à son roi , j'offre à Votre Majesté la propriété
de la terre , dont elle me laissera l'usufruit. Belle-Isle , place de guerre, doit être oc-
cupée par le roi : Sa Majesté , désormais, pourra y tenir une sûre garnison.
Colbert eut besoin , pour ne pas tomber, de se retenir aux coloruies de la boiserie.
C'est une grande habileté d'homme de guerre que vous avez témoignée là , Mon-
sieur, dit Louis XIV. — Sire , l'initiative n'est pas venue de moi , répondit Fouquet ;
beaucoup d'officiers me l'ont inspirée. Les plans eux-mêmes ont été faits par un in-
génieur des plus distingués. — Son nom? — M. du Vallon. — M. du Vallon? reprit
Louis : je ne le connais pas. Il est {;\cbeux , monsieiu' Colberl , continiia-t-il . que je ne
connaisse pas le nom des hommes de talent (]ui honorent mon règne. Et en disant ces
mots , il se retourna vers Colberl.
Celui-ci se sentait écrasé, la sueur lui coidiiit du front , aucune parole ne se pré-
sentait à ses lèvres , il sonflVail iiii martyre inexprimable. — Vous retiendrez ce nom ,
ajouta Louis XIV.
Colbert s'inclina plus pâle que ses manchettes de dentelles de Flandres.
Fouquet continua : — Les maçonneries sont de mastic romain : des architectes nie
l'ont composé d'après les relations de l'antiquité. — Et les canons? demanda Louis.
Oh! sire, ceci regarde Votre Majesté, il ne m'appartient pas de mettre des canons
chez moi , sans que Voire Majesté m'ait dit qu'elle était chez elle.
Louis coumiençait à flotter indécis entre la haine que lui inspirait cet homme si
puissant et la pilié que lui inspirait cet autre houune abattu, qui lui semblait la con-
trefaçon du premier Mais la conscience de son devoir de roi l'emporta sur les senti-
mens de l'homme. Il allongea son doigt sur le papier. — Ces plans ont dû vous coûter
beaucoup d'argent à exécuter? ilit-il. — Je croyais avoir eu l'bonneur de dire le chiffre
à Vntre Majesté. — Redites , je l'ai o\iblié. — Seize cent mille livres. — Seize cent
mille ii\ies! vous êtes énormément riche . umnsieur Foiupiet. — C'est Voire Majesté
qui e-t liche, dit le surintendant , puisipie Belle-Isle est à elle. — Oui , merci ; mais
si ricbe (pic je sois, monsieur Fou(iuet ... Le roi s'arrêta.
— l'^b bien! sire?. . demanda le suriiitendanl. — Je jirévois le moment où je man-
querai d'argent. — Vous, sire? Et à quel momenl donc? — Demain , par exemple.
— Que Votre Majesté me fasse l'honncurde s'expliquer. — Mon frère épouse Madame
d'Angleterre. Je dois faire à la jeune princesse une réce|ition digne de la petite-fillc
(le llcini IV. — C'est trop juste . sire. — .l'ai donc besoin d'argenl. El il me faudrait.,.
Louis .\l\' lioila. La sniiiuir ipi'il avait à demander était juste celle qu'il avait élé
(ililigé (le rcliiser à Cliarles II. Il se tourna \ers Colliert pour (pi'il donnAI le coiqi. —
Il me faiidrail demain... répéta-1-il eu regardant dilbcrl. — Un million, dit brulale-
Miciit celui-ci, enchanté de reprciulre s.i lev^inclie.
I,H VICOMTH ME BRAGELONNE. 2i5
Foiiquel toiirnail le dos à l'inlendant pour ôcouter Je roi. Il ne se relourna même
point, et attendit que le roi répélàt on plutôt iniirninràt : — Un million. — Oh ! sire ,
répondit dédaigneusement Fonqnet, un million! Que fera Votre Majesté avec un mil-
lion? — Il me semble cependant... dit Louis XIV. — C'est ce qu'on dépense aux noces
du plus petit prince d'Allemagne. Il faut deux millions au moins à Votre Majesté. Les
chevaux seuls emporteront cinq cent mille livres. J'aurai l'honneur d'envoyer ce soir
seize cent mille livres à Votre Majesté. — Comment, dit le roi , seize cent mille livres!
— Attendez, sire, répondit Fouquet sans même se retourner vers t'.olhert , j(! sais
qu'il manque quatre cent mille livres. Mais ce Monsieur de l'intendance (et par-dessus
son épaule il montrait du pouce Golbert qui pâlissait derrière lui ), mais ce Monsieur
de l'intendance .. a dans sa caisse neuf cent mille livres à moi. Le roi se retourna pour
regarder Colhert. — Monsieur, poursidvit Fouquet toujours parlant indirectement à
Colbert, Monsieur a reçu il y a huit jours seize cent mille livres: il a payé cent mille
livres aux gardes, soixante-quinze mille aux hôpitaux, vingt-cinq mille aux Suisses,
cent trente mille aux vivres , mille aux armes, dix mille aux menus frais; je ne me
trompe donc point en comptant sur neuf cent mille livres qui restent.
Alors se tournant à demi vers Colbert, comme fait un chef dédaigneux vers son
inférieur. — Ayez soin , Monsieur, dit-il , que ces neuf cent mille livres soient remises
ce soir en or à Sa Majesté. — Alais, dit le roi, cela fera deux millions cinq cent mille
livres — Sire, les cinq cent mille livi-es de surplus seront la monnaie de poche de
Son Altesse Royale.
Et sur ces mots, saluant le roi avec respect, le siuintemlant lit à reculons sa
sortie, .sans honorer d'uti seul regard l'envieux auquel il venait de rasera moitié
la tête. Colbeit déchira de rage son point de Flandres et mordit ses lèvres jusqu'au
sang.
Fouquet n'était pas à la porte du cabinet que l'huissier, passant à côté de lui , cria:
— Un courrier de Bretagne pour Sa Majesté. — M. d'Herblay avait raison, unn-mura
Fouquet en tirant sa montre : une heure cinquante-cinq minutes, il était teuqis!
OU D ARTAGNAN FINIT PAR METTRE ENFIN LA MAIN SUR SON BREVET
DE CAPITAINE.
Le lecteur sait d'avance qui l'huissier annonçait en annonçant le messager de
Bretagne.
C'était d'Artagnan, l'habit poudreux, le visage enllammé, les cheveux dégouttans
de sueur, les jambes raidies; il levait péniblement les pieds à la hauteur de chaque
marche sur laquelle résonnaient ses éperons ensanglantés. Il aperçut sur le seuil, au
moment où il le franchissait , le surintendant. Fouquet salua avec un sourire celui
qui, une heure plus tôt, lui amenait la ruine ou la mort.
En ce moment même, le roi flottait entre la surprise où venaient de le jeter les
dernières paroles de Fouquet, et le plaisir du retour de d'Artagnan. Sans être cour-
tisan, d'Artagnan avait le regard aussi suret aussi rapide que s'il l'eCitété. Il lut en
entrant l'humiliation dévorante imprimée au front de Colbert. 11 put même entendre
ces mots que lui (Usait le roi : — Ah ! monsieur Colbert, vous aviez donc neuf cent mille
livres à la surintendance? Colbert , sutfoqué, s'inclinait sans répondre.
Le premier mot de Louis XIV à son mousquetaire, comme s'il eût voulu faire op-
346 LES MOUSQUETAIRES.
position à ce qu'il disait en ce mouienl , fut un bonjour affectueux. Puis son second un
congé à Colbert. Ce dernier sortit du cabinet du roi, livide et chancelant , tandis que
d'Artagnan retroussait les crocs de sa moustache.
— J'aime à voir dans ce désordre un de mes serviteurs , dit le roi , admirant la mar-
tiale souillure des habits de son envoyé. — Eu effet, sire, dit d'Artagnan , jai cru ma
présence assez urgente au Louvre pour me présenter ainsi devant vous. — Vous m'ap-
portez donc de grandes nouvelles , Monsieur? demanda le roi en souriant. — Sire ,
voici la chose en deux mots : Belle-Isle est fortifiée . admirablement fortifiée: Belle-
Isle a une double enceinte , une citadelle , deux forts détachés : son port renferme
trois corsaires, et ses batteries de côte u'atteueient plus que du canon. — Je sais tout
cela , Monsieur, répondit le roi. — Ah ! Votre Majesté sait tout cela '/fit le mousque-
taire stupéfait. — J'ai le plan des fortifications de Belle-Isle . dit le roi. — Votre Ma-
jesté a le plan... — Le voici. — En effet, sire, dit d'Artagnan, c'est bien cela, et
là-luis j'ai vu le pareil. Le front de d'Artagnan se rembrunit. — Ah! dit-il, je com-
prends. Votre Majesté ne s'est pas fiée à moi seul , et elle a envoyé quelqu'un, dit-i!
d'un ton plein de reproche. — Qu'importe, Monsieur, de quelle façon j'aie appris ce
que je sais, du moment que je sais? — Soit, sire, reprit le mousquetaire , sans cher-
cher même à déguiser son mécontentement ; mais je me permettrai de dire à Votre
Majesté que ce n'était point la peine de me faire tant courir, de risquer vingt fois deme
rompre les os. pour me saluer en arrivant ici d'une pareille nouvelle Sire . quand
on se défie des gens, ou quand on les croit insuftisans, on ne les emploie pas. Et
d'Artagnan , par un mouvement tout militaire, frappa du pied et fit tomber sur le
parquet une poussière sanglante.
Le roi le regardait et jouissait intérieurement de son premier trionqiiie.
— Monsieur, dit-il au bout d'un instant, non-seulement Belle-Isle m'est connue,
mais encore Belle-Isle est à moi. — C'est bon , c'est bon , sire ; je nç vous en demande
pas davantage, répondit d'Artagnan. Mon congé. — Comment! votre congé'? — Sans
doute. Je suis trop fier pour manger le pain du roi sans le gagner, ou plutôt pqiir le
gagner mal. — Vous vous fâchez. Monsieur? — Il y a de quoi, mordioux! je reste en
selle trente-deux heures, je cours jour et nuit, je fais des prodiges de vitesse , j'arrive
raide comme un pendu, et un autn; est arrivé avant moi! Allons , je suis un niais :
mou congé, sire!— Monsieur d'Artagnan, dit Lpujs XIV en appuyant sa main blanche
sur le bras poudreux du mousquetaire, ce que jç viens de vous dire ue nuira eu rien
à ce que je vous ai promis. Parole donnée , parole tenue.
Et le jeune roi allant droit à sa table, ouvrit un tiroir et y pril uu papii r |>lié en
'quatre. — Voici votre brevet de (:a])itaiue des uimiscjuclaires : vnus l'avez gagné,
(lit-il. monsieur d'Artagnan.
U'.ArtaLMian ouvi'it vivement le papier et le regarda à deux fois. Il ue pouvait en
croire ses veux. — Et ce brevet, continua le roi , vous est donné, non-seuleuient jiour
voire voyage à Bclle-lsle, mais encore poiu- votre brave intervention à la place de
Grève. Là, en effet, vous m'avez servi bien \aillaiuuieul. — Ah ! ah! dit d'.\rtagnan,
sans que sa [)uissance sur lui-même pAt empêcher une certaine rougeur de lui monter
'aux yeux ; vous savez aussi ((da , sire? — Oui , je le sais.
Le roi avait le regard perçant et le jugement infaillible, quand il s'agissait de lire
dans une conscience. — Vous a\ez ipielque chose, dit-il au mousquetaire, (]uelque
rhi)se h dire et que \ous ne dites pas. Voyons, pai'lez fraucheiuent , Monsiem-. — Kii
bien ! sire, ce que j'ai, c'est que j'aimerais mieux élre nonuné capitaine des mous-
quetaires pour avoir chargé à la tête de ma couqiagnie, t'ai! taire une batterie ou pris
une ville (|ue [lour avoir fait pendre deux malheureux.
LK VICOMTE UE BRAGELONNE. t>'(.7
Le poi garda un moment le silence. — Et votre compagnon , monsieur d'Arlagnan,
partage-t-il votre repentir V — Mon compagnon ? — Oui. Vous n'étiez pas seul , ce me
semble , h la place de Grève. — Non , sire , non , dit d'Arlagnan, rougissant au soupçon
que le roi pouvait avoir l'idée que lui, d'Artagnan, avait voulu accaparer pour lui
seul la gloire qui revenait à Raoul ; non , mordioux ! et , comme le dit Vutre i\laje.sté ,
j'avais un compagnon , et même un bon compagnon. — Un jeune honime?— ^ Oui,
sire, un jeune homme. — Enfin, il paraît que ce jeune honuue est im brave , dit
Louis XIV pour aiguiser un sentiment qu'il prenait pour du déjiit. — Un braveV Oui,
sire, répéta d'Artagnan , enchanté , de son côté, de pousser le roi sur le compte de
Raoul. — r Savez- vous son nom? le connaissez-vous. — Depuis à peu près vingt-cinq
ans, oui , sire. — Mais il a vingt-cinq ans à peine 1 s'écria le roi. — Eh bien , sire,
je le connais depuis sa naissance, voilà tout. — Vous m'affirmez cela'/
— Sire , dit d'Artagnan , Votre Majesté m'interroge avec une défiance dans laquelle
je reconnais un tout autre caractère que le sien. M. Golbert, qui vous a si bien ins-
truit, a-t-il donc oublié de vous dire que ce jeune homme était le fils de mon ami in-
time?— Le vicomte de Bragelonne'? — Eh certainement, sire, le vicomte de Brage-
lonne a pour père M. le comte de la Père , qui a si puissamment aidé à la restauration
du roi Charles IL Oh! Bragelonne est d'une race de vaillans, sire. — Alors il est iils
de ce seigneur ([ui m'est venu trouver, ou plutôt qui est venu troiiver M. de ilazarin .
de la part du roi Charles II , pour nous ofi'rir son alliance? — Justerjient. - Et c'est un
brave que ce comte de la Fère, dites-vous? — Sire, c'est un houune qui a plus de fois
tiré l'épée pour le roi votre père qu'il n'y a encore eu de jours dans la vie bienheu-
reuse de Votre Majesté.
Ce fut Louis XIV qui se mordit les lèvres à son tour. — Bien, monsieur d'Artagnan,
bien! Et M. le comte de la Fère est votre ami? — Mais depuis tantôt quarante ans',
oui , sire. Votre Majesté voit que je ne lui parle pas d'hier. — Seriez-vous content de
voir ce jeune houune, monsieur d'Artagnan? — Enchanté , sire.
Le roi frappa sur son timbre. Un huissier parut. — Appelez M. de Bragelonne , dit
le roi. — Ah ! ah! il est ici? dit d'Artagnan. — Il est de garde aujourd'hui au Louvre
avec la compagnie des gentilshommes de M. le Prince.
Le roi achevait à peine, quand Raoul se présenta, et, voyant d'Artagnan , lui sourit
(le ce charmant sourire qu'on ne trouve que sur les lèvres de la jeunesse. — Allons,
allons , dit familièrement d'Artagnan à Raoul, le roi permet que tu m'embrasses ; seu^
lement . dis à Sa Majesté que tu la remercies.
Raoul s'inclina si gracieusement q\ie Louis . à qui toutes les supériorités savaient
plaire lorsqu'elles n'affectaient rien contre la sienne, admira cette beauté, cette vi-
■gueur et cette modestie. — Monsieur, dit le roi, s'adressant à Raoul, j'ai demandé à
M. le Prince qu'il veuille bien vous céder à moi ; j'ai reçu sa réponse , vous
m'appartenez donc dès ce matin. M. le Prince était bon maître , mais j'espère
bien que vous ne perdez pas au change. — Sire , dit Bragelonne d'une voix douce et
pleine de charmes, avec cette élocution naturelle et facile qu'il tenait de son père ; sire,
ce n'est point d'aujourd'hui que je suis à Votre Majesté. — Oh ! je sais cela, dit le roi,
et vous voulez parler de votre expédition de la Grève. Ce jour-là . en effet , vous fûtes
bien à moi. Monsieur. — Sire, ce n'est point non plus de ce jour que je parle; il ne
me siérait point de rappeler un service si minime, en présence d'un homme comme
M. d'Artagnan ; je voulais parler d'une circonstance qui fait époque dans ma vie, e!
qui m'a consacré, dès l'âge de seize ans . au service dévoué de Votre Majesté. — Ah !
ah ! dit le roi , et quelle est cette circonstance? dites, ^lonsieur. — La voici... Lorsque
je partis pour ma première campagne, c'est-à-dire pour rejoindre l'armée de M. lé
248 LES MOUSQUETAIRES.
Prince, M. le comte de la Fère me vint conduire jusqu'à Saint-Denis , où les restes du
roi Louis XIII attendent , sur les derniers degrés de la basilique funèbre , im successeur
que Dieu ne lui enverra point , je l'espère , avant longues années. Alors , il me lit
jurer, sur la cendre de nos maîtres, de servir la royauté, représentée par vous, in-
carnée en vous, sire, delà servir en pensées, en paroles et en actions. Je jurai. Dieu
et les morts ont reçu mon serment. Depuis dix ans, sire , je n'ai point eu aussi sou-
vent que je l'eusse désiré l'occasion de le tenir : je suis un soldat de Votre Majesté, pas
autre chose, et en m'appelant près d'elle, je ne change pas de maître, mais seule-
mont de garnison.
Raoul se tut et s'inclina. Il avait Uni que Louis XIV écoul^iit encore. — Mordioux!
s'écria d'Artagnan , c'est bien dit, n'est-ce pas. Votre Majesté? Bonne race, sire,
grande race! — Oui, niurmin-a le roi ému, sans oser cependant manifester sou émo-
tioTi. car elle n'avait d'autre cause que le contact d'une nature éminemment aristocra-
tique Oui, Monsieur, vous dites vrai; partout où vous étiez, vous étiez au roi. Mais
en changeant de garnison, vous trouverez, croyoz-nini , ini a^ ancement dont vous
êtes digne.
Raoul vit que là s'arrêtait ce que le roi avait à lui dire. Et avec le tact parfait qui
caractérisait cette nature exquise, il s'inchna et sortit.
— Vous reste-t-il quelque chose à m'apprendre. Monsieur? dit le roi lorsqu'il se
rétrouva seul avec d'Artagnan. — Oui, sire, et j'avais gardé cette nouvelle pour la
dernière, car elle est triste et va vêtir la royauté européenne de deuil. — Que me dites-
vous? — Sire , en passant à Blois, un mot , un triste mot , écho du palais , est venu
frapper mon oreille. — En vérité, vous m'effrayez, monsieur d'Artagnan. — Sire,
ce mot était prononcé par un piqueur qui portait un crêpe au bras. — Mon oncle,
Gaston d'Orléans, peut-être? — Sire, il a rendu le dernier soupir. — Et je ne suis
pas prévenu! s'écria le roi, dont la susceptibilité royale voyait une insulte dans l'ab-
sence de cette nouvelle. — Oh! ne vous fâchez point, sire , dit d'Artagnan, les cour-
riers de Paris et les courriers du monde entier ne vont point comme votre serviteur ; le
courrier de Blois ne sera pas ici avant deux heures , et il court bien , je vous en ré-
ponds , attendu que je ne l'ai rejoint qu'au delà d'Orléans.
— Mon oncle Gaston ! murmiu-a Louis en appuyant la maiu surson front et en en-
fermant dans SCS trois mots tout ce que sa nuiiioin' lui rapjielait à ce nom de senti-
mcns opposés. — Eh! oui, sire, c'est ainsi . dit philosophiquement d'Artagnan, ré-
pondant à la pensée royale, le passé s'envole. — C'est vrai. Monsieur, c'est vrai;
mais il nous reste. Dieu merci, l'avenir, et nous lâcherons de ne pas le faire trop
sond)re. — Je m'en ra|)|iorte pour cela à Votre Majesté, dit le mousquetaire en s'in-
clinanl : et maintenant... — Oui. vous avez raison. Monsieur, j'oublie les cent dix
lieui's que \ousvenez de faire. Allez, Monsieur. prenez soin d'un de mes meilleui-s sol-
dats, et ipiand vous serez reposé, venez vous mettre à mes ordres. — Sire, absent ou
présent, j'y suis toujours. D'.Vrtagnan s'inclina el sortit.
Puis, comme s'il fût arrivé de Fontiiiinlilciiu ^elllcIlll'nt . il se mil à ai'iienler le
Louvre jinur rrjuindri' lîjaL'i'liuuie.
IF. VICOMTE DE RRAGELONNE.
■2\d
OU L'0\ voit enfin REPARAITRE LA VERITAIILE HÉROÏNE
DE CETTE HISTOIRE.
F.NDAîiT que les bonifies brùlaieut dans le cliàleau de Blois
autour du corps inanimé de Gaston d'Orléans, ce dernier
représentant du passé ; pendant que les liompeois de la
ville fiiisaient son épitaphe , qui était loin d'èlre un pa-
négyrique ; pendant que Madame douairière , ne se sou-
venant plus que durant ses jeunes années elle avait aimé
ce cadavre ijisant, au point de fuir pour le suivre le pa-
lais paternel, faisait à vingt pas de la salle funèbre ses
petits calculs d'intérêt et ses petits sacrilices d'orgueil ,
d'autres intérêts et d'autres orgueils s'agitaient dans toutes
les parties du château où avait pu pénétrer une âme vivante.
Ni les sons lugubres des clocles, ni les voix des chantres, ni l'éclat des cierges à
travers les vitres , ni les préparatifs de l'ensevelissement n'avaient le pouvoir de dis-
traire deux personnes placées à une fenêtre de la cour intérieure, fenêtre que nous
connaissons déjà, et qui éclairait une chambre faisant partie de ce qu'on appelait les
petits appartemens.
Au reste un rayon joyeux de soleil, car le soleil paraissait fort peu s'inquiéter de la
perte que venait de faire la France; un rayon de soleil , disons-nous , descendait sur
eux, tirant les parfums des fleurs voisines et animant les murailles elles-mêmes.
Ces deux personnes si occupées , non par la mort du duc , mais de la conversation
qui était la suite de cette mort : ces deux personnes étaient une jeune fille et un jeune
homme.
Ce dernier personnage , garçon de vingt-cinq à vingt-six ans à peu près , à la mine
tantôt éveillée , tantôt sournoise , faisant jouer à propos deux yeux immenses recou-
verts de longs cils , était petit et brun de peau ; il souriait avec une bouche énorme >
mais bien meublée, et son menton pointu , qui semblait jouir d'une mobilité que la
nature n'accorde pas d'ordinaire à cette portion du visage, s'allongeait parfois très-
amoureusement vers son interlocutrice, qui , disons-le, ne se reculait pas toujours
aussi rapidement cjue les strictes bienséances avaient le droit de l'exiger.
La jeune fille, nous la connaissons, car nous l'avons déjà vue à cette même fenêtre,
à la lueur de ce même soleil. La jeune lille offiait un singulier mélange de finesse et
de réilexion. Elle était charmante quand elle riait , belle quand elle devenait sérieuse;
mais, hâtons-nous de le dire, elle était plus souvent charmante que belle.
Les deux personnes qui n'étaient autres que mademoiselle Aure de Montalais et son
amonreuxM. Malicorne, paraissaient avoir atteint le point culminant d'une discussion
moitié railleuse , moitié grave , quand le bruit d'un pas retentit dans l'escalier. Un
grand cri suivi d'injures relenfil aussitôt. — C'est encore ce vaurien! s'écria la vieille
230 LES MOUSQUETAIRES.
madame de Sainl-Remy , loiijours là ! — Ah! Madame! répondit Malicorne d'une
voix respectueuse ; il y a huit j^-rands jours que je ne suis venu iri.
Derrière madame de Saint-Remy montait mademoiselle delà Vallière. Elle entendit
l'explosion de la colère maternelle, et comme elle en devinait la cause, elle entra
loute tremblante dans la chambre et aperçut le malheureux Malicorne , dont la con-
tenance désespérée eût attendri ou égayé quiconque Feùl observé de sang-froid.
En eflet , il s'était vivement retranché derrière une grande chaisp, comme pour
éviter les premiers assauts de madame de Saint-Remy ; il n'espérait pas la fléchir par
la parole, car elle parlait plus haut que lui et sans interruption, mais il comptait sur
l'éloquence de ses gestes.
La vieille dame n'écoulait et ne voyait rien ; Malicorne depuis longtemps était une
de ses antipathies. Mais sa colère était trop grande pour ne pas déborder de Malicorne
sur sa complice.
Montalais eut son tour.
— Et vous, Mademoiselle, et vous, comptez-vous que je n'avertirai point l\Iadame
de ce qui se passe chez ime de ses fdics d'honneur'? — Oh ! ma nière, s'écria made-
moiselle de la Vallière, par grâce, épargnez ... — Taisez- vous , Mademoiselle, et ne
vous fatiguez pas inutilement à intercéder pour des sujets indignes; qu'une til|e hon-
nête comme vous subisse le mauvais exemple , c'est déjà certes un assez grapd mal-
lieurj mais qu'elle l'autorise par son indulgence, c'est ce que je ne souffrirai pas. —
Mais, en vérité , dit Monlalais se rebellant entin , je ne sais pas sous quel prétexte vous
me traitez ainsi. Je ne fais point de mal , je suppose? — Et ce grand fainéant , Made-
moiselle, reprit madame de Saint-Remy montrant Malicorne, est-il ici pour faire le
bien, je ■\ous le demande'? — Il n'est ici ni pour le bien, ni ]iour le mal, Madame: il
vient me voir, voilà tout. — C'est bien , c'est bien , dit madame de Saint-Remy, Son
Altesse Royale sera instruite , et elle jugera. — En tout cas , je ne vois pas pourquoi .
répondit Montalais, il serait défendu à M. Malicorne d'avoir de.-isein sur moi , si son
dessein est honnête. — Dessein honnête, avec une pareille ligure! s'écria madame do
Sainl-Remy. — Je vous remercie au nom de ma ligure, Aladanie, dit avec siuig froid
Malicorne.
. — Venez, ma fille, venez, continua madame de Saint-Remy; allons prévenir Ma-
dame qu'au momeni nièiiie où elle pleure un époux, au moment où nous pleuron.-; un
maître dans ce vieux i liàleau de Hlois. séjour de la douleur, il y a des gens qui s'a-
nmscnt et se réjouisscnl. — (>li! tirent d'un seul mouvement les deux accusés — Une
lille d'honneur! une lille d'honneur! s'écria la vieille dame en levant les mains au
ciel. — Eh bien , c'est ce qui vous tronqie. Madame, dit Munlalais e.xaspérée , je ne
suis plus lille d'honneur. deiSladame, du moins. — Vous donnez votre démission.
Mademoiselle? Très-bien , je ne puis qu'applaudir à ime telle détermination — Je ne
diimie [loinl ma démission , Madame, je prends un autre service, voilà tout. — Dans
la bourgeoisie on dans la robe'/ demanda madame de Sainl-Reinj' avec dédain. —
Apprenez, Madame, dit Montalais, que je ne suis point lille à servir des bourgeoises
ni des robines, et ((u'au lieu de la cour misérable où vous végétez, je vais habiter
une cour presque royale. — Ah! ah! une coin- royale, dit madame de Saint-Remy,
en s'eU'orçanl pour rire, une cour royale, (pi'en pensez- vous, ma lille '?
l-lt elle se retournait vers mademoiselle de la Vallière, qu'elle \oulail à toulc force
entraîner contre Montalais, et qui, an lieu d'obéir à rim|iulsiim de madame de Saint-
Remy, regardait laiilAl sa mère. tanliM Munlalais avec ses bean.\ yeux concilialcurs.
— .le n'ai point dit une cour royale. Madame, répondit Monlalais, parce que Madame
llemictle il'.\nglelerre , qui va devenir la femme de Son Ailcsso Royale Monsieur,
LR VICOMTE DE BRAGELONNE. 2SI
n'est point une reine. J"ai dit presque royale, ef j'ai dit juste, puisqu'elle va être la
belle-sœur du roi.
La foudre tomhani sur le cliàteau de Blois n'eût point étourdi madame de Saint-
Remy comme le fit cette dernière phrase de Montalais. — Que parlez-vous de Son
Altesse Royale Madame Henriette? balbutia la vieille dame. — Je dis que je vais en-
trer chez elle comme demoiselle d'honneur, voilà ce que je dis. — Gomme demoiselle
d'honneur ! s'écrièrent à la fois madame de Saint-Remy avec désespoir et mademoi-
selle de la Vallière avec joie. — Oui, Madame, connue demoiselle d'honneur.
La vieille dame baissa la tête comme si le poup eût été trop fort pour elle.
Cependant presque aussitôt elle se redressa pour lancer un dernier projectile à son
adversaire. — Oli ! oh ! dit-elle , on parle beaucoup de ces sortes de promesses à l'a-
vance, on se flatte souvent d'espérances folles, et au dernier moment, lorsqu'il s'agit
de tenir ces promesses , de réaliser ces espérances, on est tout surpris de voir se ré-
duire en vapeur le grand crédit sur lequel on comptait. — Oh! Madame, le crédit de
mon prolecteur, à moi, est incontestable et ses promesses valent des actes. — El ce
protecteur si puissant , sernit-i:e indiscret de vous demander son nom! — Oh! mon
Dieu, non : c'est Monsieur que voilà, dit Montalais en montrant Malicorne , qui pen-
dant toute cette scène avait conservé le plus imperturbable sang-froid et la plus co-
mique dignité. — Monsieur, s'écria luadame de Saint-Remy avec une explosion d'hi-
larité, Monsieur est voire protecteur! Cet homme dont le crédit est si puissant, dont
les promesses valent des actes, c'est M. Malicorne. Malicorne salua.
Quanta Montalais, pour toute réponse, elle tira le brevet de sa poche, et le mon-
trant à la vieille dame, — Voici le brevet , dit-elle.
Pour le coup, tout fut fini. Dès qu'elle eut parcouru du regard le bienheureux par-
chemin, la bonne dame joignit les mains; une expression indicible d'envie et de dé-
sespoir contracta son visage, et elle fut obligée de s'asseoir pour ne point s'évanouir.
Montalais n'était point assez méchante pour se réjouir outre mesure de sa victoire et
accabler l'ennemi vaincu, surtout lorsque cet ennemi c'était la mère de son amie; elle
usa donc, mais n'abusa point du triomphe.
Malicorne fut moins généreux ; il pritdes poses nobles .iin- son fiuteuil et s'étendit
avec ime familiarité qui, deux heures plus tôt, lui eut attiré la menace du bâton.
— Dame d'honneur de la jeune Madame! répétait madame de Saint-Remy, encore
mal convaincue. — Oui, Madame, et par la proleclion de M. Malicorne, encore. —
C'est incroyable! répétait la vieille ilame , n'est-ce pas, Louise, que c'est incroyable?
Mais Louise ne répondit pas : elle était inclinée , rêveuse , presque aftligée : une
•main sur sou beau front , elle soupirait.
— Enfin, Monsieur, dit tout à coup madame de Saint-Remy, comment avez-vous
fait pour obtenir cette charge? — Je l'ai demandée. Madame. — A qui? — A un de mes
amis. — Et vous avez des amis assez bien en cour pour vous donner de pareilles
preuves de crédit? — Dame! il paraît. —Et peut-on savoir le nom de ces amis? — Je
n'ai pas dit que jeusse plusieurs amis. Madame, j'ai dit un ami. — Et cet ami s'ap-
pelle?— Peste, Madame, comme vous y allez! quand on a un ami aussi i)uissantque
le mien, on ne le produit pas connue cela au grand jour pour qu'on vous le vole. —
Vous avez raison, Monsieur, de taire le nom de cet ami , car je crois qu'il vous serait
assez diflicile de le dire.
— En tout cas, dit Montalais, si l'ami n'existe pas, le brevet existe, el voilà qui
-tranche la question. — Alors je conçois, dit madame de Saint-Remy avec le sourire
gracieux du chat qui va grilfcr, quand j'ai trouvé Monsieur chez vous tout à l'heure.
■— Eh bien? — Il vous apportait votre brevet. —Justement, Madame, vous avez de-
9S5
LES MOUSQUETAIRES.
viné. — Mais c'est on ne peut plus moral , alors. — Je le crois , Madame. — El j"ai en
lort, à ce qu'il parait, de vous faire des reproches. Mademoiselle. — Très-graml tort,
Madame; mais je suis tellement habituée à vos reproches que je vous les pardonne.
— En ce cas, allons-nous-en, Louise , nous n'avons plus qu'à nous retirer. Eh hien!
— Madame! fit la Vallière en tressaillant, vous dites? — Tu n'écoutais pas, à ce qu'il
paraît, mon enfant? — Non, Madame , je pensais.
— Tu ne m'en veux pas au moins, Louise? s"écria Montalais lui pressant la main.
— Et de quoi t'en voudrais-je, ma chère Aure? répondit la jemie fille avec sa voix
douce comme une musique. — Dame! reprit madame de Saint-Rcniy, q\iand elle vous
en voudrait un peu, pauvre enfant! elle n'aurait pas tout à fait tort. — Et pourquoi
m'en voudrait-elle, hou Dieu? — 11 me semble qu'elle est d'aussi bonne famille et
aussi johe que vous. — Ma mère ! s'écria Louise. — Phis jolie cent fois , Madame ; de
meilleure famille, non; mais cela ne me dit point pourquoi Louise doit m'en vouloir.
— Croyez-vous donc que ce soit amusant pour elle de s'enterrer à Blois, quand vous
allez briller à Paris? — Mais, Madame, ce n'est point moi qui empêche Louise de m'y
suivre, à Paris; au contraire, je serais certes bien heureuse qu'elle y vint. — Mais il
me semble que M. Malicorne , qui est loul-puissant à la cour — Ah! tant pis,
Madame, ht Malicorne, chacun pour soi en ce pauvre monde. — iMaiicorne ! tit
Montalais.
Puis se baissant vers le jeune homme, — Occupez madame de Saint-Remy, soit en
disputant, soit en vous raccommodant avec elle; il faut que je cause avec Louise.
Et , en même temps , une douce pression de main récompensait Malicorne de sa fu-
ture obéissance.
Malicorne se rapprocha tout grosiuanl de madame de Saint-Remy. tandis que Mon-
talais disait à son amie, en lui jelant nn bras autour du col :
— nu'as-tu, voyons? Est-il vrai (pie tu ne m'aimerais plus parce (pie je brillerais,
comme dit ta mère? — Oh! non, répondit la jeune fille, retenant à peine ses larmes,
je suis bien heureuse de ton bonheur, au contraire. — Heureuse! et l'on dirait que
tues prête à pleurer. — Ne pleiire-l-oii que d'envie? — Ah! oui, je comprends , je
vais à Paris, et ce mot : Paris, te rappelle, certain cavalier — .\ure! — Certain
cavalier qui, autrefois, habitait Blois, et qui aujourd'hui habite Paris. — Je ne sais,
en vérité, ce que j'ai, mais j'(''touife. — Pleure alors, puisque tu ne ))eux pas me sourire.
Louise releva son visage si doux que des larmes, roulant l'une après l'autre, illu-
minaient comme des diamans. — Voyons, avoue, dit Montalais. — (Jiie veux-tu que
j'avoue? — Ce qui le fait pleurer; on ne pleure pas sans cause. Je suis ton amie; tout
ce que tu voudras ijue je fasse, je le ferai. Malicorne est plus puissant qu'on ne croit,
va! Veux-tu venir à Paris? — Hélas! lit Louise. — Veiiv-tu venir à Paris? — Rester
seule ici, dans ce vieux château, iimi (pii avais cette douce habitude d'entendre les
chansons, de te presser la main, de courii' avec vous toutes dans ce parc; oh 1 comme
je vais m'ennuyer, comme je vais mourir vite 1 — Veux-tu venir à Paris?
Louise poussa un soupir. — Tu ne réponds pas. — Que veux-tu que je te réponde?
— Oui ou non; ce n'est pas bien difficile, ce me semble. — Oh! tu es bien heureuse,
Montalais! — Allons, ce qui veut dire que tu voudrais être à ma place. Louise se tut.
— Petite obstinée! dit Moulalais: a-t-ou jamais vu avoirdes secrets pour une amie!
mais avoue donc (pic lu voudrais venir à i'aris. avoue iloiic que lu meurs d'envie de
rcvdir liiKiul.' — .le lie piii^ avouer cela — 1-^1 tuas loil. — i'ounpioi? — Parce que;
vois-tu ce brevet? — Sans doul(> , ipie [(î le vois. — Eh bien ! je t'en eusse fait avoir un
pareil. — F'ar (pii? — l'ar Malicorne. — Aure, dis-lii vrai; serait-ce possible?...—
Dame! Maliidiin- isl là, et ce qu'il a l'ait poiii' moi. il faudra bien (piille fasse pour loi.
LF. VICOMTE DE BRAGELONNE. 2S3
Malicorne vcimit d'ciitondre prononcer deux fois son nom: il était enchanté d'avoir
nue occasion d'en liiiii' avec madame de Saint-Remy, et il se retourna. — 0" y a-t-il,
Mademoiselle 'Z^— Venez çà, Malicorne, lit Montalais avec un geste impératif. Mali-
corne obéit. — Un brevet pareil, dit Montalais. — Connnent cela? — Un brevet pareil
à celui-ci; c'est clair. — Mais... — Il me le faut. — Oh ! oh ! il vous le faut! — Oui. —
11 est impossible , n'est-ce pas, monsieur Malicorne? dit Louise avec sa douce voi.'i. —
Dame! si c'est pour vous, Mademoiselle .. —Pour moi. Oui, monsieur Malicorne,
ce serait pour moi. — El si mademoiselle de Montalais le demande en même temps
que vous... — Mademoiselle de Montalais ne le demande pas, elle l'exige. — Eh bien!
on verra à vous obéir, Mademoiselle. — Et vous la ferez nommer? — On tâchera. —
Pas de réponse évasive. Louise de la Vallière sera demoiselle d'honneur de Madame
Henriette avant huit jours. — Comme vous y allez! — Avant huit jours, ou bien... —
Ou bien? — Vous reprendrez voire brevet, monsieur Malicorne: je ne quitte pas mon
amie. — Chère Monlalais! — C'est bien, gardez votre brevet; mademoiselle de la Val-
lière sera dame d'honneur. — Est-ce vrai? — C'est vrai. — Je puis donc espérer d'aller
à Paris. — Comptez-y. — Oh! monsieur Malicorne, quelle reconnaissance! s'écria
Louise enjoignant les mains et en bondissant de joie. — Petite dissimulée! dit Monta-
lais, essaie encore de me faire croire que tu n'es pas amoureuse de Raoul.
Louise rougit comme la rose de mai ; mais au lieu de répondre, elle alla embrasser
sa mère — Madame, lui dit-elle , vous savez que M. Malicorne va me faire nommer
demoiselle d'honneur? — M. Malicorne est un prince déguisé, répliqua la vieille
dame , il a tous les pouvoirs. — Voulez-vous aussi être demoiselle d'honneur'? de-
manda Malicorne à madame de Saint-Remy. Pendant que j'y suis, autant que je fasse
nonmier tout le monde .
Et . sur ce , il sorlit laissant la ]iaiivre dame toute déferrée , connue dirait Tallemand
des Réaux. — Allons, murnuua Malicorne en descendant les escaliers, allons, c'est
encore un billet de mille hvres que cela va me coûter; mais il faut en prendre son
parti, mon ami Manicaiiqi ne fait rien pour rien.
M.4LIC0RNK ET MANICAMP.
L'introduction de ces deux nouveaux personnages dans cette histoire , et cette afli-
nité mystérieuse de noms et de sentimens méritent quelque attention de la part de
l'historien et du lecteur. Malicorne avait fait le voyage d'Orléans pour aller chercher
ce brevet destiné à mademoiselle de Montalais , et dont l'arrivée venait de produire
une si vive sensation au château de Blois. C'est qu'à Orléans se trouvait, pour le mo-
ment, M. de Manicamp. Singulier personnage s'il en fut que ce M. de Manicamp :
garçon de beaucoup d'esprit , toujours à sec , toujours besoigneux , bien qu'il puisât à
volonté dans la bourse de M. le comte de Guiche , l'une des bour.ses les mieux garnies
de l'époque. C'est que M le comte de Guiche avait eu pour compagnon d'enfance de
Manicamp, pauvre gentillàtre vassal né des Grammont. C'est que M. de Manicamp,
avec son esprit, s'était créé un revenu dans l'opulente famille du maréchal.
Dès l'enfance, il avait, par un calc\d fort au-dessus de son âge, prêté son nom et
sa complaisance aux folies du comte de Guiche. Son noble compagnon avait-il dérobé
un fruit destiné à madame la maréchale . avait-il brisé une glace , éborgné un chien ,
Manicaurp se di'clarait coupalile du crime cumuiis, et recevait la punition (|ui n'en était
'2?>'t LES MOUSQUETAIRES.
pas plus douce pour tomber sur l'innocent. Mais aussi, ce système d"abnégation lui
était payé. Au lieu de porter des habits médiocres comme la fortime paternelle lui en
faisait une loi , il pouvait paraître éclatant , superbe , comme un jeune seigneur de
cinquante mille livres de revenus.
Ce n'est point qu'il lut vil de caractère ou humble d'esprit: non , il était philosophe,
ou plutôt il avait rinthll'érence , l'apathie et la rêverie qui éloignent chez Thomme
tout sentiment du monde hiérarchique. Sa seule amliition était de dépenser de l'ar-
gent. Mais, sous ce rapport , c'était un gouffre que ce bon M. de Manicamp.
Trois ou quatre fois réa:ulièrement par année il épuisait le comte de Guiche, et,
quand le comte de Guiche était bien épuisé , qu'il avait retourné ses poches et sa bourse
devant lui, et déclaré qu"il fallait au moins quinze jours à la munilicence paternelle
pour remplir bourse et poches, de Manicamp perdait toute son énergie, il se cou-
chait, restait au lil , ne mangeait plus, et vendait ses beaux habits , sous prétexte que,
restant couché, il n'en avait plus besoin. Pendant cette prostration de force et d'esprit,
la bourse du comte Je Guiche se remplissait, et une fois remplie , débordait dans celle
de Manicamp, qui rachetait de nouveaux habits, se rhabillait et recommençait la même
\ie qu'auparavant.
Celte manie de vendre ses habits neufs le quart de ce cpi'ils valaient avait rendu
notre héros assez célèbre dans Orléans, ville où eu général , nous serions fort embar-
rassé de dire pourquoi, il venait de passer ses jours de pénitence. Des débauchés de
province , les petits maîtres à six cents livres par an , se partageaient les bribes de son
opulence.
Parmi les admirateurs de ces splendidcs toilettes brillait notre ami Malicorue, lils
d'un syndic de la ville, à qui M. le prince de Condé , toujours besoigneux comme un
Condé , empruntait souvent de l'argent à gros intérêt. M. Malicorue, lils, tenait la
caisse paternelle. C'est dire qu'en ce temps de facile morale , il se faisait de son côté ,
eu suivant l'exenqjle de son père et en prêtant à la petite semaine , un revenu de
dix-huit cents hvres, sans compter six cents autres livres que fournissait la générosité
du syndic, de sorte que Malicorue était le roi des raffinés d'Orléans, ayant deux mille
(piatro cents livres à dilajiidei', à gaspiller, à éparpiller en folies de tout geni'c. Mais,
tiiut au contraire de Manicamp, Malicorue était elh-ovablement amliilieux. 11 aimait
par ambition , il dépensait pai' ambition, il se fût ruiné par ambition.
Malicoi'ue avait résolu de parvenir à quelque prix que ce fût ; et pour cela, à
(]ucl(pie prix que ce fût, il s'était donné une maîtresse et un ami. La maîtresse, ma-
dernoiselli' ilc Moulalais, lui était cruelle dans les dernières faveurs de l'amour, mais
c'était une tille noble , et cela suffisait à Malicorue.
L'anli n'avait pas d'amitié, mais c'était le favori du comte de Guiche, ami lui-même
(le Monsieur', fivre du l'oi, et cela suffisait à Malirornc. Senleinent, au cbapilrc des
(iiarges, mademniselle Montalais coûtait par an : Uubans, gants et sucreries, mille
livres. De Manicamp coûtait , argeht prêté, jamais rendu, de douze à quinze cents livres
par an. Il ne restait donc rien à Malicorue. Ah! si l'ail, nous nous Ironqions , il lui
reslail la caisse paleniclle.
Il usa d'un procédé sin- lequel il garda le plus profond secrel , et qui consistait à s'a-»
vancer à lui-même, sur la caisse du syndic, uiu- demi-douzaine d'années, c'est-à-
dire une quiu/.aine de mille livres, se jurant, bien enlemlu à lui-même, de comltll-r
l'e déficit aussitôt que l'occasion s'en présenterait. L'occasion devait être la concession
d'une belle charge dans la maison de .^lousieur. cpiand on monterait celle maison à
l'époque de son mariage.
Cette époque était vcinie. et l'on allail enfin luoniri- la maison. Une bonne charge
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. âSS
cliéE lin pHnce Ju sana:, lorsqu'elle est donnée par le crédit et siiHa recommandation
d"im ami tel que le comlc do Guiclie , c'est au moins douze mille li^res par an. et.
moyennant cette habitude qu'avait prise Malicorne défaire fructifier ses revenus,
douze mille livres pouvaient s'élever à vingt.
Alors une fois titulaire de cette charge . Malicorne épouserait mademoiselle de
Montalais: mademoiselle de Monlalais, d'une famille où le ventre anoblissait, non-
seulement serait dotée, mais encore ennoblissait Malicorne. Mais pour que mademoi-
selle de Monlalais , qui n'avait pas grande fortune patrimoniale quoiqu'elle fût fille
unique , fût convenablement dotée . il fallait qu'elle apparlhil à quelque grande prin-
cesse aussi prodigue que Madame douairière était avare. Et alin que la feunne ne
fût point d'un côté 'pendant que le mari serait de l'autre , situation qui présente de
graves inconvéniens, surtout avec des caractères comme étaient ceux des futurs con-
joinl.s. Malicorne avait imaginé de mettre le point central de réunion dans la maison
même de Monsieur, frère du roi. Mademoiselle de Montalais serait fille d'honneur de
Madame, ^!. Malicorne serait officier de Monsieur.
On voit que le plan venait d'une bonne tète , on voit aussi qu'il avait été bravement
exécuté. Malicorne avait demandé à Manicamp de demander au comte de Guiche un
brevet de fille d'honneur. Et le comte de Guiche avait demandé ce brevet à Monsieur,
lequel l'avait signé sans hésitation.
Le plan moral de Malicorne , car on pense bien que les combinaisons d'un esprit
aiissi actif que le sien ne se bornaient point au présent et s'étendaient à l'avenir, le
plan moral de Malicorne , disons-nous , était celui-ci : Faire entrer chez Madame Hen-
riette une fenmic dévouée à lui; spirituelle, jeune, jolie et intrigante : savoir, par
Cette femme , tous lès secrets féminins du jeune ménage , tandis que lui , Malicorne et
son ami Manicamp, sauraient à eux deux tous les mystères masculins de la jeune
comm\mauté.
C'était par ces moyens qu'on arriverait h une fortune rapide et splendide à la fois.
Malicorne était uti vilain nom ; celui qui le portait avait trop d'esprit pour se dissimu-
ler celte vérité; maison achetait une terre , dont le nom sonnait fort noblement à
roreille. Certes, ce plan se présentait hérissé de difficultés; mais la plus grande de
toutes, c'était mademoiselle de Montalais elle même.
.\mour à part, Malicorne était heureux; tnais cet amour, qu'il ne pouvait s'em-
presser de ressentir, il avait la force de le cacher avec soin , persuadé ipi'au moindre
relâchement de ces liens, dont il avait garrotté son Protée tcraelle, le démon le ter-
rassait et se moquait de lui.
Voilà en deux mots quelle était la trame de petits intérêts et de pdlIteS conspira-
tions qui unissait Blois à Orléans et Orléans à Paris, et qui allait amener dans cette
dernière ville , la pauvre petite la Vallière.
MA.NICAMP ET MALICORNE.
Donc, Malico?he partit , comme nous l'avons dit, et alla trouvéi' sisn ami Manicamp,
eu retraite momentanée dans la ville d'Orléans. C'était juste ail rridmeilt où ce jeurie
Seigneur s'occupait de vendre le dernier habit im peu propre qui lui restât.
il avait, quinze jours auparavant, tiré du comte de Guiche cent pistoles, les seiilfcs
qui plissent l'aider à se mettre en catnpagne, pour aller au-devant de Madame, qui
256 LES MOUSQUETAIRES.
arrivail an Havre. 11 avait tiré de Malicorne, trois jours auparavant, ciiujnante pis-
toles, prix du brevet obtenu pour Montalais.
Il ne s'attendait donc plus à rien , ayant épuisé loules les ressources, sinon à vendre
un bel habit de drap et de salin , tout brodé et passementé d'or, qui avait fait l'admi-
ration de la cour. Mais pour être en mesure de vendre cet habit, le dernier qui lui
roiàt, comme nous avons été forcé de l'avouer au lecteur, JManicamp avait été con-
Irainl de prendre le lit. Plus de feu, phis d'argent de poche, plus d'argent de prome-
nade, phis rien que le sommeil pour renqilacer les repas, les compagnies et les bals.
On a dit : Qui dort dîne; mais on n"a pas dit : Qui dort joue ou qui dorl danse.
ÎManicamp, réduit à cette extrémité de ne plus jouer ou de ne phis danser de huit
Jours au moins, était donc fort triste. Il attendait un usurier et vit entrer Malicorne.
Un cri de détresse lui échappa. — Eh quoi! dit-il d'un ton que rien ne pourrait rendre,
c'est encore vous, cher ami ! — Bon! vous êtes poli! dit Malicorne. — Ah! voyez-
vous, c'est que j'attendais de l'argent, et, au lien d'argent, vous arrivez. — Et si je
vous en apportais, de l'argent? — Oh! alors , c'est autre chose. Soyez le bienvenu,
cher ami. Et il fendit la main, non pas à la main de Malicorne, mais à sa bourse.
Malicorne fit semblant de s'y tromper et lui donna la main. — Et l'argent? lit Ma-
nicamp. — Mon cher ami, si vous voulez l'avoir, gagnez-le. — Que faut-il faire pour
cela? — Oh ! c'est rude , je vous en avertis. — Diable ! - Il faut quitter le lit et aller
trouver sur-le-champ M. le comte de Guiche. — Moi, me lever? lit Manicamp en se
délirant voluptueusement dans son lit : oh ! non pas. — Vous avez donc vendu tous
vos habits? — Non, il m'en reste un, le plus beau même, mais j'attends acheteur.
— Et des chausses? — Il me semble que vous les voyez sur cette chaise. — Eh bien !
puiscpi'il vous reste des chausses et un pour[)oint, chaussez les unes et endossez
l'autre, faites seller un cheval et mettez-vous en chemin. — Moibli'u! vous ne savez
doue [las que M. de Guiche est à Elampes? — Non , je le croyais à Paris, moi; vous
n'aurez que quinze lieues à faire au lieu de trente. — Vous êtes charmant! Si je fais
quinze lieues avec mon habit, il ne sera plus mettable , et , au lieu de le vendre trente
pistoles, je serai obligé de le donner pour quinze. — Donnez-le pour ce que vous
voudrez, mais il me faut une seconde commission de lille d'honneur. — Bon ! pour
qui? La Montalais est donc double? — Méchant homme! c'est vous qui l'èles.
Vous engloutissez deux fortunes : la mienne et celle de M. le comte de Guiche. —
Vous pourriez bien dire celle de M. de Guiche et la vôtre. — C'est juste, à tout sei-
gneur tout hoimcur; mais j'en reviens à mon brevet. — Mon ami, il n'y aura que
douze liiles d'honneui' jioui' Madame: j'ai déjà obtenu pour vous ce que douze cents
fenmies se disputent, et pour cela , il m'a" fallu déployer une di[)lomatie... — Oui,
je sais que vous avez été héroïque, cher an)i, mais il sagil de me procurer une se-
conde charge de lille d'honneur. — Mon ami, vous me promettriez le ciel (|uc je ne
me dérangerais [las dans ce nioiiienl-ci.
Malicorne lit sonner sa poche. — 11 y a là vingt pistoles, dit Malicorne. — Et ipic
voulez-vous faire de vingt pistoles, mmi Dieu? — Ehl dit Malicorne un peu filchc ,
(piand ce ne serait que pour les ajouter aux cinq cents que vous me devez déjà ! —
Vous avez i-aison , re|)rit .Manic.ini|i eu teuilaiit de nouveau la main, et sous ce point
de vue je p\us les acceplcr. Donnez-les-moi. — Un instant, (pie diable! il ne s'agit
pas seiilenuMit fie tendre la main; si je vous donne les vingt pistoles, aurai-je mon
brevet? — Sans doute. — liieiitnl? — .Aujourd'hui. — Oh! i>renez garde, monsieur
de .Maiiicaiii|i; Mius vous engagez be.iuciinp, et je ne vous l'u deiiiaiide pas si long,
'l'reiile lieues l'ii un jinir. ( 'c>l lro|). cl vous vous tueriez. — l'uur obligei- un ami , je
Mi> Ijiiuve r-ic'ii iriinpo»ibli'. — \ nu^ ("li'> iK^nnpic. — (lii siiiit le> \ in:;! pislulo? — Les
L1-: VICOMTE DE BRAGELONNE. -jrw
voici, lit Malicomc eu les montrant. — Bien. — Mais, mon cher monsieur Maiii-
camp, vous allez les dévorer rien qu'en chevaux de poste. — Non pas; soyez tran-
quille. — Pardonnez-moi. — Quinze lieues d'ici à Etampes... — Quatorze.
— Soit : quatorze lieues font sept postes : à vingt sous la poste . sept livres , sept livres
de courrier, quatorze; autant pour revenir, vingt-huit; coucher et souper autant,
c'est une soixantaine de livres que vous coûtera cette complaisance.
Manicamp s'allongea comme un serpent dans son lit, et fixant ses deux grands yeux
sur Malicorne, — Vous avez raison, dit-il , je ne pourrai pas revenir avant demain.
Et il prit les vingt pistoles. — Alors partez. — Puisque je ne pourrai revenir que de-
main, nous avons le temps. — Le temps de quoi faire? — Le temps de jouer. — Que
voulez-vous jouer? — Vos vingt pistoles, pardieu! — Non pas, vous gagnerez tou-
jours. — Je vous les gage alors. — Contre quoi? — Contre vingt autres. — Et quel
sera l'objet du pari? — Voici. Nous avons dit quatorze lieues pour aller à Etampes.
Quatorze lieues po\ir revenir. Par conséquent vingt-huit lieues. Pour ces vingt-huit
lie'.ies, vous m'accordez bien quatorze heures? — Je vous les accorde. — Une heure
pour trouver le comte de Guirhe? — Soit. — Et une heure pour lui faire écrire la
lettre à Monsieur? — A merveille. — Seize heures en tout. — Vous comptez couune
M. Colbert. — Il est midi? — Et demi. — Tiens! vous avez une belle montre. —
Vous disiez? fit Malicorne en renieltant sa montre dans son gousset. — Ah! c'est vrai;
je vous offrais de vous gager vingt pistoles contre celles q\ie vous m'avez prêtées,
que vous aurez la lettre du comte de Guiche dans... — Dans combien? — Dans huit
heures. Pariez-vous toujours? — J'aurai la lettre du comte dans huit heures? —
Oui. — Signée? En main? — Oui. — Eh bien, soit, je parie, dit Malicorne . curieu.v
desavoir comment son vendeiu' d'habits se tirerait de là. — Passez-moi la plume,
l'encre et le papier. — Voici. — Ah!
Manicamp se souleva avec un soupir, et s'accoudant sur son bras gaiiclie, de sa [dus
belle écriture il traça les lignes suivantes :
« Bon pour ime charge de fdle d'honneur de Madame que M. le comie de Guiclie
se chargera d'obtenir à première vue.
« DE MANICVMP. »
Ce travail pénible accompli, Manicamp se recoucha tout de son long. — Eh bien!
demanda Malicorne , qu'est-ce que cela veut dire? — Cola veut dire que si vous êtes
pressé d'avoir la lettre du comte de Guiche pour Monsieur, j'ai gagne mon pari. —
Comment cela? — C'est hnipide , ce me semble, vous prenez ce papier, vous partez ù
ma place. — Ah ! — Vous lancez vos chevaux à fond de train. Dans six heures vous
êtes à Etampes , dans sept heures vous avez la lettre du comte, et j'ai gagné mon pari
sans avoir bougé de mon lit , ce qui m'accommode tout à la fois et vous aussi, j'en
suis bien sûr. — Décidément , Manicamp . vous êtes un grand homme. — Je le sais
bien. — Je pars donc pour Etampes. Je vais trouver le comte de Guiche avec ce bon.
— Il vous en donne un pareil pour Monsieur. — Je pars pour Paris. — Vous allez
trouver Monsieur avec le bon du comte de Guiche. — Monsieur approuve. — .\ l'in-
stant même. — Et j'ai mon brevet. — J'espère que je siu's gentil , hein? — Adorable !
— Merci. — Vous faites donc du comIe de Guiche tout ce que vous voulez , mon cher
Manicamp? — Tout, excepté de l'argent. — Diable! l'exception est fâcheuse ; mais
enfin, si au lieu de lui demander de l'argent, vous lui demandiez... — Quoi? — Quel-
que chose d'important. — Qu'appelez-vous important? — Enfin , si im de vos amis
vous demandait un service? — Je ne le lui rendrais pas. — Égoïste! — Ou du moins je
lui demanderais quel service il me rendrait en échange. — A la bonne heure, eh
bien! cet ami vous parle. — Ah çà, vous êtes donc bien riche? — J'ai encore citi-
T. I. 17
258
LES MOUSQUETAIRES.
i|ii;iiite pistoles. — Juste la somme dont j":ii lirsoin. Où sont ces cinquante pisloles? —
l.a , (lit Malicome en frappant sur sou gousset. — Alors parlez, mon cher : que vous
Ihut-il?
Malicorne reprit l'encre , la plume et le papier et présenta le tout à Manicamp. —
Écrivez, lui dit-il. « Bon poiu' une charge dans la maison de Monsieur. » — Oli! lit
Manicamp en levant la plume, une charge dans la maison de Monsieur pour cinquante
j)istoles ! — Vous avez mal entendu , mou cher. — Comment avez-vous dit? — J'ai
dit cinq cents.
Malicorne tira de sa poche uu rouleau d'or qu'il écorna par un hout. — Les voilà !
Manicamp dévora des veux le rouleau; mais, cette fois, Malicorne le tenait à dis-
tance. — Ah! qu'en dites-vous? Cinq cents pistoles... — Je dis que c'est pour rien,
mon cher, dit Manicamp en reprenant la phune , et que vous userez mon crédit; dictez.
Malicorne continua. « Que mon ami le comte de Guiche ohtiendra de Monsieur pour
mou ami Malicorne. » — Voilà, dit Manicamp. Les cinq cents pistoles? — En
voilà deux cent cinquante. — Et les deux cent cinquante autres? — Quand je tiendrai
ma charge.
Manicamp lit la grimace. — En ce cas. rendez-moi la recommandation , dit-il. —
Pourquoi faire? — Pour que j'y ajoute uu mot. — Lequel'^ — « Pressé, n — Bon ! lit
Mahcorue en reprenant le papier.
iMaaicamp se mit à compter les pistoles. — Il en manque vingt, dit-il. — Comment
cela'/ — Les\ingt que j'ai gagnées en pariant cpie vous auriez la lettre du duc de Guiche
dans huit heures. — C'est juste. Et il lui donna les vingt pistoles.
Manicamp se mit à prendre sou or à pleines mains et le lit pleuvoir en cascades sur
son lit. — Voilà une seconde charge, miuiiun-ait Malicorne. en faisant sécher son
. papier qui, a\i premier abord, parait me coûter plus (pie la première , mais...
Il s'arrêta , prit à son tour la phune et écrivit à Moutalais :
c( ISIademoisclle , annoncez à voti-e amie que sa commission ne peut larder à lui ar-
river ; je pars pour la faire signer : c'est quatre-vingt-six heues que j'aurai faites pour
l'auiour de vous... »
Puis avec son sourire de démon, reprenant la [ilirase inlorrompiio ; — Voilà , dit-
il, une charge qui, au premier abord , parait me coûter plus cher que la première ;
mais... le héuélice sera, je resp(''re, dans l;i proportion de la dépense, et mademoiselle
de la Valliùre me rapporlei'a |ilus que mademoiselle de Montaluis, ou bien, ou bien
je ne m'appelle plus Malicorne. Adieu, .Manicaui|i. Et il sortit.
ll: vicomte de BUAGELONNI:;,
259
LA COUR DE L'HOÏEL GRAMMONT.
^fc^Jj^^^^^^s onsQiE Malicorne arriva à Orléans , il apprit que le comlt*
»■ 1^ IfflâUEMHXçx \ ^jg Giiiche venait de partir pour Paris. Malicorne prit
deux heures de repos et s'apprêta à continuer son chemin.
Il arriva dans la nuit à Paris, descendit à \ni petit hôtel
dont il avait l'habitude lors de ses voyages dans la capi-
tale, et le lendemain , à huit heures , il se présenta à l'hô-
lel Grammont.
Il était l('in[)s que Malicorne arrivât. Le comte de
Giiiche se préiiarait à faire ses adieux à Monsieur avant
de partir pour le Havre , où l'élite de la noblesse française
allait chercher Madame h sou arrivée d'Angleterre. Malicorne prononça le nom de
Manicamp, et fut introduit à l'instant même.
Le comte de Guiche était dans la cour de l'hôtel Grammont, visitant ses équipages,
que des piqueurs et des écuyers faisaient passer en revue devant lui. Le comte louait
ou blâmait devant ses fournisseurs et ses ^ens les habits, les chevaux et les harnais
qu'on venait de lui apporter, lorsqu'au milieu de cette importante occupation on lui
jeia le nom de Manicamp. — Manicauq) 1 s'écria-t-il , qu'il entre, parbleu, qu'il entre.
Et il fit quatre pas vers la porte.
Malicorne se glissa par cette porte demi-ouverte, et regardant le comte de Guiche,
surpris de voir un visage inconnu en place de celui qu'il attendait, — Pardon , mon-
sieur le comte, dit-il, mais je crois qu'on a fait erreur : on vous a annoncé Mani-
camp lui-même, et ce n'est qne son envoyé. — Ah! ahl lit de Guiche un peu re-
froidi ; et vous m'apportez? — Une lettre, monsieur le comte.
Malicorne présenta le premier bon et observa le visage du comte. Celui-ci lui et se
mita rire. — Encore! dit-il, encore une tille d'honneur. Ah çà, mais, ce drôle de
Manicamp protège donc toutes les tilles d'honneur de France. Malicorne salua. — Et
pourquoi ne vient-il pas lui-même? dcmanda-t-il. — Il est au lit. — Ah diable! il
n'a donc pas d'argent'/ Guiche haussa les épaules. Mais qu'en fait-il donc de son
argent 'i*
MalicoTne fit un mouvement qui voulait dire que sur cet article-là il était aussi ignorant
que le comte. — Mais alors il ne se trouvera donc pas au Havre? Autre mouvement de
Malicorne. — C'est impos^sible , tout le monde y sera. — J'espère , monsieur le comte,
qu'il ne négligera point une si belle occasion. — Il devrait déjà être à Paris. — Il
prendra la traverse pour regagner le leiiqis perdu. — Et où est-il? — A Orléans. —
— Monsieur, dit de Guiche en saluant, vous me paraissez honmie de bon goût, Mali^
corne avait l'habit de Manicauq). Il salua à son tour. — Vous me faites grand hon-
neur, Monsieur, dit-il. — A qui ai-je le plaisir de parler? — Je me nomme Mali»
200 Li:S MOUSQUETAIRES.
corne. Monsieur. — Monsieur de Malieorne, eonnuent Irouvez-voijs les Ibnlos do ces
pistolels?
Malieorne était lionune d'esprit; il comprit la situation. D'ailleurs le de mis avant
.son nom venait de l'élever à la hauteur de celui qui lui parlait. Il regarda les fontes
en connaisseur, et sans hésiter : — Un peu lourdes , Monsieur, dil-il. — Vous vovez,
fit de Guiche au sellier, Monsieur, qui est un homme de goiit , trouve vos fontes
lourdes, que vous avais-je dit lout à l'heure? Le sellier s'excusa. — El ce cheval,
qu'en dites-vous? demanda Guiche, c'est encore une emplette que je viens de faire.
— A la vue, il me parait parfait, monsieur le comte, mais il faudrait que je le mon-
tasse , pour vous en dire mon avis. — Eh bien ! montez-le, monsieur de Malieorne,
et faites-lui faire deux ou trois fois le tour du manège.
La cour de l'hôtel était en effet disposée de manière à servir de manège en cas do
besoin.
Malieorne, sans embarras, assembla la bride elle bridon, prit la crinière de la
main gauche , plaça son pied à Tètrier, s'enleva et se mit en selle. La première fois,
il fit faire au cheval le tour de la coin' au pas. La seconde fois, au trot. El la troisième
fois, au galop. Puis il s'arrêta près du comte, remit pied à terre et jeta la bride aux
mains d'un palefrenitu-. — Eh bien! dit le comte, qu'en pensez-vous, monsieur de
Malieorne? — Monsieur le comte, fit Malieorne, ce cheval est de race mecklem-
bourgeoise. En regardant si le mors reposait bien sm- les branches , j'ai vu qu'il pre-
nait sept ans. C'est l'âge auquel il faut préparer le cheval de guerre. L'avanl-main
est léger. Cheval à tète plate , dit-on , ne fatigue jamais la main du cavalier. Le garrot
est un peu bas. L'avalement de la croupe nie ferait douter de la pureté de la race
allemande. Il doit avoir du sang anglais. L'animal est droit sur ses aplombs, mais il
chasse au trot; il doit se couper. Attention à la ferrure. Il est au reste maniable. Dans
les voltes et les changemens de pied, je lui ai trouvé les aides fines.
— Bien jugé, monsieur de Malieorne , fit le comte. Vous êtes connaisseur.
Puis se retournant vers le nouvel arrivé : — Vous avez là im habit charmant, dit
Guiche à JMalicorne. 11 ne vient pns de province , je présume : on ne taille point lians
ce goùt-là à Tours ou à Orléans. — Non , monsieur le comte , cet habit v ient en effet
de Paris. — Oui, cela se voit... Mais retournons à notre affaire... Manicamp veut
donc faire une seconde fille d'honneur? — Vous voyez ce qu'il vous écrit, monsieur le
comte. — Qui était la première , déjà?
Malieorne sentit le rouge lui monter au visage. — Une charmante fille d'honneur,
se hàta-t-il de répondre, mademoiselle de Montalais. — Ah I ah! vous la connaissiez,
Monsieur? — Oui, c'est ma fiancée, ou à peu près. — C'est autre chose, alors...
Rlille compliniens! s'écria Guiche , sur les lèvres duquel voltigeait déjà un sourire. —
Et le second brevet, pour qui est-ce? demanda Guiche. Est-ce pour la fiancée de Ma-
nicamp?... En ce cas, je la plains. Pauvre fille! elle aura pour mari un méchanl su-
jet. — Non , monsieur le comte... Le second brevet i^st pour madeiuniselle la Itaume
le Blanc de la.Vallière. — Inconnue, fit Guiche. — Inconnue? oui, Monsieur, fit
RIalicorne en souriant à son tour. — Bon! je vais en parler à Monsieur. A propos,
elle est demoiselle? — Pe très-bonne maison, fille d'honneur de Madame douairière.
— Très-bien! voule/.-vous m'accuuipagner cbe/, Monsieur? — X'uliiuliers , si vous me
faitescel liDniieni-.Ciuidie Courra , en la froissant . i;i lettre deManicaTup dans sa poche.
— Monsieur, dit lirriiileiiieut Malieorne, je crois (pie \oiis ira\e/. pas tout In. — Coiii-
meiil . je n'ai jias Imil lu. — Non, il y axait deux billets dans la même enveloppe. —
Ali! ah! vous êtes sur! Voyons donc, l'-l le lonile rouvrit le (acliel. — .\b! lit-il. c'est
ma foi vrai, l^t il di'plia le jiapii'r. .le m'en doutais, dit-il. un autre bon [loiir une
I.E VICOMTE DE BRAGELONNE. 5G)
charge chez Monsieur; oh! mais c'est un gouffre que ce Manicamp. Oh! le scélL'r.it,
il en fait donc commerce. — Non , monsieur le comte, il veut en faire don. — A qui?
— A moi, Monsiem-. — Mais que ne disiez-vous cela tout de suite, mon cher mon-
sieur de Mauvaisecorne. — -Mahcorne ! — Ah ! pardon; c'est le latin qui me brouille,
l'affreuse habitude des étymologies. Pourquoi diantre fait-on apprendre le latin aux
jeunes gens de famille? Mata : mauvaise. Vous comprenez, c'est tout un. Vous me
pardonnez, n'est-ce pas, monsieur de Malicorne? — Voire bonté me touche , Mon-
sieur, mais c'est une raison pour que je vous dise une chose tout de suite. — Quelle
chose. Monsieur? — Je ne suis pas gentilhonune : j'ai bon cœur, un peu d'esprit,
mais je m'appelle Malicorne tout court. — Eh bien! s'écria Guiche en regardant la
malicieuse tigure de son interlocuteur, vous me faites l'effet , Monsieur, d'un aimable
homme. J'aime votre ligure, monsieur Malicorne; il faut que vous ayez de furieuse-
ment bonnes qualités pour avoir plu à cet égoïste de Manicamp. Soyez franc; vous
êtes quelque saint descendu sur la terre. — Pourquoi cela ? — Morbleu ! pour qu'il
vous doime quelque chose. N'avez-vous pas dit qu'il voulait vous faire don d'une
charge chez le roi? — Pardon, monsieur le comte; si j'obtiens cette charge, ce ne
sera point lui qui me l'aura donnée , ce sera vous. — Et puis il ne vous l'aura peut-
être pas donnée pour rien tout à fait? — Monsieur le comte...
— Attendez donc : il y a un Malicorne à Orléans. Parbleu , c'est cela ! qui prête de
l'argent à M. le Prince. — Je crois que c'est mon père. Monsieur. — Ah 1 voib'i 1 M. le
Prince a le père, et cet affreux dévorateur de Manicamp a le lils. Prenez garde. Mon-
sieur, je le connais ; il vous rongera , mordieu , jusqu'aux os. — Seulement , je prête
sans intérêt, moi, .Monsieur, dit en souriant Malicorne. — Je disais bien que vous
étiez un saint ou quelque chose d'approchant. Monsieur Malicorne, vous aurez votre
charge ou j'y perdrai mon nom. — Oh ! monsieur le comte ! quelle reconnaissance !
dit Malicorne transporté. — Allons chez le Prince , mon cher monsieur Malicorne,
allons chez le Prince.
Et de Guiche se dirigea vers la porte en fiiisant signe àMalicoine de le suivre. Mais
au moment où ils allaient en franchir le seuil, un jeune homme apparut de l'autre côté.
C'était un cavalier de vingt-quatre à vingt-cinq ans, au visage pâle, aux lèvres
minces, atix yeux brillans, aux cheveux et aux sourcils bruns. — l'.h ! bonjour, dit-il
tout à coup en repoussant pour ainsi dire Guiche dans l'inlériour de la cour. — Ah !
ah ! vous ici, de Wardes. Vous, botté, éperonné et le fouet à la main! — C'est la
tenue qui convient à un homme qui part pour le Havre. Demain il n'y aura plus per-
sonne à Paris. Et le nouveau venu salua cérémonieusement Malicorne , à qui son bel
habit donnait des airs de prince. — Monsieur Malicorne, dit Guiche à son ami.
De Wardes salua. — Monsieur de Wardes, dit Guiche à MaUcorne. Malicorne salua à
son tour.
— Voyons, de Wardes, continua Guiche , diles-nous cela, vous qui êtes à l'aH'ût
de ces sortes de choses , quelles charges y a-t-il encore à donner à la cour, ou plutôt
dans la maison de Monsieur? — Dans la maison de Monsieur, dit de Wardes en levant
les yeux en l'air pour chercher, attendez donc, celle de grand écuycr, je crois. — Oh!
s'écria Malicorne, ne parlons point de pareils postes , Monsieur, mon andiition ne va
pas au quart du chemin. Wardes avait le coup d'œil plus déliant que Guiche , il devina
tout de suite Malicorne. — Le fait est , dit-il en le toisant , que , pour occuper cette
charge , il faut être duc et pair. — Tout ce que je demande, moi, dit Malicorne, c'est
une charge très-humble ; je suis peu et ne m'estime point au-dessus de ce que je suis.
— Monsieur Malicorne que vous voyez, dit Guiche à de Wardes, est un charmant
garçon qui n'a d'autre malheur que de ne pas êtregentilbounne. Mais, vous le savez,
Î63 F,ES MOUSQUETAIRES.
moi, je fais peu de cas de l'homme qui n'est que gentilhomme, — D'accord, dit de
Wardes: mais seulement je vous ferai observer, mon cher comte, que sans qualité on
ne peut raisonnablement espérer d'entrer chez Monsieur. — C'est vrai, dit le œmle,
l'étiquette est formelle. Diable ! diable ! nous n'avions pas pensé à cela ! — Hélas ! voilà
un grand malheur pour moi , dit Malicorne en pâlissant légèrement . un grand mal-
heur, monsieur le comte. — Mais qui n'est pas sans remède, j'espère , répondit de
Guicbe. — Pardieu ! s'écria de Wardes , le remède est tout trouvé , on vous fei'a gen-
tilhomme , mon cher Monsieur : Son Éminence le cardinal Mazarini ne faisait pas
autre chose du matin au soir. — Paix! paix ! de Wardes! dit le comte, pas de mau-
vaise plaisanterie; ce n'est point entre nous qu'il convient de plaisanter de la sorte;
la noblesse peut s'acheter, c'est vrai ; mais c'est un assez grand malheur pour que les
nobles n'en rient pas. — Ma foi! cher comte, tu es bien puritain , comme disent les
Anglais.
— M. le vicomte de Bragelonne ! annonça un valet dans la cour, conune il
eût fait dans un salon. — Ah ! cher Raoul, viens, viens donc. Tout botté aussi ! tout
éperonné aussi! Tu pars donc? Bragelonne s'approcha du groupe de jeunes gens, et
salua de cet air grave et doux qui lui était particulier. Son salut s'adressa surtout à de
Wardes qu'il ne connaissait point, et dont les traits s'étaient armés d'une étrange froi-
deur en voyant apparaître Raotil. — Mon ami. dit-il à de Guiche, je viens te de-
mander ta compagnie. Nous partons pour le Havre , je présume? — Ah! c'est au
nu'eux 1 c'est charmant ! Nous allons faire un merveilleux voyage. Monsieur Malicorne.
M. Bragelonne. Ah ! M. de Wardes que je te présente.
Les jeunes gens échangèrent un salut compassé. Les deux natures semblaient dès
l'abord disposées à se discuter l'une l'autre. De Wardes était souple, fin. dissinudé;
Raoul , sérieux, élevé, droit. — Mets-nous d'accord . de Wardes et moi . Raoul. — A
quel propos? — A propos de noblesse. — Qui s'y connaîtra, si ce n'est un (jrainmont?
— Je ne te demande pas de couqiliuicns . je te demande ton a\is. — Encore faut-il
que je connaisse l'objet de la discussion. — De Wardes prétend (pie l'on l'ail abus de
titres; moi, je prétends que le titre est inutile à l'homme. — Et tu as raison, dit
tranquillement Bragelonne. — Mais, moi aussi, reprit de Wardes avec une espèce
d'dbstination. Moi aussi . monsieur le vicomte, je prétends que j'ai raison. — Que di-
siez-vous, Monsieiu'? — Je disais , moi, que l'on fait tout ce qu'on peut eu France
pour humilier les gcnlilshonnnes. — Et qui donc cela? demanda Raoul. — Le roi lui-
même ; il s'entoure de gens qui ne feraient pas preuve de quatre quartiei-s. — Allons
donc! lit de Guiche, je ne sais pas où diable vous avez vu cela, de Wardes. — Un
seul exeiMplr. l'.t de \N'aiilcs couvrit Rragelonne tout entier de son regard. — Dis. —
Sai<-lii ipii vient d'elle uoiiiiné capitaine général des mousquetaires, ciiargc qui vaut
plus qui; la pairie , charge qui doniu^ le pas sur les maréchaux de France?
Raoul lommença île rougir, car il vovait où de Wardes en volilait venir. — Non ;
qui a-t-on nonuné? Il n'y a pas longtemps en tout cas, car il y a buil jours la charge
était encoi'e vacante; à telle enseigne que le roi l'a refusée à Monsieur qui la dcuuui-
(j.iil I r un de ses protégés. — Eh bien ! mon cher, le roi l'a refusée au ju'otégé de
MonsiiMU- pour la donner au che\ali<'r d'Arlagnan , à un cadet de Gascogne ipil a
trainé l'épée trente ans dans les aniii hambres. — Pardon. Monsieur, si je vous arrête,
dit Raoul en lançant \in repani plein de sévérité ;\ de Wardes; mais vous me faites
l'cIVil de ne pas coimaitri' relui dunl \iius|iarlez. — .le ne connais pas M. d'Arlagnan!
I'".li ! ludii Dieu! ipù (loiir ne le ciiiuiail pas? — Ceux i|ui le cdunaissent , MonsitMU', re-
prit lîaniii avec plus de caluK" el di' froideur, sonl tenus de <lire que s'il n'est pas aussi
liiiM ^;iMlilbniiiiu('i|nc 11' roi .ic'ipii n'c<l point sa faute, il égale tous les rois du monde en
'■le-:. -Z -
l.V. (IIKX AI.IKK l)K 1.(1 II II A I \ l:.
LE VICOMTE DE BU AGELONNE. 26?
courage et en loyaulé. Voilà mon opinion à moi , Monsieur, et, Dieu merci, je connais
M. d'Artasnan depuis ma naissance.
De Wardes allait répli(iuer, mais de Guiclie rinterrompit.
LE PORTRAIT DE MADAME.
La discussion allait s'aigrir, de Guiche l'avait parfaitement compris. Sans se rendre
compte des divers sentimens qui agitaient ses deux amis, il songea à parer le coup
qu'il sentait prêt à être porté par l'un ou par Taiitre, et peut-être par tous les deux.
— Messieurs, dit-il, nous devons nous quitter, il faut que je passe chez Monsieur.
Prenons nos rendez-vous; toi, de Wardes, viens avec moi au Louvre; toi, Raoul,
demeure le maître de la maison , et comme tu es le conseil de tout ce qui se fait ici .
tu donneras le dernier coup dœil à mes préparatifs de départ. A propos, pardon,
j'oubliais de te demander des nouvelles de M. le comte de la Fère.
Et tout en prononçant ces derniers mots, il observait de Wardes et essayait de saisir
l'effet que produirail sur lui le nom du père de Raoul. — Merci, répondit le jeune houune,
M. le comte se porte bien. Un éclair de haine passa dans les yeux de de Wardes.
De Guiche ne parut pas remarquer cette lueur funèbre , et allant donner une poi-
gnée de main à Raoul : — C'est convenu, n'est-ce pas, Bragelonne, dit-il, tu viens
nous rejoindre dans la cour du Palais-Royal? Puis faisant signe de le suivre à de
Wardes qui se balançait tantôt sur un pied tantôt sur l'autre, — Nous partons, dit-il;
venez, monsieur Malicorne.
Ce nom fit tressaillir Raoul . 11 lui sembla qu'il avait déjà entendu prononcer ce nom
une fois; mais il ne put se rappeler dans quelle occasion.
Tandis qu'il cherchait, moitié rêveur, moitié irrité de sa conversation avec de Wardes,
les trois jeunes gens s'acheminaient vers le Palais-Royal où logeait Monsieur.
Malicorne comprit deux choses. La première, c'est que les jeunes gens avaient
quelque chose à se dire. La seconde, c'est qu'il ne devait pas marcher sur le mêuie
rang qu'eux. Il demeura en arrière.
— Etes-vous fou? dit de Guiche à son compagnon , lorsqu'ils eurent fait quelques
pas hors de l'hôtel de Grammont ; vous attaq\iez .Al. d'Artagnan , et cela devant Raoul.
— Eh bien , après? fit de Wardes. — Mais vous savez bien que M. d'Arlagnan fait le
quart de ce tout si glorieux et si redoutable qu'on appelait les Mousquelaires. — Soit :
mais je ne vois pas pourquoi cela peut m'empêcher de haïr M. d'Artagnan. — Que
vous a-t-il fait? — Oh 1 à moi , rien. — Alors , pourquoi le haïr? — Demandez cela à
l'ombre de mon père. — En vérité, mon cher de Wardes, vous m'étounez. M. d'Ar-
tagnan n'est point de ces honunes qui laissent derrière eiL\ une inimitié sans apurer
leur compte. Votre père, m'a-t-on dit , était de son côté haut la main. Or, il n'est si
rudes inimitiés qui ne se lavent dans le sang d'un bon et loyal coup d'épée. — Que
voulez-vous, cher ami? cette haine existait entre mon père et M. d'Artagnan : il m'a
tout enfant entretenu de cette haine, et c'est un legs particulier qu'il m'a laissé au
milieu de son héritage. — Et cette haine avait pour objet M. d'Artagnan seul? — Oh !
M. d'Arlagnan était trop bien incorporé dans ses trois amis pour que le trop-plein n'en
rejaillisse pas sur eux, et elle est de mesure, croyez-moi, à ce que les autres, le cas
échéant, n'aient point à se plaindre de leur part.
2(..i LES MOUSQUETAIRES.
De Cuichc avait les yeux fixés sur de Wardes : il frissonna en voyant le pâle sourire
du jeune homme.
Or, comme ce n'était point Raoul qu'il soupçonnait de trahison ou d'intrigue, ce fut
pour Raoul que de Guiche frissonna.
Mais tandis que ces sondées pensées obscurcissaient le front de de Guiche, de NVardes
était redevenu complètement maître de lui-même. — Au reste, dit-il, ce n'est pas
que j'en veuille personnellement à M. de Bragelonne , je ne le connais pas. — En
tout cas. de Wardes, dit de Guiche avec une certaine sévérité, n'oubliez pas une chose,
c'est que Raoul est le meilleur de mes amis. De Wardes s'inclina.
La conversation en demeura là quoique de Guiche fît tout ce qu'il put pour lui tirer
son secret du cœur: mais de Wardes avait sans doute résolu de n'en pas dire davan-
tage, et il demeura impénétrable. De Guiche se promit d'avoir plus de satisfaction
avec Raoul.
Sur ces entrefaites on arriva au Palais-Royal qui était entouré d'une foule de cu-
rieux. La maison de Monsieur attendait ses ordres pour monter à cheval et faire
escorte aux ambassadeurs chargés de ramener la jeune princesse.
M. de Guiche laissa de Wardes et Mahcorne au bas du grand escalier, mais lui qui
partageait la faveur de Monsieur avec le chevalier de Lorraine, qui lui faisait les
blanches dents mais ne pouvait le souffrir, il monta droit chez Monsieur.
Il trouva le jeune prince qui se mirait en se posant du rouge. Dans l'angle du ca-
binet, sur des coussins, M. le chevalier de Lorraine était étendu , venant de faire friser
ses longs cheveux blonds avec lesquels il jouait comme eût fait une femme.
Le prince se retourna au bruit, et apercevant le comte : — Ah! c'est toi , Guiche,
dit-il : viens çà et dis-moi la vérité. — Oui , monseigneur, vous savez que c'est mon
défaut. — Figure-loi, Guiche, ([ue ce méchant chevalier me fait de la peine. Le che-
valier haussa les épaules. — Et comment cela, demanda Guiche, ce n'est pas l'ha-
bitude de ^I. le chevalier. — Eh bien! il prétend, continua le prince, il prétend que
-Mailemoisfile Henriette est mieux comme femme que je ne suis comme humme. —
Prenez garde, monseigneur, dit de Guiche en fronçant le sourcil, vous m'avez de-
uiandé la vérité. — Oui, dit Monsieur presque treudjlant. — Eh bien! je vais vous
Il dire. — Ne te hâte pas, Guiche, s'écria le prince; tu as le temps; regarde-moi
avec attention et rappellc-tiii bien Madame, d'ailleurs, voici son portrait: liens. Et il
lui tendit une miniature du plus lin travail.
De Guiche i>ril le portrait et le considéra longtemps. — Sur ma foi, dit-il, voilà,
monseigneur, une adorable figure. — Mais regarde-moi à mon lour. regarde-moi
donc, s'écria le prince, essayant de ramener à lui rallention du comte , absorbée tout
entière par le portrait. — En vérité, c'est merveille\ix , nmrnnn-a Guiche. — Et ne
dirait-on pas, continua Monsieur, que tu n'as jamais vu cette petite lille! — .le l'ai
vue. monseigneur, c'est vrai, mais il y a fini] ans de cela, et il s'opère de grands
changemens iiilic une enfant de douze ans et une jeune lilie de dix-sept. — lùilin,
Ion opinion . dis-la , |)aile. voyons. — Mon opinion esl ipic li' porhait doit élre llatlé ,
inonseii.'nenr. — ()h! d'abord oui , dil li' |irince Irioinpli ml . il l'est cerlaineinenl;
mais eiilin . suppose qu'il ne soit jxiinl llallé, el dis-moi Ion avis. — Monseigneur.
Votie Altesse esl bien heureuse d'avoir une si rbarnianle liancée. — Soit, c'est ton
avis sur (die , niai> sur moi. — Mon avis, monseigneur , est (pie vous êtes beaucoup
trop beau pour lUl homme.
Le chevalier de Lorraine se mit à rire aux ('clals. Monsieur comprit tout ce «lu'il y
avait de sévère poui- lui dans l'opinion du coinle de Guiche. 11 fronça le sourcil. — J'ai
des amis jjeu bienveill.ins, dit-il.
>l I) .N .- I L l II ( K 11 È II E nV II 0 I j
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 205
De Giiiche regarda encore le portrait, mais après quelques secondes de conteuipla-
tion, le rendant avec effort à Monsieur : — Décidément, dit-il , monseigneur, j'aime-
rais mieux contempler dix fois Voire Altesse, qu'une fois de plus Madame. Monsieur
continua à se metire du rouge; puis, ipiand il cul fini, il regarda encore le portrait,
puis se mira dans la glace et sourit. Sans doute il était satisfait de la comparaison.
— Au reste, lu es bien genlil d'èlre venu, dit-il à Guiche ; je craignais que tu ne
partisses sans venir me dire adieu. — Monseigneur me connaît trop pour croire que
j'eusse conmiis une pareille inconvenance. — Et puis, lu as bien quelque chose à me
demander avant de quitter Paris? — Eh bien ! Voire Allesse a de\ iné jusie: j'ai en
effet une requête à lui présenter. — Bon, parle.
Le chevalier de Lorraine devint tout yeux et tout oreille; il lui semblait que chaque
grâce obtenue par un antre était un vol qui lui élait fait. Et comme Guiche hésitait,
— Est-ce de l'argent? demanda le prince, cela tomberait à merveille, je suis richis-
sime; M. le surintendant des finances m'a fait remettre cinquante mille pistoles. —
Merci à Votre Altesse, mais 11 ne s'agit point d'argent. —Et de quoi s'agit-il, voyons?
— D'un brevet de tille d'honneur. — Tudieu ! Guiche , quel protecteur tu fais , dit le
prince avec dédain, ne me parleras-tu donc jamais que de péronnelles?
Le chevalier de Lorraine sourit; il savait que c'était déplaire à monseigneur que de
protéger les dames. — Monseigneur, dit le comte, ce n'est pas moi qui protège direc-
tement la personne dont je viens vous parler ; c'est un de mes amis. — Ah ! c'est dif-
férent; et comment se nomme la protégée de ton ami? — Mademoiselle de la Baume
le Blauc de la Vallière , déjà fille d'honneur de Jladame douairière. — Fi! une boi-
teuse, dit le chevalier de Lorraine en s'allongeant sur son coussin. — Une boiteuse,
répéta le prince , Madame aurait cela sous les yeux ? ma foi non , ce serait trop dan-
gereux pour ses grossesses.
Le chevalier de Lorraine éclata de rire. — Monsieur le chevalier, dit Guiche, ce que
vous faites là n'est point généreux : je sollicite et vous me nuisez. — Ah! pardon, mon-
sieur le comte, dit le chevalier de Lorraine inquiet du ton avec lequel le comte avait
accentué ses paroles, telle n'était pas mon intention, et au fait je crois que je confonds
cette demoiselle avec une autre. — Assurément, et je vous aftirme, moi, que vous
confondez. — Voyons, y tiens-tu beaucoup, Guiche? demanda le prince. — Beaucoup,
monseigneur. — Eh bien, accordé, mais ne demande plus de brevet, il n'y a plus de
place. — Ah! s'écria le chevaher, midi déjà, c'est l'heure li.vée pour le départ. — Vous me
chassez, Monsieur, demanda de Guiche. — Oh! comte, comme vous me maltraitez au-
jourd'hui, répondit affectueusement le chevalier. — Pour Dieu, comte! Pour Dieu, che-
valier, dit Monsieur, ne vous disputez donc pas ainsi : ne voyez-vous pas que cela me
fait de la peine. — Ma signature? demanda de Guiche. — Prends un brevet dans ce
tiroir, et donne-le-moi.
Guiche prit le brevet indiqué d'une main , et de l'autre présenta une plume toute
trempée dans l'encre à Monsieur. Le prince signa.
— Tiens, dit-il en lui rendant le brevet, mais c'est à \me condition. — Laquelle? —
C'est que tu feras ta paix avec le chevalier. — Volontiers , dit Guiche.
Et il tendit la main au chevalier avec une indifférence qui ressemblait à du mépris.
— Allez, comte, dit le chevalier sans paraître aucunement remarquer le dédain du
comte; allez, et ramenez-nous une princesse qui ne jiwe pas trop avec son portrait.
— Oui, pars et fais diligence. A propos, qui emmènes-tu? — Bragelonne et deWardes.
— Deux braves compagnons. — Trop braves , dit le chevalier ; tâchez de les ramener
tous deux, comte. — Vilain cœur, murnnu'a de Guiche; il flaire le mal partout et
avant tout. Puis, saluant Monsieur, il sortit.
1.
266
LES MOUSQUETAIRES.
En arrivant sous le vestibule, il éleva en l'air le l)re\et loiit signé. Malicorne se
précipita et le reçnt tout tremblant de joie.
Mais après l'avoir reç\i , de Giiiche s'aperçut qu'il attendait quelque chose encore
— Patience, Monsieur, patience , dit-il à son client; mais M. le chevalier de Lorraine
était là, et j'ai crainl d'échouer si je demandais trop à la fois. Attendez donc à mon
retour. Adieu. — Adieu , monsieur le comte; mille grâces, dit Malicnrue. — Et en-
voyez-moi Manicamp. A propos, est-ce vrai, Monsieur, que mademoiselle de la Val-
lière est boiteuse.
Au moment où il prononçait ces mots, un cheval s'arrêtait derrière lui. Il se re-
tourna et vit pâlir Bragelonne , qui entrait au momeut même dans la cour. Le pauvre
amant avait entendu.
Il n'en était pas de même de Malicorne , qui était déjà hors de la portée de la voix.
— Pourquoi parlo-t-ou ici de Louise? se demanda Raoul; oh! qu'il n'arrive jamais à
ce de Wardes, qui sourit là-bas, de dire un mot d'elle devant moi. — Allons, allons,
Messieurs, cria le comte de Guiche, en route.
En ce moment le prince dont la toilette était terminée, parul à la tenètre.
Toute l'escorte le salua de ses acclamations, et dix minutes après, bannières,
écharpcs et plumes flottaient à l'ondulation du galop des coursiers.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
267
AU HAVRE.
A 0 Al. J C îi-
ouTE cette cour, si brillante, si gaie, si animée de senti -
mens divers, arriva au Havre qnatre jours après son dé-
part de Paris. C'était vers les cinq heures du soir, on
n'avait encore aucune nouvelle de Madame.
On chercha des logemens ; mais dès lors commença
une grande confusion parmi les maîtres, de grandes que-
relles entre les laquais. Au milieu de tout ce conflit, le
conile de Guiche crut reconnaître Manicamp.
C'était, en effet, lui qui était venu ; mais comme Ma-
licorne s'était accommodé de son plus bel habit, il n'avait
pu trouver, lui , à racheter qu'un habit de velours violet brodé d'argent. Guiche le
reconnut autant à son habit qu'à son visage. Il avait vu très-souvent à Manicamp cet
habit violet, sa dernière ressource.
Manicamp se présenta au comte sous une voîjte de flambeaux qui incendiaient plu-
tôt qu'ils n'illuminaient le porche par lequel on entrait au Havre et qui était situé près
de la tour de François I".
Le comte en voyant la figure attristée de Manicamp, ne put s'empêcher de rire. —
Eli ! mon pauvre Manicamp, dit-il , comme le voilà violet : tu es donc en deuil ? — Je
suis en deuil, oui, répondit Manicamp. — De qui? — De mon habit bleu et or, qui a
disparu, et à la place duquel je n'ai plus trouvé que celui-ci; et encore m'a-t-il
fallu économiser à force pour le racheter. — Vraiment! — Pardieu, étonne-toi décela!
tu me laisses sans argent. — Enfin, te voilà, c'est le principal. — Par des roules exé-
crables.— Où es-tu logé? — Mais je ne suis pas logé.
De Guiche se mita rire. — Alors, où logeras-tu? — Où vous logerez. — Alors je ne
sais pas. — Tu n'as donc pas retenu un hôtel? — Moi? — Toi ou Monsieur? — Nous
n'y avons pensé ni l'un ni l'autre. Le Havre est grand, je suppose, et pourvu qu'il y
ait une écurie pour douze chevaux et une maison propre dans un bon quartiei- —
Oh ! il y a des maisons très-propres. Mais pas pour nous. — Comment, pas pour nous!
Et pour qui?' — Pour les Anglais , parbleu I Elles sont toutes louées. — Parqui? —
Par M. de Buckingham. — Plait-il, fit de Guiche, à qui ce mot fit dresser l'oreille —
Eh oui , mon cher, par M. de Buckingham Sa Grâce s'est fait précéder d'iui courrier:
ce courrier est arrivé depuis trois jours, et il a retenu tous les logemens logeables qui
se trouvaient dans la ville. — Impossible! — Mais, entêté que tu es, quand je te dis
que M. de Buckingham a loué toutes les maisons qui entourent celle où doit descendre
.Sa Majesté la reine douairière d'Angleterre et la princesse sa fille. — Ah! par exemple,
voilà qui est particulier, dit de Wardesen caressant le cou de son cheval. — C'est ainsi,
Monsieur. — Vous en êtes bien sûr, monsieur de Manicamp?
-:C8 LES MOUSQUETAIRES.
Et en faisant oette question, il regardait sournoisement de Giiiclie, comme pour
l'interroger sur le degré de confiance qu'on pouvait avoir dans la raison de sou ami.
Pendant ce temps, la nuit était venue, et les llauibeaux , les pages, les laquais, les
écuyers , les chevaux et les carrosses encombraient la [lorte et la place ; les torches se
reflélaicnt dans le chenal qu'emplissait la marée montante , tandis que de l'autre côté
de la jetée on apercevait mille ligures curieuses de matelots et de bourgeois qui cher-
chaient à ne rien perdre du spectacle.
Pendant toutes ces hésitations , Bragelonne , comme s'il y eût été étranger , se tenait
à cheval un peu en arrière de Guiche, et regardait les jeux de la lumière qui mon-
taient dans l'eau , en même temps qu'il respirait avec délices le parfmn salin de la
vague qui roule bruyante sur les grèves les galets et l'algue , et jette à l'air son écume ,
à l'espace son bruit.
— Mais enfin, s'écria de Guiche, quelle raison M. de Buckingham a-t-il eue pour
faire cette provision de logemens? — Oh! une excellente, répondit Manicamp. —
Mais enfin, la connais-tu? — Je crois la connaître. — Parle donc. — Penche-toi. —
Diable ! cela ne peut se dire que tout bas"? — Tu en jugeras toi-même'. De Guiche se
jiencha. — L'amour, dit Manicamp. — Explique-toi. — Eh bien! il passe pour cer-
tain, monsieur le comte , que 8. A. R. Monsieur, sera le plus infortuné des maris. —
Comment, le duc de Buckingham?... — Ce nom porte malheur aux princes delà
maison de France. — Ainsi le duc'!*... — Serait amoureux fou de la jeune Madame,
à ce qu'on assure , et ne voudrait point que personne ap|)rochàt d'elle, si ce n'est lui.
De Guiche rougit. — Bien, bien, merci , dit-il en serrant la main de Manicamp.
Puis se relevant : — Pour l'amour de Dieu , dit-il à Manicamp , fais en sorte que ce
projet du duc de Buckingham n'arrive point à des oreilles françaises, ou sinon, Ma-
nicanqi, il reluira au .-ioleil de ce pays des épées qui n'ont pas peur de la trenqie an-
glaise. — Après tout, dit Manicanq), cet amour ne m'est point prouvé à moi, et n'est
peut-être qu'un conte. — Non , dit de Guiche , ce doit être une vérité.
Et malgré lui , les dents du jeune homme se serraient, — Eh bien! après tout,
<|u'est-ce que cela te fait, à toi? qu'est-ce que cela me fait, à moi, (pie MousiiMU- soit
ce que le feu roi fut? BuckiTigliam père, pour la reine, lîuekingliam tils, pour la
jeune Madame, rien pour tout le monde. — Silence! dit le comte, .\lloiis! allons! en
avant, INIessieurs, en avant!
El là-dessus, écartant les chevaux et les ])ages, il se lit une route jusqu'à la place
au milieu de la foule , attirant a[)rès lui tout le cortège des Français.
Une grande porte donnant sur une cour était ouverte ; Guiche entra dans celte cour ;
Bragelonne , de Wardes , Manicamp et trois ou ([uatre autres gentilshommes l'y sui-
virent.
Là se tint une espèce de conseil de guerre; on délibéra sur le luoven (pi'il fallait
employer pour sauver la dignité de l'ambassade.
De Guiche rê\a quebiue teuqis , puis à haute \oix : — Qui m'aime me sui\e. dit il.
— Les gens aussi , demanda un pageipii s'était apiinicbé du groupe. — Tout le monde,
s'écria le fougueux jeune homme. Allons, .M,uii(anq), conduis-nous à la maiMin que
Son Altesse MadaTue doit occu])er.
.Sans rien deviner du projet du couile , ses amis le sui\ iri'ul escortés d'une foule de
peu]ile dont les acclamations et la joie formaienl un pré>age iiemcu.v poui' le |)roji'l
encore inconnu (pie poursuivait celte ardente jeunessi;. Le vent souillait bruyainmeni
du [loi't et gr4)ndait par lourdes rafales.
3
VICOMTE DE URAGELONNE. 209
EN MKU.
Le jour suivant se leva un peu plus câline quoique le vent soufflât toujours, (cepen-
dant le soleil s'était levé dans un lit de nuages roug:es découpant ses rayons ensan-
glantés sur la crête des vagues noires. Du haut des vigies on guettait impalieinnient.
Vers onze heures du matin un bàliment fut signalé : ce bâtiment arrivait à pleines
voiles : deux autres le suivaient à la distance d'im demi-nœud.
Us venaient comiuo des llèches lancées par un vigoureux archer, et cependant la
n)er était si grosse que la rapidité de leur marche n'ôtait rien aux mouvemens du
roulis qui couchaient les navires tantôt à droite , tantôt à gauche.
Bientôt la forme des vaisseaux et la couleur des flammes firent connaître la Hotte
anglaise. En tète marchait le bâtiment monté par la princesse, portant le pavillon de
l'amirauté.
Aussitôt le bruit se répandit que la princesse arrivait. Toute la noblesse française
courut au port; le peuple se porta sur les quais et sur les jelées.
Deux heures après , les vaisseaux avaient rallié le vaisseau amiral , et tous les trois,
n'osant sans doute pas se hasardera entrerdans l'étroit goulet du port, jetaient l'ancre
entre le Havre et la Hève.
Aussitôt la manœuvre achevée, le vaisseau amiral salua la France de douze coupa
de canon , qui lui furent rendus coup pour coup par le fort François I". Aussitôt, cent
embarcations prirent la mer, elles étaient tapissées de riches étoffes, elles étaient des-
tinées à porter les gentilshommes français jusqu'aux vaisseaux mouillés.
Mais, en les voyant même dans le port, se balancer violemment, en voyant an
delà de la jelée, les vagues s'élever en montagnes et venir se briser sur la grève avec
un rugissement terrible, on comprenait bien qu'aucune de ces barques n'atteindrait
le quart de la distance qu'il y avait à parcourir pour arriver aux vaisseaux sans avoir
chaviré. Cependant, un bateau-pilote , malgré le vent et la mer, s'apprêtait à sortir
du port pour aller se mettre à la disposition do l'amiral anglais.
DeGuiche avait cherché parmi toutes ces embarcations un bateau un peu plus fort
que les autres, qui lui donnât chance d'arriver jusqu'aux bàtimens anglais, lorsqu'il
aperçut le pilote-côtier qui appareillait. — Raoul, dit-il, ne trouves-tu point qu'il est
honteux pour des créatures intelligentes et fortes comme nous de reculer devant cette
force brutale du vent et de l'eau? — C'est la réflexion que justement je faisais tout
bas, répondit Bragelonne. — Eh bien ! veux-tu que nous montions ce bateau et que
nous poussions en avant? Veux-tu, de Wardes? — Prenez garde, vous allez vous
faire noyer, dit Manicamp. — Et pour rien, dit de Wardes, attendu qu'avec le vent
debout comme vous l'aurez, vous n'arriverez jamais aux vaisseaux. — .\insi tu re-
fuses?— Oui, ma foi; je perdrais volontiers la vie dans une lutte contre les hommes,
dit-il en regardant obliquement Bragelonne; mais me battre à coups d'aviron contre
les flots d'eau salée , je n'y ai pas le moindre goût. — Et moi , dit Manicauqi , dussé-je
arriver jusqu'aux bàtimens, je me soucierais peu de perdre le seul habit propre qui
me reste : l'eau salée rejaillit, et elle tache. — Mais voyez donc, s'écria de Guiche;
vois donc, de Wardes, vois donc, Manicamp: là-bas , sur la dunette du vaisseau
anu'ral, les princesses nous regardent. — Raison de plus, cher ami, pour ne pas
prendre un bain ridicule devant elles. — Alors j'irai tout seul. - Non pas, dil Raoul ,
je vais avec toi : il me semble que c'est chose convenue.
270 LES MOUSQUETAIRES.
Le fait est que Raoul, libre de toute passion, mesurant le danger avec sang-froid,
voyait le danger imminent: mais il se laissait entraîner volontiers à faire une chose
devant laquelle reculait Je WarJes.
Le bateau se mettait en route; de Guiche appela le pilole-côlier. — Holà de la
barque, dit-il, il nous faut deux places! El roulant cinq ou six pistoles dans un mor-
ceau de papier, il les jeta du quai dans le bateau. — Il paraît que vous n'avez pas
peur de l'eau salée , mes jeunes maîtres , dit le patron. — Nous n'avons peur de rien,
répondit de Guiche. — Alors venez, mes gentilshommes.
Le pilote s'approcha du bord , et l'un après l'autre , avec une légèreté pareille , les
deux jeunes gens sautèrent dans le bateau. — Allons, courage, enfans! dit de Guiche,
il y a encore vingt pistoles dans cette bourse , et si nous atteignons le vaisseau amiral,
elles sont à vous.
Aussitôt les rameurs se courbèrent sur leurs rames , et la barque bondit sur la cime
des flots.
Tout le monde avait pris intérêt à ce départ si hasardé ; la population du Havre se
pressait sur les jetées; il n'y avait pas un regard qui ne fût pour la barque.
Parfois, la frêle embarcation demeurait un instant comme suspendue aux crêtes
écumeuses. puis tout à coup elle glissait au fond d'un abîme mugissant, et semblait
être précipitée.
Néanmoins, après une heure de bitte , elle arriva dans les eaux du vaisseau amiral,
dont se détachaient déjà deux embarcations destinées à venir à son aide.
Sur le gaillard d'arrière du vaisseau amiral, abritées par un dais de velours et
d'hermine, que soutenaient de puissantes attaches , Madame Henriette douairière et
la jeune Madame , ayant auprès d'elles l'amiral comte de Norfolk, regardaient avec
terreiu- cette barque tantôt enlevée au ciel , tantôt engloutie jusqu'aux enfers . contre
la voile sombre de laquelle brillaient, comme deux lumineuses apparitions, les deux
nobles tigures des deux gentilshonunes français.
L'équipage, appuyé sur les bastingages et grimpé dans les haubans, applaudissait
à la bra\oure de ces deux intrépides, à l'adresse du pilote et à la force des malelols.
Un hourra de triomphe accueillit leur arrivée à bord. Le comte de Norfolk, beau
jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans , s'avança au-devant d'eux. De Guiche et
Bragelonne montèrent lestement l'escalier de tribord, et conduits par le comte de
Norfolk, {|ui repiit sa place aupi'ès d'elles, ils vinrent saluer les princesses.
Le respect, et sm'tout une certaine crainte dont il ne se rendait pas conqtte . avait
empêché jusque-là le comte de Guiche de regarder attentivement la jeune Madame.
Celle-ci , tout au contraire , l'avait distingué tout d'abord et avait demandé à sa mère:
— N'est-ce ]iiiiiil MnM>i(-nr (jiie nous apercevions sm- cette barque?
Madame ilenriclle , qui connaissait Monsieur mieux que sa fille, avait soiu-i à cette
erreur de son amour-propre et avait répondu : — Non, c'est M. de Guiche, son
favori, voilà tout. A cette réponse, la princesse avait été forcée de contenir l'instinc-
tive bien\eillance provoquée par l'audace du comte.
Ce fut au moment où la princesse faisait celte question que de Guiche, osant enlin
lever les yeux sur elle, put comparer l'criginal au portrait.
Lorsqu'il vit ce visage pâle, ces yeux animés, ces adorables cheveux chAtains, cette
bonclic frémissante et ce geste si éminemment royal qui semblait remercier et encou-
rager tout à la fois, il fut saisi d'une telle émotion que sans Raoul , qui lui prôta son
bras, il efit chancelé.
Le regard étonné de son ami, le geste bienveillant île la reine rappelèrent di- Guiche
à lui. En peu de mots il expliipia sa mission, dit conmient il etail l'envoy de Mon-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 271
sieur et salua, selon leur rang et les avances qu'ils lui firent, l'amiral et les difTérens
seigneiu's anglais qui se groupaient autour des princesses.
Raoul fut présenté à son tour et gracieusement accueilli : tout le monde savait la part
que le comte de la Fère avait prise à la restauration du roi Charles I"' ; en outre ,
c'était encore le comle qui avait été chargé de cette négociation du mariage qui rame-
nait en France la petite-fille de Henri IV. Raoul parlait parfaitement anglais; il se
constitua l'inlerprète de son ami près les jeunes seigneurs anglais auxquels notre
langue n'était point familière.
En ce moment parut un jeune homme d'une beauté remarquable et d'une splen-
dido richesse de costume et d'armes. 11 s'approcha des princesses qui causaient avecle
comte de Norfolk , et d'une voix qui déguisait mal son impatience : — .allons , Mes-
dames, (lil-il. il faut descendre à terre.
A cette invitation, la jeune Madame se leva et elle allait accepter la main que le
jeune homme lui tendait avec une vivacité pleine d'expressions diverses , lorsque
l'amiral s'avança entre la jeune Madame et le nouveau venu. — Un moment, s'il
vous plaît , milord de Buckingham , dit-il : le débarquement n'est point possible à cette
heure pour des femmes. La mer est trop grosse ; mais, vers quatre heures , il est pro-
halile que le veut tombera : on ne débanpiera donc que ce soir. — Permettez, milord,
dit Buckingham avec une irritation qu'il ne chercha point même à déguiser. Vous
retenez ces dames et vous n'en avez point le droit. De ces dames, l'une appartient,
hclus! à la France, et vous le voyez, la France la réclame par la voix de ses ambas-
sadeurs. Et de la main le comle de Norfolk montra de Guiche et Raoul qu'il saluait
en même temps.
Un regard dérobé de Madame surprit la rougeur qui couvrait les joues du comte.
Ce regard échappa à Buckingham. Il n'avait d'yeux que pour surveiller Norfolk. II
était évidemment jaloux de l'amiral, et senildait brûler du désir d'arracher les prin-
cesses à ce sol mouvant des vaisseaux sur lequel l'amiral était roi. — Au reste , reprit
Buckingham , j'en appelle à Madame elle-même. —Et moi, milord, répondit l'amiral
j'en appelle à ma conscience et à ma responsabilité. J'ai promis do rendre saine et
sauve Madame à la France; je tiendrai ma promesse. — Mais cependant, Monsieur...
— Milord , permettez-moi de vous rappeler que je commande seul ici — Milord
savez- vous ce que vous dites , répondit avec hauteur Buckingham. — Parfaiteuient
et je le répète. Je commande seul ici, milord, et tout m'obéit : la mer, le vent les
navires et les hommes.
Cette parole était grande et noblement prononcée. Raoul en observa l'effet sur
BuckJnghaui. Celui-ci frissonna par tout le corps; ses yeux s'injectèrent de san"- et sa
main se porta sur la garde de son épée. — Milord, dit la reine, permoltez-inoi de
vous dire q\ie je suis en tout point de l'avis du comte de Norfolk; puis le temps, au
lieu de se couvrir de vapeur comme il le fait en ce moment, fùt-il parfaitement pur
et favorable, nous devons bien quelques heures à l'officier qui nous a conduites si
heureusement et avec des soins si empressés jusqu'en vue des côtes de France où il
doit nous quitter.
Buckingham, au lieu de répondre, consulta le regard de Madame.
Madame, à demi cachée sous les courtines de velours et d'or qui l'abritaient, n'écou-
tait rien de ce débat, occupée qu'elle était à regarder le comte de Guiche qui s'entre-
tenait avec Raoul.
Ce fut un nouveau coup pour Buckingham, qui crut découvrir dans le regard de
Madame Henriette un sentiment plus [)rofond que celui de la curiosité. Il se retira
tout chaucelaul et alla heurter le grand mal. — M. de Buckingham n'a pas le pied
27-2 LES MOUSQUETAIRES.
marin, dit en français la reinc-mère; voilà sans doiilc pourquoi il ilcsirc si fori lou-
cher la (erre ferme.
Le jeune homme entendit ces mots, pâlit, laissa tomber ses mains avec décourage-
ment à ses côtés, et se retira confondant dans un soupir ses anciennes amours et ses
haines nouvelles.
Cependant l'amiral, sans se préoccuper autrement de celte mauvaise humeur de
Buckingham, fit passer les princesses dans la chambre de poupe où le dîner avait été
servi avec une magnificence digne de tous les convives. L'amiral prit place à droite de
Madame et mit le comte deGuiche à sa gauche. C/élait la place qu'occupait d'ordinaire
Buckingham.
Aussi, lorsqu'il entra dans la salle à manger, fut-ce une douleur pour lui que de se voir
relégué par l'étiquellc, cette autre reine à qui il devait le respect, à un rang inférieur
à celui qu'il avait tenu jusque-là.
De son côté, de Guiche, plus pâle encore peut-être de son bonheur, que son rival
ne l'était de sa colère , s'assit en tressaillant près de la princesse , dont la robe do soie ,
en effleurant son corps , faisait passer dans tout son être des frissons d'une amertume
et d'une volupté jusqu'alors inconnues.
Après le repas, Buckingham s'élança pour donner la main à Madame.
Mais ce fut au tour de Guiche de faire la leçon au duc. — Milord, dit-il , soyez assez
bon, à partir de ce moment, pour ne plus vous interposer entre Son Allcsse Royale
Madame et moi. A partir de ce moment, en effet. Son Altesse Royale appartient à la
France, et c'est la main de Monsieur, frère du roi , qui touche la main de la prin-
cesse quand Son Altesse Royale me fait l'honneur de me toucher la main.
Et en prononçant ces paroles, il présenta lui-même sa main à la jeune Madame avec
une fimidité si visible et en même temps une noblesse si courageuse, que les Anglais
firent entendre un murmure d'admiration, tandis que Buckingham laissait échapper un
soupir de douleur. — Raoul aimait; Raoul comprit tout.
Il attacha sur son ami un de ces regards profonds que l'ami seul ou la mère éten-
dent comme protecteur ou comme surveillant sur l'enfant ou sur l'ami qui s'égare.
Vers deux heures, enfin, le soleil parut . le vent tomba, la mer devint unie comme
une large nappe de cristal, la brume, qui couvrait les côtes, se déchira conune un
voile qui s'envole en lambeaux. Alors les rians coteaux de la France apparurent avec
leur mille maisons blanches , se détachant, on siu' le vert des arbres, ou sur le bleu
du ciel-
LK.S TKNTKS.
L'amiral, comme u»\\> lavons vu, avait pris le parti île ne plus faire attention aux
veux niriiaciuis et au.\ eiuportrmcns convulsifs de Buckingham. En efTet , depuis le
départ d'Angleterre , il devait s'y être tout doucement habitué.
De Guiche n'avait point encore remarqué en aucune façon cette animosité que le
jeime lord paraissait avoir conli'c lui . mais il ne se sentait d'instinct aucune synqia-
thic pour le favori de Obarlc;- H. La l'ciuc-mère. avec ime expérience plus grande el
un sens plus froid, dominait lnule l.i silualiim. el.comme elle en runipreuait le ilangor,
elle s'apprêtait à en trancher le mrud lorscpie le niHUienl eu seiail \etni.
Ce niomeni aniv a.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 273
Le calnio était rétaMi partout , excepte dans le cœur de Buckingham . et celui-ci ,
dans son impatience, répétait àdenii-voix à la jeune princesse : — Madame, Madame,
au nom du ciel , rendons-nous à terre, je vous en supplie. Ne voyez-vous pas que ce
fat de comte de Norfolk me fait mourir avec ses soins et ses adorations pour vous ?
Henriette entendit ces paroles : elle sourit, et sans se retourner, donnant seulement
à sa voix cette inflexion de doux reproche et de langoureuse impertinence avec les-
quels la coquetterie sait donner im acquiescement tout en ayant l'air de formuler une
défense : — Mon cher lord, murmura-t-elle , je vous ai déjà dit que vous étiez fou.
Enlin l'amiral , avec une lenteur étudiée , donna les derniers ordres pour le départ
des canots.
A la voix du comte de Norfolk , une grande barque toute pavoisée descendit lente-
ment des flancs du vaisseau amiral : elle pouvait contenir vingt rameurs et quinze
passagers.
Des tapis de velours, des housses brodées aux armes d'Angleterre, des guirlandes
de fleurs , car en ce temps on cultivait assez volontiers la parabole au milieu des
alliances politiques, formaient le principal ornement de cette barque vraiment royale.
A peine la barque était-elle à flot, à peine les rameurs avaient-ils dressé leurs
avirons, attendant, comme des soldats au port d'armes , l'embarquement de la prin-
cesse, que Buckingham courut à l'escalier pour prendre sa place dans le canot. Mais
la reine l'arrêla. — Milord, dit-elle, il ne convient pas que vous laissiez aller ma
lille et moi à terre sans que les logemens soient préparés d"une façon certaine. Je
vous prie donc , milord, de nous devancer au Havre, et de veiller à ce que tout soit
en ordre à notre arrivée.
Ce fut un nouveau coup pour le duc, coup d'autant plus terrible qu'il était inat-
tendu. 11 Italbutia, rougit, mais ne put répondre.
11 avait cru pouvoir se tenir près de Madame pendant le trajet, et sa\ourer ainsi
jusqu'au dernier des niomens qui lui étaient donnés par la fortune. Mais l'ordre était
exprès. L'amiral, qui l'avait entendu, s'écria aussitôt : — Le petit canot à la mer!
L'ordre fut exécuté avec cette rapidité particulière aux manœu\ res des bàtimens de
guerre. Buckingham, désolé, s'arrêta, mais regardant autour de lui, et tentant un
dernier effort, — Et vous. Messieurs, demanda-t-il tout suffoqué par tant d'é-
motions diverses , vous, monsieur de Guiche.vous, monsieur de Bragelonne, ne
m'accompa'gnez-vous point? De Guiche s'inclina. — Je suis ainsi que M. de Brage-
lonne aux ordres de la reine, dit-il, ce qu'elle nous commandera de faire nous le fe-
rons. Et il regarda la jeune princesse qui baissa les yeux.
— Pardon, monsieur de Buckingham, dit la reine, mais M. de Guiche représente
ici Monsieur, c'est lui qui doit nous faire les honneurs de la France , comme vous nous
avez fait les honneurs de l'.AnglcIerre ; il ne peut donc se dispenser de nous accom-
pagner: nous devons bien d'ailleurs cette légère faveur au courage qu'il a eu de nous
venir trouver par ce mauvais temps.
Buckingham ouvrit la bouche comme pour répondre, mais soit qu'il ne trouvât
point de pensée ou point de mots pour formuler cette pensée, aucun son ne tomba de
ses lèvres , et se retournant comme en délire , il sauta du bâtiment dans le canot. Les
rameurs n'eurent que le temps de le retenir et de se retenir eux-mêmes, car le poids
et le contre-coup avaient failli faire chavirer la barque. — Décidément milord est
fou, dit tout haut l'amiral à Raoul. — J'en ai peur pour milord, répondit Biagelonne.
Pendant tout le temps que le canot mil ;t gagner la terre , le duc ne cessa de couvrir
de ses regards le vaissea\i amiral, cniume ferait un avare qu'on an-acbei'ail à son
colfrc: une mère qu'on éjoianerail lU' sa lille pour la conduiri' à la moi t. Mais rieu
T. 1. (S
274 LES MOUSQUETAIRES.
ne répondit à ses signaux , à ses manifestations , à ses lamentables attitudes. Biickin-
^hani en fut tellement étourdi , qu"il se laissa tomber sur un banc, enfonçant sa main
dans ses cheveux, tandis que les matelots insoucieux faisaient voler le canot sur les
vagues.
En arrivant, il était dans une torpeur telle, que s'il n'eût pas rencontré sur le port
le messager auquel il avait fait prendre les devans connue maréchal des logis , il n'eût
pas su demander son chemin. Une fois arrivé à la maison qui lui était destinée , il s'y
enferma comme Achille dans sa tente.
Cependant le canot qui portait les princesses quittait le bord du vaisseau amiral au
moment même où Buckingham mettait pied à terre. Une barque suivait, renqjlie
d'oftkiers, de courtisans et d'amis empressés.
Toute la population du Havre, embarquée à la hàle sur des bateaux de pèche et
des barques plates ou sur de longues péniches normandes , accourut au-devant du ba-
teau royal. Le canon des forts retentissait; le vaisseau amiral et les deux autres
échangeaient leurs salves, et les nuages de flamme s'envolaient, des bouches béantes,
en ilocons ouatés de fumée au-dessus des flots , puis s'évaporaient dans l'azur du ciel.
La princesse descendit aux degrés du quai. Une musique joyeuse l'attendait à terre
et accompagnait chacun de ses pas.
Tandis que s'avançant dans le centre de la ville , elle foulait de son pied délicat les
riches tapisseries et les jonchées de fleurs, de Guiche et Raoul , se dérobant du milieu
des Anglais , prenaient leur chemin par la ville et s'avani;aient rapidement vers l'en-
droit désigné pour la résidence de Madame. — Hàtons-nous , disait Haoul à de Guiche.
car du caractère que je lui connais , ce Buckiugham nous fera quelque malheur en
voyant le résultat de notre délibération d'hier. — Oh ! dit le comte , nous avons là de
Wardes, qui est la fermeté en personne, et Manicamp, qui est la douceur même. Ue
Guiche n'en lit pas moins diligence, et cinq minutes après ils élaient en \ ue de THôtel-
de-Ville.
Ce qui les frappa d'abord , c'était une grande quantité de gens assemblés sur la
.,[;(£.(.. Bon, dit de Guiche, il parait que nos logemens sont cous-lruits.
En ell'et, devant l'hùtel, sur la place même, s'élevaient huit tentes de la plus
grande élégance, surmontées des pavillons de France et d'Aiiglelcrre unis. L'Hôlol-
de-Ville était entouré par des tentes connue d'une ceinture bigari'ée : dix pages et
douze chcvau-légers donnés pom' escorte aux aud)assadeurs munlaienl la garde devant
ces tentes.
Le spectacle était cui-ieux, étrange: il avait (pielque chose de féerique.
Ces liabilatiiins imiii'oxisces avaient été consliuilos dans la miit. Hexètues au dedans
el au dehors des plus riches étoiles que de tjuiuhe avait pu se procurer au Havre,
elles encerclaient eiilic lemcut Illôtel-de-Ville, c'est-à-dire la demeure de la jeune
nriniesse; elles étaient reunies les unes aux autres par de simples câbles de soie ,
tendus et ganlés par des sentinelles, de sorte que le plan de Km Uiiigliam se trouvait
conipléteiiieul nnnersé, si ce plan a\ait été réellement de garder l'.nur lui el ses An-
glais les abords de l'Hotel-de-Ville.
Le seul pas>age qui doiuiàt accès aux degré» de l'édilice . et qui ne lût poiiU l'eriiU'
par cette barricade soyeuse, était gardé par deux tentes pareilles à deux pavillons et
dont les portes s'ouvraient aux deux côtés de cette entrée. Ces deux tentes étaient
celles de de Guiche el de Haoul, cl en leur absence devaient toujours être occupées :
celle de Guiche , par du Wardes i relie de Baoul. par Manicanq». Tout autour de ces
deux teilles el des six autres, mie .enlaiiie d ofliciers. d.> k;eiilitslii>iimus el de pages
reluisaient de soie et d'or, bourdonnant connne des abeilles autour dt leur ruche. Tout
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 275
cela, l'épée à la hanche, était prêt à oIiimi- à un sierne de Guiche ou de Diatrelonnc ,
les deux chefs de l'ambassade.
Au moment même où les deux jeunes gens apparaissaient à l'extrémité d'une nie
aboutissant sur la place, ils aperçurent, traversant cette même place au galop de son
cheval , un ieune sentilhomme d'une merveilleuse élégance. Il fendait la foule des
curieux, et à la vue de ces bâtisses improvisées, il poussa un cri de colère et de dé-
sespoir. C'était Buckingham, Buckingham sorli delà stupeur pour revêtir un éblouis-
sant costume et pour venir attendre Madame et la reme à l'Hôtel-de- Ville. Mais à
l'entrée des fentes, on lui bana le passage, et force lui fut de s'arrêter. Buckingham
exaspéré leva sou fouet; deux ofliciers lui saisirent le bras.
Des deux gardiens un seul était là. De Wardes, monté dans l'intérieur de rH(jtel-
de-Ville , transmettait quelques ordres donnés par de Guiche.
Au bruit que faisait Buckingham, Mauicamp, couché paresseusement sur les cous-
sins d'une des deux tentes d'entrée, se souleva avec sa nonchalance ordinaire, et
s'apercevant que le bruit continuait , apparut sous les rideaux. — Qu'est-ce , dit-il avec
douceur, et qui donc mène tout ce grand bruit? Le ^hasard fit qu'au moment où il
commençait à parler, le silence venait de renaître , et que bien que son accent fût
doux et modéré, tout le monde entendit sa question.
Buckingham se retourna, regarda ce grand corps maigre et ce visage indolent.
Probablement la personne de notre gentilhomme, velue, d'ailleurs, assez snuplenient
comme nous l'avons dit, ne lui inspira pas grand respect, car il réponiht dédaigneu-
sement : — Qui êtes-vous, iSbuisicur'/ Municamp s'appuya au bras d'un éiioriuc che-
vau-léger solide comme un [lilier de cathédrale, et répondit du même ton Irancpiille :
— Et vous, Monsieur'/ — Moi, je suis milord duc de Buckingham. J'ai loué toutes
les maisons qui entoureut l'Hôtcl-de-Villc où j'ai affaire; or, puisque ces maisons sont
louées, elles sont àmui, et puisipie je les ai louées pour avoir le passage libre à
l'Hôlel-de-Ville, vous n'avez pas le droit de me fermer ce passage. — Mais, Mon-
sieur, qui vous empêche de passer'^ demanda Manicarap. — Mais vos sentinelles. —
Parce que vous voulez passer à cheval, Monsieur, et que la consigne est de ne laisser
passer que les piétons. — Nul n'a le droit de donner de consigne ici, excepté moi , dit
Buckingham. — Conuuent cela. Monsieur'/ demanda Mauicamp avec sa voix douce;
faites-moi la grâce de m'expliquer celle énigme? — Parce que, comme je vous l'ai
dit , j'ai loué toutes les maisons de la place. — Nous le savons bien , puisqu'il ne nous
est resté que la place elle-même. — Vous vous trompez, Monsieur, la place est à moi
comme les maisons. — Oh ! pardon, Monsieur, vous faites erreur. On dit chez nous
le pavé du roi , donc la place est au roi; donc , puisque nous sommes les and)assa-
deurs du roi , la place est à nous. — Monsieur, je vous ai déjà demandé qui vous étiez ?
s'écria Buckingham exaspéré du sang-frnid de son interlocuteur. — On m'appelle Ma-
nicamp, répondit le jeune homme d'une voix éolienne, tant elle était harmonieuse et
suave. Buckingham haussa les épaules. — Bref, dit-il , quand j'ai loué. les maisons
qui entourent l'Hôtel-de-Ville, la place était libre; ces baraques obstruent ma vue,
ôtez ces baraques !
Un sourd et menaçant murmure courut dans la foule des auditeurs.
De Guiche arrivait en ce moment; il écarta cette foule qui le séparait de Buckin-
gham, et , suivi de Raoul , il arriva d'un côté, tandis que de Wardes arrivait de l'autre .
— Pardon, milord, dit-il; mais si vous avez quelque rétlamation à faire, ayez l'obli-
geance de la faire à moi, attendu que c'est moi qui ai donné les plans de celte
construction. Vous disiez donc, Monsieur'/ continua de Guiche. — Je disais, mon-
sieur le comte, reprit Buckingham avec un accent de colère encore sensible, quoi-
276 I.ES MOUSQUETAIRES.
qu'il fût leinpéi'é par la prcsence d'un égal, je disais qu'il est impossililc que ces toules
demeurent où elles sont. — Impossible ! fil de Guiche , et pourquoi ? — Parce qu'elles
me gênent.
De Guiche laissa échapper un luouveuienl d'inipalience, mais le coup d'ivil froid de
Raoul le relint. — Elles doivent moins vous gêner, Monsieur, que cet abus de la
priorité que vous vous êtes permis... — Un abus? — Mais sans doute. Vous envoyez ici
un messager qui loue, en votre nom, toute la ville du Havre, sans s'inquiéter des
Français qui doivent venir au-devant de Madame. C'est peu fraternel, monsieur le
duc, pour le représentant d'une nation amie. — La terre est au premier occupant, dit
Ruckingham. — Pas en France, Monsieur. — Et pourquoi pas en France? — Parce
que c'est le pays de la politesse. — Qu'est-ce à dire? s'écria B\ickingham d'une façon
si emportée que les assistaus se reculèrent , «'attendant à une collision inmiédiate.
— C'est-à-dire, Monsieur, répondit Guiche en pâlissant, que j'ai fait construire ce lo-
gement pour moi et mes amis, comme l'asile des ambassadeurs de France, connue le
seul abri que votre exigence nous ait laissé dans la ville, et que dans ce logement
j'habiterai moi et les miens, à moins qu'une volonté plus puissante et surtout plus
souveraine que la vôtre ne me renvoie. — C'est-à-dire ne nousdéboule, comme on dit
au palais, fit doucement Manicamp. — J'en connais un, Monsieur, qui sera tel, je l'es-
père, que vous le désirez, dit Ruckingham en mettant la main à la garde de son épée.
En ce moment, et comme la déesse Discorde allait, euQammant les esprits, tourner
toutes les épées contre des poitrines humaines, Raoul posa doucement sa main sur
l'épaule de Ruckingham. — Un mot,milord, dit-il. — Mon droit! mon droit d'abord !
s'écria le fougueux jeune homme. — C'est justement sur ce point que je vais avoir
l'honneur de vous entretenir, dit Raoul. — Soit, mais pas de longs discours, Mon-
sieur. — Une seule question ; vous voyez qu'on ne peut pas être plus bref. — Parlez,
j'écoute. — Est-ce vous ou M. le duc d'Orléans qui allez épouser la petite-fille
du roi Henri IV? — Plaît-il? demanda Ruckingham, en se reculant tout effaré. — Ré-
pondez-moi, je vous prie, Monsieur, insista tranquillement Raoul. — Votre intention
est-elle de me railler. Monsieur? demanda Ruckingham. — C'est toujours répondre,
Monsieur, et cela me suffit. Donc , vous l'avouez, ce n'est pa> vous qui allez épouser
la princesse d'Angleterre. — Vous le savez bien. Monsiem-, ce me semble. — Pardon;
mais c'est que d'après votre conduite, la chose n'était plus claire. — Voyons, au fait,
que prétcndez-vo\is dire, Monsiem-?
Raoïd se rapprocha du duc. — Vous avez, dit-il on baissant la voix, des fureurs
qui ressemblent à des jalousies ; savez-vous cela , milord? Or, ces jalousies , à propos
d'une femme , ne vont point à quiconque n'est ni son amant , ni son époux : à bien
plus forte raison, je suis sijr q\ie vous comprendrez cela, milord, quand cette femme
est une princesse. — Monsieur, s'écria Hiickingham , insultez-vous Madame Henriclle?
— C'est vous , répondit froidement Rragelonne , c'est vous qui l'insultez . milord . jire-
nez-y garde. Tout à l'heure , sur le vaisseau amiral, vous avez poussé à bout la reine
et liissé la patience de l'amiral. Je vous observais, nu'Iord, et vous ai cru l'o\i , d'abord,
mais depuis j'ai deviné le caractère réel de cette folie. — Monsii"ur ! — Attendez, car
j'ajouterai un mot. .l'espère être le seul parmi les Français qui l'ai deviné.
— Mais savez- vous , Monsieur, dit Ruckingham frissonnant de colère et d'inquiétude
à la fois , savez- vous ipie vous tenez b'i un langage (pii mérite répression. — Pesez vos
paroles, milord, dit Raoul avei' hauteur: je ne suis pas d'un sang dont les vivacités
se laissent l'éprimer, tandis (pi'au contraire . vous, vous êtes d'une race dont les pas-
sions sont suspectes aux bons Français: je vous le répète donc pour la seconde fois,
prenez garde, milord. — A ipiol. s'il \oiis jilaîlV nie îMenaceriez-vous, p.ir b;isar<l?
I.l£ VICOMTE DE BRAGELONNE. 277
— Jg suis lu lils du eonile de la Fùre , monsieur de Buckingham , el je ne menace
jamais, parce que je frappe d'abord, .\insi, entendons-nous bien, la menace que je
vous fais — la voici :
Buikingbam serra les poings, mais Raoul continua comme s'il ne s'apercevait de
rien. — Au premier mot hors des bienséances que vous vous permettrez envers Son
Altesse Royale... Oh ! soyez patient, monsieur de Buckingham , je le suis bien, moi.
Tant que ^ladame a été sur le sol anglais, je me suis tu; mais, à présent qu'elle a
touché le sol de la Fiance , maintenant que nous l'avons reçue au nom du prince , à
la première insulte que, dans votre étrange attachement, vous commettrez envere la
maison royale de France, — j'ai deux partis à prendre, — du je déclare devant tous
la folie dont vous êtes affecté en ce moment et je vous fais renvoyer honteusement en
Angleterre, — ou, si vous le préférez , je vous donne du poignard dans la gorge en
pleine assemblée. Au reste, ce second moyeu me parait le phis convenable, et je crois
que je m'y tiendrai.
Buckingham était devenu plus pâle que le flot de dentelles d'Angleterre qui entou-
rait son col. — Monsieur de Bragelonne, dit-il, est-ce bien un gentilhomme qui parle?
— (Kii, seulement ce gentilhonmie parle à un fou. Guérissez, milord, et il vous tiendra
un autre langage. — Oh 1 mais , monsieur de Bragelonne, murmura le duc d'une voix
étranglée el eu portant la main à son cou, vous voyez bien que je me meurs. — Si la
chose arrivait en ce moment. Monsieur, dit Raoul avec sou inaltérable sang-froid, je
regarderais en vérité cela connue un grand bonheur, car cet événement préviendrait
toutes sortes de mauvais propos sur votre coiiqite et sur celui des personnes illustres
que votre dévoLiement compromet si follement. — Oh ! vous avez raison, vous avez
raison, dit le jeiaie houune éperdu; oui, oui, mourirloui, mieux vaut mourir que
souffrir ce que je souIVre eu ce moment. Et il porta la main sur un charmant poignard
au manche tout garni de pierreries qu'il tira à moitié de sa poitrine. Raoul lui re-
poussa la main. — Prenez garde. Monsieur, dit-il; si vous ne vous tuez pas, vous
faites un acte ridicule; si vous vous tuez, vous tachez de sang la robe nuptiale de la
])rincesse d".\ngleterre.
Buckingham demeura une minute balelant. Pendant cette miuute, on vit ses lèvres
trembler, ses joues frémir, ses yeux vaciller, comme dans le délire. Puis, tout à coup,
— Monsieur de Bragelonne , dit-il , je ne connais pas un plus noble esprit que vous ;
vous êtes le digne lils du plus parfait gentilliouuiie que l'on connaisse. Habitez vos
tentes! Et il jeta ses deux bras autour du coude Raoul.
Toute l'assistance émerveillée de ce mouvement auquel on ne se pouvait guère
attendre, vu les trépignemeus de l'un des adversaires et la rude iusistance de l'autre,
l'assemblée se mit à battre des mains, et mille vivats, mille applaudissemens joyeux
s'élancèrent vers le ciel.
Guiche embrassa à son tour Buckingham , un peu à coutre-cœur, mais enlin il l'em-
brassa. Ce fut le signal, Anglais et Français ipii , jusque-là, s'étaient regardés avec
inquiétude, fraternisèrent à l'instant même.
Sur ces entrefaites, arriva le cortège des princesses, qui, sans Bragelonne, eussent
trouvé deux armées aux prises et du sang sur les fleurs. Tout se remit à l'aspect des
premières bannières.
278
LES MOUSQUETAIRES.
LA NUIT.
A concorde était levenue s'asseoir au milieu des tentes....
Anglais et Français rivalisaient de galanterie auprès des
illustres voyageuses et de politesse entre eux.
Les Anglais envoyèrent aux Français des fleurs dont
ils avaient fait provision pour fêler l'arrivée de la jeune
princesse; les Français invitèrent les Anglais à un souper
qu'ils devaient donner le lendemain.
Madame reciieillit donc sur son passage d'unanimes
félicitations. Elle apparaissait comme une reine, à cause
du resjiect de tous ; comme une idole, à cause de Tadora-
lion de quelques-uns. La reine-mère lit aux Français l'accueil le plus ail'ectueux. La
France était son pays, à elle , et elle avait été trop malheureuse en Angleterre pour
que l'Angleterre lui pût faire oublier la France. Elle apprenait donc à sa tille, par son
propre amour, l'amour du pays où toutes deux avaient trouvé l'hospitalité et où elles
allaient trouver la fortune d'un brillant avenir.
I-orsque l'entrée fut faite et les spectateurs un peu disséminés, lorsqu'on n'cntendil
plus que de loin les fanfares et le bruissemcnl de la foule, lorsque la nuit tomba , en-
veloppant de ses voiles étoilées la mer, le port, la ville et la campagne encore émue
de ce grand événement, de Guiche rentra dans sa tente et s'assit sur un large esca-
beau avec une telle expression de douleur que Bragelonne le suivit du regard jusqu'à
ce qu'il l'eût entendu soupirer: alors il s'approcha.
Le comte était renversé en arrière, l'épaule appuyée à la paroi de latente, le front
dans ses mains.
— Tu souIVres. ami? lui demanda Raoul. — Cruellement. — Du corps, n'est-ce pas?
Ou corps, nui. — La journée a été faliganle, en elfet, continua le jeune iiommclos
veux fixés sur celui qu'il interrogeait. —Oui, et le sounneil me rafraîchirait. — Vcux-
lu que je te laisse? — Non , j'ai à te parler. — .le ne te laisserai parler qu'après l'avoir
interrogé moi-même. Guiche. — Interroge. — Sais-tu pourquoi Buciungham était si
furieux? — le m'en doute. — Il aime Madame, u'esl-ce pas? — Du moins on eu jure-
rail, à le voir. — Eh bien, il n'eu est rien. — Obi cotte fois, lu te trompes, Raoul, et
j'ai bien lu sa iieine dans ses yeux , dans son geste, dans toute sa vie depuis ce uiatiii.
— Vovons, (îiiicbe . lu crois ne |ias le tromper? — Oh ! j'en suis sùrl s'écria vivement
11- comle. — Ilis-moi, comte, demanda Itaoïd avec un ]irof<iucl regaiil, qui le rend si
clairvoyant? — Mais, répondit de Guiche en hésitant, l'amour-propre. — L'amour-
proj)re ! c'est un mol bien long . Guiche. — Que veux-tu dire?
— ImouIc, cher ami, nousavons fait campagne ensemble, nous nous sommes vus à
ciieval pendant dix-huil heures, trois ciievaux écrasés de lassitude ou mom-aut de
faim, tombaient sous nous, que nous riions encore. Ce n'csl point la fatigue qui te
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 279
reiiil Iriste, comte. — Alors c'est la contrariélé. — La folie de lord Biickingham? — Eh
sans doute; n'esl-il point fàclienx pour nous. Français représentant notre maître, de
voir un Anglais courtiser notre future maîtresse, la seconde dame du royaume? —
Oui , tu as raison ; mais je crois que lord Buckingliam n'est pas dangereux. — Non,
mais il est iin|iorlnn. En arrivant ici, n'a-t-il pas failli tout Iroiililer entre les Anglais
et nous, et sans toi , sans ta prudence si admirable et ta fermeté si étrange , nous ti-
rions l'épée en pleine ville. — Il a changé, tu vois. — Oui , certes, mais de là même
vient ma stupéfaction. Tu lui as parlé bas, que lui as-tu dit?
— Ce que je lui ai dit, comte, répondit Raoul, je vais te le répéter à toi. Écoute
bien, le voici : — Monsieur, vous regardez d'un air d'envie, d'un air de convoitise
injurieuse la sœur de votre prince, laquelle ne vous est pas liancée, laquelle n'est
pas , laquelle ne peut pas être votre maîtresse ; vous faites donc aftrout à ceux qui ,
comme nous, viennent chercher une jeune fille pour la conduire h son époux. — Tu
lui as dit cela? demanda de Guiche rougissant. — En propres termes ; j'ai même été
plus loin.
Guiche fit un mouvement. - Je lui ai dit : De quel reil nous regarderiez-vous, si
vous aperceviez parmi nous un bonnne assez insensé , assez déloyal pour concevoir
d'autres sentimens que le plus pur respect à l'égard d'une princesse destinée à
notre maître?
Ces paroles étaient tellement à l'adresse de de Guiche, que de Guiche pfdit, et,
saisi d'un tremblement subit, ne put que tendre machinalement une main vers Raoul,
tandis que de l'autre il se couvrait les yeux et le front. — Mais, continua Raoul sans
s'arrêter à cette démonstration de son ami. Dieu merci, les Français que l'on pro-
clame légers, indiscrets, inconsidérés, savent appliquer un jugement sain et une
saine morale à l'examen des questions de haute convenance. Or, ai-je ajouté, sachez,
monsieur de Buckingham, que nous autres gentilshommes de Fiance, nous servons
nos rois en leur sacrifiant nos passions aussi bien que notre fortune et notre vie ; et
quand , par hasard , le démon nous suggère une de ces mauvaises pensées qui in-
cendient le cœur, nous éteignons cette flamme , fût-ce en l'arrosant de notre sang.
Voilà , mon cher Guiche , ce que j'ai dit à M. de Buckingham.
De Guiche , courbé jusqu'alors sous la parole de Raoul , se redressa , les yeux fiers
et la main fiévreuse; il saisit la main de Raoul ; les pommettes de ses joues, après avoir
été froides comme la glace, étaient de llanuues. — El tu as bien parlé, dit-il d'une
voix étranglée; et tu es un brave ami, Raoul, merci; maintenant , je t'en supplie ,
laisse-moi seul, j'ai besoin de repos. Beaucoup de choses ont ébranlé aujourd'hui ma
tête et mon cœur; demain, quand lu reviendras, je ne serai plus le même homme. —
Eh bien! soit, je le laisse , dit Raoul en se retirant.
Le comte lit un pas vers son ami, et l'élreignit cordialcmenl entre ses bras. Mais,
dans cette étreinte amicale, Raoul put distinguer le frissonnement d'une grande pas-
sion combattue.
La nuit était fraîche, étoilée, splendide; après la tempête, la chaleur du soleil
avait ramené partout la vie, la joie et la sécurité. Il s'était formé au ciel quelques
nuages longs et effilés dont la blancheur azurée promettait une série de beaux jours
tempérés par une brise de l'est. Sur la place de l'hûlel, de grandes ombres coupées
de larges rayons lumineux formaient connue une gigantesque mosaïque aux dalles
noires et blanches.
Bientôt toul s'endormil dans la ville; il resta une faible lumière dans l'appartement
de Madame qui donnait sur la place, el celte douce clarté de la lampe allaiblie sem-
blait une image de ce calme sommeil d'une jeune fille, dont la vie à peine se mani-
280 LES MOUSQUETAIRES.
ft;slc, à peine est sensible, et dont la flamme se tempère aussi quand le corps est en-
dor:ni. Bragelonne sortit de sa tente avec la démarche lente et mesurée de l'homme
curieux de voir et jaloux de n'être point vu. Alors, abrité derrière les rideaux épais, em-
brassant toute la place d'un seul coup d'œil, il vit, au bout d'un instant, les rideaux
de la lente de de Guicbe s'entr'ouvrir et s'agiter.
Derrière les rideaux se dessinait l'ombre de de Guiche, dont les yeux brilaienl
dans l'obscurité, attachés ardemment sur le salon de Madame, illuminé doucement par
la lumière intérieure de l'appartement.
Celte douce lueur qui colorait les vilres était l'étoile du comte. On voyait monter
jusqu'à ses yeux l'aspiration de son àrae tout entière. Raoul , perdu dans l'ombre ,
devinait toutes les pensées passionnées qui établissaient enirc la tente du jeune am-
bassadeur et le balcon de la princesse un lien mystérieux et magique de sympathies ;
lien formé par des pensées empreintes d'une telle volonté, d'une telle obsession, qu'elles
sollicitaient certainement les rêves amoureux à descendre sur cette couche parfumée
que le comte dévorait avec les yeux de l'àme. Mais de Guiche et Raoul n'étaient pas
les seuls qui veillassent. La fenêtre d'un des bùtimens de la place était ouverte; c'était
la fenêtre d'une maison habitée par Buckingham. Sur la lumière qui jaillissait hors de
celle dernière fenêtre, se détachait en vigueur la silhouette du duc, qui mollement
"appuyé sur la traverse sculptée et garnie de velours, envoyait aussi au balcon de Ma-
dame ses vœux et les folles visions de son amour. Bi'agelonne ne put s'empêcher de
sourire. — Voilà un pauvre cœur bien assiégé, dit-il en songeant à Madame, et un
mari bien menacé. Puis, après avoir fait sa provision de mélancolie nocturne, il rentra
se coucher en songeant, pour son propre compte, que peut-être quatre ou six yeux
tout aussi ardens que ceux de de Guiche et de Buckingham couvaient son idole à lui
dans le chàleau de Blois. — Et ce n'est pas une bien solide garnison que mademoiselle
de Monlalais, dit-il tout bas en soupirant.
DU HAVRE A PARIS.
Le lendemain, les fêtes eurent lieu avec toute la pompe et toute l'allégresse que les
ressources de la ville et la disposition des esprils pouvaient donner. Pendant les der-
nières heures passées au Havre, le départ avait élé préparé.
Madame , après avoir fait ses adieux à la flotte anglaise et salué une dernière fois la
patrie en saluant son pavillon, monta en carrosse au milieu d'une brillante escorte. De
Guiche c?i)i'Tail (pie le duc de Buckingham retournerait avec l'amiral en Angleterre;
mais Buckingham parvint à prouver à la reine que ce serait une inconvenance de
laisser arriver Madame presque abandonnée à Paris.
Ce i)oiiit une fois arrêté que Buckingham accompagnerait Madame, le jeune duc se
choisit une cour de genlilsliomnics cl d'ollicii is desliiié^ à lui l'aiie cortège à lui-même,
en sorte que ce fut une armée qui s'acht^nina vers Paris, semant l'or et jelant les dé-
monstrations brillantes an milieu des villes et des villages qu'elle traversait.
Le tenq)s était beau. La France est belle à voir, surtout de cette route que traver-
sait le cortège. Le prinlciups jclait >es Heurs et ses feuillages embaumés sur les pas
de cette jeunesse. Tiiiite la Nonuandi<' , au\ végélatiouN pl.iulin'euscs . aux horizons
bleus , aux fleuves argentés , se présentait comme un paradis ponr la nouvelle sœur
du roi.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 281
Ce irétaieiit que t'èlcs et eiii\ remeus sur la route. Guiclie et Buckinghani onbliaieiil
tout ; Guiclie pour réprimer les uouvelles tentatives Je l'Anglais , Buckingham pour
réveiller dans le cœur de la princesse un souvenir plus vif de la patrie à laquelle se
rattachait la mémoire des jouis heureux.
Mais, hélas! le pauvre duc j)ouvait s'apercevoir que l'image de sa chère Angleterre
s'ellaçait de jour en jour dans l'esprit de Madame, à mesure que s'y imprimait plus
profondément l'amour de la France.
En effet, tous ses petits soins ne semblaient éveiller aucune reconnaissance , et il
avait beau cheminer avec grâce sur l'un des plus fougueux coursiers du Yorkshire, ce
n'était que par hasard et accidentellement que les yeux de la princesse s'arrêtaient
sur lui.
En vain essayait-il , pour fixer sur lui un de ses regards égarés dans l'espace ou ar-
rêtés ailleurs, de faire produire à la nature animale tout ce qu'elle peut réunir de
force, de vigueur, de colère et d'adresse; en vain, surexcitant le cheval aux narines
de feu , le lançait-il au risque de se briser mille fois contre les arbres ou de rouler
dans les fossés, par-dessus les barrières et sur la déclivité des rapides collines. Ma-
dame, attirée par le bruit, tournait un moment la tète, puis, souriant légèrement ,
revenait à ses gardiens fidèles , Raoul et Guiclie , qui chevauchaient tranquillement
aux portières de son carrosse.
Alors Bui kinghain se sentait en proie à toutes les tortures de la jalousie , une dou-
leur inconnue, brûlante , se glissait dans ses veines et allait assiéger son cœur; alors,
pour prouver qu'il comprenait sa folie , et qu'il voulait racheter par la plus humble
soumission ses torts d'étourderie , il domptait son cheval et le forçait , tout ruisselant de
sueur, tout blanchi d'une écume épaisse , à ronger son frein près du carrosse , dans la
foule des courtisans.
Quelquefois il obtenait pour récompense un mot de Madame, et encore ce mot lui
semblait-il un reproche. — Bien, monsieur de Buckingham, disait-elle, vous voilà
raisonnable. Ou un mot de Raoul. — Vous tuez votre cheval , monsieur de Buckin-
gham. Et Buckingham écoutait patiemment Raoul , car il sentait que Raoul était le
modérateur des sentimens de Guiche, et que, sans Raoul, déjà quelque folle démarche,
soit du comte, soit de lui Buckingham , eiît amené une rupture , un éclat , un exil
peut-être.
Depuis la fameuse conversation que les deux jeunes gens avaient eue devant les
tentes du Havre, et dans laquelle Raoul avait fait sentir au duc l'inconvenance de ses
manifestations, Buckingham était comme malgré lui attiré vers Raoul.
Souvent il engageait la conversation avec lui , et presque toujours c'était pour lui
parler, ou de son père, ou de d'Artagnan, leur ami commun, dont Buckingham était
presque aussi enthousiaste que Raoul.
Raoul affectait principalement de ramener l'entretien sur ce sujet devant de Wardes,
qui pendant tout le voyage avait été blessé de la supériorité de Bragelonne , et surtout
de son influence sur l'esprit de Guiche.
De Wardes avait cet œil fin et inquisiteur qui distingue toute mauvaise nature ;
il avait remarqué sur-le-champ la tristesse de Guiche et ses aspirations amoureuses
vers la princesse.
Or, il arriva qu'un soir, pendant une halte à Mantes, Guiche et de Wardes causant
ensemiile appuyés à une barrière , Buckingham et Raoul causant de leur côté en se
promenant, Manicamp faisant sa cour aux princesses, qui déjà le traitaient sans con-
séquence à cause de la souplesse de son esprit , de la bonhomie civile de ses manières
et de son caractère conciliant : — Avoue , dit de Wardes au comte , que te voilà bien
28-2 LES MOUSQUETAIRES.
malade et que ton pédagooue ne te guérit pas. — Je ne te comprends pas. dit
le comte. — C'est bien facile, cependant, tu dessèches d'amour. — Folie, de
Wardes, folie 1 — Ce serait folie, en effet , j'en conviens, si Madame était inilif-
férente à ton martyre, mais elle le remarque à un tel point qu'elle se conqiromet, et
je tremble vraiment qu'en arrivant à Paris, ton pédagogue. M. de Bragelonne , ne
vous dénonce tous les deux. — De Wardes ! de Wardes ! encore vme attaque à Bra-
gelonne ! — Allons I trêve d'enfantillage , reprit à demi-voix le mauvais génie du
comte ; tu sais aussi bien que moi tout ce que je veux dire : tu vois bien d'aille\n-s que
le regard de la princesse s'adoucit en le parlant : tu comprends au son de sa voix qu'elle
se plaît à entendre la tienne : lu sens qu'elle entend les vers que tu lui récites, et tu
ne nieras point que cbaque matin elle ne te dise qu'elle a mal dormi. — De Wardesl
à quoi bon me dire tout cela? — N'est-il pas important de voir clairement les choses?
Guiche se retourna avec inquiétude du côté de la princesse , comme si , tout en re»
poussant les insinuations de de Wardes , il eût voulu en chercher la confirmation dans
ses yeux. — Tiens, tiens, dit de Wardes, regarde, elle t'appelle, entends-tu! Al-
lons . proflte de l'occasion, le pédagogue n'est pas là.
Guiche n'y put tenir; une attraction invincible l'attirait vers la princesse. De Wardes
le regarda s'éloigner en souriant. — Vous vous trompez, iNlonsieur, dit tout à coup
Raoul en enjambant la barrière où un instant auparavant s'adossaient les deux cau-
seurs, le pédagogue est là et il vous, écoute.
De Wardes, à la voix de Raoul qu'il reconnut sans avoir besoin de le regarder, (ira
son épée à demi. — Rentrez voire épée , dit Raoul: vous savez bien que pendant le
voyage que nous accomplissons toute démonstration de ce genre serait inutile. Rentrez
votre épée , mais aussi rentrez votre langue. En vérité , Monsieur, vous seriez im
lâche et un traître à mes yeux , si bien plus justement je ne vous regardais comme
un fou.
— Monsieur, s'écria de Wardes exaspéré , je ne m'étais donc pas trompé en vous
appelant un pédagogue ! Ce ton que vous affectez, cette forme dont vous laites la villre
est celle d'un jésuite fouelleur et non celle d'un gentilhomme. Quittez donc, je vous
prie, vis-à-vis de moi celte forme et ce ton. Je hais M. d'Arlagnan))iucoqn'il a oonmiis
une lâcheté envers mon père. — Vous mentez , Monsieur, dil IVoidcmcnt Raoul.—
Oh I s'écria de Wardes , vous me donnez un démenti, Monsieur! Vous me donnez un
démenti et vous ne mettez pas l'épée à la main! — Monsieur, je me suis promis à
moi-même de ne vous tuer que lorsque nous aurions remis Madanuî à son époux. —
Me tuer! Oh ! votre poignée de verges ne tue point ainsi , monsieur le pédant. —
Non, répliqua froidement Raoul, mais l'épée de M. d".\rtagnan lue: et non-seulement
j'ai cette épée , Monsieur, mais c'est lui (pji m'a appris à m'en servir, cl c'est avec cette
P|)ée, Monsieur, que je vengerai en tenqis utile son nom outragé par vous. — Monsieur!
Monsieur! s'écria de Wardes, prenez garde! Si vous ne me rendez pas raison sur-le-
champ, tous les moyens me seront bons pour me venger !
— Oh ! oh ! Moiisieiu', lit Ruckiiigliam en a])paraissant tout à coup sur le lliéAIre de
la scène, voilà une menace qui frise l'assassinai, et qui , par conséquent, est d'assez
mauvais goùl pour un gentilhomme. — Vous dites, monsieur le duc! dil de Wnrdes
en se retournant. — Je dis que vous venez de prononcer des paroles qui sonnent mal à
mes oreilles anj;laises. — Eh bien ! Monsieur, si ce (]iie vous dites est vrai , s'écrin de
Wai'des exaspéré, tant mieux , je trouverai au moins en vous un honnne qui ne me
glissera pas entre les doigts. Prenez donc mes paroles comme vous l'enlundrez. — Je
les prends comme il faut. Monsieur, répondit Ruckingham avec ce Ion hautain qui
lui était particulier, et qui donnait même dans la conversation ordinaire li- Ion du dr'li
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 2S3
à ce qu'il disait ; M. de Bragelonne est mon ami , vous insultez M. de Bragelonne , vous
me rendrez raison de cette insulte.
De Wnrdes jeta un regard sur Bragelonne qui, fidèle à son rôle, demeurait calme
et froid , même devant le défi du duc. — Et d'abord , il paraît que je n'insulte pas
M. de Bragelonne, puisque M. de Bragelonne, qui a une épée au côté, ne se regarde
pas comme insulté. — Maisentin , vous insultezquelqu'un? — Oui, j'insulte M. d'Ar-
lagnan, reprit de Wardes , qui avait remarqué que ce nom était le seul aiguillon avec
lequel il put éveiller la colère de Raoul. — Alors, dit Buckingham, c'est autre chose.
— N'est-ce pas? dit de Wardes ; c'est donc aux amis de M. d'Arlagnan de le défendre.
— Je suis tout à fait de voire avis, Monsieur, répondit l'Anglais, qui avait retrouvé
tout sou tlegme ; pour M. de Bragelonne ofleusé, je ne pouvais raisonnablement
prendre le parti de M. de Bragelonne, puisqu'il est là; mais dès qu'il est question de
M. d'Arlagnan... — Vous me laissez la place, n'est-ce pas. Monsieur? dit de Wardes.
— Non pas, au contraire .je dégaine . dit Buckingham en tirant son épée du fourreau ;
car si JL d'Arlagnan a olfensé monsieur votre père, il a rendu , ou du moins tenté de
rendre un grand service au mien.
De Wardes fit un mouvement. — M. d'Arlagnan, poursuivit Buckingham, est le
plus galant gentilhomme que je connaisse. Je serai donc enchanté, lui ayant des obli-
gations personnelles, de vous les payer à vous d'un coup d'épéc. El en même temps
Buckingham tira gracieusement son épée, salua Raoul et se mit en garde.
De Wardes lit un pas pour croiser le fer. — Là, là. Messieurs, dit Raoul en s'a-
vançant et en posant à son tour son épée nue entre les combattans, tout cela ne vaut
pas la peine qu'on s'égorge presque aux yeu.x de la princesse. M. de Wardes dit du
mal de M. d'Arlagnan, mais il ne connaît même pas M. d'Arlagnan. — Oh! oh! fit de
Wardes en grinçant des dents et en abaissant la pointe de son épée sur le bout de sa
hotte ; vous dites que moi je ne connais pas M. d'Arlagnan? — Sans doule , il faut bien
que cela soit ainsi, puisque vous cherchez à son propos querelle à des étrangers, au
lieu d'aller trouver M. d'Arlagnan où il est.
De Wardes pâlit. — Eh bien ! je vais vous le dire moi , Monsieur, où il est , continua
Raoul : M. d'Arlagnan est à Paris; il loge au Louvre quand il est de service, rue des
Lombards, quand il ne l'est pas. Donc, ayant tous les griefs que vous avez contre lui,
vous n'êtes point un galant homme en ne l'allant pas chercher pour qu'il vous donne
la satisfaction que vous semblez demander à tout le monde, excepté à lui.
De Wardes essuya son front ruisselant de sueur. — Fi ! monsieur de Wardes, con-
tinua Raoul, il ne sied point d'être ainsi ferrailleur quand nous avons des édils contre
les duels. Songez-y; le roi nous en voudrait de notre désobéissance, surtout dans un
pareil moment, et le roi aurait raison. — Excuses! iimrmura de Wardes, prétextes 1
— Allons donc! reprit Raoul, vous dites là des billevesées, mon cher monsieur de
Wardes; vous savez bien que M. le duc de Buckingham est un galant homme qui a
tiré l'épée dix fois et qui se battra bien onze Quant à moi, n'est-ce pas, vous savez
bien que je me bats aussi. Je me suis battu à Sens , à Bleneau , aux Dunes, en avant
des canonniers, à cent pas en avant de la ligne, tandis que vous, par parenthèse,
vous étiez à cent pas en arrière. Il est vrai qLie là-bas il y avait beaucoup trop de
monde |iour que l'on vil voire bravoure , c'est pourquoi vous la cachiez ; mais ici ce
serait un spectacle, un scandale; vous voulez faire parler de vous, n'importe de
quelle façon. Eh bien! ne comptez pas sur moi, monsieur de Wardes, pour vous aider
dans ce projet, je ne vous donnerai pas ce plaisir. — Ceci est plein de raison, dit
Buckingham en rengainant son épée, et je vous demande pardon, monsieur de Bra-
gelonne, de m'ètre laissé entraîner à un premier mouvement.
281 LES MOUSQUETAIRES.
■Niais, au conlraire, de WarJes furieux tit un bond en avant et, l'épée haute, me-
naça Raoul , qui n'eut que le temps d'arriver à une parade de quarte. — Eh ! Monsieur,
dit tranquillement Bragelonne, preuez donc garde , vous allez ni'éborgner. — Mais
vous ne voulez pas vous battre ! s'écria M. de Wardes. — Non , pas pour le moment;
mais voilà ce que je vous promets aussitôt noire arrivée à Paris : je vous mènerai à
M. d'Artagnan, auquel vous conterez les griefs que vous pourrez avoir contre lui.
M. d'Artagnan demandera au roi la permission de vous allonger un coup d'cpée. Le
roi la lui accordera , et le coup d'épée reçu , eh bien ! mon cher monsieur de Wardes ,
vous considérerez d'un œil plus calme les préceptes de l'Évangile qui commandent
l'oubli des injures. — Ah ! s'écria de Wardes, furieux de ce sang-froid, on voit bien
que vous êtes à moitié bâtard, monsieur de Bragelonne !
Raoul devint pâle comme le col de sa chemise ; son œil lança un éclair qui fit re-
culer de Wardes.
Buckingham Im-mème en fut ébloui et se jeta entre les deux adversaires , qu'il
s'attendait à voir se précipiter l'un sur l'autre.
De Wardes avait réservé celle injure pour la dernière; il serrait convulsivement son
épée et attendait le choc. — Vous avez raison, Monsieur, dit Raoul en faisant un
violent effort sur lui-même , je ne connais que le nom de mon père ; mais je sais trop
combien M. le comte de la Fère est homme de bien et d'honneur, pour craindre un
seul instant qu'il y ait une tache sur ma naissance , comme vous semblez le dire.
Cette ignorance où je suis du nom de ma mère est donc seulement pour moi un mai-
heur et non un opprobre. Or, vous manquez de loyauté. Monsieur: vous manquez
de courtoisie en me reprochant un malheur. N'importe, l'insulte existe , et celte fois ,
je me tiens pour insulté ! Donc, c'est chose convenue , après avoir vidé votre querelle
avec M. d'Artagnan, vous aurez affaire à moi , s'il vous plaît. — Oh ! oh ! répondit de
Wardes avec un sourire amer, j'admire votre prudence. Monsieur tout à l'heure vous
me promettiez un coup d'épée de M. d'Artagnan , et c'est après ce coup d'épée déjà reçu
par moi que vous m'offrez le vcMre. — Ne vous inipiiélez jtoiul, ré[iondit Raoul avec
une sourde colère , M. d'Artagnan est un habile honnne en fait d'armes , et je lui
demanderai cette grâce qu'il fasse pour vous ce qu'il a fait pour monsieur \otre
père , c'est-à-dire qu'il ne vous tue pas tout à fait , alin qu'il me laisse le plaisir . (piaud
vous serez guéri , de vous tuer sérieuseuu'ut , car vous êtes un méchant cann', mon-
sieur de Wardes, et l'on ne saurait , en vérité, prendre trop de précautions contre
vous. — Monsieur, j'en prendrai cDiitrc vous-même, dit de Wardes, soyez tran-
quille. — Monsieur, lit Buckingham, permeltez-moi de traduire vos paroles par un
conseil que je vais donnera M. de Bragelduuc : Mun^icur de Bragelonne, [lortez
une cuirasse.
De Wardes serra les poings. — Ah ! je comprends, dit-il , ces Messieurs attendent
le miimcnt où ils auront pris celle précaution pom' se mesurer contre moi. — Allniis,
Monsieur, dit Raoul, puis(jue vous le voulez absolument, tinissons-en. Et il lit un
pas vers de Wardes en étendant son épée. — Que faites-vous'/ demanda Buckingham.
— Soyez tranquille, dil R.mul. ce ne sera pas long. De Wardes tnudia en garde : les
fers se croisèrent.
De Wardes s'élança avec une telle ])récipilalion sur Raoul (pi'il fut au premier
froissement de fer évident pour Buckingham que Raoul ménageait son adversaire.
Buckingham recula d'un pas et regarda la lutte.
Raoul était calme connue s'il eût joué a\ec un fleuret, au lieu de jouer avec une
épée; il dégagea son arme engagée jusqu'à la poignée en l'.iisani un pas de retraite,
para avec des contre les trois ou q\ialre coups que lui pintade Wardes, puis, sur
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 28ô
une menace en qiiarle basse que de Wardes para par le cercle, il lia l'épée et l'envoya
à vingt pas de l'autre côté de la barrière.
Puis, comme de Wardes demeurait désarmé et étourdi, Raoul remit son épée au
fourreau, le saisit au collet et à la ceinture, et le jeta de l'autre C(Mé de la barrière,
frén)issant et hurlant de raf^c. — Au revoir, au revoir! murmura de Wardes eu se
relevant et en ramassant son épée. — Et pardieu ! ilit Raoul , je ne vous répèle pas
autre chose depuis une heure. Puis se retournant vers Buckingham : — Duc, dit-il,
pas uu mot de tout cela, je vous en supplie; je suis honteux d'en être venu à celle
extrémité, mais la colère m'a emporté , je vous en demande pardon ; oubliez. — Ah !
cher vicomte, dit le duc en serrant celle main si rude et si loyale à la fois, vous me
permettrez bien de me souvenir au contraire et de me souvenir de votre salut, cet homme
est dangereux, il vous tuera. — Mon père, répondit Raoul, a vécu vingt ans sous la
menace d'un ennemi bien plus redoutable et il n'est pas mort. Je suis d'un sang (pic
Dieu favorise, monsieur le duc. — Votre père avait de bons amis, vicomte. — Oui,
soupira Raoul, des amis comme il n'y en a plus. — Ohl ne dites point cela , je vous
en supplie , au moment on je vous offre mon amitié. Et Buclunghani ouvrit ses bras à
Bragelonne, qui reçut avec joie l'alliance offerte. — Dans ma famille, ajouta Buc-
kingham , on meurt pour ceux que l'on aime, vous savez cela, monsieur de Brage-
lonne- — Oui, duc, je le sais, répondit Raoul.
CE QUE LE CHEVALIER DE LORRAINE PENSAIT DE M4DAME.
Rien ne troubla plus la sécurité de la roule.
Sous un prétexte qui ne fit pas grand bruit , M. de Wardes s'échappa pour prendre
les devans. Il ennnena Manicamp, dont l'humeur égale et rêveuse lui servait de ba-
lance. H est à remarquer que les esprits querelleurs et inquiets trouvent toujours une
association à faire avec des caractères doux et timides, comme si les uns cherchaient
dans le contraste un repos à. leur humeur, les autres une défense pour leur propre
faiblesse.
Buckingham et Bragelonne, initiantdeGuicheàleur amitié, formaient tout le long
de la route un concert de louanges en l'honneur de la princesse. Seulement Brage-
lonne avait obtenu que ce concert fût donné par trios au lieu de procéder par solos
comme Guiche et son rival semblaient en avoir la dangereuse habitude.
Cette méthode d'harmonie plut beaucoup à Madame Henriette , la reine-mère ; elle
ne fut peut-être pas autant du goût de la jeune princesse qui était coquette comme un
démon et qui cherchait les occasions du péril. Elle avait en effet un de ces cœurs vaii-
lans et téméraires qui se plaisent dans les extrêmes de la délicatesse et cherchent le fer
avec un certain appétit de la blessure.
Aussi ses regards, ses sourires, ses toilettes, projectiles inépuisables, pleuvaient-ils
Sur les trois jeunes gens, les criblaient-ils à jour, et de cet arsenal sans fond sortaient
encore des œillades, des baisemains et mille autres délices qui allaient férir à distance
les gentilshommes de l'escorte: les bourgeois, les officiers des villes que l'on traver-
sait, les pages, le peuple, les laquais, c'était un ravage général, une dévastation uni-
verselle.
Lorsque .Madame arriva à Paris elle avait fait en chemiù cent mille amoureux, et
286 LES MOUSQUETAIRES.
ramenait à Paris une demi-douzaine de fous et deux aliénés. Raoul seul devinaul
toute la séduction de cette femme, el parce qu'il avait le cœur rempli, n'oll'rant aucun
vide où pût se placer une flèche, Raoul arriva froid et défiant dans la capitale du
royaume.
Parfois en route il causait avec la reine d'Angleterre de ce charme enivrant que
laissait Madame autour d'elle, el la mère, que tant de malheurs et de déceptions fai-
saient expérimentée, lui répondait : — Henriette devait être une illustre, soit qu'elle
fût née sur le trône, soit qu'elle fût née dans l'obscurité; car elle est femuie d'imagi-
nation , de caprice et de volonté.
De Wardes et Manicamp, édaircurs et courriers, avaient annoncé l'arrivée de
la princesse. Le cortège vit à Nanterre apparaître ime brillante escorte de cavaliers
et de carrosses. C'était Monsieur qui, suivi du chevalier de Lorraine el de ses favoris,
suivis eux-mêmes d'une partie de la maison militaire du roi , venait saluer sa royale
fiancée.
Dès Saint-Germain , la princesse et sa mère avaient changé le coche de voyage ,
un peu lourd, un peu fatigué par la route, contre un élégant et riche coupé traîné
par six chevaux harnachés de blanc et d'or.
Dans cette sorte de calèche apparaissait, comme sur un trône, sous le parasol de
soie brodée à longues franges de plumes , la jeune et belle princesse , dont le visage
radieux recevait les reflets rosés si doux à sa peau de nacre.
Monsieur, en arrivant près du carrosse , fut frappé de cet éclat: il témoigna ^on
admiration en termes assez explicites pour que le chevalier de Lorraine haussât les
épaules dans le groupe des courtisans, et pour que le comte de Guiche el Buckingham
fussent frappés au cœur.
Après les civilités faites et le cérémonial accomjili , tout le cortège reprit plus len-
tement la route de Paris. Les présentations avaient eu lieu légèrement. M. de Buckin-
gham avait été désigné à Monsieur avec les autres gentilshonunes anglais. Monsieur
n'avait donné à tous qu'une attention assez légère. Mais, en chemin, comme il vil le
duc s'empresser avec la même ardeur que d'habitude aux portières de la calèche , —
yuel est ce cavalier ïdcmanda-t-il au chevalier de Lorraine, son inséjiarable. — Ou
l'a présenté tout à l'heure à 'Votre Altesse, répliqua le chevalier, c'est le beau duc de
Buckingham. — Ah 1 c'est vrai. — Le chevalier de Madame, ajouta le favori avec un
tour et un Ion que les seuls envieux peuvent donner aux pinascs les plus simples. —
Comment I que veux-tu dire? répliqua le prince toujours chevauchant. — J'ai dit le
chevalier. — Madame a-t-elle donc un chevalier attitré'? — Dame! il me semble que
vous le voyez comme moi; regardez-les seulement rire, el folâtrer, el faire du Cyrus
tous les deux. — Tous les trois. — Comment, tous les Irois'i* — Sans doute, lu \ois
bien que de Guiche en est. — Certes 1... oui, je le vois bien... Mais qu'esl-ce que cela
prouve'? — Que Madame a deux chevaliers au lieu d'un. — Tu envenimes tout, \ipèrc.
— .le n'envenime rien... Ah! nionscignem', que vous ave/, l'esprit mal fait! Voilà
qu'on fait les honneurs du royaume de France à votre feuune, el vous n'èles pas
content.
Le duc d'Orléans redoutait la verve satirique du chevalier lor-^qu'il la sentait montée
à un certain degié de vigucm-, Il coupa court. — La prin(esse est jolie, dit-il négli-
gemment comme s'il s'agissait d'une étrangère. — Oui , ré|iliqua sur le même ton le
chevalier. — Tu dis ce oui comme un non. lille a des jeux noirs fort beaux, ce me
semble. — Petits. — C'est vrai ; mais brillans. — Elle est d'ime taille avantageuse. —
— La taille est un pcugAlée, nionscigueur. — Je ne dis pas luin L'air est noble. —
Mais le visage est maigre. — Les dents m'oni paru admiiables. — On les voit. La
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 287
bouche est assez grande, Dieu merci 1 Décidément , monseigneur , j'avais torl , vous
èles plus l)eau que voire femme. — El trouves-tu aussi que je sois plus beau que Buc-
kingliam, dis? — Oh 1 oui, et il le sent bien, allez , car, voyez-le , il redouble de soins
près de Madame pour que vous ne l'etfaciez pas.
Monsieur fil un mouvement d'impatience, mais comme il vit un sourire de triomphe
passer sur les lèVres du chevalier, il remit son cheval au pas. — Au fait, dit-il pour-
quoi m'occuperais-je plus longtemps de ma cousine? Est-ce que je ne la connais pas ?
Est-ce que je n'ai pas été élevé avec elle? Est-ce que je ne l'ai pas vue tout enfant au
Louvre ? — Ah ! pardon , mon prince, il y a un changement d'opéré en elle , lit le
chevalier. A cette époque dont vous parlez, elle était un peu moins brillante, — et
surtout beaucoup moins fière. Ce soir surtout, vous en souvient-il , monseigneur, où
le roi lie voulait pas danser avec elle, parce qu'il la trouvait laide et mal vêtue ?
Ces mots firent froncer le sourcil au duc d'Orléans. 11 était en elfet assez peu Oatteur
pour lui d'épouser une princesse dont le roi n'avait fait grand cas dans sa jeunesse.
Peut-être allait-il répondre , mais en ce moment Guiche quittait le carrosse pour se
rapprocher du prince. De loin il avait vu le priuce et le chevalier, et il semblait, l'o^
reille inquiète , chercher à deviner les paroles qui venaient d'être échangées entre
Monsieur et son favori.
Ce dernier, soit perfidie, soit imprudence , ne prit pas la peine de dissimuler. —
Comte, dit-il , vous êtes de bon goût. — Merci du compliment, répondit Guiche;
mais à quel propos me dites-vous cela? — Dame! j'en appelle à Son Altesse. — Sans
doute, dit Monsieur, et Guiche sait bien que je pense qu'il est un parfait cavalier. —
Ceci posé, je reprends, comte. Vous êtes auprès de Madame depuis huit jours, n'est-ce
pas? — Sans doute, répomlit Guiche rougissant malgré lui. — Eh liien! dites-nous
franchement ce que vous pensez de sa personne? — De sa personne? reprit Guiche
stupéfait. — Oui, de sa personne, de son esprit, d'elle enfin...
Étourdi de cette question, Guiche hésita à répondre. — Allons donc , allons donc ,
Guiche, reprit le chevalier eu riant, dis ce que tu penses, sois franc: Monsieur l'or-
donne. — Oui, oui, sois franc, dit le prince. Guiche balbutia quelques mots inintelli-
gibles. — Je sais bien que c'est délicat, reprit Monsieur; mais enfin lu sais qu'on peut
tout me dire, à moi. Comment la trouves-tu?
Pour cacher ce qui se passait en lui, de Guiche eut recours à la seule défense qui
soit au pouvoir de lliomme surpris , il mentit. — Je ne trouve Madame ni bien ni
mal, mais cependant mieux que mal. — Eh 1 cher comte, s'écria le chevalier, vous
qui avez fait tant d'extases et de cris à la vue de son portrail !
De Guiche rougit jusqu'aux oreilles. Heureusement sou cheval un [)eu vif lui servit,
par un écart, à dissimuler cette rougeur. — Le portrail... murnmra-t-il en se ra[)-
prochanl, quel portrait?
Le chevalier ne l'avait pas quitté du regard. — Oui , le portrait. La miniature n'é-
tait-elle donc pas ressemblante? — Je ne sais. J ai oublié ce portrait; il s'est elfacé de
mon esprit. — Il avait fait pourtantsur vous une bien vive impression, dit le chevalier.
— C'est possible. — A-t-elle de l'esprit, au moins? demanda le duc. — Je le crois,
monseigneur. — Et M. de Buckingham , en a-t-il ? dit le chevalier. — Je ne sais.
— Moi je suis d'avis qu'il en a, répliipia le chevalier, car il fait rire Madame , et
elle paraît prendre beaucoup de plaisir en sa société , ce qui n'arrive jamais à une
femme d'esprit quand elle se trouve dans la compagnie d'un sot. — Alors c'est qu'il
a de l'esprit, dil naïvement de Guiche, au secours duquel Raotd arriva soudain, le
voyant aux prises avec ce dangereux interlocuteur , dont il s'empara, et qu'il força
ainsi de changer d'entretien.
288 LES MOUSQUETAIRES.
L'cntréo se fil brillanlc et joyeuse. Le roi , poui' fèier son frère, avait ordonné que
les choses fussent inaLrniliquenicnl traitées. Madame et sa mère descendirent au Lonvrc.
à ce Louvre où, pendant les temps d'exil , elles avaient supporté si douloureusement
l'obscurité, la misère, les privations.
Ce palais inhospitalier pour la malheureuse fille de Henri IV, ces murs nus , ces
parquets effondrés, ces plafonds tapissés ds toiles d'araignée, ces vastes cheminées aux
marbres écornés, ces âtres froids que l'aumône du parlement avait à peine réchaulfés
pour elles, lont avait changé de face.
Tentures splcndides , tapis épais , dalles reluisantes , peintures fraîches aux larges
bordures d'or; partout des candélabres, des glaces , des meubles somptueux; partout
des gardes anx fières tournures, aux panaches flotlans, un peuple de valets et de cour-
tisans dans les antichambres et sur les escaliers.
Dans ces cours nu naguère l'herbe poussait encore, comme si cet ingrat Mazarin eût
jugé bon de prouver aux Parisiens que la solitude et le désordre devaient être , avec
la misère et le désespoir, le cortège des monarchies abattues ; dans ces cours immenses,
muettes, désolées, paradaient des cavaliers dont les chevaux arrachaient au\ pavés
brillans des milliers d'étincelles.
Des carrosses étaient peuplés de femmes belles et jeunes , qui attendaient , pour la
saluer au passage, la fille de cette fille de France qui, durant son veuvage et son exil,
n'avait quelquefois pas trouvé un morceau de bois pour son foyer, un morceau de
p.iiu pour sa table, et que dédaignaient les plus humbles serviteurs du château. Aussi
Madame Henriette rentra-t-elle au Louvre avec le cœur plus gonflé de douleur et
d'amers souvenirs que sa fille, nature oublieuse et variable, n'y revint avec triomphe
et joie.
Elle savait bien que l'accueil brillant s'adressait à l'heureuse mère d'un roi replacé
sur le second trône de l'Europe, tandis que l'accueil mauvais s'était adressé à elle, fille
de Henri ]Y, punie d'avoir été malheureuse.
Après que les princesses eurent été installées, après qu'elles eurent pris quelque
repos, les hommes, qui s'étaient aussi remis de leurs fatigues, reprirent leurs habi-
tudes et leurs travaux.
Bragelonne commença par aller voir son père. Alhos était reparli pour iîlois. 11
voulut aller trouver ^1. d'Artagnan. Mais celui-ci. occupé île l'oi'gauisatiou d'une nou-
velle maison militaire du roi, était devenu iulrouvablc. Bragclomie se rabattit sur de
Guiche. Mais le comte avait avec ses tailleurs et avec Manicamp des conférences qui
absorbaient sa journée entière.
C'était bien pis avec le duc de Huckingham.
Celui-ci achetait chevaux sur chevaux , diamans sur diamans. Tout ce que Paris
renferme de brodeuses, de lapidaires, de tailleurs, il l'accaparait. C'était entre Guiche
et lui un assaut plus ou moins courtois poin* le succès duquel le duc voulait dépeus-er
un million, tandis que le maréchal de Granuiiont avait donné soixante mille louis
seulement à Guiche.
Buckingham riait et dépensait son million.
Guiche soupirait et se fOit arraché les cheveux sans les ronseils de de Wardes —
Un million 1 répétait tous les jours de Guiche ; j'y succomberai Pourquoi M. le maré-
chal ne veut-il pas m'avancer ma part de succession? — Parce que lu la dévorerais,
disait llaoul. — Eh! que lui inipoi'te ! Si j'en dois mourir, j'en mourrai. Alors je
n'aurai plus besoin de rieii. — Mais, quelle uécessilé île mourir'.' disait llaoul. — .le
neveux pas être vaincu en élégance par un Anglais. — Mou c lui' coinlo, dit alors
M.inifanqi, l'i'l(''/auie u'i-l pas une i bose chÙI.um' , (c u'csl (pinur chose ditlirije.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 289
— Oui , mais les clioscs difficiles coulent fort cher, et je n'ai que soixante mille livres.
— ParJieu ! dit de Wardes, tu es bien embarrassé ; dépense autant que Buckingham :
ce n'est que neuf cent quarante mille livres de différence. — Où les trouver? — Fais
des dettes. — J'en ai déjà. — Raison de plus.
Ces avis finirent par exciter tellement de Guiclie qu'il fil des folies quand Buckin-
gham ne faisait que des dépenses.
Le bruit de ces prodigalilos épanouissait la mine de tous les marchands de Paris , et
de l'hôtel de Buckingham à l'hôtel de Grammont on rêvait des merveilles.
Pendant ce temps Madame se reposait et Bragelonne écrivait ;i niademoiscUe de la
Vallière.
Quatre lettres s'étaient déjà échappées de sa plume, et pas une réponse n'arrivait,
lorsque le matin même de la cérémonie du mariage, qui devait avoir lieu au Palais-
Royal, dans la chapelle, Raoul, à sa toilette, entendit annoncer par son valet : —
Monsieur de Malicorne. — Que me veut ceMalicorne? pensa Raoul. — Faites attandre,
dit-il au laquais. — C'est >m monsieur de Blois, ditle valet. — Ah! faites entrer! s'écria
Raoul vivement.
Malicorne entra, beau comme un astre et porteur d'une épée superbe. Après avoir
salué fort gracieusement, — Monsieur de Bragelonne, dit-il, je vous apporte mille
civililés de la part d'une dame. Raoul rougit. — D'une dame , dit-il , d'une dame de
Blois? — Oui, Monsieur, de mademoiselle de Montalais. — Ah! merci, [Monsieur, je
vous reconnais maintenant, dit Raoul. Et que désire de moi mademoiselle de Mon-
talais ?
Malicorne lira de sa poche quatre lettres qu'il offrit à Raoul. — Mes lettres! est-il
possible! dit celui-ci en pâlissant ; mes lettres encore 'cacbelées! — Monsieur, ces
lettres n'ont plus trouvé à Blois les personnes à qui vous les dcsiiniez: on vous les re-
tourne.— Mademoiselle de la Vallière est partie de Blois! s'écria Raoul. — Il y a
huit jours. — Et où est-elle? — Elle doit être à Paris, Monsieur. — Mais commeu
sait-on que ces lettres venaient de moi? — Mademoiselle de !\Ionlalais a i-econnu voire
écriture et votre cachet , dit Malicorne. Raoul rougit el sourit. — C'est tort aimable à
mademoiselle Aure , dit-il ; elle est toujours bonne et charmante. — Toujours, Mon-
sieur. — Elle eût bien dû me donner un renseignement précis sur mademoiselle de la
Vallière. Je ne chercherais pas dans cet immense Paris.
Malicorne tira de sa poche un autre paquet. — Peut-être, dit-il, Irouverez-vous
dans celte lettre ce que vous souhaitez de savoir.
Raoul rompit précipitamment le cachet. L'écriture était de mademoiselle Aure et voici
ce que renfermai! la lettre : " Paris , Palais-Royal, jour de la bénédiction nuptiale. » —
Que signifie cela ? demanda Raoul à Malicorne ; vous le savez, vous. Monsieur? — Oui ,
monsieur le vicomte. — De grâce, dites-le-moi, alors. — Impossible, Monsieur. —
Pourquoi? — Parce que mademoiselle Aure m'a défendu de le dire.
Raoul regarda ce singulier personnage el resia muet. — Au moins, reprit-il, est-
ce heureux ou malheureux pour moi ? — Vous verrez. — Vous êtes sévère dans vos
discrétions. — Monsieur, une grâce. — En échange de celle que vous ne me faites
pas? — Précisément. — Parlez. — J'ai le plus vif désir de voir la cérémonie et je
n'ai pas de billet d'admission, malgré toutes les démarches que j'ai faites pour m'en
procurer. Pourriez-vous me faire entrer? — Certes. — Faites cela pour moi, monsieur
le vicomte , je vous en supplie. — Je le ferai volontiers , Monsieur; accompagnez-moi.
— Monsieur, je suis voire humble serviteur. — Je vous croyais ami de M. de Mani-
camp? — Oui, Monsieur. Mais ce matin, j'ai , en le regardant s'habiller, fait tomber
une bouteille de vernis sin- =nu h. d'il neuf, il il m\ chargé l'épér à la main, si bien
T. 1. iv
■290
LES MOUSQUETAIRES.
que j'ai dû m'cnfuir. Voilà pourquoi je ne lui ai pas demandé de billet. Il ureùl lue.
— Cela se conçoit, dit Raoul. Je connais Manicanip capable de tuer l'horamc assez
malheureux pour commettre le crime que vous avez à vous reprocher à ses yeux,
mais je réparerai le mal vis-à-vis de vous; j'agrat'e mon manteau, et suis prêt à vous
servir de guide et d'introducteur.
'■^mmirn
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
291
L\ SURPRISE DE MADEMOISELLE DE MONTALAIS.
ADAME l'ut mariée au Palais-Royal, dans la chapelle, de-
vant immonde de comiisans sévèrement choisis.
Cependant, malgré la haute faveur qu'indiquait une
invitation, Raoul, fidèle à sa promesse, lit entrer Mali-
c(irne, désireux de jouir de ce curieux coup d'oeil.
Lorsqu'il eut acquitté cet engagement, Raoul se rap-
procha de de Guiche qui, |)our contraste avec ses habits
splendides, uionlrait un visage tellement bouleversé par
la douleur, que le duc de Buckingliam seul pouvait lui
disputer en pâleur et en abattement.
— Prends garde, comte, dit Raoul en s'approchant de son ami et en s'apprêlant à
le soutenir, au moment où l'archevêque bénissait les deux époux.
En effet, envoyait M. le prince de Condé regarder d'un reil curieux ces deux
images de la désolation, debout connue des cariatides, aux deux côtés de la net'.
La cérémonie terminée, le roi et la reine passèrent dans le grand salon , où ils se
iirent présenter Madauie et sa suite.
On observa que le roi, (|ui avait paru trcs-émerveillé à la vue de sa belle-sœur,
lui lit les complimens les plus sincères.
On observa que la reine-mère, attachant sur iJuckiugbam un regard long et rêveur,
se pencha vers madame de Motteville pour lui dire : — Ne trouvez-vous pas qu'il res-
semble à son père?
Ou observa enlin que Monsieur observait tout le monde et paraissait assez mé-
content.
Après la réception des princes et des ambassadeurs, Monsieur demanda au roi la
permission de lui présenter, ainsi qu'à Madame, les personnes de sa maison nouvelle.
— Savez-vous, vicomte, demanda tout bas M. le Prince à Raoul, si la maison a été
formée par une personne de goût, et si nous aurons quelques visages assez propres?
— Je l'ignore absolument , monseigneur, répondit Raoul. — Nous allons bien en juger,
nous n'aurons pas longtemps à attendre : Voici l'escadron volant qui s'avance, connue
disait la bonne reine Catherine. Tudieu ! les jolis visages 1
Une troupe de jeunes tilles s'avançait en (dfet dans la salle sous la conduite de ma-
dame de Navailles , et nous devons le dire en Ibonueur de MaiULani[(, c'était un coup
d'œil fait pour enchanter ceux qui , comme M. le Prince, étaient appréciateurs de tous
les genres de beautç.
Une jeune feunne blonde, qui pouvait avoir vingt à vingt-un ans, et dont les grands
yeux bleus dégageaient en s'ouvrant des flammes éblouissantes , marchait la première
et fui présentée la première. — Mademoiselle de Tonnay-Gharente , dit à Monsieur la
292 LES MOUSQUETAIRES.
vieille mndiime de Navailles. El Monsieur répéta en saliiaiil MaJame : — Ma-
demoiselle de Tonnay-Cliarenle. — Ah! ah! celle-ci me parait assez agréable, dit
M. le Prince en se relournant vers Raoul... El d'une. — En cfîel, dit Raoul, elle e.^t
jolie, quoiqu'elle ail l'air un peu hautain. — Bah! nous connaissons ces airs-là,
vicomte; dans trois mois elle sera apprivoisée; mais regardez donc, voici encore une
heaulé. — Tiens, dil Raoul, el une beauté de ma connaissance même. — Mademoi-
selle Aure deMonlalais, dil madame de Navailles. — Grand Dieu! s'écria Raoul ,lixanl
des yeux effarés sur la porle d'enirée. — Qu'y a-l-il? demanda le prince, et serait-ce
mademoiselle Aure 'de Monlalais qui vous fait pousser un pareil grand Dieu? — Non,
monseigneur, non, répondit Raoul tout pâle et loul Iremblanl. — Alors si ce n'est
mademoiselle Aure deMonlalais, c'csl celle charmante blonde qui la suit. De jolis
yeux., ma foi; un peu maigre, mais beaucoup de charmes. — Mademoiselle de la
Baume le Blanc de la Vallière , dil madame de Navailles.
A ce nom retentissantjnsqu'au fond du cœur de Raoul , un nuage monta de sa jioi-
Irine à ses yeuv; Dos lors il ne vit plus rien cl u'euleudit plus rien , de sorle que M. le
Prince ne IrouvanI plus en lui qu'un écho uuiel à ses railleries, s'en alla voir de plus
jirès les belles jeunes tilles que son [ireinier coup d'œil avait déjà détaillées. — Louise
ici, Louise demoiselle d'honneur de Madame ! murumrail Raoul.
Et ses yeux, qui ne suffisaient pas à convaincre sa raison, erraient de Louise à
Montalais.
Au reste, cette dernière s'élail déjà défait de sa timidité d'emprunt, timidité qui ne
devait lui servir qu'au momenl de la [u'ésenlalion et pour les révérences. De son petit
coin à clic , elle regardait donc avec assez d'assurance tous les assistans, et ayant re-
trouvé Raoul, elle s'amusail de l'élonncment profond où sa présence cl celle de
.son amie avaient jeté le pauvre amoureux. Cet œil nuitin, malicieux, railleur, que
Raoul voulait éviter, et qu'il lesenail interroger sanscesse, mellail Raoul au supplice.
Quant à Louise, soit limidilé naturelle, soit toute autre raison dont Raoul ne pou-
vait se rendre compte, elle tenait conslammenl les yeux baissés, et intimidée, éblouie,
la respiration brève, elle se retirait le [tins qu'elle pouvait à l'écart, impassible même
aux coups de coiide de Montalais.
Toul cela était pour Raoul une véritable énigme dont le pauvre vicnnile eût donné
bien des choses pour savoir le mot. Mais nul n'élait là pour le lui donner, pas même
Malicornc, (]ui, un peu incpiirtile se Irouver avec lanl de genlilshommes cl assez effare
des regards railleurs de Monlalais, avait décrit un cercle , el peu à peu s'élail allé placer
à quelques pas de M. le Prince, derrière le groupe des filles d'honneur, presqu'à la
portée de la voix de mademoiselle .\ure , planèlc autour de laquelle , hinuMe .salellile ,
il semblait graviter forcément.
En rcvenani à lui, Raoul crut reconnaître à sa gauche des voix connues. C'étaient
en effet de Wardes , de Guichc et le chevalier de Lorraine qui causaient. Il est vrai
qu'ils causaient si bas qu'à peine si l'on cnlendait le soufllc de leurs paroles dans la
vaste salle.
Parler ain.si do sa place, du haut de sa laillo , sans .se pencher, sans regarder .son
inlerloculeur, c'était un talent dont les nouveaux venus ne pouvaient alleindro du
premier coup la sublimilé. ,'\ussi fallait-il une li>ngue élude à ces causeries, qui, sans
regards, sans ondulation do léle, souiMaicnt la couversalion d'un groiqie de stalucs.
En elVt'I.auv grands cercles du roi ol des reines, taudis que Leurs Majestés parlaient
el que tous parai^saionl les écouler dans un religieux silence, il se tenait bon nombre
de ces silencieux collo(|nes dans les(|uels l'adulaliou n'elait point la noie duminanle.
— Qu'es'-ce (pu; celle Monlalais'.' d.'m.uid;iil do \\arilos. Qu'o>'.-i'o (|uo collo la N'ai-
I,E VICOMTE DE BRAGELONNE. 293
lière? Qu'est-ce que celle province qui nous arrive? — Là Monlaiais, dil le clievalior
(le Lorraine, je la connais : c'csl une bonne fille qni amusera la cour. La Vallière ,
c'est une charmante boiteuse. — Penh! dit de Wai-des. — N'en faites pas fi, de
Wardes: il y a, sur les boiteuses, des axiomes latins irès-ingénieux et surtout fort ca-
ractOristiques. — Messieurs, Messieurs, dit de Guiche en regardant Uaoïd avec in-
quiétude , un peu de mesure, je vous prie.
Mais l'inquiétude du comte, en apparence du moins, était inopportune. Raoul avait
gardé la contenance la plus ferme et la plus iudilférente, quoiqu'il n'eût pas perdu un
mot de ce qni venait de se dire. Il semblait tenir registre des insolences des deux pro-
vocateurs pour régler avec eux son compte à l'occasion.
Ue Wardes devina sans doule celte pensée et conlitiua : — Quels sont les amans de
ces demoiselles? — De la Monlalais? lit le chevalier. — Oui , de la Montaluis d'abord.
— Eh bien! vous, moi, (juiche , qui voudra, pardieu! — Et de l'autre? — De nia-
deuioiselle de la Vallière? — (Jui. — Prenez garde, Messieurs, s'écria de Guiche
pour couper court à la réponse de de Wardes; prenez garde, Madame nous écoute.
Raoul enfonçait sa main jusqu'au poignet dans sou justaucorps et ravageait sa poi-
trine et ses dentelles. Mais cet acharnement qu'il voyait se dresser contre de pauvres
femmes, lui fit prendre une résolution sérieuse. — Cette pauvre Louise, se dit-il à
lui-même, n'est venue ici que dans un but honorable et sous une honorable protection;
mais il faut que je connaisse ce but ; il faut que je sache qui la protège. Et, imitant la
manœuvre de Malicorne, il se dirigea vers le groupe des tilles d'honneur. ISienlot la
présentation fut terminée. Le roi, qui n'avait cessé de regarderet d'admirer Madartie,
sortit alors de la salle de réception avec les deux reines.
Le chevalier de Lorraine reprit sa place à côté de Monsieur, et , tout en l'accom-
pagnant, il lui glissa dans l'oreille quelques gouttes de ce poison qu'il avait amassé
depuis ime heure, eu regardant de nouveaux visages et i.'ii soupçonnant quelques
cœurs d'être heureux.
Le roi, en sortant, avait entraîné derrière lui une partie des assistans ; mais ceux
qui, parmi les courtisans, faisaient profession d'indépendance ou de galanterie, coni-
mencèrent à s'approcher des dames.
M. le Prince complimenta mademoiseUe de Tonnay-Charente. lînckingham lit la
cour à madame de Chalais et à madame de la Fayette , que déjà iMadarae avait dis-
tinguées et qu'elle aimait. Quant au comte de Guiche, abandonnant Monsieur depuis
qu'il pouvait se rapprocher seul de Madame, il s'entretenait vivement avec madame
de Valenlinois sa sreur, et mesdemoiselles de Créquy et de (Zliàtillou.
Au milieu de tous ces intérêts politiques ou amoureux , Malicorne voulait s'emparer
de Monlalais; mais celle-ci aimait bien mieux causer avec Raoul, ne fût-ce que pour
jouir de toutes ses questions et de toutes ses sur[>riscs.
Raoul était allé droit à mademoiselle de la Vallière, et l'avait saluée avec le plus
profond respect. Ce que voyant, Louise rougit cl balbutia; mais Montalais s'empressa
d'arriver à son secours. — Eh bien , dit-elle , nous voilà , monsieur le vicomte. — Je
vous vois bien , dit en souriant Raoul , cl c'csl justement sur voire i)résence que je
vjens vous demander une petite explication.
Malicorne s'approcha avec son plus charmant sourire. — Éloignez-vous donc,
monsieur Malicorne , dit Montalais. En vérité, vous êtes fort indiscret.
Malicorne se pinça les lèvres et fit deux pas eu arrière sans dire un seul mol. Seule-
ment son sourire changea d'expression , et d'ouvert qu'il était , devint railleur. — Vous
voulez une explication , monsieur Raoul'/ deiuanJa Monlalais. — Certainement, la chose
en vaut la peine, il me semble; mademoiselle de la Vallière, lillc d'honneur de Ma-
S9i LES MOUSQUETAIRES.
dame. — Pourquoi ne serait-elle pas fille d'honneur aussi bien que mol? demanda
Monlalais. — Recevez mes compliinenls, Mesdemoiselles, dit Raoul, qui crut s'aper-
cevoir qu'on ne voulait pas lui répondre directement. — Vous dites cela d'un air fort
peu complimenteur, monsieur le vicomte. — Moi? — Dame! j'en appelle à F^ouise. —
M. de Bragelonne pense peut-être que la place est au-dessus de ma condition , dit
Louise en balbutiant. — Oh 1 non pas. Mademoiselle, répliqua vivement Raoul ; vous
savez Irès-bien que tel n'est pas mon sentiment: je ne m'étonnerais pas que vous
occupassiez la place d'ime reine, à plus forte raison celle-ci. La seule chose dont je
m'étonne, c'est de l'avoir appris aujourd'hui seulement et par accident.
— Ah ! c'est vrai, répondit Monlalais avec son étourderie ordinaire. Tu ne com-
prends rien à cela, et, en effet, tu n'y dois rien comprendre. M. de Bragelonne t'a-
vait écrit quatre lettres, mais ta mère seule était restée à Blois; il fallait éviter (pièces
lettres tondmssent entre ses mains; je les ai interceptées et renvoyées à ]M. Raoul, de
sorte qu'il te croyait à Blois quand tu étais à Paris, et ne savait pas surtout que tu
fusses montée en dignité. — Eh quoi! tu n'avais pas fait prévenir M. Raoul comme
je t'en avais priée? s'écria Louise. — Bon, pour qu'il fit de l'austérité, ponrqu'il pro-
nonçât des maximes, pour qu'il défit ce que nous avions eu tant de peine à faire, ah !
non certes. — Je suis donc bien sévère demanda Raoul. — D'ailleurs, fit Montalais,
cela me convenait ainsi. Je partais pour Paris, vous n'étiez pas là, Louise pleurait à
chaudes larmes; interprétez cela comme vous voudrez; j'ai prié mon protecteur,
celui qui m'avait fait obtenir mon brevet, d'endemandcr un pour Louise: le brevet
est venu. Louise est partie pour commander ses habits : moi , je suis restée en arrière,
attendu (jue j'avais les miens ; j'ai reçu vos lettres, je vous les ai renvoyées en y ajou-
tant nu mot qui vous promettait une surprise. Votre surprise, mon cher Monsieur, la
voiJà; elle me paraît bonne, ne demandez pas autre chose. Allons, monsieur .Mali-
corne , il est temps que nous laissions ces jeunes gens ensemble ; ils ont une foule de
choses à se dire ; donnez-moi votre main ; j'espère que voilà un grand lionneur que
l'on vous fait, monsieur Malicorne.
— Pardon, Mademoiselle, lit Raoul en arrêtant la folle jeime fille, et en donnante
ses paroles une intonation dont la gravité contrastait avec celle de Monlalais; pardon,
mais pourrais-je savoir le nom de ce protecteur; car si l'on vous protège, vous, !\Ia-
defnois(dle, et avec toutes sortes de raisons, — Raoul s'inclina , — je ne vois pas les
mêmes raisiius puni que iiiadeuioisellc de la Vallière soit protégée. — Mon l>ii'nl inon-
sieur Raoul, dit uaïvemeul Louise, la chose est bien siuqile, et je ne vois pas pour-
quoi je ne vous le dirais pas moi-uiême... Mon protecteur. — c'est M. Malicorne.
Raoul resta un instant stupéfait, se demandant si l'on se jouait de lui ; ])uis il se
retourna pour interpeller Malicoi'uc. Mais celui-ci était déjà loin, entraîné qu'il était
par Monlalais.
Mademoiselle lie la Vallièi-e lit un mouvement ]iour suivre son amie. maisRaoïd la
retint avec inie douce ;iutorilé.
— Je vous en supplie, Louise, dil-il, un unit. — Mais. iminsiiMu' Maoul. dit Louise
toute rougissante, nous sonunes seuls... Tout le monde est parti... Ou va s'inquiéter,
nous chercher. — Ne craignez rien, dit le jeune houuue en souriant, nous ne sommes
ni l'nn ni l'anli'e personnages assez importaii< pour que notre absence se remarque.
— Mais mon service, monsieur Raoul? — Tranquillisez-vnus, Mademoiselle, je con-
nais les usages de la cour; votre servi<'e ne doit counnencerque dem.iiu : il vous reste
iloui (|iiel(|ues minute^, pendant lexpudles vous jiouvez me donner ré( laircissemenl
(pjc je vais avoir l'hormein' de vous demander. — Comme vous êtes sérieux, mon-
sieur Raoul, ilit Louise tout impiiète. — C'est que la circonsiaiicc est séricnsc, Madc-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 295
moiselle. M'écoutez-vous? — Je vous écoute ; seulement, Monsieur, je vous le répèle,
nous sommes bien seuls. — Vous avez raison , dit Raoul.
Et, lui ofJVant la main , il conduisit la jeune fille dans la galerie voisine de la salle
de réception, et dont les fenêtres donnaient sur la place.
Tout le monde se pressait à la fenêtre du milieu, qui avait un balcon extérieur
d'où l'on pouvait voir dans tous leiirs détails les lents préparatifs du départ.
Raoul ouvrit une des fenêtres latérales , et là , seul avec mademoiselle de la Val-
lière : — Louise , dil-il , vous savez que dès mon enfance , je vous ai chérie comme
une sœur et que vous avez été la confidente de tous mes chagrins, la dépositaire de
toutes mes espérances. — Oui, répondit-elle bien bas, oui, monsieur Raoul, je sais
cela. — Vous aviez l'habitude, de votre côté , de me témoigner la même amitié, la
même confiance ; pourquoi en cette rencontre n'avez-vous pas été mon amie , pourquoi
vous êtes- vous défiée.de moi?
La Vallière ne répondit point. — J'ai cru que vous m'aimiez, dit Raoul, dont la
voix devenait de plus en plus tremblante; j'ai cru que vous aviez consenti à tous les
plans faits en comnuui pour notre bonheur, alors que tous deux nous nous prome-
nions dans les grandes allées de Cour-Cheverny et sous les peupliers de l'avenue qui
conduit à Blois. Vous ne répondez pas, Louise?
11 s'interrompit. — Serait-ce, demanda-t-il en respirant h peine , qiie vous ne m'ai-
meriez plus. — Je ne dis point cela , répliqua tout bas Louise. — Ohl dites-le-moi
bien , je vous en prie ; j'ai mis tout l'espoir de ma vie en vous , je vous ai choisie pour
vos habitudes douces et simples. Ne vous laissez pas éblouir, Louise, à présent que
vous voilà au milieu de la cour, où tout ce qui est pur se corrompt, où tout ce qui est
jeune vieillit vite. Louise , fermez vos oreilles pour ne pas entendre les paroles, fermez
vos yeux pour ne pas voir les exemples , fermez vos lèvres pour ne point respirer les
souilles corrupteurs. Sans mensonges, sans détours, Louise, faut-il que je croie ces
mots de mademoiselle de Montalais? Louise , êtes- vous venue à Paris parce que je
n'étais plus à Blois ?
La Vallière rougit et cacha son visage dans ses mains. — Oui, n'est-ce pas, s'écria
Raoul exalté, oui, c'est pour cela (pie vous êtes venue! Oh! je vous aime comme ja-
mais je ne vous ai aimée ! Merci . Louise , de ce dévouement ; mais il faut que je prenne
\m parti pour vous mettre à couvert de toute insulte , pour vous garantir de toute
tache; Louise, une fille d'honneur, à la cour d'une jeune princesse , en ce temps de
mœurs faciles et d'inconstantes amours , une fille d'honneur est placée dans le centre
des attaques sans avoir aucune défense; cette condition ne peut convenir: il fa\it que
vous soyez mariée pour être respectée. — Mariée? — Oiù. — Mon Dieu! — Voici
ma main, Louise, laissez-y tomber la vôtre. — Mais votre père? — Mon père me
laisse libre. — Cependant... — Je comprends ce scrupule , Louise : je consulterai mon
père. — Oh! monsieur Raoul, réfléchissez , attendez. — Attendre, c'est impossible;
réfléchir, Louise , réfléchir, quand il s'agit de vous I ce serait vous insulter ; votre main,
chère Louise , je suis maître de moi : mon père dira oui , je vous le promets ; votre
main, ne me faites point attendre ainsi, répondez vite un mot, un seul, sinon je
croirais que pour vous changer à jamais il a suffi d'un seul pas dans le palais , d'un
seul souffle de la faveur, d'un seul sourire des reines, d'un seul regard du roi.
Raoul n'avait pas prononcé ce dernier mot que la Vallière était devenue paie comme
la mort , sans doute par la crainte qu'elle avait de voir s'exalter le jeune homme.
I Aussi , par un mouvement rapide connue La pensée , jela-t-elle ses deux mains dans
celles de Raoul.
Puis elle s'enfuit sans ajouter une syllabe et disparut sans avoir regardé en arrière.
2% LES MOUSQUETAIRES.
Raoul sentil tout son corps frissonner au contact Je cette main. Il reçut le serment,
comme un serment solennel arraché par l'amour à la limiiiité virginale.
LE CONSENTEMENT D'ATHOS.
Raoul était sorti du Palais-Royal avec des idées qui n'admettaient point de délais
dans leur exéculion.
Il monta donc à cheval dans la cour même et prit la route de Rlois , tandis que s'ac-
complissaient avec une grande allégresse des courtisans, et une^rande désolation de
Guiclie et de Buckingham, les noces de Monsieur et de la princesse d'Angleterre.
Raoul lit diligence ; en dix-huit heures il ari'iva à Blois.
11 avait préparé en route ses meilleurs argumens.
La i'ièvre aussi est un argument sans réplique , et Raoul avait la lièvre.
Alhos était dans son cabinet, ajoutant quelques pages à ses mémoires, lorsque Raoul
entra conduit par Griinaud.
Le clairvoyant genlilhomme n'eut besoin que J'un coup d'œil pour reconnaître quel-
que chose d'extraordinaire dans l'attitude de son fils. — Vous me paraissez venir pour
affaire de conséquence . dit-il en montrant un siège à Raoul après l'avoir embrassé.
— Oui, Monsieur, répondit le jeune homme, et je vous supplie de me prêter celle
bienveillante attention qui ne m'a jamais fait défaut. — Parlez, Raoul. — Monsieur,
voici le fait dénué de tout préambule indigne d'un homme connue vous ; mademoi-
selle de la Vallière est à Paris en qualité du lillo d'honneur de >hiihune : je me suis
hien consulté , j'aime mademoiselle de la Vallière par-dessus tout , et il ne me con-
vient pas de la laisser dans un poste où sa réputation, sa vertu, peuvent être exposées,
je désire donc l'épouser, Monsieur, et je viens vous demander voire consentement à
ce mariage.
Alhos avait gardé pendant celte communication un silence et une réserve absolus.
Raoul avait commencé son discours avec l'affectation du sang-froid, et il avait fini
par laisser voir à chaque mol une émolion des plus manifestes.
.Vlhos lixa sur Hragclumie un regard profond, voilé d'une certaine tristesse — Donc,
vous avez bien réfléchi 1 demanda-t-il. — Oui , Monsieur. — Il me semblait vous avoir
déj.i dit mon senlimentà propos de cette alliance. — Je le sais , Monsieur, répondit Raoul
bien bas; mais vous avez répondu que si j'insistais... — El vous insistez'?
Bragelonne balbiilia un oui presq\ic inintelligiiilc. — Il faut, en effet. Monsieur,
continua Iranquillemenl .\lhûs, que votre passion soit bien forte, puisque , malgré ma
répugnance pour cette union, vous persistez à la désirer.
Raoul passa sur son front une main treinblaiiU' , il essuyait ainsi la sueur qui
rinouilail.
Alhos le regarda, et la pitié descendit au fond de son cœur. Il se leva. — C'est bien,
dit-il , mes sentimens personnels, à moi . ne signifient rien, pui>T|n'il s'agit des vôtres;
vous me reeiuérez: je suis à vous : au fait , voyons, ipie d<'siiez-vous de moi 1 — Oh !
voirc indulgence, .Monsieur, votre imlulgence d'abord, dit Raoul en lui prenant les
mains. — Vous vous méprenez sur mes seuliniens pour vous, Raoul; il y a mieux que
cela dans mon cœur, répliqua le comte.
Raoul baisa la main ipi'il Icnait, coujtne vùl pu le faire l'amant le plus passionné.
.LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 297
— Allons, allons, dil Atlios : ditos, R;ioul, tne voilà prêt, que fiuit-il signer? — Oli!
rien, Monsieur, rien ; seulement il serait bon ((iie vous prissiez la peine d'écrire au roi ,
et de demander pour moi, à Sa Majesté, à laquelle j'appartiens, la permission d'épouser
mademoiselle de laVallière. — Bien, vous avez là une bonne pensée, Raoul. Enefl'et,
après moi , ou plutôt avant moi, vous avez un maître, ce maître, c'est le roi; vous
vous soumettez donc volontairement à une double épreuve ; c'est loyal. — Ohl Mon-
sieur ! — Je vais sur-le-cliamp acquiescer à voire demande , Raoul.
Le comte s'approcha de la fenêtre et se penchant légèrement en dehors. — Grimaud ,
cria-t-il.
Grimaud montra sa tête à travers une tonnelle de jasmin qu'il émondait. — Mes
chevaux, continua le comte. — Que signifie cet ordre, Monsieur? — Que nous par-
tons dans deux heures pour Paris. — Comment, pour Paris? Vous venez à Paris, Mon-
sieur?— Le roi n'est-il pas à Paris? — Sans doute. — Eh bien ! ne faut-il pas que nous
y allions, et avez-vous perdu le sens? — iSLiis, Monsieur, dit Raoul jiresque effrayé
de cette condescendance paternelle, je ne vous demande point un pareil dérangement,
et une simple lettre... — Raoul, vous vous méprenez sur mon importance; il n'est
point convenable qu'un simple gentilhomme comme moi écrive à son roi. Je dois
parlera Sa Majesté. Je le ferai. Nous partirons ensemble, Raoul. — Oh! que de
bontés , Monsieur ! — Vous voulez une formalité de consentement , je vous le donne ,
c'est acquis, n'en parlons plus. Venez voir mes nouvelles plantations, Raoul.
Le jeune homme savait qu'après l'expression d'une volonté du comte, il n'y avait
plus de place pour la controverse. Il baissa la tête et suivit son père au jardin.
Alhos lui montra lentement les greffes , les pousses et les quinconces.
Celte tranquillité déconcertait de plus en plus Raoul ; l'amour qui remplissait son
cœur lui semblait assez grand pour que le monde put le contenir à peine.
Aussi, rassemblant toutes ses forces, s'écria-t-il tout à coup : — Monsieur, il est
impossible que vous n'ayez pas quelque raison de repousser mademoiselle de la Val-
lièrel au nom du ciel, elle est si bonne, si douce, si pure, que votre esprit, plein
d'une suprême sagesse, devrait l'apprécier à sa valeur. Exisle-t-il entre vous et sa fa-
mille quelque secrète inimitié, quelque haine héréditaire? — Voyez, Raoul, la belle
planche de muguet, dit Athos, voyez comme l'ombre et l'humidité lui vont bien, cette
ombre surtout des feuilles de sycomores, par l'échancrure desquelles filtre la chaleur
et non la flamme du soleil.
Raoul s'arrêta , se mordit les lèvres , puis sentant le sang affluer à ses tempes : —
Monsieur, dit-il bravement, une explication , je vous en supplie ; vous ne pouvez ou-
blier que votre fils est un homme. — Alors , répondit Athos en se redressant avec sé-
vérité, alors prouvez-moi que vous êtes un homme, car vous ne prouvez point que
vous êtes un tils. Je vous priais d'attendre le moment d'une illustre alliance , je vous
eusse trouvé une femme dans les premiers rangs de la riche noblesse; je voulais que
vous puissiez briller de ce double éclat que donnent la gloire et la fortune, puisque vous
avez la noblesse de la robe. — Monsieur, s'écria Raoul emporté par un premier mou-
vement, l'on m'a reproché l'autre jour de ne pas connaître ma mère.
Athos pâlit, puis fronçant le sourcil comme le dieu suprême de l'antiquité. — Il me
tarde de savoir ce que vous avez répondu , Monsieur, demanda-1-il majestueusement.
— Oh ! pardon... pardon... murmura le jeune homme, toudiaut du haut de son exal-
tation. — Qu'avez-vous répondu , Monsieur? demanda le comte en frappant du pied.
— Monsieur, j'avais l'épéc à la main, celui qui m'insultiiit était en garde, j'ai fait
sauter son épée par-dessus une palissade, et je l'ai envoyé rejoindre son épée. — Et
pourquoi ne l'avez-vous pas tué? — Sa Majesté défend le duel, Monsieur, et j'étais en
208
LES MOUSQUETAIRES.
ce moment ambassadeur de Sa Majesié. — C'est bien , dit Alhos, mais raison de plus
pour que j'aille parler au roi. Raoul, je prierai Sa Majesté de signer à votre contrat
de mariage , mais à une condition. — Avez-vous besoin de condilion vis-à-vis de moi ;
ordonnez. Monsieur, et j'obéirai. — A la condition', continua Athos , que vous me
direz le nom de celui qui a ainsi parlé de... votre mère. — Mais , Monsieur, qu'avez-
vous besoin de savoir ce nom ? c'est à moi que l'offense a été faite , et une fois la per-
mission obtenue do Sa Majesté, c'est moi que la vengeance regarde. — Son nom. Mon-
sieur. — Vous l'exigez? — Je le veux. — Le vicomte de Wardes. — Ah ! dit tran-
quillement Alhos, c'est bien, je le connais; mais nos chevaux sont prêts. Monsieur,
au lieu de partir dans deux heures, nous partirons tout de suite. A cheval. Monsieur,
à cheval.
.'>,dÇ).W''j..4èl4
LE YICOISITE DE BRAGELONNE.
209
MONSIEUR EST JALOUX DU DUC DE BUCKINGHAM.
A- D a L 9 f", B
^ ^ ANmsque M. le comte de la Fère s'acheminait vers Paris ,
[€^'\^;^ accompagné de Raoul, le Palais-Royal était le théâtre
L,-!-'^^" d'une scène que Molière eût appelée de lionne comédie.
;,i^"5^^^ C'était quatre jours après son mariage. Monsieur, après
" " • ' avoir déjeuné à la hâte, passa dans ses antichambres , les
lèwes en moue , le sourcil froncé. Monsieur courut plutôt
qu'il ne marcha vers l'antichambre, et trouvant un huis-
sier, il le chargea d'un ordre à voix basse. Puis, rebrous-
sant chemin, pour ne pas passer par la salle à manger,
il traversa ses cabinets, dans l'intention d'aller trouver
la reine-mère dans son oratoire, où elle se tenait liabitnellemenl. Il pouvait être dix
heures du matin. Anne d'Autriche écrivait lorsque Monsieur cuira.
La reine-mère aimait beaucoup ce fils, qui était beau de visage et doux de ca-
ractère. Monsieur, en effet, était plus tendre et si l'on veut plus efféminé que le roi.
n avait pris ja mère par les petites sensibleries de femmes, qui plai>ent toujours aux
fenunes: Anne d'Autriche , qui eût fort aimé avoir une tille , trouvait presque en ce
fils les attentions, les petits soins et les mignardises d'un enfant de douze ans.
Ainsi . Monsieur employait tout le temps qu'il passait chez sa mère à admirer ses
beaux bras, h lui doiuier des conseils sur ses pâtes et des recettes sur ses essences , où
elle se montrait fort recherchée, puis il lui baisait les mains et les yeux avec un en-
fantillage eliarmant , avait toujours quelque sucrerie à lui olfrir, quelque ajustement
nouveau à lui recommander.
Anne d'Aulriilic aimait le roi , ou plutôt la royauté dans son fils aîné: Louis XIY
lui représentait la légitimité divine. Elle était reine-mère avec le roi ; elle était mère
seulement avec Philippe. Et ce dernier savait que de tous les abris le sein d'une mère
est le plus doux et le plus sur.
Aussi tout enfant allait-il se réfugier là quand des orages s'étaient élevés entre son
frère et lui: souvent après les goiu'mades qui constituaient de sa part crime de lèse-
majesté, après les combats à coups de poings et d'ongles, que le roi et son sujet très-
insoumis se livraient en chemise sur un lit contesté, ayant le valet de chambre La-
porte pour tout juge du camp, Philippe vainqueur, mais épouvanté de sa victoire,
était allé demander du renfort à sa mère , ou au moins l'assurance d'un pardon que
Louis \IV n'accordait que difficilement et à distance.
Anne avait réussi par cette habitude d'intervention pacifique à concilier tous les
différends de ses fds et à participer par la même occasion à tous leurs secrets.
Le roi, un peu jaloux de cette sollicitude maternelle qui s'épandait surtout sur son
frère, se sentait disposé envers Anne d'Autriche à plus de soumissions et de préve-
300 LES MOUSQUETAIRES.
nances qu'il n'était dans son caractère d'en avoir. Anne d'Autriche avait s\irtoiit
praliqué ce système de politique envers la jeune reine. Aussi régnuit-elle presque iles-
potiquement sur le ménage royal, et dressait-elle déjà toutes ses batteries pour régner
avec le même absolutisme sur le ménage de son second fils.
Anne d'Autriche était presque fière lorsqu'elle voyait entrer chez elle une mine
allongée, des joues pâles et des yeux rouges, comprenant qu'il s'agissait d'un secoiu's
à donner au plus faible ou au plus mutin.
Elle écrivait, disons-nous, lorsque Monsieur entra dans son oratoire , non pas
les yeux rouges, non pas les joues pâles, mais inquiet, dépité, agacé. Il baisa distrai-
tement les bras de sa mère, et s'assit avant qu'elle ne lui en eût donné l'autorisation.
Avecles habitudes d'étiquette établies à la cour d'Anne d'Autriche, cet oubli des
convenances élait un signe d'égarement de la part surtout de Philippe , qui pratiquait
si volontiers l'aJulalion du respect. Mais s'il manquait si noloiremenl à tous ces prin-
cipes, c'est que la cause en devait être grave. — Qu'avez-vous, Philippe? demanda
Anne d'Autriche en se tournant vers son fds. — Ah! Madame, bien des cho.ses,
murmura le prince d'un air dolent. — Vous ressemblez, en effet, à un homme fort
affairé, dil la reine en posant la plume dans l'écritoire. Philippe fronça le som-cil , mais
ne répondit point. — Dans toutes les choses qui remplissent votre esprit, dit Anne
d'Autriche , il doit cependant s'en trouver quelqu'une qui vous occupe plus que les
autres. — Une, en elfel. m'occupe plus que les autres, oui. Madame. — Je vous
écoute.
Philippe ouvrit la bouche pour donner passage à tous les griefs qui se pressaient
dans son esprit el semblaient n'attendre qu'une issue pour s'e.xhalcr. Mais tout à coup
il se tut, et tout ce qu'il avait sur le cœur se résuma par un sou[iir. — Voyons, Phi-
lippe, voyons, de la fermeté, dit la reine-mère. Une chose dont on se plaint, c'est
piesque toujours une personne qui gêne, n'est-ce pas? — Je ne dis point cela, Ma-
dame.— De qui voulez-vous parler? Allons, allons, résumez-vous? — Mais c'est
qu'en vérité, Madame, ce que j'aurais à dire est fort discret. — Ah ! mon Dieu. —
Sans doute, car, enfin, une femme.. — .\h ! vous voulez parler de Madame? de-
manda la reine-mère avec un vif sentiment de curiosité. — Oui , oui. sans dovite. —
Eh bien! si c'est de Madame que vou^ voulez me parler, mon fils, ne vous gênez pas.
Je suis votre mère, et Madame n'est pour moi qu'une étrangère. Cependant, comme
elle est ma bru , ne doutez point que je n'écoute avec intérêt , ne fût-ce que pour vous,
tout ce que vous m'en direz. — Voyons, à votre tour. Madame, dit Philippe, avouez-
moi si vous n'avez pas remarqué quelque chose? — Quelque chose, Philippe... Vous
avez des mots d'un vague effrayant... Quehpie chose, et de cpielle sorte est ce qiiebpie
chose? — Madame est jolie, enfin. — Mais. oui. — (>pcndaiil, ce n'est point ime
lieaiiti'. — Non . mais en grandissant elle peut singulièrement ciubellir encore. Vous
avez bien vu les changenieus que quebpies années déjà ont apportés sur son visage.
Eh bien! elle se dévclcippera de plus en |)lus, elle n'a que seize ans. \ quinze ans,
moi aussi j'étais fort maigre; mais enfin telle qu'elle est, Madame est jolie. — Par
conséquent on peut l'avoir remarquée — Sans doute , on remarque une femme ordi-
naire, à plus forte raison une princesse. — Elle a ('[<• bien élevée, n'est-ce pas,
Madame'.' — .Madame Henriette, sa mère, est une fcnmie un |i(-u froide, un peu pré-
tentieuse, mais une femme pleine de beaux sentimens, 1,'éducation de la jeune
princesse peut avoii' été négligée, mais quant aux principes, je les crois bons; telle
était du moins mon opinion sur elle lors de son séjour en France: depuis, elle est
retournée en ,\uglclcri'e, el je ne sais ce qui s'est passé. — Que \oulez-\ous dire? —
Eli ! mon Dieu, je veux dire que certaines lèles , un peu légères, sont facilement tour-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 301
nées par la prospérité. — Eh bien ! Madame , vous avez dit le nio( ; je crois à la prin-
cesse une têle un peu légère , en effet.
— Il ne faudrait pas c.va;j;éier. Pliilippo : elle a de l'esprit et une certaine dose de
coquetterie Irès-nalurcllc chez une jeune femme ; mais, mon lils , chez les personnes
de haute qualité ce défaut tourne à l'avantage d'une cour. Une princesse un peu co-
quette se fait ordinairement une cour brillante; un sourire d'elle fait éclore parloul le
luxe, l'espiit et le courage méuie: la noblesse se bat mieux pour un |irince dont la
femme est belle. — Grand merci , Madame , dit Philippe avec humeur ; en vérité
vous me faites là des peintures fort alarmantes, ma mère. — En quoi? demanda la
reine-mère avec une feinte naïv-eté. — Ma foi! Madame, je vous le dirai franchement,
je n'ai point compris la vie comme on me la fait. — Expliquez-vous.
— Ma femme n'csl point à moi , en vérité ; elle m'échappe eu toute circonslancc.
Le malin ce sont les visites, les correspondances, les toilettes : le soir, ce sont les bals
et les concerts. — Vous êtes jaloux. Philippe! — Moi ! Dieu m'en préserve! A d'autres
qu'à moi ce sot rôle.<le mai'i jaloux; mais je suis contrarié.. — Philippe, ce sont tontes
choses innocentes que vous reprochez là à votre femme, et tant que vous n'aurez rien
de plus considérable... — Écoulez donc, sans cire coupable une femme peut inquié-
ter: il est de certaines fréquentations , de certaines préférences que les jeunes femmes
afiîehent et qui suflisenl pour faire donner au diable les maris les moins jaloux. —
Ceci est plus sérieux. Madame aurait-elle donc de ces sortes de torts envers vous'? —
Précisément. — Quoi ! votre femme , après quatre joiu-s de mariage, vous préférerait
quelqu'un, fréquenterait quelqu'un? Prenez-y garde, Philippe, vous exagérez ses
torts; à force de vouloir prouver on ne prouve rien.
Le prince, effarouché du sérieux de sa mère, voulut répondre, mais il ne put que
balbutier quelques paroles inintelligibles. — Voilà que vous reculez, dit Anne d'Au-
triche, j'aime mieux cela; c'est une reconnaissance de vos loris. — Non! s'écria Phi-
lippe, non, je ne recule pas, et je vais le prouver. J'ai dit préférences, n'est-ce-pas V
j'ai dit fréquentation, n'est-ce pas? Eh bien! écoutez.
Anne d'Autriche s'apprêta complaisamment à écouter avec ce plaisir de commère
que la meilleure femme, que la meilleure inèro, fùl-ellc reine, trouve toujours dans
son immixtion à de petites querelles de ménage. — Eh bien! reprit Philippe, dites-
moi une chose. — Laquelle? — Pourquoi ma femme a-t.-clle conservé une cour an-
glaise, dites?
Et Philippe se croisa les bras en regardant sa mère, comme s'il eîit été convaincu
qu'elle ne trouverait rien à répoudre à ce reproche. — Mais, reprit .\nne d'Autriche,
c'est tout simple , parce que les Anglais sont ses compatriotes, parce qu'ils ont dépensé
beaucoup d'argent pour l'accompagner en France, et qu'il serait peu poli, peu poli-
tique même, de congédier brusquement une noblesse qui n'a reculé devant aucun
dévouement, devant aucun sacrifice. — Eh ! ma mère, le beau sacrifice , en vérité ,
que de se déranger d'un vilain pays pour venir dans une belle contrée , où l'on fait ,
avec un écu, plus d'effet qu'autre part avec quatre ! Le beau dévouement, n'est-ce pas,
que de faire cent lieues pour accompagner une femme dont on est amoureux?
Amoureux, Philippe! songez-vous à ce que vous dites? — Parbleu. — El qui donc est
amoureux de Madame? — Le beau duc de Buckingham. N'allez-vous pas aussi dé-
fendre celui-là, ma mère ?
Anne d'Aulriche rougit et sourit en même temps. Ce nom de duc de Buckintrliaui
lui rappelait à la fois de si doux et de si tristes souvenirs ! — Le duc de Buckingham?
murmura-t-ellc. Puis, faisant effort sur elle-même, — Les Buckingham sont lovaux
cl braves, dit couiageusement Anne'd'Autriche. — Allons, bien ; voilà ma mère (pii
302 LES MOUSQUETAIRES.
détend contre moi le galant de ma tcmiiie! s'écria Pliilippc (ollement exaspère que sa
nature frêle eu fut ébranlée jusqu'aux larmes. — Mou tilsl mon lils! s'écria Anne
d'Autriche, l'expression n'est pas digne de vous. Votre femme n'a point de galant, ot
si elle en devait avoir un, ce ne serait pas M. de Buckingliam ; les gens de celte race,
je vous le répète, sont loyaux et discrets ; l'hospilalilc leur est sacrée. — Eh ! Madame !
s'écria Philippe , M. de Buckinghara est un Anglais, et les Anglais respectent-ils si
fort religieusement le bien des princes français ?
Anne rougit sous ses coiffes pour la seconde fois , et se retourna sous prétexte de
tirer sa plume de l'écritoire, mais, en réalité, pour cacher sa rougeur aux yeux de son
fils. — En vérité, Philippe, dit-elle , vous savez trouver des mots qui me confondent,
et votre colère vous aveugle, comme elle m'épouvante; réfléchissez, voyons. — Ma-
dame, je n'ai pas besoin de réfléchir, je vois. — Et que voyez-vous? — Je vois que
M. de Buckingliam ne quitte point ma femme. Il ose lui faire des présens, elle ose les
accepter. Hier, elle parlait de sachets à la violette ; or, nos parfumeurs français, vous
le savez bien, Madame, vous qui en avez demandé tant de fois sans pou\oir en obte-
nir; or, nos parfumeurs français n'ont jamais pu trouver celte odeur. Eh bien, le duc,
lui aussi , avait sur lui un sachet à la violette. C'était donc de lui que venait celui de
ma femme. — En vérité, Monsieur, dit Anne d'Autriche, vous bâtissez des pyramides
sur des pointes d'aiguille ; prenez garde. Ces idées étranges, je vous le jure, me rap-
pellent douloureusement votre père, qui m"a fait souvent souffrir avec injustice. —
Le père de M. de Buckiugbam était sans doute plus réservé, plus respectueux que
son flls , dit étourdimeni Philippe, sans voir qu'il touchait rudement au cœur de sa
mère.
La reine pâlit et appuya une main crispée sur sa poitrine, mais, se remeltaul
promptcment, — Enfin , dit-elle, vous èles venu ici dans une intention quelconque?
Exi)liquez-vous. — Je suis venu, Madame, dans l'intention de me plaindre éiiergiquc-
nu'ul. cl pour vous prévenir que je n'endurerai rien <le la part de M. de I>uikingham.
— Que ferez- vous'f' — Je me plaindrai au roi. — El que voulez-vous que vous réponde
le roi? — Eh bien ! dit Monsieur avec une expression de féroce fermeté qui faisait un
étrange contraste avec la douceur habituelle de sa physionomie, eh bien ! je me ferai
justice moi-même. — Qu'ap|H"lez-voiis vous faire justice vous-niêuie? diMuamla .\mie
d'Aulriche avec un certain ejfroi. — Je veux que M. de Buckingliam quille Madame,
je veux que M. de Uuckingham quitte la France, et je lui ferai signifier ma\olonlé. —
'Vous ne ferez rien signifier du tout. Philippe, dit la reine, car si vous agissiez de
la soj'te, si vous violiez à ce |ioiiit riios|iilalité , j'invoquerais contre vous la sévérité
du roi.
— Vous me menacez, ma mère! s'écria Philippe éiiloré; vous me monaci'z ipiaud
je me plains, — iN'ou , je ne vous menace pas , je mets une digue ii votre emporlenieut.
l'Iiilippc fil un mouvement. — D'ailleurs, continua la reine, l'injure n'est ni vraie ni
pu.^sible, et il ne s'agit que d'une jalousie ridicule. — Madame, je sais ce (]ue je sais.
— Et moi, (piehiue chose que vous sachiez, je vous exhorte à la palicucc — Mais,
Madame, s'écria Philippe eu frappant ses mains l'une coniri' l'autre , soyez ma mère
el niin la reine, pMi^(pl(• je \ous parle eu fils; enire .^L de llui kiuyham et moi, c'est
l'alTaire d'im cnlrclirn de (piaire iiiiiiiiles. — C'est justenienl i l't eiilietieu (pie je Mni.-
iiilerdi>, .Mdusii'ur, dit la reine reprenant >in\ autorité, ce n'est pa> digue de nous. —
l'Ji bi<'n soil. je ne paraîtrai jias. mais j'inlimerai mes volontés à Madame. — Oh! fil
Aune d'Auliielie a\ei la mélancolie du souvenir, ne tyrannisez jamais une femme,
ninii lils; ne commandez jamais trop haut el irop impérali\ enienl il la vôtre, l-'emuie
vaincue n'est pas toujours femme conNaincue. — Que faire alors? — Laisscx-moi le
A > > !■; n Al T 11 M II I
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 303
soin de cette affaire. Philippe, vous désirez que le duc de Buckingliam s'éloigne,
n'est-ce pas? — Au plus tôt, Madame. — Eh hieu! envoyez-moi le duc, mon fils;
souriez-lui, ne témoignez rien à votre femme, au roi, à personne. Des conseils, n'en
recevez que de moi. Hélas! je sais ce que c'est qu'un ménage troublé par des conseil-
lers. — J'obéirai, ma mère. — Et vous serez satisfait, Philippe. Trouvez-moi le duc.
— Ohl ce ne sera point difficile. — Où croyez-vous donc qu'il soit? — Pardieu , à la
perle de Madame , dont il attend le lever : c'est hors de doute. — Bien . lit Anne d'Au-
riche avec calme. Veuillez dire au duc que je le prie de me venir voir. Philippe baisa
la main de sa mère et partit à la recherche de M. de Buckingham.
FOR EVER.
Rlilord Buckingham, soumis à l'invitation de la reine-mère, se présenta chez elle
une demi-heure après le départ du duc d'Orléans.
Lorsque son nom fut prononcé par l'huissier, la reine, qui s'était accoudée sur sa
table, la tèle dans ses mains, se releva et reçut avec un sourire le salut plein de grâce
et de respect que le duc lui adressait.
Anne d'Autriche était belle .encore. On sait qu'à cet âge déjà avancé ses longs che-
veux cendrés, ses belles mains, ses lèvres vermeilles , faisaient encore l'admiration île
tous ceux qui la voyaient.
En ce moment, tout entière à uu souvenir qui remuait le passé dans son cœur, elle
était aussi belle qu'aux jours de sa jeunesse , alors que son palais s'ouvrait pour rece-
voir, jeune et passionné , le père de ce Buckingham, cet infortuné qui avait vécu pour
elle, q\ii était mort en prononçant son nom.
Anne d'Autriche attacha donc sur Buckingham un regard si tendre, que l'on y dé-
couvrait à la fois la complaisance d'une alîeclion maternelle et quelque chose do doux
comme une coquetterie d'amante.
— Votre Majesté , dit Buckingham avec respect , a désiré me parler? — Oui , duc,
répliqua la reine en anglais. Veuillez vous asseoir. Cette faveur que faisait Anne
d'A\itriche au jeune homme, celte caresse de la langue du pays dont le duc était sevré
depuis son séjour en France remuèrent profondément son âme. Il devina sur-le-champ
que la reine avait quelque chose à lui demander.
Après avoir donné les premiers momens à l'oppression insurmontable qu'elle avait
ressentie , la reine reprit son air riant. — Monsieur, dit-elle en français, comuient
trouvez-vous la France ? — Un beau pays , Madame , répliqua le duc. — L'aviez-vous
déjà vue? — Déjà unie fois, oui , Madame. — Mais , comme tout bon Anglais , vous
préférez l'Angleterre ? — J'aime mieux ma patrie que la patrie d'un Français, ré-
pondit le duc; mais si Votre Majesté me dema?ide lequel des deux séjours je préfère ,
Londres ou Paris, je répondrai Paris.
Anne d'Autriche remarqua le Ion plein de chaleur avec lequel ces paroles avaient
été prononcées. — Vous avez, m'a-t-on dit, milord, de beaux biens chez vous, vous
habitez un palais riche et ancien? — Le palais de mon père , répliqua Buckingham
en baissant les yeux. — Ce sont là des avantages précieux et des souvenirs, répliqua
la reine. — En effet , dit le duc subissant l'influence mélancoUque de ce préambule ,
les gens de cœur rêvent autant par le passé ou par l'avenir que par le présent. —
30i LES MOUSQUETAIRES.
C'est vi'ai, dit la reine à voix basse. — 11 en résulle, ajoUta-l-elle , que vous, niilord ,
qui êtes un homme de cœur... vous quitterez bientôtla France... pour vous renfermer
dans vos richesses, dans vos reliques. Buckinghaiii leva la tête. — Je ne crois pas,
dit-il, Madame. — Comment? — Je pense , au contraire , que je quitterai l'Angle-
terre pour venir habiter la France.
Ce fut au tour d'Anne d'Autriche à manifester son étonnenicnl. — Quoi ! dit-elle,
vous ne vous trouvez donc pas dans la faveiu' du nouveau roi? — Au contraire, Ma-
dame, Sa Majesté m'honore d'une bienveillance sans bornes. — Il ne se peut , dit la
reine, que votre fortune soit diminuée; on la disait considérable. — Ma fortune. Ma-
dame , n'a jamais été plus florissante. — Il faut alors que ce soit quelque cause se-
crète. — Non, Madame , dit vivement BuckiiiLrham , il n'est rien dans la cause de ma
détermination qui soit secret. J'aime le séjour de France , j'aime une cour pleine de
goût et de politesse; j'aime enfin, Madame, ces plaisirs un peu sérieux qui ne sont
pas les plaisirs de mon pays et qu'on trouve en France.
Anne d'Autriche sourit avec finesse. — Les plaisirs sérieux! dit-elle; avez- vous bien
réfléchi, monsieur de Buckingham , à ce sérieux-là? Le duc balbutia. — Il n'est pas
de plaisirsi sérieux, continua la reine , qui doive empêcher un homme de votre rang...
— Madame, interrompit le duc , Votre Majesté insiste beaucoup sur ce point, ce me
semble. — Vous Irouvez , duc? — C'est , n'en déplaise à Votre Majesté , la deuxième
fois qu'elle vante les attraits de l'Angleterre avux dépens du charuK qu'on éprouve à
vivre en France.
Anne d'Autriche s'approcha du jeune homme . et posant sa belle main sur sou
épaule qui tressaillit au contact : — Monsieur, dit-elle , croyez-moi , rien ne vaut le
séjour du pays natal. Il m'est arrivé , à moi , bien souvent de regretter l'Espagne. J'ai
vécu longtemps, milord, bien longtemps |)our une feuune . et je vous avoue qu'il ne
s'est point passé d'année que je n'aie regretté l'Espagne. — Pas une année ! Madame,
dit froidement le jeune duc; pas une de ces années où vous étiez reine de beauté ,
commevousêtes encore , du reste. — Chipas de flatterie, duc: je suisune femme qui
serait votre mère ! Elle mit , sur ces derniers mots , un accent , une douceur qui péné-
trèrent le cœur de Buckingham. — Oui , dit-elle , je serais votre mère , et voilà pour-
quoi je vous donne un bon conseil. — Le conseil de m'en retourner à Londres! s'é-
cria-t-il. — Oui, milord, dit-elle.
Le duc joignit les mains d'un air effrayé, qui ne pouvait manquer son effet sur
cette fennne disposée à des sentimens tendres par de tendres souvenirs. — Il le faut ,
ajouta la reine. — Comment! s'écria-t-il encore, l'on me dit sérieusement qu'il faut
que je parte, qu'il faut que je m'exile! — Que vous vous exiliez! avez-vous dit. Ah!
milord , ou croirait ([ue la France est voire pairie. — Madame, le pays dos gens qui
aiment, c'est le pays de ceux qu'ils aimcnl. — Pas un mol de plus, niilord, dit la
reine, vous oubliez à qui vous parlez!
Buckingham se mit à doux genoux. — Madame, Madame, vous êtes une source
d'esprit, de bonlé, de clémence; Madame, vous n'êtes pas seulement la jireniièrc de
ce royaume i)ar le rang, vous êtes la première du monde par les qualités qui vous
font divine ; je n'ai rien dit, Madame, .\i-je dit quelque chose à quoi vous puissiez
me répondre une aussi cruelle parole? Est-ce que je me suis trahi, Madame?
— Vous oubliez que vous avez parlé, pensé devant une femme, et d'ailleurs...
— D'ailleurs, interrompil-il \i\i-Niiiil . ind ne sait que vous m'écouloz. — On lésait,
au contraire , duc ; vous avez les di''l'auts cl les (pialilés de la jeunesse, — Ou m'a
trahi! on m'a dénonié! — Qui cela? — Ceux qui déjà au llavrc avaient, a\i'(-
une iulcrnale perspiiaiil/'. In il.in-. mou niiir :i livre ciumtI. — ,1e ne sai'< de qui muis
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 305
entendez parler. — Oh ! Madame, si quelqu'un avail eu laudace de voir en moi ce
que je n'y veux point voir moi-nièine... — Que feriez-vous, duc? — Il esl des secrels
qui tuent ceux qui les trouvent. — Celui qui a trouve votre secret , fou que vous êtes,
celui-là n'est pas tué encore ; il y a plus, vous ne le tuerez pas; celui-là est armé de
tous droits, c'est un mari, c'est un jaloux, c'est le second genlïïhomme de France,
c'est mon fils , le duc d'Orléans.
Le duc pâlit. — Que vous êtes cruelle, Madame! dit-il. Anne courut à lui et lui |)rit
la main. — Villicrs, dit-elle en anglais avec une véhémence à hnpielle nul n'eût pu
résister, que demandez-vous? A une mère, de sacrifier son fils; à une reine, de con-
sentir au déshonneur de sa maison! Vous êtes un enfant, n'y pensez pas! Quoi! pour
vous épargner une larme , je commettrais ces deux crimes , Villiers ! Vous parlez des
morts ; les morts du moins furent respectueux et soumis ; les morts s'inclinaient devant
un ordre d'exil ; ils emportaient leur désespoir comme une richesse en leur cœur, parce
que le désespoir venait de la femme aimée, parce que la mort, ainsi trompeuse, était
comme un don , comme une favinir.
Buckingham se leva les traits altérés, les mains sur le cœur. — Vous avez raison.
Madame, dit-il ; mais ceux dont vous parlez avaient reçu l'ordre d'exil d'une bouche
aimée ; on ne les chassait point : on les priait de partir, on ne riait pas d'eux. — Non,
l'on se souvenait! murnnn'a Anne d'Autriche. Mais qui vous dit qu'on vous chasse,
qu'on vous exile; qui vous dit qu'on ne se souvienne pas de votre dévouement? Je ne
parle pour personne, Villiers, je parle pour moi, partez! Rendez-moi ce service,
faites-moi celle grâce; que je doive cela encore à quelqu'un de votre nom. — C'est
donc pour vous, Madame? — Pour moi seule. — Il n'y aura (ferrièrc moi aucun
homme qui rira, aucun prince qui dira : J'ai voulu ! — Duc! écoutez-moi.
Et ici la figure auguste de la vieille reine prit une expression solennelle. Je vous
jure que nul ici ne commande, si ce n'est moi ; je vous jure que non-seulement per-
sonne ne rira, ne se vantera, mais que personne même ne manquera au devoir que
votre rang impose. Comptez sur moi , duc , connue j'ai compté sur vous. — Vous ne
vous expliquez point, Madame; je suis au désespoir, la consolation, si douce et si
complète qu'elle soil, ne me paraîtra pas suffisante. — Ami, avez-vous connu votre
mère? répliqua la reine avec un caressant sourire. — Oh! bien peu, Madame; mais
je me rappelle que cette noble daine me couvrait de baisers et de pleurs quand je
pleurais. — Villiers! murmura la reine on passant son bras au cou du jeime homme
je suis une mère pour vous, et, croyez-moi bien, jamais personne ne fera pleurer
mon fils. — Merci , Madame , merci , dit le jeune homme attendri et sufloquant d'émo-
tions ; je sens qu'il y avait place encore dans mon cœur pour un sentiment plus doux
plus noble que l'amour.
La reine-mère le regarda et lui serra la main. — Allez, dit-elle. — Quand faul-il
que je parle? ordonnez. — Mêliez le temps convenable, milord, reprit la reine ; vous
parlez, mais vous choisissez votre jour... Ainsi, parlez après-demain au soir; seule-
ment, annoncez dès aujourd'hui votre volonté. — Ma volonté! murmura le jeune
homme. — Oui , duc. — Et... je ne reviendrai jamais en France? Anne d'Autriche
réfléchit un moment, et s'absorba dans la douloureuse gravité de sa méditafion. — lime
sera doux, dit-elle , que vous reveniez le jour où j'irai dormir éternellement à Saint-
Denis près du roi mon époux. — Qui vous fit tant souffrir! dit Buckingham. — Qui
était le roi de France , répliqua la reine. — Madame , vous êtes pleine de bonté , vous
entrez dans la prospéiité, vous nagez dans la joie; de longues années vous sont pro-
mises. — Eh bien , vous viendrez tard alors , dit la reine en essayant de sourire.
Je ne reviendrai pas, dit tristement Ruikindiam, moi ipii «iiis jeune. La reine fit nu
T. 1 il)
"306
LES MOUSQUETAIRES.
mouvement. — La mort , Madame , ne compte pas les années; elle est impartiale; on
meurt quoique jeune, on vil quoique vieillard.
— Duc, plus de sombres idées ; je vais vous égayer. Venez dans deux ans! je vois
sur votre charmante figure que les idées qui vous font si lugubre aujourd'hui , seront
des idées décrépites avant six mois. — Je crois que vous me jugiez mieux tout à l'heure,
Madame , répliqua le jeune homme, quand vous disiez que sur nous autres de la mai-
son de Buckingham le temps n'a pas de prise. — Silence ! oh ! silence 1 fit la reine en
embrassant le duc sur le front avec une tendresse qu'elle ne put réprimer; allez :
allez! ne m'allendrissez point, ne vous oubliez plus, je suis la reine! vous êtes sujet
du roi d'Angleterre; le roi Charles vous attend; adieu, adieu, Villiers, farewell,
Villiers ! — For ever ! répliqua le jeune homme , et il s'enfuit en dévorant ses larmes.
Anne appuya ses mains sur son front, puis se regardant au miroir, — On a beau dire,
murmura-t-elle , pauvre relue , la femme est toujours jeune : on a toujours vingt ans
dans quelque coin du cœur!
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
307
OU SA MAJESTÉ LOUIS XIV NE TROUVE MADEMOISELLE DE LA VÂLLIÈRE
NI ASSEZ RICHE, NI ASSEZ JOLIE POUR UN GENTILHOMME DU RANG
DU VICOMTE DE BRAGELONNE.
AOiL et le comte de la Fère arrivèrent :i Paris le soir du
jour où Buckiiighain avait eu cet entretien avec la reine-
mère.
A |ieine arrivé, le comte lit demander par Raoul une
audience au roi.
Le roi avait passé une partie de la journée à regarder
avec Madame et les dames de la cour des étoffes de Lyon
dont il faisait présent à sa belle-sœur. Il y avait eu ensuite
diner à la cour, puis jeu, et selon son habitude, le roi
quittant le jeu à huit heures, avait passé dans son cabinet
pour travailler avec M. Colberl et M. Fouquet.
Raoul était dans Tantichanibre au moment où les deux ministres sortirent, et le roi
l'aperçut par la porte entrebâillée. — Que veut nionsieui' de Bragelonne '.' deniaiida-t-il.
Le jeune homme s'approcha. — Sire , répliqua-t-il , uiie audience pour M. le comte
de la Fère, qui arrive de Blois avec grand désir d'entretenir Votre Majesté. — ^ J'ai
une heure avant le jeu et mon souper, dit le roi. M. de la Fère est-il prêt? — M. le.
comte est en bas, au.x ordres de Votre Majesté. — Qu'il monte !
Cinq minutes après Atlios entrait chez Louis XIV.
Accueilli par le maître avec cette gracieuse bienveillance que Louis , avec un tact
nu-dessus de son âge, réservait pour s'acquérir les honmios que l'on ne conquiert
point avec des faveurs ordinaires, — Comte , dit le roi , laissez-moi espérer que vous
venez me demander quelque chose. — Je ne le cacherai point àA'^otre Majesté, ré'
phqua le comte ; je viens en effet solliciter. — Voyons 1 dit le loi d'un air joyeux. —
Ce n'est pas pour moi , sire. — Tant pis; mais enlln, pour votre protégé, comte, je
ferai ce que vous me refusez de faire pour vous. — Votre Majesté me console .. Je
viens parler au roi pour le vicomte de Bragelonne. — Comte, c'est comme si vous
parliez pour vous. — Pas tout à fait, sire... Ce que je désire obtenir de vous, je ne le
puis pour moi-même. Le vicomte pense à se marier. — Il est jeune encore : mais
qu'importe... C'est un homme distingué, je lui veux trouver une femme. — Il l'a
trouvée, sire , et ne cherche que l'assentiment de Votre Majesté. — Ah 1 il ne s'agit
que de signer un contrat de mariage? — Athos s'inclina. — A-t-il choisi sa fiancée
riche et d'une quahté qui vous agrée?
Athos hésita un moment. — La fiancée est demoiselle , répliqua-t-il: mais po\ir
riche , elle ne l'est pas. — C'est >m mal auquel nous voyons remède. — Votre Majesté
308 LES MOUSQUETAIRES.
me pénètre de reconnaissance. — Comment s'appelle la fiancée? — C'est, dit Athos
froidement, mademoiselle de la Vallière de la Bannie le Blanc. — Ali ! fit le roi en
cherchant dans sa mémoire; je connais ce nom ; un marquis de la Vallière... — Oui,
sire , c'est sa fille. — Il est mort ! — Oui , sire. — Et la veuve s'est remariée à M. de
Saint-Remy, maitre d'hôtel de Madame douairière? — Votre Majesté est bien in-
formée.— C'est cela , c'est cela!... Il y a plus : la demoiselle est entrée dans les filles
d'honneur de Madame la jeune. — Votre Majesté sait mieux que moi toute l'histoire.
Le roi réfléchit encore , et regardant à la dérobée le visage assez soucieux d'Athos,
— Comte, dit-il , elle n'est pas fort jolie , cette demoiselle, il me semble? — Je ne
sais trop, répondit Athos. — Moi, je l'ai regardée : elle ne m'a point frappé. — C'est
un air de douceur et de modestie, mais peu de beauté , sire. — De beaux cheveux
blonds, cependant? — Je crois que oui. — Et d'assez beaux yeux bleus? — C'est cela
même. — Donc, sous le rapport de la beauté , le parfi est ordinaire. Passons à l'ar-
gent. Quinze à vingt mille livres de dot au plus, sire , mais les amoureux sont désin-
téressés ; moi-même je fais peu de cas de l'argent. — Le superflu, voulez-vous dire;
mais le nécessaire c'est urgent. Avec quinze mille livres de dot, sans apanages, une
femme ne peut aborder la cour. Nous y suppléerons ; je veux faire cela pour Bra-
gelonne. Athos s'inclina.
Le roi remarqua encore sa froideur. — Passons de l'argent à la qualité, dit Louis XIV;
fille du marquis de la Vallière, c'est bien; mais nous avons ce bon Saint-Remy qui
gâte un peu la maison, par les femmes, je le sais , enfin cela gâte ; et vous, comte ,
vous tenez fort, je crois, à voire maison. — Moi, sire, je ne liens plus à rien du tout
qu'à mon dévouement pour Voire Majesté. Le roi s'arrêta encore. — Tenez , dit-il ,
Monsieur, vous me surprenez beaucoup depuis le commencement de voire entrelien.
Vous venez me faire une demande en mariage et vous paraissez fort affligé de faire
celle demande. Oh ! je me trompe rarement , tout jeune que je suis , car avec les uns,
je mets mon amilié au service de l'intelligence; avec les antres, je mets ma défiance
que double la perspicacité. Je le répète, vous ne faites point celle demande de bon
cœur. — Eh bien! sire, c'est vrai. — Alors, je ne vous comprends point: refusez. —
Non, sire; j'aime Bragelonne de tout mon amour; il est épris de niadenioisclle de la
Vallière, il se forge des paradis pour l'avenir; je ne suis pas de ceux qui veulent briser
les illusions de la jeunesse. — Voyons, voyons, comte, raime-t-elle? — Si Votre Ma-
jesté vent que je lui dise la vériié, je ne crois pas à l'amour de mademoiselle de la
Vallière; elle est jeune, elle est enfant, elle est enivrée; le plaisir de voir la cour,
l'honneur d'être au service de Madame, balanceront dans sa lêle ce qu'elle pourrait
avoir de tendresse dans le co'ur; ce sera donc un mariage comme Votre Majesté en
voit beaucoup à la cour; mais Bragcloime le veut : que cela soit ainsi. — Vous ne
ressemblez cependant pas à ces pères faciles qui se font esclaves de leurs enfuns,
dit le roi. — Sire , j'ai de la voionlé contre les médians , je n'en ai point contre les
gens de cœur. Raoul sonlfre, il prend du chagrin: je ne veux pas priver Votre Ma-
jesté des services qu'il jient rendre.
— Je vous comprends, dit le roi, et je comprends surtout votre cœur. — Alors, ré -
jiliqna le comte, je n'allends plus, sire, que la signature de Votre Majesté. Raoul aura
l'bonueui' de se iiiés(Mit(-r de\ant vous, et recevra votre consenicnient. — Vous vous
ticjiMpez. iiimie, dit fermement le roi : je viens de vous dire que je voulais le bonheur
du viidmle ; aussi m'o|)posé-jc en ce mument à son mariage. — Mais, sire! s'écria
.\lhos. Votre Majesté m'a promis... — Non pas cela, comte; je ne vous l'ai poin
promis, car cela est opposé à mes vues.
— Je comiirends tout ce (]uc l'inilialivc de Votre Majesti' a de bienveillant et de
M£ VICOMTE DE BRAGELONNE. 309
goncreiix pour moi : m;ii^ je prends la libeiié de vous rappeler que j'ai pris l'eugagv--
luent de venir eu ambassadeur. — Un ambassadeur, comte, demande souvent et n'ob-
tient pas toujours. — Ah ! sire , quel coup pour Bragelonne I — Je donnerai le coup,
je parlerai au vicomte. Ne vous inquiétez plus à ce sujet. J'ai des vues sur Bragelonne j
je ne dis pas qu'il n'épousera pas mademoiselle de la Vallière; mais je ne veux point
qu'il se marie si jeune; je ne veux point qu'il l'épouse avant qu'ellen'ailfail fortune, et
lui , de son côlé , mérite mes bonnes grâces, telles que je veux les lui donner. Eu un
mot, comte , je veux qu'on attende. — Sire, encore une fois... — Monsieur le comte,
vous êtes venu , disiez-vous, me demander une faveur? — Oui, certes. — Eh bien!
accordez-m'en une, ne parlons plus de cela. Il est possible qu'avant un long temps je
fasse la guerre; j'ai besoin de gentilshommes libres autour de moi. J'hésiterais à en-
voyer sous les balles et le canon un homme marié, un père de famille ; j'hésiterais
aussi pour Brageloiuie à doter, sans raison majeure , une jeune tille inconnue : cela
sèmerait de la jalousie dans ma noblesse. Athos s'inclina et ne répondit rien.
— Est-ce tout ce qu'il vous importait de me demander, ajouta Louis \l\'! — Tout
absolument, sire, et je prends congé de Votre ^lajesté. Mais funt-il que je prévienne
Raoul? — Epargnez-vous ce soin, épargnez-vous cette contrariété. Dites au vicomte
que demain, à mon lever, je lui parlerai; quant à ce soir, comte, vous êtes de mon
jeu. — Je suis en habit de voyage , sire. — Un jour viendra , j'espère , où vous ne me
quitterez pas. Avant peu, comte, la monarchie sera établie de façon à oiïrir une digne
hospitalité à tous les hommes de voti'e mérite. — Sire, pourvu qu'un roi soit grand
dans le cœur de ses sujets, peu importe le palais qu'il habite, puisqu'il est adoré dans
un temple.
En disant ces mots, Athos sortit du cabinet et retrouva Bragelonne qui l'atlendait.
— Eh bien. Monsieur, dit le jeune bouuue. — Raoul, le roi est bien bon poiu' nous;
peut-être pas dans le sens que vous croyez , mais il est bon et généreux pour notre
maison. — Monsieur, vous avez une mauvaise nouvelle à m'apprendre, fit le jeune
homme en pâlissant. — Le roi vous dira demain au matin que ce n'est pas une mau-
vaise nouvelle. — Mais enfin. Monsieur, le roi n'a pas signé? — Le roi veut fiiire votre
contrat lui-même, Raoul; et il veut le faire si grand que le temps lui manque, f're-
nez-vous-en à votre impatience bien plutôt qu'à la bonne volonté du roi.
Raoul consterné, parce qu'il connaissait la franchise du comte et en même temps
son lialiileté, demeura plongé dans une morne stupeur.
— Vous ne m'accompagnez pas chez moi? dit Athos. — Pardonnez-moi , Monsieur,
je vous suis, balbutia-t-il , et il descendit les degrés derrière Athos. — Oh! |)endanl
que je suis ici, fît tout à coup ce dernier, ne pourrais-je voir M. d'Artagnan? — Vou-
lez-vous que je vous mène à son appartement? dit Bragelonne. — Oui, certes. — C'est
dans l'autre escalier, alors.
Et ils changèrent de chemin ; mais arrivés au palier de la grande galerie , Raoul
aperçut un laquais à lalivrée du comte de Guicliequi courut aussitôt vers lui en enten-
dant sa voix. — Qu'y a-t-il? dit Raoul. — Ce billet, Monsieur. Monsieur le comte a
su que vous étiez de retour, et il vous a écrit sur-le-champ : je vous cherche depuis
une heure.
Raoul se rapprocha d' Athos pour décacheter la lettre. — Vous permettez, Monsieur,
dit-il. — Faites.
« Cher Raoul, disait le comie de Guiche,j'ai une affaire d'importance à traiter
sans retard; je sais que vous êtes arrivé, venez vite.»
Il achevait de lire, lorsque, débouchant de la galerie, un valet, à la livrée de
Buckingham, reconnaissant Raoul, s'approcha de lui respectueusement. — De la part
310 LES MOUSQUETAIRES.
de inilord iluc, dit-il. — Ah! s'écria Athos, je vois, Raoul, que vous êtes déjà en
affaire comme nu général d'armée ; je vous laisse , je trouverai seul M. d'Artagnau.
' — Veuillez m'excuser, je vous prie, dit Raoul. — Oui, oui, je vous excuse; adieu,
Raoul. Vous me retrouverez chez moi jusque demain; au jour, je pourrais partir
pour Blois, à moins de contre-ordre — Monsieur, je vous présenterai demain mes res-
pects. Athos partit.
Raoul ouvrit la lettre de Buckingham.
« Monsieur de Bragelonne, disait le duc, vous êtes de tous les Français que j'ai
vus, celui qui me plaît le ])lus : je vais avoir besoin de votre amitié. Il m'arrive cer-
tain message écrit- en bon français. ,Je snis Anglais , moi , et j'ai peur de ne pas assez
bien comprendre. La lettre est signée d'un bon nom , voilà tout ce que je sais.
Serez-votis assez obligeant pour me venir voir, car j'apprends que vous êtes arrivé
de Blois.
« Votre dévoué, Villieus, duc de Buckingham. »
— Je vais trouver Ion maître, dit Raoul au valet de Guiche en le congédiant. — Et,
dans une heure , je serai chez M. de Buckingham , ajouta-t-il en faisaul de la main
un signe au messager du duc.
UNE FOULE DE COUPS D'ÉPÉE DANS I/EAU.
Raoul, en se rendant chez de Guiche. trouva celui-ci causant avec de Wardes et
"Manicanip.
De Wardes, depuis l'aventure de la barricre, traitait Raoul en étranger. Ils avaient
Tair de ne pas se connaître.
liaoul entra, Guiche marcha au-devant de lui.
liao'il, tout en serrant la main di> sou ami. jeta un regard rapide sur les deux jeunes
gens. Il espérait lire sm- leur visage ce qui s'agitait dans leur esprit.
De Wardes était froid et impénétrable.
Manicanip seudilail perdu dans la contemplation d'une garniture qui l'alisorbail.
tiiiiche euuuena Itaind dans un cabinet voisin et le lit asseoir.
— ('nmme tu as innuie uiiuc ! luidit-il. — C'est assez étrange, répondit Raoul .car je
suis assez peu jo\eu.\. — (i'esl cuunne moi, n'est-ce pas, Raoul? l'amom- va mal. —
Tant micu.\ , de ton côté, comte ; la pire nouvelle, celle qui pourrai! le plus m'atlris-
Icr serait une bonne nouvelle. — Oh! alors, ne l'atllige pas, car non-seulcuient je
suis très-rnallieur(Mi\ , mais encore je vois des gens heureux autour de moi. —
Expliipie-lni , mon iuiii . dil H.ioul.
— Tu vas couqirendre. .l'ai vainement coudiallu le seulinieut (jue t\i as vu naître
eu iiiiii et s'(Mnparer de nmi : j'ai apjielé i la fois tous les conseils cl toute ma force;
j'ai bien considéré le ui.iliicur où je m'engageais; je l'ai sondé, c'est im abîme . je le
sais, mais n'iiiqioite, je poursuivrai mon chemin. — Insensé, tu ne peux faii'iMU) |ias
de plus sans voidoir aujourd'hui ta ruine, demain ta morl. — Advienne cjue pourra !
— (Hiidie! — Toutes réilexions sont faites, écoute. — Ithilu crois réussir, lu crois que
Madami' l'aimera. — Raoul, je ne crois rien, j'espère, parce que l'ospoir esl dans
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 311
l'homme et qu'il y vit jusqu'au tombeau. — Mais j'admets que tu obtiennesce bonheur
que tu espères, reprit Raoul, mais tu es plus sûrement perdu encore que si tu ne l'ob-
tiens pas.
— Je t'en supplie, ne m'interromps plus . Raoul ; tu ne me convaincrais point, car
je te le liis d'avance, je ne veux pas être convaincu. J'ai tellement marché que je ne
puis reculer; j"ai tellement souffert que la mort me paraîtrait un bienfait. Je ne
suis plus seulement amoureux jusqu'au délire, Raoul, je suis jaloux jusqu'à lafurenr.
Raoul frappa l'une contre l'autre ses deux mains avec un sentiment qui ressemblait
à de la colère.
— Bien, dit-il. — Bien ou mal, peu importe. Voilà ce que je réclame de toi, de
mon ami , de mon frère. Depuis trois jours , iladame est en fêtes , en ivresse. Le pre-
mier jour, je n'ai point osé la regarder; je la haïssais de ne pas être aussi malheu-
reuse que moi. Le lendemain, je ne la pouvais plus perdre de vue; et de son côté,
— oui, je crus le remarquer du moins, Raoul, — de son côté, elle me regarda, si-
non avec quelque pitié . du moins avec quelque douceur. Mais entre ses rej.'ards et les
miens vint s'interposer une ombre ; le sourire d'un autre provoque son sourire. A côté
de son cheval galope éternellement un cheval qui n'est pas le mien ; à son oreille
vibre incessamment une voix caressante qui n'est pas ma voix. Raoul, depuis trois
jours ma tète est en feu; c'est de la flamme qui coule dans mes veines. Cette ombre,
il faut que je la chasse; ce sourire , que je l'éteigne; cette voix, que je Tétouffe. — Tu
veux luer Monsieur? s'écria Raoul. — Eh 1 non. Je ;ne suis pas jaloux de Monsieur;
je ne suis pas jaloux du mari; je suis jaloux de l'amant. — Tu es jaloux de M. de
Buckmgham? — A en mourir! — Encore. — Oh! cette fois la chose sera facile à régler
entre nous, j'ai pris les devans, je lui ai fait passer un billot. — Tu lui as écrit, c'est
toi. — Comment sais-tu cela? — Je le sais parce qu'il me l'a fait dire. Tiens.
Et il lendit à de Guiche la lettre qu'il avait reçue presque en même temps que la
sienne. De Giiiche la lut avidement. — C'est d'un brave homme et surtout d'un galant
homme, dit-il. Tu Tiras trouver de ma pari. — Mais c'est presque impossible. —
Comment? — Le duc me consulte, et loi aussi. — Oh ! tu me donneras la préférence,
je suppose. Écoule . voici ce que je le prie de dire à Sa Grâce... C'est bien simple...
Un de ces jours , aujourd'hui , demain , après-demain , le jour qui lui conviendra , je
veux le rencontrer à Vincennes. — Le duc est étranger; il a une mission qui le fait
inviolable... Vincennes est tout près de la Bastille. — Les conséquences me regardent.
— Mais la raison de celte rencontre? quelle raison veux-tu que je lui donne? — Il ne
t'en demandera pas, sois tranquille... Le duc doit être aussi las de moi que je le suis
de lui. Ainsi, je t'en supplie, va trouver le dnc, et, s'il faut que je le supplie d'ac-
cepter ma proposition, je le supplierai. — C'est inutile... Le duc m'a prévenu qu'il
mevoulait parler. Le duc est au jeu du roi .. Allons-y tous deux. Je le tirerai à quar-
tier dans la galerie. Tu resteras à l'écart. Deux mots suffiront. — C'est bien. Je vais
emmener de Wardes et Manicamp.
Tous quatre descendirent. Le carrosse de Guiche attendait à la porte et les conduisit
au Palais-Royal.
En chemin, Raoul se forgeait un tlième. Seul dépositaire des deux secrets, il ne dé-
sespérait pas de conclure un accommodement entre les deux parties.
En arrivant dans la galerie, resplendissante de lumière, où les femmes les plus
belles et les plus illustres de la cour s'agitaient conune des astres dans leur atmos-
phère de flammes. Raoul ne put s'empêcher d'oublier un instant de Guiche pour re-
garder Louise, qui, au milieu de ses compagnes, pareille à une colombe fascinée,
dévorait des yeux le cercle royal, tout éblouissant de diamans et d'or.
31-2 LES MOUSQUETAIRES.
Les liomines étaient debout, le roi seul était assis. Raoul aperçut Buckingliam. Il
était à dix pas de Monsieur, dans un groupe de Français et d'Anglais, qui admiraient
le grand air de sa personne et l'incomparable magnilicence de ses babils.
Quelques-uns des vieux courtisans se rappelaient avoir vu le père, et ce souvenir
ne faisait aucun tort au fils.
Buckingbam causait avec Fouquet. Fouquet lui parlait tout haut de Belle-Isle. —
Je ne puis l'aborder dans ce moment, dit Raoul. — Altends et choisis ton occasion,
mais termine tout sur l'heure. Je brûle. — Tiens, voici notre sauveur, dit Raoul aper-
cevant d'Artagnan, qui, dans son habit neuf de capitaine des mousquetaires, venait
de faire dans la galerie une entrée de conquérant. Et il se dirigea vers d'Artagnan. —
Le comte de la Fère vous cherchait, chevaher, dit Raoul. — Oui, répondit d'Arta-
gnan , je le quitte. — J'avais cru comprendre que vous deviez passer une partie de la
nuit ensemble. — Rendez- vous est pris pour nous retrouver.
— Monsieur le chevalier, dit Raoul, il n'y a que vous qui puissiez me rendre un
service. — Lequel'i' mon cher vicomte. — Il s'agit d'aller déranger M. de Buckingham
à qui j'ai deux mois à dire, et comme IM. de Buckingham cause avec M. Fouquet,
vous comprenez que ce n'est point moi qui puis me jeter au milieu de la conversation.
— Ah! ah! M. Fouquet; il est là, demanda d'Artagnan? Et lu crois que j'ai plus
de droit que toi '.'' — Vous êtes un homme plus considérable. — Ah ! c'est vrai , je suis
capilaine des mousquetaires; il y a si longlernps qu'on me promellait ce grade et si
peu de temps que je l'ai que j'oublie toujours ma dignité. — Vous me rendrez ce ser-
vice , n'est-ce pas? — M. Fouquet , diable ! — Avez-vous quelque chose contre lui?
— Non, ce serait plulôl lui qui aurait quelque chose conire moi; enfin, comme
il faudra qu'un jour ou l'autre... — Tenez, je crois qu'il vous regarde; ou bien
serait-ce... — Non, non, tu ne te trompes pas, c'est bien à moi qu'il fait cet hon-
neur. — Le momenlest bon, alors. — Tucrois? — Allez, je vous en prie. — J'y vais.
Guiche ne perdait pas de vue Raoul; Raoul lui fit signe que tout était arrangé.
D'Artagnan marcha droit au groupe, et salua civilement M. Fouquet comme les
autres. — Bonjour, monsieur d'Artagnan. Nous parlions de Belle-Isle-en-mer, dit
Fouquet avec cet usage du monde et cette science du regard qui demandent la moitié
de la vie pour èlre bien appris, et à laquelle cerlaines gens, malgré loulc leur élude,
n'arrivent jamais. — De Belle-Isle-en-mer! .\h!ahl fit d'.VrIagiian. C'est à vous,
je crois, monsieur Fouquet? — Monsieur vient de me dire qu'il l'avait donnée au roi,
dit Buckingham. — Connaissez-vous Belle-Isle, chevalier? demanda Fouquet au mous-
quelairc. — J'y ai été une seule fois, Monsieur, répondit d'Arlagnan en honmie
d'esprit et en galant homme. — Y éles-vous rcsié longlernps? — A peine une journée,
monseigneur. — Et vous y avez vu? — Tout ce qu'on peut voir en un jour. — C'est
beaucoup d'un jour quant à votre regard, Monsieur. D'Arlagnan s'inclina.
Pendant ce temps, Raoul faisait signe à Buckingham. — Monsieur le sminlemlanl ,
dit Buckingliam, je vous laisse le capitaine qui secomiaît mieuvcpic moi en bastion,
en escarpe et en conire-escarpe , et je vais rejoindre un ami (pii me lail signe. Vous
compriMicz...
En elVil, Buckingham se détacha du groupe et s'avança vers Raoul , mais tout en
s'arrétant un instant ;i la table où jouaient Madame la reine-mère , la jeune reine et le
roi. — Allons, Raoul, dit fiuiche , le voilà, ferme et vile.
Buckingliam , en ellel, après avoir présenté im romplimenl à Madame, continuait
son rhcmin vers Raoul. Raoul vint au-devant de lui. Guiche demeura à sa place. Il
les suivit des yeux.
La manœuvre élail combinée de telle façon que la rencontre des deux jeunes gens
F.E VICOMTE DE BRAGEF.ONNE. 313
ciM lieu dans l'espace ville enlrc le groupe du jeu el la galerie où se promenaient
en s'arrèliuil de lcm|is en temps pour causer quelques graves gentilshommes.
Mais au moment où les deu>: lignes allaient s'unir, elles furent rompues par une
troisième. C'était Monsieur qui s'avançait vers le duc de Bnckingham.
Monsieur avait sur ses lèvres roses el pommadées son plus charmant sourire. —
Ehl mon Dieu! dit-il avec une affectueuse politesse, que vient-onde m'apprendre,
mon cher duc?
Buckingham se retourna : il n'avait pas vu venir Monsieur; il avait entendu sa
voix, voilà tout. Il tressaillit malgré lui. Une légère pâleur envahit ses joues. — Mon-
seigneur, demanda-t-il , qu'a-t-on dit à Voire Altesse qui paraisse lui causer ce grand
élonnement? — Une chose qui me désespère, Monsieur, dit le Prince, une chose qui
sera un deuil pour toute la cour. — Ah I Voire Altesse est trop bonne, dit Buckin-
gham, car je vois qu'elle veut parler de mon départ. — Justement. — Hélas I mon-
seigneur, à Paris depuis cinq ou six jours à peine , mon départ ne peut être un deuil
que pour moi.
Guiche entendit le mot de la place où il était resté et tressaillit à son tour. — Son
départ! murmura-t-il. Que dit-il donc?
Philippe continua avec son même air gracieux : — Que le roi de la Grande-Bretagne
vous rap|jelle, ^lonsieur, je conçois cela; on sait que Sa Majesté Charles II, qui se
connaît en gentilshommes, ne peut se passer de vous. Mais que nous vous perdions
sans regret, cela ne se peut comprendre; recevez donc l'expression des miens. — Mon-
seigneur, dit le duc, croyez que si je quitte la cour de France... — C'est qu'on vous
rappelle ; je comprends cela; mais enfin si vous croyez que mon désir ait quelque poids
près du roi, je m'od're à supplier Sa Majesté Charles II de vous laisser avec nous
quelque temps encore. — Tant d'obligeance me comble, monseigneur, répondit
Buckingham, mais j'ai reçu des ordres précis. Mon séjour en France était limité, je
l'ai prolongé au risque de déplaire à mon gracieux souverain. Aujourd'hui seulement
je me l'appelle que depuis quatre jours je devrais être parti. — Oh ! fit Monsieur. —
Oui, mais, ajouta Buckingham en élevant la voix, même de manière à être entendu
des princesses, mais je ressemble à cet homme de l'Orient, qui, pendant plusieurs
jours, devint fou d'avoir fait un beau rêve, et qui, un beau malin , se réveilla guéri,
c'est-à-dire raisonnable. La cour de France a des enivreniens qui peuvent ressembler
à ce rêve, monseigneur, mais on se réveille entin et l'on part. Je ne saurais donc [iro-
longer mon séjour comme Votre Altesse veut bien me le demander. — Et quand
parlez- vous? demanda Philippe d'un air plein de sollicitude. — Demain, monsei-
gneur... Mes équipages sont prêts depuis trois jours.
Le duc d'Orléans fit un mouvement de tête qui signifiait : — Puisque c'est une ré-
.solution prise , duc, il n'y a rien à dire. Buckingham lui rendit ce geste en cachant
sous un sourire le serrement de son cœur. Monsieur s'éloigna par où il était venu.
Mais en même temps, du côté opposé, s'avançait Guiche. Raoul craignit que l'impa-
tient jeune homme ne vînt faire la proposition lui-mêtne, et se jeta au-devant de lui.
— Non, non, Raoul, tout est inutile maintenant, dit Guiche en tendant ses deux
mains au duc et en l'entraînant derrière une colonne. — Oh ! duc, duc! dit Guiche ,
pardonnez-moi ce que je vous ai écrit ; j'étais un fou ! Rendez-moi ma lettre ! — C'est
vrai, répliqua le jeune duc avec un sourire mélancolique, vous ne pouvez plus m'en
vouloir. — Oh! duc, excusez-moi!... Mon amitié, mon amitié éternelle... — Pour-
quoi , en effet , m'en voudriez-vous , comte , du moment où je la quitte , du moment où
je ne la verrai plus.
Raoul entendit ces mots , et comprenant que sa présence était désormais inutile entre
314 LES MOUSQUETAIRES.
les deux jeunes gens qui n'avaient plus que des paroles amies, il recula de quelques
pas. Ce mouvement le rapprocha de de Wardes.
De Wardes parlait du départ de Buckingham. Son interlocuteur était le chevalier
de Lorraine. — Saee retraite! disait de Wardes. — Pourquoi cela? — Parce qu'il
économise un coup d'épée au cher duc. Et tous se mirent à rire. Raoul indigné se re-
tourna le sourcil froncé, le sang aux tempes, la bouche dédaigneuse. Le chevalier de
Lorraine pivota sur ses talons ; de Wardes demeura ferme et attendit. — Monsieur,
dit Raoul à de Wardes, vous ne vous déshabituerez donc pas d'insulter les absens :
hier c'était M. d'Artagnan, aujourd'hui c'est M. de Buckingham. — Monsieur, Mon-
sieur, dit de Wardes, vous savez bien que parfois aussi j'insulte ceux qui sont là.
De Wardes touchait Raoul, leurs épaules s'appuyaient l'une à l'autre, leurs visages
se penchaient l'im vers l'autre comme pour s'embraser réciproquement du feu de leur
souffle et de leur colère.
On sentait que l'un était an sommet de sa haine, l'autre au bout de sa patience.
Tout à coup ils entendirent une voix pleine de grâce et de pohtesse qui disait der-
rière eux : — On m'a nonnné , je crois.
lisse retournèrent, c'était d'Artagnan qui, l'oeil souriant et la bouche en cœur,
venait de poser sa main sur répaiilc de de Wardes.
Raoul s'écarta d'un pas pour faire place au mousquetaire.
— De Wardes frissonna par tout le corps, pâlit, mais ne bougea point.
D'Artagnan , toujours avec son sourire , prit la place que Raoul lui abandonnait. —
— Merci, mon cher Raoul, dit-il. Monsieur de Wardes, j'ai à causer avec vous. Ne
vous éloignez pas, Raoul; tout le inonde peut entendre ce que j'ai à dire à M. de
Wardes.
Puis son sourire s'effaça , et son regard devint froid et aigu comme une lame d'acier.
— Je suis à vos ordres. Monsieur, dit de Wardes.
— Monsieur, reprit d'Artagnan , depuis longtemps je cherchais l'occasion de causer
avec vous; aujourd'hui seulement je l'ai trouvée. Quant an lieu, il est mal choisi,
j'en conviens: mais si vous voulez vous donner la peine de venir jusque chez moi ,
mon chez moi est justement dans l'escalier qui aboutit à la galerie. — Je vous suis,
Monsieur, dit de Wardes. — Est-ce que vous êtes seul ici. Monsieur? lit d'Artagnan.
— Non pas, j'ai MM. Manicarap et de Guiche, deux de mes amis. — Bien, dit d'Ar-
tagnan, mais deux personnes c'est peu. Vous en trouverez bien encore quelques-unes,
n'est-ce pas? — Certes! dit le jeune homuie qui no savait pas où d'Artagnan vmdnit
en venir. Tant que vous en voudivz. — Des .unis? — Oui, Monsieur. — De bons
amis'.' — Sans doute. — Eh bien, faites-en provision, je vous prie. Et vous, Raoul,
venez... Amenez aussi M. de Guiche; amenez M. de Ruckingham, s'il vous plaît.
— Oh! mon Dieu, .Monsiein-, q\ie de tapagt>! répondit de Wardes en essayant
de sourire.
Le capitaine lui fil de la uiaiu un petit signe pour lui rccitmuiander la patience. Et
il se dirigea du côté de son appartement.
DE W A n D E S.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 315
SUITE d'une foule DE COUPS D'ÉPÉE DANS L'EAU.
La chambre de d'Artagnan n'était point solitaire : le comte de la Fère attendait
assis dans l'embrasure d'une fenêtre. — Eh bien! demanda-l-il à d'Artagnan en le
voyant rentrer. — Eh bien ! dit celui-ci , M. de Wardes veut bien ni'accorder l'hon-
neiu' de me faire une petite visite, en compagnie de quelques-uns de ses amis et des
nôtres.
En effet, derrière le mousquetaire apparurent de Wardes et Manicamp.
Guiche et Buckingham les suivaient , assez surpris et ne sachant ce qu'on leur
voidait.
Raoul venait avec deux ou trois gentilshommes. Son regard erra en entrant sur
tontes les parties de la chambre. Il aperçut le comte et alla se placer près de lui.
D'Artagnan recevait ses visiteurs avec toute la courtoisie dont il était capable.
Il avait conservé sa physionomie calme et polie.
Tous ceux qui se trouvaient là étaient des hommes de distinction occupant un poste
à la cour.
Puis, lorsqu'il eut fait à chacun ses excuses du dérangement qu'il lui causait , il se
retourna vers de Wardes, qui , malgré sa puissance sur lui-même, ne pouvait empêcher
sa physionomie d'exprimer une surprise mêlée d'inquiétude. — Monsieur, dit-il ,
maintenant que nous voici hors du palais du roi; maintenant que nous pouvons cau-
ser tout haut sans manquer aux convenances, je vais vous faire savoir poiu'quoi j'ai
pris la liberté de vous prier de passer chez moi et d'y convoquer en même temps ces
Messieurs. J'ai appris, par M. le comte de la Fère, mon ami, les bruits inju-
rieux que vous semiez sur mon compte : vous m'avez dit que vous me teniez pour votre
ennemi mortel, attendu que j'étais, dites-vous, celui de votre pèr&i' — C'est vrai ,
Monsieur, j'ai dit cela , reprit de Wardes, dont la pAleur se colora d'une légère flamme.
'■ — Ainsi vous m'accusez d'un crime, d'une faute ou d'une lâcheté. Je vous prie de
préciser votre accusation. — Devant témoins. Monsieur! — Oui, sans doute, devant
témoins , et vous voyez que je les ai choisis experts en matière d'honneur. — Vous
n'appréciez pas ma délicatesse, ^lonsieur. — Je vous ai accusé, c'est vrai, mais j'ai
gardé le secret sur l'accusation. Je ne suis entré dans aucun détail , je me suis contenté
d'exprimer ma liaine devant des personnes pour lesquelles c'était presque un devoir
de vous la faire connaître. Vous ne m'avez pas tenu compte de ma discrétion . quoirpie
vous fussiez intéressé à mon silence. Je ne reconnais point là votre prudence habi-
tuelle, monsieur d'Artagnan.
D'Artagnan se mordit le coin de la moustache. — Monsieur, dit-il, j'ai déjà eu
l'honneur de vous prier d'articuler les griefs que vous avez contre moi. — Ah! —
Parlez, Monsieur, fil d'Artagnan en s'inclinant , nous vous écoutons tous. — Eh bien,
Monsieur, il s'agit, non pas d'un tort envers moi, mais d'un tort envers mon père. —
Vous l'avez déjà dit. — Oui , mais il y a certaines choses qu'on n'aborde qu'avec hé-
sitation. — Si cette hésitation existe réellement , je vous prie de la surmonter, Mon-
sieur. — Même dans le cas oii il s'agirait dune action honteuse? — Dans tons les cas.
Les témoins de cette scène commencèrent par se regarder entre eux avec une cer-
taine inquiétude. Cependant ils se rassurèrent en voyant que le visage de d'Artagnan
nifi LES MOUSQUETAIRES.
ne inanifestail aucune émolion. — Eh bien, écoutez. Mon pèce aimail une femme,
une fennne noble, cette femme aimait mon père. D'Arlagnau écliangea un rosard
avec Alhos.
De Wardes continua: — M. d'Artagnan surprit des lettres qui indiquaient un rendez-
vous, se substitua, sous un déguisement, à celui qui était attendu, et abusa de l'ob-
scurité. — C'est vrai, dit d'Artagnan.
Un léger murmure se fit entendre parmi les assistans. — Oui , j'ai commis celte
mauvaise action. Vous auriez dû ajouter, Monsieur, puisque vous êtes si impartial,
qu'à l'époque où se passa l'événement que vous me reprochez .je n'avais point encore
vingt-un ans. — 1^'aclion n'en est pas moins honteuse, dit de Wardes, et l'âge de
raison suffit à un gentilhomme pour ne pas commettre une indélicatesse.
Un nouveau murmure se fit entendre , mais d'étonnement et presque de doute. —
Celait une supercherie honteuse, en effet, dit d'Artagnan, et je n'ai point attendu
que M. de Wardes me la reprochât pour me la reprocher moi-même , et bien amère-
ment. L'âge m'a foit plus raisonnable , plus probe surtout, et j'ai expié ce tort |iar de
longs regrets. Mais j'en appelle à vous , Messieurs ; cela se passait en 16-26 , et c'était
un temps, — heureusement pour vous, vous ne savez cela que par tradition — et
c'était un temps où l'amour n'était pas scrupuleux, où les conscieuces ne distillaient
pas comme aujourd'hui le venin et la myrrhe. Nous étions de jeunes soldats toujours
battant , toujours battus, toujours l'épée hors du fourreau , ou tout an moins à moitié
tirée; toujours entre doux morts, la guerre nous faisait durs, et le cardinal nous fai-
sait pressés. Enfin , je me suis repenti, et il y a plus , je me repens encore , monsieur
de Wardes. — Oui , Monsieur, je comprends cela, car l'action comportait le repentir,
mais vous n'en avez pas moins causé !a perle d'une fennne. Celle dont vous parlez,
voilée par sa honte, courbée sous son affront, colle dont vous parlez a fui , elle a
quitté la France, et l'on n'a jamais su ce qu'elle était devenue. — Oh! fit le comte de la
Fère en étendant le bras vers de Wardes avec un sinistre sourire, si fait, Monsieur,
on l'a vue, et il est même ici quelques personnes qui en ayant entendu pailor peuvent
la reconnaître au portrait que j'en vais faire.
C'était une femme de vingt-cinq ans, mince, pâle et blonde, qui s'était mariée en
Angleterre. — Mariée ! lit de Wardes. — Ah ! vous ignoriez qu'elle était mariée !
Vous voyez (|ue nous sommes mieux instruits que vous, ninnsiour do Wardes. Savez-
vous qu'on l'appelait habitucdlenient Milady, sans ajouter aucun nom à cotte qualifica-
tion?— Oui, Monsieur, je sais cola. — Mou Dieul murmura Buckinglium. — EU
bien ! cette femme, qui venait d'.\ngleterre, retourna on Anglolorre, après avoir trois
fois conspiré la mort de M. d".\rtagnan. Cotait justice, n'ost-ce pas? Jo le veux bien ;
M. d'Artagnan l'avait insultée. Mais ce ipii n'est |)lus justice , c'est qu'on .Vngloterre,
par ses séductions, celle femme conquit un jouno hiiiiuiio ijui ol.iit an sor\ ice de lord
de Wintoi', et que l'on nommait Poitou. Vous pâlissez, milurd de Liuckingham ; vos
yeux s'allument à la fois do colore ot do douleur. Alors, ailiovo/. lo roc il . miloi'd,
et dites à M. de W'iirdes quelle était cette I'ommiio (pii mil lo couti-au à la main de l'as-
sassin de votre père.
Un cri s'échappa de toutes los bouches. Le jeune duc passa un mouchoir sur son
front inondé do sueur.
Un grand silence s'était l'ail [jaruii tous los assistans.
— Vous voyez, monsieur de Wardes, dit d'Arlagnan, que ce récit av.iit d'autant plus
impressionné que ses propres souvenirs se ra\ itaionl aux paroles d'Alhos. Vous voyez
(pio mou crime n'i'sl point la cause d'une porto d ,\mo, il (|iio I .'uiio ctail Ixd ot bien per-
due aupara\aul.(','(isl doin hioii uu acic do conscience, l 'r. mainliiiaul ipio ceci est éittlili,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 317
il me reste, monsieur deWardes, à vous demander bien humblement pardon de celle
action honleusc, comme bien certainement j'eusse demandé pardon à monsieur votre
père, s'il vivait encore, et si je l'eusse rencontré après mon retour en France depuis la
mort de Charles P^ — Mais c'est trop, monsieur d'Arlagnan , s'écrièrent vivement
plusieurs voix. — Non, Messieurs, dit le capitaine. Maintenant, monsieur de Wardes,
j'espère que tout est fini entre nous deux et qu'il ne vous arrivera plus de mal parler
de moi. C'est une aifaire purgée, n'est-ce pas?
De Wardes s'inclina en balbutiant. — J'espère aussi , continua d'Artagnan en se
rapprochant du jeune honnue , que vous ne parlerez plus mal de personne comme
vous en avez la fâcheuse habitude , car un homme aussi consciencieux, aussi puritain
que vous l'êtes, vous qui reprochez une vétille de jeunesse à un vieux soldat de trente-
cinq ans; vous! dis-je, ([ui arborez cette pureté de conscience, vous prenez de votre côté
l'engagement tacite de ne rien faire contre la conscience et l'honneur. Or, écoutez bien
ce qui me reste à vous dire, monsieur de Wardes : Gardez-vous qu'une histoire où
votre nom figurera ne parvienne à mes oreilles. — Monsieur, dit de W'ardes , il est
inutile de menacer pour rien. — Oh '.je n'ai point fini, monsieur de Wardes, reprit
d'Artagnan, et vous êtes condamné à m'eutendre encore.
Le cercle se rapprocha curieusement. — Vous parliez haut tout à l'heure de l'Iio:!-
neur d'une femme et de l'honneur de votre père ; vous nous avez [du en parlant ain^i,
car il est doux de songer que ce senfinieut de délicatesse et de probité qui ne vivait
pas à ce qu'il parait dans notre àme , vit dans l'àmc de nos enfans, et il est beau enli i
de voir un jeune homme, à l'âge où d'habitude on se fait le larron de l'honneur des
femmes, il est beau de voir ce jeune homme le respecter et le défendre.
De Wardes serrait les lèvres et les poings, évidemment fort inquiet de savoir com-
ment finirait ce discours dont l'exorde s'annonçait si mal. — Comment se fait-il donc
alors, continua d'Artagnan , que ■vous vous soyez permis de dire à M. le vicomte de
Bragelonne qu'il ne connaissait point sa mère?
Les yeux de Raoul étincelèrent. — Oh ! s'écria-t-il en s'élancant, monsieur le che-
valier, monsieur le chevalier, c'est une affaire qui m'est personnelle.
De Wardes sourit méchamment.
D'Arlagnan repoussa Raoul du bras. — Ne m'interrompez pas , jeune homme ,
dit- il.
Et dominant de Wardes du regard : — Je traite ici une question qui ne se résout
point par l'épée, continua-t-il. Je la traite devant des hommes d'honneur qui tous ont
mis plus d'une fois l'épée à la main. Je les ai choisis exprès. Or, ces messieurs savent
que tout secret pour lequel on se bat cesse d'être un secret. Je réitère donc ma ques-
tion à monsieur de Wardes. A quel propos avez-vous offensé ce jeune homme eu of-
fensant à la fois son père et sa mère? — Mais il me semble, dit de Wardes, que les
paroles sont libres, quand on offre de les soutenir par tous les movens qui sont à la dis-
position d'un galant homme.
— Ah ! Monsieur, quels sont les moyens, dites-moi, à l'aide desquels un galant
homme peut soutenir une méchante parole? — Par l'épée. — Vous manquez non-
seulement de logique en disant cela, mais de religion et d'honneur; vous exposez la
vie de plusieurs hommes, sans parler de la vôtre qui me parait fort aventurée. Or,
toute mode passe, Monsieur, et la mode est passée des rencontres, sans compter les
édits de Sa Majesté qui défendent le duel. — Donc, pour être conséquent avec vos
idées de chevalerie , vous allez présenter vos excuses à M. Raoul de Bragelonne; vous
lui direz que vous regrettez d'avoir tenu un propos léger, — que la noblesse et la
pureté de sa race sont écrites non-seulement dans son cœur, mais encore dans toutes
318 LES MOUSQUETAIRES.
les actions de sa vie. Vous allez faire cela, monsieur de Wardes, comme je l'ai l'uil
tout à riieure, moi, vieux capitaine , devant votre moustache d'enfant.
— Et si je ne le fais pas? demanda de Wardes. — Eh bien ! il arrivera... — Ce que
vous croyez empêcher, dit de Wardes en riant; il arrivera que votre logique de con-
ciliation aboutira à une violation des défenses du roi. — Non , Monsieur , dit tranquil-
lement le capitaine, et vous êtes dans l'erreur. — Qu'arrivera-t-il donc alors? — Il
arrivera que j'irai trouver le roi, avec qui je suis assez bien; le roi à qui j'ai eu le
bonheur de rendre quelques services qui datent d'un temps où vous n'étiez pas encore
né ; le roi , entin , qui , sur ma demande , vient de m'envoyer un ordre on blanc pour
M. Baisemeaux de iNlontlezun , gouverneur de la Bastille , et que je dirai au roi :
« Sire , un honmie a insulté lâchement ^[. de Bragelonne dans la personne de sa mère.
J'ai écrit le nom de cet homme sur la lettre de cachet que Votre Majesté a bien voulu
me donner, de sorte que M. de Wardes est à la Bastille pour trois ans. »
El d'Artagnan , tirant de sa poche l'ordre signé du roi, le tendit à de Wardes. Puis
voyant que le jeune homme n'était pas bien convaincu et prenait l'avis pour une
menace vaine , il haussa les épaules et se dirigea froidement vers la table sur la-
quelle était une écritoire et une plume dont la longueur eût épouvanté le topographe
Porthos.
Alors de Wardes vil que la menace était on ne peut plus sérieuse, la Bastille à celle
époque était déjà chose effrayante.
Il lit un pas vers Raoul , et d'une voix presque inintelligible : — Monsieur, dit-il ,
je vous fais les excuses que m'a dictées tout à l'heure JM. d'Artagnan, et que force
m'est de vous faire. — Un instant, un instant. Monsieur, dit le mousquetaire avec la
plus grande tranquillité, vous vous trompez sur les termes. Je n'ai pas dit : Et que
force m'est de vous faire; j'ai dit : Et que ma conscience me porte à vous faire. Ce
mol vaut mieux que l'autre, croyez-moi; il vaudra d'autant mieux qu'il sera l'ex-
pression plus vraie de vos sciitimens. — J'y souscris donc, dit de Wardes. Mais en
vérité, Messieurs, avouez qu'un coup d'épée au travers du corps, comme on se le
donnait autrefois , valait mieux qu'une pareille tyrannie. — Non, Monsieur, répondit
Burkingham, car le coup d'épée ne signilie pas , si vous le recevez, que vous avez
tort on raison; — il signitie seuicmentque vous êtes plus ou moins adroit. — Monsieur!
s'écria de Wardes. — Ah ! vous allez dirciquelquc mauvaise chose, interrompit d'Ar-
tagnan coupant la parole à de Wardes, et je vous rends service en vous arrêtant là.
— Est-ce tout. Monsieur? demanda de Wardes. — Absolument tout , répondit d'.\r-
tagnan, et ces Messieurs et moi sommes satisfaits de vous. — Crovcz-moi , Monsieur,
répondit de Wardes, vos conciliations ne sont pas heureuses! — Et pourquoi cela?
— Parce que nous allons nous séparer, je le gagerais, M. de Bragelonne et moi , plus
ennemis que jamais. — Vous vous trompez quant à moi , Monsieur, répondit Raoul,
et je ne conserve pas contre vous un atome de liel dans le cœur.
Ce dernier coup écrasa de Wardes. Il jeta les yeux autour de lui en homme égaré.
D'Artagnan salua gracieusement les gentilshonnnes (]ui avaient liien voulu assister
à l'e.xplicalion , et chacun se rclii'a en lui donnant la main.
l'as une main ne se tendit vers de Wardes. — I >li ! s'écria le jeune homme suc-
cond>anl à la rage qui lui mangeait le c(cur; — Uh ! je no trouverai doue personne
sur qui je puisse me venger I — Si fait, Monsieur, car je suis là. moi, dit à sou oreille
une voix toute chargée de menaces.
De Wardes se retourna et vit le duc de DucKingluun , qui, resté sans doute dans
celte intention , venait de s'approcher de lui. — Vous, Monsieur? s'écria de Wartles.
— Oui, moi. Je ne suis pas sujet du roi de France , moi. Monsieur: moi , je ne reste
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
319
pas sur le territoire, puisque je pars pour l'Angleterre. J'ai amassé aussi du désespoir
et de la rage, moi; j'ai donc, comme vous, besoin de me venger sur quelqu'un.
J'approuve fort les principes de M. d'Artagnan, mais je ne suis pas tenu de les ap-
pliquer à vous. Je suis Anglais , et je viens vous proposer à mon tour ce que vous avez
inutilement proposé aux autres. — Monsieur le duc. — Allons, cher monsieur de
Wardes, puisque vous êtes si fort courroucé, prenez-moi pour quintaine. Je serai à
Calais dans treute-qualreheures. Venez avec moi, laroulenous paraîtra moins longue
ensemble que séparés. Nous tirerons l'épée là-bas, — sur le sable que couvre la
marée, — et qui six heures par jour est le territoire de la France, mais pendant six
autres heures le territoire de Dieu.
— C'est bien, répliqua de Wardes; j'accepte. — Pardieu, dil le duc, si vous me
tuez, mon chermonsieur de Wardes, vousme rendrez, je vous en réponds , un signalé
service. — Je ferai ce que je pourrai pour vous être agréable, duc, dit de Wardes.
— Ainsi, c'est convenu, je vous emmène. — Je serai à vos ordres; pardieu, j'avais
besoin pour me calmer d'un bon danger, d'un péril mortel. — Eh bien, je crois que
vous avez trouvé votre affaire. Serviteur, monsieur de Wardes ; demain au matin mon
valet de chambre vous dira l'heure précise du départ; nous voyagerons ensemble comme
deux bons amis. Je voyage d'ordinaire en homme pressé. Adieu !
Buckingham salua de Wardes et renira chez le roi. De Wardes exaspéré sortit du
Palais-Royal et prit rapideuient le chemin de la maison qu'il habitait.
320
LES MOUSQUETAIRES.
BAISE51EAUX DE MONTLEZUN.
PRÈS la leçon un peu dure donnée à de Wardes, Alhos et
d'Artagnan descendirent ensemble Tescalier qui conduit
à la cour du Palais-Royal en continuant un entretien
commencé : — Quant à moi . je veux retourner à Blois,
disait le comte. Toute cette élégance fardée de cour,
toutes ces intrigues me dégoùlent. Je ne suis plus un
jeune homme pour pactiser avec les mesquineries d'au-
jourd'hui. J'ai lu dans le grand livre de Dieu beaucoup
de choses trop belles et trop larges pour m'occuper avec
Î^SKT intérêt des petites phrases que se chuchotent ces hommes
quand ils veulent se tromper. J'ai des ambitions plus grandes, ami. Être ministre,
être esclave, allons donc! Ne suis-je pas plus grand ? je ne suis rien. Je me souviens
de vous avoir entendu m'appelcr quelquefois le grand Athos. Or, je vous délie, si j'étais
ministre, de me conlirmer celte épithètc. Non, non je ne me livre pas ainsi.
— Alors n'en parlons plus ; abdiquez tout, même la fraternité ! — Oh ! cher ami ,
c'est presque dur ce que vous me dites là.
D'Artagnan serra vivement la main d'Athos. — Non , non . abdiipiez «ans crainte.
Raoul peut se passer de vous ; je suis à Paris. — Eh bien ! alors je retournerai à Hlois.
Ce soir vous nie direz adieu ; demain au point du jour je remonterai à cheval. —
Vous ne ])ouvo7, pas rentrer seul à votre hôtel; pourquoi n'avc/.-vous pas amené Gri-
piaud ? — Mon ami, drimaud dort ; il se couche de boinie heure. Mon pnu\re \ieux
se fatigue aisément. Il est venu avec moi de Blois, et je l'ai forcé de garder le logis;
car s'il lui fallait, pour reprendre haleine, remonter les quarante lieues qui nous sé-
parent de Blois , il en mourrait sans se plaindre. Mais je tiens à mon firimand. — Je
vais vous donner un mousquetaire pour porter le flambeau. Holà! qnelipi'unl I-^t
d'Artagnan se pencha sur la rampe dorée.
Sept à huit têtes de mousquetaires apparurent. — Quelqu'un de hoinie volonté pour
escorter .M. le conilc de la Fére, cria d'Artagnan. — Merci de votre empressemcnl ,
Messieurs, dit Alhos, je ne saurais déranger ainsi des gentilslionnnes.
— J'escorterais bien Monsieur, dit quelqu'un, si je n'avais à parler à M. d'Arla-
piian. — Qui est là? fit d',\rlagnan en cherchant dans la pénondire — Moi, cher
monsieur d'Artagnan. — Dieu me jiardonne 1 si ce n'est pas la voix de Baisemcaux. —
Moi-même, Monsieur. — Ehl mon cher Itaisemeaux, (pie faites-vous là dans la cour?
— J'altiMids vos ordres, mon cher monsieur d'Artagnan.
— Ah! malheurruv que je suis, pensa d'Arlagu.in; i 'es! \rai . von< avez l'Ié p?v-
\enu pour miic :ii ri'^lalioii , in;iis vi'iiir \ciu< nn'iiii' :iu lii'u d rii\ii\i'i- un éi ii\er! —
LE VICOMTE PE BRAGELONNE. 3t>l
Je suis venu parce que j'avais à vous parier. • — El vous ne m'avez pas fait prévenir
— J'attendais, dit timidement M. Baisemeaux.
— Je vous quitte : Adieu, d'Arlacnan, fit Athos à son ami. — Pas avant que je ne
vous présente M. Baisemeaux de Montlezun , gouverneur du chàlcau de la Bastille.
Baisemeaux salua, Athos égalemenl. — Mais vous devez vous connailre , ajouta
d'Artagnan. — J'ai un vague souvenir de Monsieur, dit Athos. — Vous savez hien ,
mon cher ami Baisemeaux , ce garde du roi avec qui nous finies de si bonnes parties
autrefois sous le cardinal. — Parfaitement, dit Alhos en prenant congé avec affabililé.
— M. le comte de la Père,' qui avait nom de guerre Athos, dit d'Artagnan à l'oreille
de Baisemeaux. — Oui, oui, un galant homme, un des quaire fameux, dit Baise-
meaux. — Précisément. Mais voyons, mou cher Baisemeaux, causons-nous? — S'il
vous plaît.
— D'aliord, quant aux ordres, c'est fait, pas d'ordres. Le roi renonce à faire ar-
rêter la personne en queslion. — Ah! tant pis, dit Baisemeaux avec un soupir. —
Comment ! tant pis , s'écria d'Artagnan en riant. — Sans doute , s'écria le gouverneur
de la Bastille , mes prisonniers sont mes renies, à moi. — Eh ! c'est vrai. Je ne voyais
pas la chose sous ce jour-là. — Donc, pas d'ordres ! El Baisemeaux soupira encore.
— C'est vous , reprit-il , qui avez une belle position , capitaine : lieutenant des mous-
quetaires ! — C'est assez bon , oui. Mais je ne vois pas ce que vous avez à m'envier :
gouverneur de la Bastille , qui est le premier château de France. — Je le sais bien ,
dit tristement Baisemeaux. — V^ous dites cela comme \m pénitent, mordioax ! Je chan-
gerai mes bénéfices contre les vôtres, si vous voulez? — Ne parlons pas bénéfices ,
dit Baisemeaux, si vous ne voulez pas me fendre l'àme. — Mais vous regardez de
droite et de gauche comme si vous aviez peur d'être arrêté, vous qui gardez ceux
qu'on arrête. — Je regarde qu'on nous voit et qu'on nous entend , et cpi'il serait plus
sûr de causer à l'écart, si vous m'accordiez cette faveur. — Voyons, venez dans la cour,
nous nous prendrons par le bras; il fait un clair de lime superbe, et le long des chênes,
sous les arbres, vous inc conterez votre histoire lugubre. Venez.
— Allons, flamberge auvent! dit-il, dégoisez , Baisemeaux, que voulez- vous
me dire? Gage que vous vous faites cinquante mille livres sur vos pigeons de la
Bastille.
Le petit Baisemeaux frappa du pied. — Là, là, dit d'Artagnan, je m'en vais vous
faire votre compte. Là , j'espère, vous êtes nourri , logé , vous avez six mille livres de
traitement. — Soit. — Bon an , mal an, cinquante prisonniers qui , l'un dans l'autre,
vous rapportent mille livres. — Je n'en disconviens pas. — C'est bien cinquante mille
livres par an; vous occupez depuis Irois ans, c'est donc cent cinquante mille livresque
vous avez. — Vous oubliez un détail, cher monsieur d'Artagnan. C'est que vous, vous
avez reçu la charge de capitaine des mains du roi. Tandis que moi , j'ai reçu celle de
gouverneur de MM. Tremblay et Louvière. — C'est juste, et Tremblay n'était pas un
homme à vous laisser sa charge poui rien. — Oh ! Louvière non plus. Il en résulte
que j'ai donné soixante-quinze mille livres à Tremblay pour sa part. — Joli!... et à
Louvière? — Autant. — Tout de suite? — Non pas , c'eût été impossible. Le roi ne
voulait pas, ou plutôt M. Mazarin ne voulait pas paraître desfituer ces deux gail-
lards issus de la barricade: il a donc souffert qu'ils fissent pour se retirer des condi-
tions léonines. — Quelles conditions? — Frémissez !... trois années du revenu comme
pot-de-vin. — Hiable ! en sorte que les cent cinquante mille livres ont passé dans
leurs mains. — Juste. — Et outre cela? — Une somme de cinquante mille écus on
quinze mille pistoles, comme il vous plaira, en Irois paiemens. — C'est exorbi-
T. 1. SI
322 LES MOUSQUETAIRES.
laiil. — Ce n'esl pas tout. Faute à moi de remplir l'une des conditions , ces messieurs
rentrent dans leur charge. On a fait signer cela au roi. — C'est énorme! c'est in-
croyable ! — C'est comme cela.
— Je vous plains, mon pauvre Baisemeaux. Mais alors , cher ami, pourquoi diable
M. Mazarin \ous a-t-il accordé cette prétendue faveur? Il était plus simple de vous la
refuser. — Oh ! oui I mais il a eu la main forcée par mon protecteur. — Votre pro-
tecteur ! qui cela? — Parbleu , un de vos amis , M. d'Herblay. — Aramis ! — Aramis,
précisément, il a été charmant pour moi. — Charmant 1 de vous faire passer sous ces
fourches? — Ecoutez donc! Je voulais quitter le service du cardinal. M. d'Herblay
parla pour moi à Louvière cl à Tremblay ; ils résistèrent ; j'avais envie de la place ,
car je sais ce qu'elle peut donner; je m'ouvris à M. d'Herblay sur ma détresse: il
m'offrit de répondre pour moi à chaque paiement. — Bah! Aramis. Oh! vous me
stupélîez. Aramis répondit pour vous. — En galant homme, Tremblay et Louvière se
démirent; j'ai fait payer vingt-cinq mille livres chaque année de bénéticesàun de ces
deux messieurs; chaque année aussi, le 31 mai, M. d'Herblay vint lui-même à la
Bastille m'apporter cinq mille pistoles pour distribuer à mes crocodiles. — Alors , vous
devez cent cinquante mille livres à Aramis. — Et voilà mon désespoir, je ne lui en
dois que cent mille. — Je ne vous comprends pas parfaitement. — Eh ! sans doute ,
il n'est venu que deux ans. Mais aujourd'hui nous sommes le 31 mai , et il n'est pas
venu , et c'est demain l'échéance , à midi. Et demain , si je n'ai pas payé , ces mes-
sieurs, aux termes du contrat , peuvent rentrer dans le marché : je serai dépouillé et
j'aurai travaillé trois ans et donné deux cent cinquante mille livres pour rien, mou
cher monsieur d'Artagnan , pour rien absolument. — Voilà qui est curieux, murmura
d'Artagnan.
— Concevez-vous maintenant que je puisse avoir un pli sur le front '.' — Oh ! oui.
— Je suis donc venu à vous , monsieur d'Artagnan , car vous seul pouvez me tirer de
p^.i,le. — Comment cela? — Vous connaissez l'abbé d'Herblay? vous le connaissez
mvstérieux? — Oh ! oui. — Vous pouvez me donner l'adresse de son presbytère , car
j'ai cherché à Noisy-le-Sec, et il n'y est plus. — Parbleu ! il est évèque de Vannes. —
Vannes , eu Bretagne? — Oui.
Le petit homme se mit à s'arracher les cheveux. — Hélas ! dit-il , comment aller à
Vannes d'ici à demain à midi... Je suis un homme perdu ! — Votre désespoir me fait
mal. — Vannes! Vannes! criait liaisemeaux. — Écoutez donc, un évè(|ue ne réside
pas toujours; monseigneur d'Herblay pourrait n'être pas si loin que vous le craignez.
Oh I diles-mni sou adresse. — Je ne sais . mon ami. — Uécidétnent me voilà perdu !
Je vais aller me jeter aux ])ieds du roi. — Mais . liaisemeaux , vous m'étouuez : com-
ment la Bastille pouvant produire cinquante mille livres, n'avez-vous pas poussé la vis
pour en faire pioduire cent mille. — Parce que je suis \m honnête homme, cher
monsieur d'Artagnan , et que mes prisonniers sont ivourris comme des potentats. —
Pardieu ! vous voilà bien avancé. Voyons, Baisemeaux, avez-vous une jiarole d'Iion-
ncur'i — Oh 1 capilaiiU" ! — Eh bien ! donnez-moi votre parole que vous n'ouvrirez la
bourbe à personne de ce (pie je vais vous dire. — Jamais I jamais ! — Vous voulez
mettre la main sur Aramis? — A tout ]irix. — Eh bien, allez Inniver M. Fouquel. —
Ouel rapport... — Alb'z dire tout sinqilenu'ut à M. Eouquel que vous désirez parlera
M. d'Herblay. — ('.'t'>l vrai! c'est vrai! s'écria Baisemeaux transporté. — Eii , lit d'Ar-
laL-nan en l'arrêtant avec un regard sévère , la parole d'Iioum'ur? — Oli ! sacrée! ré-
pliipia le petit homme en s'aiiprèjaiil à courir. — <>ù allc/.-\oMs ? — Clirz .M. Eou-
,|,,c|. — Non jiis, M. F.iuqiifl im| ,in ji-u du nii. (Jue \nus alliei i liez M. Foiiqiiet
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. ,t-23
demain de boime heure, c'est tout ce que vous pouvez faire. — J'irai; merci. —
Bonne chance! — Merci.
— Voilà une drùle d'histoire, murmura d'Artagiian qui, après avoir quitté Baise-
nieaux , remonta lenlemenl son escaher. Quel dialile d'intérêt .\rnmis peut-il avoir à
obliger ainsi Baisemeaux ! Hein !... nous savu'ous cela un jour ou l'autre.
LE JEU DU ROI.
Fouquet assistait, connue l'avait dil d'Artagnan, au jeu du rni.
Il semblait que le départ de Buckinghatn eût jeté du baume sur tous les cœurs
ulcérés la veille.
Monsieur, rayonnant, faisait mille signes affectueux à sa mère.
Le comte de Guiche ne pouvait scséparerde Buckingham . et tout en jouant il s'en-
tretenait avec lui des éventualités de son voyage,
Buckingham , rêveur et affectueux comme un homme de cœur qui a pris son parti,
écoutait le comte et adressait de temps eu temps à Madame uji regard de regrets et de
tendresse éperdue.
La princesse, au sein de son enivrement, partageait encore sa ])ensée entre le roi
qui jouait avec elle , Monsieur qui la raillait doucement sur des gains considérables ,
et Guiche qui témoignait une joie extravagante.
Pour Buckingham, elle s'en occupait légèrement ; pour elle , ce fugitif, ce baimi,
était un souvenir, non plus un homme.
Les cœurs légers sont ainsi faits, entiers au présent ils rompent violeumicnt avec
tout ce qui peut déranger leurs petits calculs de bien-être égoïste.
Le duc ne se dissiuuda point ce changement, son cœur en fut mortellement blessé.
Nature déUcate, fière et susceptible de profond attachement, il maudit le jour où la
passion était entrée dans son cœur.
Les regards qu'il envoyait à Madame se refroidirent peu à peu au souffle glacial de
sa pensée. Il ne pouvait mépriser encore , mais il fut assez fort pour imposer silence
aux cris tumultueux de son cœur.
A mesure que Madame devinait ce changement, elle redoublait d'activité pour re-
couvrer le rayonnement qui lui échappait; son esprit timide et indécis d'abord se lit
jour eri brillans éclats: il fallait à tout prix qu'elle lui remarquée par-dessus tout ,
par-dessus le roi lui-même. Elle le fut.
Les reines, raides et guindées dès l'abord, s'humanisèrent et rirent. Madame Hen-
riette, reine-mère, fut éblouie de cet éclat qui revenait sur sa race , grâce à l'esprit
de la petite-fille de Henri IV.
Le roi, si jaloux comme jeune homme , si jaloux comme roi de toutes les supério-
rités qui l'entouraient , ne put s'empêcher de rendre les armes à cette pétulance fran-
çaise dont l'humeur anglaise rehaussait encore l'énergie II fut saisi comme un enfant
par cette radieuse beauté que suscitait l'esprit.
Les yeux de Madame lançaient des éclairs. La gaieté s'échappait de ses lèvres de
pourpre comme la persuasion des lèvres du vieux grec Nestor.
Autour des reines et du roi, toute la cour, soumise à ces enchanteaiens, s'apercevait
32i. LES MOUSQUETAIRES.
pour la première fois qu'on pouvait rire devant le plus grand roi du monde, comme
des gens dignes d'être appelés les plus polis et les plus spirituels du monde.
Madame eut , dès ce soir, un succès capable d'étourdir quiconque n'eût pas pris
naissance dans ces régions élevées qu'on appelle un trône , et qui sont à l'abri de sem-
blables vertiges malgré leur hauteur.
A partir de ce moment, Louis XIV regarda Madame comme un personnage.
Buckingham la regarda comme une coquette digne des plus cruels supplices.
Guiche la regarda comme une divinité.
Les courtisans, comme un astre dont la lumière devait devenir un foyer pour toute
faveur, pour toute puissance.
Cependant Louis XIV, quelques années auparavant, n'avait pas seulement daigné
donner la main à ce laideron pour un ballet.
Cependant Buckingham avait adoré cette coquette à deux genoux.
Cependant Guiche avait regardé cette divinité connue une femme.
Cependant les courtisans n'avaient pas osé applaudir sur le passage de cet astre
dans la crainte de déplaire au roi à qui cet astre avait autrefois déplu.
Voilà ce qui se passait dans cette mémorable soirée au jeu du roi.
La jeune reine, quoique Espagnole et nièce d'Anne d'Autriche , aimait le roi et ne
savait pas dissimuler.
Anne d'Autriche , observatrice comme toute feunne et impérieuse conmie toute reine,
sentit la puissance de Madame et s'inclina tout aussitôt.
Ce qui détermina la jeune reine à lever le siège et à rentrer chez elle.
A peine le roi lit-il attention à ce départ, malgré les symptômes affectés d'indispo-
sition qui l'accompagnaient.
Foi't des lois de l'éliquelte qu'il commençait à introduire chez lui comme élément
de toute relation , Louis XIV ne s'émut point : il offrit la main à Madame sans regarder
Monsieur, son frère, et conduisit la jeunepiincesse jusqu'àla porte de son appartement.
On remarqua que sur le seuil de la porte Sa Majesté, libre de toute contrainte ou
moins forte (pie la situation, laissa échapper un énorme soupir.
Les feimnes, car elles remarquent tout, mademoiselle de Montalais, par exenqile,
ne manquèrent pas de dire à leurs compagnes : — Le roi a soupiré. — Madame a
soupiré.
C'était vrai. Madame avait soupiré sans bruit, mais avec un acconq)agnemenl bien
plus dangereux pour le repos du roi.
Madatne avait souiiiré eu fMin.int ses beau \ yeux noirs, puis elle les avait rouverts,
et , tout chargés (pi'ils élaicnl d'une indicible liistcsse , elle les avait relex es sur le roi ,
dont le visage à ce momiMit s'était rnqiourpré visiblement.
Il résidlait de rcttc> rougeur, de ces soupirs échangés cl de tout ce mouvement royal,
que Montalais avait coimnis une indisciétidu . et (pie cette indiscrétion avait certaine-
ment alfeclé sa compagne, car iiiadcmoiselie de la Vallière, moins perspicace sans
doule, pftlit quand rougit le roi, et son service l'appelant chez Madame, entra toute
trcirdilante derrière la princesse sans songer à prendre les gants, ainsi que le cérémo-
nial le voulait.
11 est \rai (pic (('Ile prin iin iab' |iiiii\ ait alb^'ocr pour excuse le trouble où l.i jetait
la majesté rovaie. f'.ii clVrl , madciiiniM'IJc de la Vallière. Iniit nccupi'e de relcrmer l.i
porte, avait iuvoldiilaMcmcul les \eux attaches sur le roi , (pii iiiaicliait à reculons
Le roi rciilra dans la salle de jeu : il voulut parler à diverses [lersonnes , mais l'on
|>iit NdiiMpi'il n'avait pas l'espril InrI pr(''senl.
I.H Vir.OMTR DH BRAGELONNE. 3r.
Il brouilla divers coniplos ck- jeu dont pi-ofitèrent divers seigneurs qui avaient
retenu ces habitudes depuis M. de Mazariu. mauvaise mémoire, mais bonne aritli ■
niétique.
Ainsi Manicamp, distrait personnage s'il en fut, que le lecteur ne s'y trompe pas ,
Manicamp, l'homnie le plus honnête du monde, ramassa purement et simpleuient
vingt mille livres qui traînaient sur le tapis, et dont la propriété ne paraissait légiti-
mement acquise à personne.
Ainsi M. de Wardes, qui avait la télé un peu embarrassée par les affaires de la
soirée, laissa-t-il soixante louis doubles qu"il avait gagnés à M. de Buckinghani, et
que celui-ci, incapable comme son père de salir ses mains avec une monnaie quel-
conque , abandonna au chandelier, ce chandelier dût-il être vivant.
Le roi ne recouvra \m peu de son attention qu'au moment où M. Colbert, qui guet-
tait depuis quelques instans. s'approcha el. fort respectueusement sans doute , mais
avec insistance, déposa un de ses conseils dans l'oreille encore bourdonnante de Sa
Majesté.
Louis, jetant aussitcM ses regards devant lui : — Est-ce que M. Fouquet. dit-il, n'est
plus là? — Si fait, si fait, sire, répliqua la voix du surintendant, occupé avec Buc-
kinghani. Et il s'approcha.
Le roi fit un pas vers lui d'un air charmant et plein de négligence. - Pardon, mon-
sieur le surintendant, si je trouble votre conversation, dit Louis; mais je vous réclame
partout où j'ai besoin de vous. — Mes services sont au roi toujours, réplicjua Fouquet.
— Et surtout votrç caisse , dit le roi , en riant d'un sourire faux. — Ma caisse , plus en-
core que le reste, dit froidement Fouquet. — Voici le fait, Monsieur : Je veux donner
une fête à Fontainebleau. Quinze jours de maison ouverte. J'ai besoin de...
Il regarda obliquement (lolbert.
Fouquet attendit sans se troubler. — De dit-il. — De quatre millions, lit le roi.
répondant au sourire cruel de Colbert. — Quatre millions , dit Fouquet, en s'inclinant
profondément.
Et ses ongles, entrant dans sa poitrine, y creusèrent un sillon sanglant, sans que
la sérénité de son visage en fût un moment altérée. — Oui, Monsieur, dit le roi. -^
Quand, sire? — Mais... prenez votre temps. . C'est-à-dire... non .... le plus tôt ^Kis-
sible. — Il faut le temps. — Le temps! s'écria Colbert triomphant. — Le temps de
compter les écus, fit le surintendant avec un majestueu.v mépris; l'on ne tire et l'on
ne pèse qu'un million par jour. Monsieur. — Quatre jours, alors, dit Colbert. — Oh!
répliqua Fouquet, en s'adressant au roi , mes commis font des prodiges pour le service
de Sa Majesté. La somme sera prête dans trois jours.
Colbert pâlit à son tour.
Fouquet se retira sans forfanterie , sans faiblesse , souriant aux nombreux amis
dans le regard desquels, seul , il lisait une véritable amitié, un intérêt allant jusqu'à
la compassion.
Il ne fallait pas juger Fouquet sur le sourire , Fouquet avait en réalité la mort dans
le cœur.
Quelques gouttes de sang tachaient sous son habit le fin tissu qui couvrait sa poi-
trine. L'habit cachait le sang, le sourire la rage.
A la façon dont il aborda son carrosse , ses gens devinèrent que le maître n'était pas
de joyeuse humeur. Il résulta de cette découverte que les ordres s'exécutèrent avec
cette précision de manœuvres que l'on trouve sur un vaisseau de guerre, commandé
pendant l'orage par un capitaine irrité.
326 LES MOUSQUETAIRES.
Le carrosse ne roula point , il vola. A peine si Fouquet eut le temps de se recueillir
durant le trajet.
En arrivant il monta chez Aramis.
Arann'j n'était point encore couché.
Quant à Porthos, il avait soupe fort convenablement d'un gigot braisé, de deux
faisans rôtis et d'une montagne d'écrevisses ; puis il s'était fait oindre le corps avec
des huiles parfumées, à la façon des lutteurs antiques: puis l'onction achevée, il s'était
étendu dans des flanelles et fail transporter dans un lit i)assiné. •
Aramis, nous l'avons dit, n'était point couché. A l'aise dans une robe de chambre
de velours , il écrivait lettres sur lettres de cette écriture si fine et si pressée , dont une
page tient un quart de volume.
La porte s'ouvrit précipitamment; le surintendant parut pâle, agité, soucieux.
Aramis releva la tête. — Bonsoir, cher hôte, dit-il. Et son regard observateur
devina Ipute cette tristesse , tout ce désordre. — Beau jeu chez le roi ? demanda Aramis
pour engager la conversation.
Fouquet s'assit et du ge.4e montra la porte au laquais qui l'avait suivi. Puis, quand
le laquais fut sorti : — Très-beau! dit-il.
Et Aramis , qui le suivait de l'œil, le vit avec une impatience fébrile s'allonger sur
les coussins. — Vous avez perdu comme toujours , demanda Aramis . sa plume à la
main. — Mieux que toujours, répliqua Fouquet. — Mais on sait que vous supportez
bien la perte, vous. — Quelquefois. — Bon ! M. Fouquet mauvais joueur! — H y a
jeu et jeu, monsieur d'Herblay. — Coird)ieu avez-vous donc perdu, monseigneur?
demanda .\raniisavec une certaine inquiélude.
Fouqyet se recueillit un moment pour poser convenablement sa voix, puis, sans
émotion aucune: — La soirée me coûte quatre millions? dit-il. Et un rire amer se
perdit sur la dernière vibration de ses paroles.
Aramis ne s'attendait point à un pareil chiffre, il laissa tomber sa plume. — Quatre
millions! dit-il. Vous avez joué quaire millions! Impossible ! — .M. ("olbert tenait mes
caries, répondit le surintendant avec le même rire sinistre. — Ah! je comprends
maintenant, monseigneur. Ainsi , nouvel appel de fonds? — Oui , mou ami. — l'ar le
roi'/ - De sa bouche même, 11 est impossible d'assommer un honnne avec im plus
lieau sourire. Que pensez-vous de cela? — Parbleu! je pense que l'on veut vous rui-
ner : c'est clair. — jVinsi , c'est toujours votre avis? — Toujours. Il n'y a rien là d'ail-
leurs qui doive vous étonner , puisque c'est ce que nous avons prévu. — Soit; mais je
ne m'attendais pas aux quatre millions. — Il est vrai que la sonune est lourde ; mais
enfin, quatre millions ne .sont point la mort d'un homme, c'est là le cas de le dire,
surtout quand cet homme s'appelle M. Fouquet. — Si vous connaissiez le fond du
coffre , mon cher d'Herblay , vous seriez moins tran(|uille. — Et vous avez promis?
— Que vouliez-vous que je lisse? — C'est vrai. — Li' jour oîi je reru>erai, Colbert en
lri)uvera, oii, je n'en sais ricu, mais il en trouvera, et je serai perdu. — Incoutesla-
lilciiient. El dans condiien ilc jiiur> avcz-vous promis ces qtiaire millions? — Dans
trois jours. Le roi parait fort piessé. — Dans trois jours ! — Oh! mon ami, re|)rit
Fouquet, ipiand on pense (pie tout à l'heure, quand je passais dans la rue, des gens
criaient : voilà le riche M. I'ou(iuet qui passe ! En vérité , cher d'Herblay, c'est à en
perdre la tête. — Oh! non, monseigneur, halte-là! I.i ciiose n'en vaut pas la peine.
dit llegmalicpiement Aramis en versant de la poudre sui' la Irllre (pi'il \enait d'écrire.
— .Mors un reuLèdel un remède à ce mal sans remède! — Il n'y en a qu'un. Payez.
— Maisà peine si j'ai la somme. Tout doit être épuisé; on a payé Belle-isle; on a payé
LE YICOIMTE DE BRAGELONNE. 327
hi pension; l'argent, depuis les recherches des traitans, est rare. En adnu'ltiint qu'on
paie cette fois, comment paiera-t-on l'autre? car, croyez-le bien, nous ne sommes
pas au bout ! Quand les rois ont goûté de l'argent , c'est comme les tigres quand ils ont
goûté de la chair , ils dévorent ! Un jour, il faudra bien que je dise : Impossible, sire.
Eh bien! ce jour-là, je serai perdu.
Aramis haussa légèrement les épaules. — Un homme dans votre position, monsei-
gneur, dit-il, n'est perdu que lorsqu'il veut l'être. — Un homme, dans quelque posi-
tion qu'il soit, ne peut lutter contre un roi. — Bah ! dans ma jeunesse , j'ai bien lutté
avec le cardinal de Richelieu , moi ! qui était roi de France , plus cardinal ! — Ai-je
des armées, des troupes, des trésors? Je n'ai même plus Belle-Isle! — Bahl lanéces-
silé est la mère de l'invention, quand vous croirez tout perdu... on découvrira quel-
que chose d'inattendu qui sauvera tout. — El qui découvrira ce merveilleux quelque
chose? — Vous. — Moi ! Je donne ffla démission d'inventeur. — Alors, moi. — Soit.
Mais alors, mettez-vous à l'œuvre sans retard. — Ah ! nous avons bien le temps. —
Vous me tuez avec votre flegme, d'Herblay , dit le surintendant en passant son mori-
choir s\n' son front. — Ne vous souvenez-vous donc pas de ce que je vous ai dit \\n
jour? — Que m'avez-vous tht? — De ne pas vous inquiéter, si vous avez du courage.
En avez- vous? — Je le crois. — Ne vous inquiétez donc pas.
— Alors, c'est dit, au moment suprême, vous venez à mon aide, d'Herblay? — Ce
ne sera que vous rendre ce que je vous dois, monseigneur, — C'est le métier des gens
de finance que d'aller au-devant des besoins des hommes comme vous, d'Herblay. —
Si l'obligeance est le métier des hommes de finance , la charité est la vertu des gens
d'église. Seulement, cette fois encore, exécutez-vous, monseigneur. Vous n'êtes pas
encore assez bas: au dernier moment, nous verrons. — Nous verrons dans peu alors.
— Soit. Maintenant, permeltez-moi de vous dire que, personnellement, je regrette
beaucoup que vous soyez si fort à court d'argent. — Pourquoi cela? — Parce que
j'allais vous en demander, donc. — Pour vous? — Pour moi ou pour les miens,
pour les uu'ens ou pour les nôtres. — Quelle somme V — Oh ! tranquillisez-vous; une
somme rondelettte, il est vrai, mais peu exorbitante. — Dites le chiffre. — Oh! cin-
quante mille livres. — Misère ! — Vraiment 1 — Sans doute , on a toujours cinquante
mille livres. Ah! pourquoi ce coquin, que Ion uouune Colbert. ne se contente-t-il
pas comme vous, je me mettrais moins en peine que je ne le fais? Et quand vous faut-
il cette somme? — Pour demain matin. — Bien, et... — Ah! c'est vrai; la destina-
tion , vous voulez dire ? — Non , chevalier , non , je n'ai pas besoin d'explication. —
Si fait; c'est demain le l" juin, échéance d'une de nos obligations. — Nous avons
donc des obhgalions ? — Sans doute , nous payons demain noire dernier tiers. — Quel
tiers? — Des cent cinquante mille livres de Baisemeaux. — Baisemeaux! Qui cela?
— Le gouverneur de la Bastille. — Ah! oui, c'est vrai; vous me faites payer cent
cinquante mille francs pour cet homme. Mais k quel propos? — A propos de sa charge
qu'il a achetée , ou plutôt que nous avons achetée à Louvière et à Trcndday. — Tout
cela est fort vague dans mon esprit. — Je conçois cela, vous avez tant d'affaires. Ce-
pendant je ne crois pas que vous en ayez de plus importante que celle-ci. — Alors
dites-moi à quel propos nous avons acheté cette charge. — Mais pom- lui être utile.
— .\h ! — A lui d'abord. — Et puis ensuite? — Ensuite à nous — Comment à nous?
— Monseigneur , il y a des temps où un gouverneur de la Bastille est une fort belle
connaissance. — J'ai le bonheur de ne pas vous comprendre , d'Herblay. — Monsei-
gneur, nous avons nos poètes, noire ingénieur, notre architecte, nos musiciens, notre
imprimeur, nos peintres; il nous fallait notre gouverneur de la Bastille. — Ah! vous
328 LIÎS MOUSQUETAIRES.
croyez'' — Monseigneur, ne nous faisons pas illusion; nous sommes fort exposés à
aller à la Bastille... cher monsieur Fouquet , ajouta le prélat en montrant sous ses
lèvres pâles îles dents qui étaient encore ces belles dents adorées trente ans aupara-
vant par Marie Mclion. — Et vous croyez que ce n'est pas trop de cent cinqviante
mille livres pour cela, d'Herlilay. Je vous assure que d'ordinaire vous placez mieux
voire argent. — Un jour viendra où vous reconnaîtrez votre erreur. — Mon cher
d'Herblay , le jour où l'on entre à la Bastille on n'est plus protégé par le passé. — Si
fait, si les obligations souscrites sont bien en règle; et puis, croyez-moi, cet excellent
Baiserneaux n'a pas un cœur de courtisan. Je suis sur qu'il me gardera bonne recon-
naissance de cet argent, sans compter, comme je vous le dis. monseigneur, que je
garde les litres. — Quelle diable d'affaire ! de l'usure en matière de bienfaisance ! —
Monseigneur, monseigneur, ne vous mêlez point de tout cela; s'il y a usure, c'est
moi qui la fais seul ; nous en profilons à nous deaK. voilà tout. Ainsi je puis compter
demain sur les cinq mille pistoles. — Les voulez-vous ce soir? — Ce serait encore
mieux, car je veux me mettre en chemin de bonne heure j ce pauvre Baisemeaux,
qui ne sait pas ce que je suis devenu , il est sur des charbons ardens. — Vous am-ez lu
sonune dans une heure. .\h! d'Herblay, rinlérèt de vos cent cinquante mille francs
ne paiera jamais mes quatre millions, dit Fouquet en se levant. — Pourquoi pas,
monseigneur? — Bonsoir, j'ai alfaire aux c(iuimis avant de me coucher. — Bonne nuit,
monseigneiu'. — D'Herblay, vous me souhaitez l'impossible. — J'aurai mes cin-
quanle mille livres ce soir? — Oui. — Eh bien! dormez sur les deux oreilles, c'est
moi qui vous le dis. Bonne nuit , monseigneur.
Malgré cette assurance et le ton avec lequel elle était donnée, Fouquet sortit en
horhant la tète et en poussant im soupir.
I.K Vir.OMTE DE BRAGELONNE.
339
LES PETITS COMPTES DE M. BAISEMEAUX DE MONTLEZUN.
^■0 A LCB B.
EPT heures sonnaient à Saint-Paul, lorsqu'Aramis à che-
val, en costume de bourgeois , c'est-à-dire vêtu de drap
de couleur, ayant pour toute distinction une espèce de
couteau de chasse au côté, passa devant la rue du Petit-
ÎMusc et vint s'arrèler en face de la rue des Tournelles , à
la porle du château de la Bastille.
Deux factionnaires gardaient cette porte.
Ils ne firent aucune difficulté pour admettre Araniis,
qui entra tout à cheval comme il élait, et le conduisirent
du yeste par un long passage bordé de bàtimens à droite
et à gauche. Ce passage conduisait jusqu'au pont-levis, c'est-à-dire jusqu'à la véri-
table entrée.
Le pont-levis était baissé, le service de la place commençait à se faire.
La sentinelle du corps de garde extérieur arrêta Araniis et lui demanda d'un ton
assez brusque quelle était la cause qui l'amenait.
Aramis expliqua avec sa politesse habituelle que la cause qui l'amenait était le dé-
sir de parler à M. Baisemeaux de Montiezun.
Le premier factionnaire appela im second factionnaire placé dans une cage in-
térieure.
Celui-ci mit la tête à son guichet et regarda fort attentivement le nouveau venu.
Araniis réitéra l'expression de son désir.
Le factionnaire appela aussitôt un bas officier qui se promenait dans une cour assez
spacieuse , lequel , apprenant ce dont il s'agissait, courut chercher un officier de l'état-
majordu gouverneur.
Ce dernier, après avoir écouté la demande d'Aramis, le pria d'attendre un moment,
fil quelques pas et revint pour lui demander son nom. — Je ne puis vous le dire.
Monsieur, dit Aramis ; seulement sachez que j'ai des choses d'une telle importance à
communiquer à M. le gouverneur, que je puis répondre d'avance d'une chose , c'est
que M. de Baisemeaux sera enchanté de me voir. Il y a plus, c'est que lorsque vous
lui aurez dit que c'est la personne qu'il attend au l" juin, je s\u's convaincu qu'il ac-
courra lui-même.
L'officier ne pouvait faire entrer dans sa pensée qu'un homme aussi important que
M. le gouverneur se dérangeât pour un autre homme aussi peu important que parais-
sait l'être ce petit bourgeois à cheval. — Justement, Monsieur, cela tombe à merveille.
M. le gouverneur se préparait à sortir, et vous voyez son carrosse attelé dans la cour
330 LES MOUSQUETAIRES.
iln Gonvernenicnl; il n'aura donc pas besoin de venir au-devant de vous, mais il \cius
verra en jiassant.
Aramis fil de la tète un sit:;ne d'assentiment : il ne voulait pas donner de lui-même
une trop haute idée ; il attendit donc patiemment et en silence , penché sur les arçons
de son cheval.
Dix minutes ne s'étaient pas écoulées que Ton vit s'ébranler le carrosse du gouver-
neur. Il s'approcha de la porte. Le gouverneur sortit , monta dans le carrosse qui s'ap-
prêta à sortir.
Mais alors la même cérémonie eut lieu pour le maître du logis que pour un étranger
suspect; la sentinelle de la cage s'avança au moment où le carrosse allait passer sous
la voûte, et le gouverneur ouvrit sa portière pour obéir le premier à la consigne.
De cette façon la sentinelle put se convaincre que nul ne sortait de la Bastille en
fraude.
Le carrosse roula sous la voîito.
Mais au moment où on ouvrait la grille, Toflicier s'approcha du carrosse arrêté
pour la seconde fois , et dit quelques mots au gouverneur.
Aussitôt le gouverneur passa la tête hors de la portière et aperçtit Aramis à cheval
à l'extrémité du pont-levis.
Il poussa aussitôt un grand cri de joie et sortit ou plutôt s'élança de son carrosse, et
vint tout courant saisir les mains d'Aramis en lui fiiisant mille excuses. Peu s'en fallut
qu'il ne la lui baisât. — Que de mal pour entrer à la Bastille ! monsieur le gouver-
neur. Est-ce de même pour ceux qu'on y envoie malgré eux que pour ceux qui y
viennent volontairement? — Pardon, pardon. Ah ! monseigneur, que de joie j'éprouve
à voir Votre Grandeur. — Chut! Y songez-vous , mon cher monsieur de Baiseuieaux?
Que voulez-vous qu'on pense de voir un évoque dans l'attirail où je suis? — .\li ! par-
don , excuse , je n'y songeais pas. — Le cheval de Monsieur à l'écurie ! cria Baise-
meaux. — Non pas, non pas, dit Aramis. peste! — Pourquoi cela? — Parce ipi'il y
a cinq mille pistoles dans le porte-manteau.
Le visage du gouverneur devint si radieux, que les prisonniers, s'ils l'eussent vu,
eussent pu croire qu'il lui arrivait quelque prince du sang. — Oui, oiii, vous avez
raison : au gouvernement, le cheval. Voulez-vous, mon cher monsieur d'Herblay,
que nous remontions en voiture pour aller jusque chez moi? — .Monter en voilure
pour traverser une cour, monsieur le gouverneur, me croyez-vous donc si invalide?
Non pas, à pied, monsieur le gouverneur, à pied,
Baisemeaux offrit alors son bras comme apimi , mais le prélat n'eu lit |ioiut
usage.
Ils arrivèrent ainsi an gouvernement, Baisemeaux se frottant les mains et lorgnant
le cheval du coin de l'œil, Aramis regardant les murailles noires et nues.
Un vestihul(! assez grandiose , un esi'alier droit en pierres blanches, conduisaient
aux appartemens de Baisemeaux.
Celui-ci travcr.-ia l'antithambre , la salle à nisnger, oii l'on a|>[irêtail le déjoinier,
ouvrit une petite porte dérobée, cl s'enferma avec son hôte dans un grand cabinet
dont les fenêtres s'niivraienl nbliipKMiient sur les cours et les écuries.
Baisemeaux iusialla le prélat a\ec cette ol)séqui(Mise pulilesso dont ou bon homme
on ini liouunc recoiinaissaul coimaisseni seuls le secret.
Fauteuil à bras, cou.ssin sous les pieds, table roiilaulc pour appuyer la uiain, le
^'ou\eiueiu' prépara tout lui-même,
Lui-mônic aussi plaça sur celle table avec un soin religieux le sac d'or qu'un de
1,E VICOMTE DE BRAGELONNE. 331
ses soklats avait moulé avec non moins de respect qu'un prêtre apporte lo saint
sacrement.
Le soldat sortit. Baisenieaux alla fermer derrière lui la porte, tira un rideau de la
fenêtre et rejiarda dans les yeux d'Araniis pour voir si le prélat ne manquait de rien.
— Eh bien ! monseigneur, dit-il sans s'asseoir, vous continuez donc h être le plus fi-
dèle des gens de parole. — En affaires, cher monsieur de Baisenieaux, l'exactitude
n'est pas une vertu , mais un simple devoir. — Oui , en affaires , je comprends ; mais
ce n'est point une affaire que vous faites avec moi, monseigneur, c'est un service que
vous me rendez. — Allons , allons , cher monsieur Baisenieaux , avouez que malgré
cette exactitude, vous n'avez point été sans quelque inquiétude. — Sur votre santé,
oui ceHaincment, balbutia Baisenieaux. — Je voulais venir hier, mais je n'ai pu .
étant trop fatigué , continua Araniis.
Baisemeaux s'empressa de glisser un autre coussin sous les reins de son hôte. —
Mais, reprit Aramis, je me suis promis de venir vous visiter aujourd'hui de bon ma-
lin. — Vous êtes excellent, monseigneur. — El bien m'a pris de ma diligence , ce me
semble. — Comment cela? — Oui, vous alliez sortir. Baisenieaux rougit. — En effet,
dit-il , je sortais. — Alors , je vous dérange ? L'embarras de Baisenieaux devint visible.
— Alors je vous gêne, continua-t-il en fixant son regard incisif sur le pauvre gouver-
neur. Si j'eusse su cela, je ne fusse point venu. — Ah! monseigneur, comment pou-
vez-vous croire que vous me gênez jamais, vous! — Avouez que vous alliez en quête
d'argent. — Non, balbutia Baisemeaux; non, je vous jure ; j'allais...
— Monsieur le gouverneur va-t-il toujours chez M. Fouquel?cria d'en bas la voix
du major. Baisemeaux courut comme un fou à la fenêtre. — Non , non , cria-t-il déses-
péré , (|ui ili;ible parle donc do .>L Fouquet; est-on ivre là bas: pourquoi me dérange-
t-on quand je suis en affaire? — Vous alliez chez M. Fouquet, dit Aramis en se pin-
çant les lèvres, chez l'abbé ou chez le surintendant?
Baisenieaux avait bonne envie de mentir, mais il n'en eut pas le courage. — Chez
M. le surintendant, dit-il. — Alors, vous voyez bien que vous aviez besoin d'argent
puisque vous alliez chez celui qui en donne. — Mais non, monseigneur. — Allons,
vous vous défiez de moi. — Mon cher seigneur, la seule incertitude, la seule igno-
rance OLi j'étais du lieu que vous habitez. — Oh ! vous eussiez eu de l'argent chez
M. Fouquet , cher monsieur Baisemeaux, c'est un homme qui a la main ouverte. —
Je vous jure que je n'eusse jamais osé demander de l'argent à M. Fouquet. Je lui
voulais demander votre adresse , voilà tout. — Mon adresse chez M. Fouquet , s'écria
Aramis en ouvrant , malgré lui , les yeux. — Mais, fit Baisemeaux troublé par le re-
gard du prélat , oui , sans doute , chez M. Fouquet. — Il n'y a pas de mal à cela, cher
monsieur Baisemeaux; seulement, je me demande pourquoi chercher mon adresse
chez M. Fouquet. — Pour vous écrire. — Je comprends, fil Aramis en souriant;
aussi, n'était-ce pas cela que je voulais dire; je ne vous demande pas pourquoi faire
vous cherchiez mon adresse, je vous demande à quel propos vous alliez la chercher
chez M Fouquet. — Ah ! dit Baisemeaux , parce que M. Fouquet ayant Belle-Isle...
— Eh bien? — Belle-Isle, qui est du diocèse de Vannes, et que comme vous êtes
évêque de Vannes... — Cher monsieur de Baisemeaux, puisque vous saviez que j'étais
évêque de Vannes, vous n'avez point besoin de demander mou adresse à M. Fouquet.
— Enfin, Monsieur, dit Baisemeaux aux abois , ai-je commis une inconséquence? En
ce cas, je vous en demande bien pardon. — Allons donc ! Et en quoi pouviez-vous
avoir commis une inconséquence? demanda tranquillement Aramis.
Et tout en rassérénant son visage , et tout en souriant au gouverneur, Aramis se de-
;!32 LES MOUSQUETAIRES.
mandait comment Baisemeaux , qui ne savait pas son adresse , savait cependant que
Vannes était sa résidence. — J'édaircirai cela, dil-il en lui-même. Puis , tout haut :
— Voyons, mon cher gouverneur, dit-il, voulez- vous que nous fassions nos petits
comptes? — A vos ordres, monseigneur. Mais auparavant, dites-moi, monseigneur...
— Quoi? — Ne me ferez-vous point l'honneur de déjeuner avec moi comme d'hahi-
lude? — Si fait, très-volontiers. — A la buiuie heure!
Baisemeaux frappa trois coups sur un timhrc. — Cela veut dire? demanda Aramis.
— Que j'ai quelqu'un à déjeuner et que Ion agisse en conséquence. — Ah ! diable!
El vous frappez trois fois ! Vous m'avez l'air, savez-vous bien , mon cher gouverneur,
de faire des façons avec moi. — Oh ! par exemple ! D'ailleurs . c'est bien le moins que
je vous reçoive du mieux que je puis. Car il n'y a pas de prince qui ait fait pour moi ce
que vous avez fait , vous ! — Allons. Parlons d'autre chose. Ou plutôt , dites-moi :
faites-vous vos affaires à la Bastille? — Mais oui. — Le prisonnier donne donc? — •
— Pas trop. — Diable ! — M. de Mazurin n'était pas assez rude. — Ah ! oui , il vous
faudrait un gouvernement soupçonneux, notre ancien cardinal. — Oui, sous celui-là
cela allait bien. Le frère de son éniinence grise y a fait sa fortune.
^Croyez-moi , mon cher gouverneur, dit Aramis en se rapprochant de Baisemeaux,
un jeune roi vaut un vieux cardinal. La jeunesse a ses défiances , ses colères , ses pas-
sions, si la vieillesse a ses haines, ses précautions, ses craintes. Avcz-vous payé vos
Irois ans de bénéfice à Louvière et à Tremblay. — Oh ! mon Dieu , oui. — De sorte
qu'il ne vous reste plus à leur donner que les cinquante mille livres que je vous ap-
porte?— Oui. — Ainsi, pas d'économies? — Ah ! monseigneur, en donnant cinquante
mille livres de mon côté à ces messieurs , je vous jure que je leur donne tout ce que
je gagne. C'est ce que je disais encore hier soir à M. d'Artagnan — Ah ! fit Aramis
dont les yeux brillèrent mais s'éteignirent à l'instant , ah ! hier, vous avez vu d'Arta-
gnan ; et comment se porte-t-il ce cher ami? — A merveille. — Et que lui disiez-
vous, monsieur de Baisemeaux? — Je lui disais, continua le gouverneur sans s'aper-
cevoir de son étourderie , je lui disais que je nourrissais trop bien mes prisonniers. —
Combien en avez-vous? demanda négligemment Aramis. — Soixante. — Eh ! eh !
c'est un chiffi-e assez rond. — Ah ! monseigneur, autrefois il y avait des années de
deux cents. — Mais enfin un minimum de soixante. Voyons, il n'y a pas encore à se
plaindre. — Non , sans doute , car à tout autre que moi chacun devrait rapporter cent
cinquante pistoles. — Cent cinquante pistoles! — Dame! calculez : pour un prince du
sang, ])ar exemple, j'ai cinquante livres par jour. — Seulement vous n'avez pas
de prince du sang, à ce que je suppose du moins, fit Aramis avec un léger tremble-
ment dans la voix. — Non, Dieu merci! c'est-à-dire non, malheureusement. —
('ommeni, malheureusement? — Sans doute, ma place en serait bonifiée. — C'est
vrai. — ,)'ai donc par prince du sang cin<iuanle livres. — Oui. — Par maréchal de
France trente-six livres. — Mais pas plus de maréchal de France en ce moment que
de prince du sang, n'est-ce pas? — Hélas ! non ; il est vrai que les lieutcnans-géné-
raux et les brigadiers sont à vingt-quatre livres, et que j'en ai deux. — Ah 1 ah! — Il
y a après cela les conseillers au parlement qui me rapportent quinze livres. — Et
combien en avcz-vous? — -.l'en ai quatre. — .le ne savais pas que les conseillers l'usscut
d'un si bon rapport , dit .\raniis. — Oui, mais de quinze livres, je tombe de suite à
dix. — A dix? — Oui. pour un juge ordinaire, poiu' un homme défendeur, pour un
ecclésiastique, dix livres. — 1^1 vous en ave/, sept? lionne all'aire! — Non , mauvaise!
— Fin quoi? — Comment voulez-vous que je ne traite pas ces pauvres, qui sont quel-
que chose enfin , comme je traite un conseiller au parlement? — En ciVet , vous avez
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. • 333
raison, je ne vois pas cinq livres de difïërence entre eux. — Vous comprenez ; si j'ai
un beau poisson je le paie toujours qnalre ou cinq livres ; si j'ai un bon poulet, il me
coûte une livre et demie. J'engraisse bien des élèves de basse-cour; mais il me faut
acheter le grain, et vous ne pouvez vous imaginer l'armée de rats que nous avons ici.
— Eh bien ! pourquoi ne pas leur opposer une demi-douzaine de chats? — Ah 1 bien
oui, des chats, ils les mangent; j'ai été forcé d'y renoncer ; jugez comme ils traitaient
mon grain. Je suis forcé d'avoir des terriers que je fais venir d'Angleterre pour étran-
gler les rats. Les chiens ont un appétit féroce ; ils mangent autant qu'un prisonnier
de cinquième ordre, sans com[itcr qu'ils m'étranglent mes lapins et mes poules quel-
quefois.
Aramis écoutait-il, n'écoutait-il pas? nul n'eût su le dire : ses yeux baissés annon-
çaient l'homme attentif, sa main inquiète annonçait l'homme absorbé. Aramis médi-
tait. — Je vous disais donc, continua Baisemeaux, qu'une volaille passable me reve-
nait à une livre et demie, et qu'un bon poisson me coûtait quatre ou cinq livres. On
fait trois repas à la Bastille; les prisonniers n'ayant rien à faire mangent toujours; un
homme de dix livres me coûte sept livres et dix sous. — Mais vous me disiez que ceux
de dix livres vous les traiiiez comme ceux de quinze livres? — Oui , certainement. —
Très-bien! alors vous gagnez sept livres dix sous sur ceux de quinze livres? — Il faut
bien compenser, dit Baisemeaux, qui vit qu'il s'était laissé prendre. — Vous avez raison,
cher gouverneur; mais est-ce que vous n'avez pas de prisonniers au-dessous de dix
livres? — Oh ! que si fait; nous avons le bourgeois cl l'avocat. — A la bonne heure.
Taxés à combien? — A cinq livres. — Est-ce qu'ils mangent, ceux-là? — Pardicu ;
seulement vous comprenez qu'on ne leur donne pas tous les jours une sole ou un
poulet dégraissé, ni des vins d'Espagne à tous leurs repas: mais enfin ils voient encore
trois fois la semaine un bon plat à leur dîner. — Mais c'est de la pliilanthro|)ie, cela?
mon cher gouverneur, et vous devez vous ruiner. — Non. Comprenez bien : quand
le quinze livres n'a pas achevé sa volaille ou que le dix livres a laissé un bon reste ,
je l'envoie au cinq livres; c'est une ripaille pour le pauvre diable. Que voulez-vous? il
faut être charitable. — Et qu'avez-vous à peu près sur les cinq livres? — Trente sous.
— Allons, vous êtes un honnête honune, Baisemeaux. — Merci. — Non , en vérité, je
le déclare. — Merci , merci, monseigneur. Mais je crois que vous avez raison, main-
tenant. Savez-vous pour qui je souffre? — Non. — Eh bien! c'est pour les petits bour-
geois et les clercs d'huissiers taxés à trois livres Ceux-là ne voient pas souvent des
carpes du Rhin ni des esturgeons de la Manche. — Bon ! Est-ce que les cinq livres
ne feraient pas de restes , par hasard? — Oh I monseigneur ! ne croyez pas que je sois
ladre à ce point, et je comble de bonheur le petit bourgeois ou le clerc d'huissier, en lui
donnant une aile de perdrix rouge, un filet de chevreuil, une tranche de pâté aux
truffes, des mets qu'il n'a jamais vus qu'en songe; enfin ce sont les restes des vingt-
quatre hvres; il mange, il huit , au dessert il crie Vive le roi! et bénit la Bastille ; avec
deux bouteilles d'un joli vin de Champagne qui me revient à cinq sous, je le grise
chaque dimanche. Oh ! ceux-là me bénissent, ceux-là regrettent la prison lorsqu'ils le
quittent. Savez-vous ce que j'ai remarqué? — Non, en vérité. — Eh bien! j'ai re-
marqué... Savez-vous que c'est un honneur pour ma maison? Eh bien ! j'ai remarqué
que certains prisonniers libérés se sont fait réincarcérer presque aussitôt. Pourquoi
serait-ce faire, sinon pour goûter de ma cuisine? Oh! mais c'est à la lettre! Aramis
sourit d'\m air de doute. — Vous souriez? — Oui. — Je vous dis que nous avons des
noms portés trois fois dans l'espace de deux ans. — Il faudrait que je le visse pour la
croire. — Oh! l'on peut vous montrer cela, (|uoiqu'il soit détendu ilc conununiquer
.«'(. »• LES MOUSQUETAIRES.
les registres aux étrangers. — Je le crois. — Mais vous, monseigueur, si vous tenez
à voir la chose de vos yeux. . — J'en serais enchanté , je l'avoue. • — Eh bien 1 soil !
Baisemeaux alla vers une armoire et en tira un grand registre.
Araniis le suivait ardemment des yeux
Baisemeaux revint , posa le registre sur la table, le feuilleta un instant et s"arrèta à
la lettre M. — Tenez, dit-il, par exemple , vous voyez bien ? — Quoi? — Martinier,
janvier lCo9. — Martinier, juin 1669. — Martinier, mars 1661, pamphlets, maza-
rinadies, etc. Vous comprenez que ce n'est qu'un prétexte : on n'était pas embastillé
pour des mazarinades; le compère allait se dénoncer lui-même pour qu'on l'euibas-
lillàt. Et dans quel but, Monsieur? Dans le but de revenir manger de ma cuisine
à trois livres. — A trois livres! le malheureux 1 — Oui, monseigneur; le poêle est
au dernier degré, cuisine du petit bourgeois et du clerc d'huissier; mais je vous le
disais, c'est justement à ceu.x-là que je fais des surprises.
Et Aramis, machinalement, tournait les feuillets du registre, continuant délire
sans paraître seulement s'intéresser aux noms qu'il lisait. — En 1661 , vous voyez,
dit Baisemeaux, quatre-vingts écrous; en 1659, quatre-vingts. — Ah 1 Seldon,dil
Aramis; je connais ce nom, ce me semble. N'est-ce pas vous qui m'aviez parlé d'un
jeune homme?.. — Oui , oui , un pauvre diable d'étudiant qui fil.,. Comment appelez-
vous ça, deux vers latins qui se louchent? — Un distique. — Oui, c'est cela. — Le
malheureux! pour un distique? — Peste 1 conune vous y allez ! Savez-vous qu'il l'a
l'ait contre les jésuites, ce distique? — Ah! ah! c'est égal, la punition me paraît bien
sévère. — Ne le plaignez pas, l'année passée vous avez paru vous intéresser à lui. Eli
bien! comme votre intérêt est toul-puissant ici, monseigneur, depuis ce jour je le
l''ai(e comme un quinze livres. — Alors, comme celui-ci , dit Aramis qui avait con-
liimé de iéuilleter. et qui s'était arrêté à un des noms qui suivaient celui de Martinier.
— Jnslemcnl, comme celui-ci. — Est-ce un Italien que ce Marcbiali'/ demanda .Aramis
en montrant du bout du doigt le nom qui avait attiré son attention. — l'.hut, lit Bai-
semeaux. — Conunent, chut! dit Aramis en crispant involontairement sa main
blanche. — Je croyais vous avoir déjà parlé de ce Marcbiali — Non , c'est la |)remièrc
fois que j'entends prononcer son nom. — C'est possible, je vous en aurai [tarlé sans
vous le nommer. — Et c'est un vieux pécheur celui-là? demanda Aramis en essayanc
de sourire. — Non. il est tout jeune , au contraire. — Ah! ah! son crime est donc
bien grand! — Impardonnable ! — Il a ass-issiné'/ — Bah! — Incendié'/ — Eli ! non.
C'est celui qui...
Et Baisemeaux s'approcha de l'oreille d'.Vramis en faisant de ses deux mains un
cornet d'acoustique. — C'est celui qui se permet de ressembler au. . — Ah ! oui , oui,
(lit .\rauiis Je sais en efl'cl, vous m'en aviez déjà parlé l'an dernier; mais le crime
m'avait jiaru si léuer. — Léger! — Ou plutôt si involontaire. — Monseigneur, ce
n'est pas involontairement que l'on surprend une (lareille ressemblance. — Enlhi je
l'avais oublié, voilà le fait. Mais tenez, mon cher hôte, dit .\ramis en fermant le re-
gistre, voilà , je crois, (|iie l'on nous appelle. Baisemeaux prit le registre, le rej^orla
vivement vers l'armoire, qu'il ferma et dont il mil la clef dans sa |KKlie. — Vous
plaîl-il que nous déjeunions. Monseigneur? dil-il, car vous nr vous trompez pas, on
nous nppclli' pour le déjeuner. — A voire aise, niondier gou\erneur. El ils pas!>ériMit
dans la salle à mansrer.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 33j
LE DÉJEUNER DE M. DE BAISEMEAUX.
Aramis était sobre d'ordinaire, mais cette fois, tout en se ménageant fort sur le
vin, il fit honneur au déjeuner de Buisemeaux, qui d'ailleurs était excellent.
Celui-ci , de son côté , s'animait d'une gaieté folâtre ; l'aspect des cinq mille pistoles,
sur lesquelles il tournait de temps en temps les yeux, épanouissait son cœur.
Il regardait de temps en temps Aramis avec un doux attendrissement.
Celui-ci se renversait sur sa chaise et prenait du bout des lèvres dans son verre
quelques gouttes de vin qu'il savourait en connaisseur. — Qu'on ne vienne plus me
dire du mal de l'ordinaire de la Bastille, dit-il en clignant les yeux; heureux les pri-
sonniers qui ont par jour seulement une demi-bouteille de ce bourgogne ! — Tous les
quinze livres en boivent, dit Baisemeaux. C'est un volnay fort vieux. — Ainsi notre
pauvre écolier, notre pauvre Seldon , en a de cet excellent volnay? — Non pas ! non pas 1
— Je croyais vous avoir entendu dire qu'il était à quinze livres. — Lui 1 jamais! un
homme qui fait des districts .. Comment dites-vous cela '! — Des distiques. — A quinze
livres! allons donc! C'est son voisin qui est à quinze livres. — Lequel'.' — L'autre;
le deuxième Bertaudière. — Mon cher gouverneur , excusez-moi, mais vous parlez
une langue pour laquelle il faut un certain apprentissage. — C'est vrai , pardon ;
deuxième Bertaudière, voyez- vous, veut dire celui qui occupe le deuxième étage de la
tom- de la Bertaudière.
— Ainsi la Bertaunière est le nom d'une des tours de la Bastille 'i' J'ai, en ell'ei,
entendu dire que chaque tour avait son nom. Et où est cette tour? — Tenez, venez, dit
Baisemeaux en allant à la fenêtre. C'est cette tour à gauche , la deuxième. — Ti'ès-
bien. Ahl c'est là qu'est le prisonnier à quinze livres? — Oui. — Et depuis combien
de temps yest-il'/ — Ahl dame! depuis sept ou huit ansàpeuprès. — Comment, àpeu
près, vous ne savez pas plus sûrement vos dates? — Ce n'était pas de mon temps,
cher monsieur d'Herblay. — Mais Louvière, mais Tremblay, ils me semblent qu'ils
eussent dû vous instruire. — Oh ! les secrets de la Bastille ne se transmettent pis
avec les clefs du gouvernement. — Ah çà ! c'est donc un mystère que ce prisormier,
un secret d'Etat? — Oh ! un secret d'Etat , non , je ne crois pas ; c'est un secret comme
tout ce qui se fait à la Bastille. — Très-bien, dit Aramis, mais alors poiM(|iioi parlez-
vous plus librement de Seldon que de... — Que du deuxième Bertaudière '/ — Oui. —
Alais parce qu'à mon avis le crime d'un homme qui a fait un distique est moins grand
que celui d'un homme qui ressemble au. .. — Oui , oui , je vous comprends , mais les
guichetiers... Ils causent avec vos prisonniers? — Sans doute. — Alors vos prison-
niers doivent leur dire qu'ils ne sont pas coupables. — Ils ne leur disent que cela,
c'est la formule générale, c'est l'antienne universelle. — Oui , mais maintenant celle
ressemblance dont vous parliez tout à l'heure, ne peut-elle pas frapper vos guiche-
liei-s? — Oh ! mon cher monsieur d'Herblay , il faut être homme de cour comme vo\is
pour s'occuper de tous ces détails-là. — Vous avez mille fois raison , mon cher mon-
sieur de Baisemeaux. Encore une goutte de ce volnay , je vous prie. — Pas une
goutte, un verre. — Non , non. Vous êtes resté mousquetaire jusqu'au bout des ongles,
336 LES MOUSQUETAIRES.
tandis que moi je suis devenu évèque. Une goiitte pour moi, un verre pour vous. —
Soit.
L'évêque et le gouverneur trinqucrcnl. — Et puis, dit Araniis en lixant son re-
gard brillant sur le rubis en fusion élevç par sa main à la bauteur de son œil , comme
s'il eût voulu jouir par tous les sens à la fois: et puis ce que vous appelez une ressem-
blance, vous, un autre ne la remarquerait peut-èlre pas. — Obi que si, tout autre
qui connaîtrait, enfin, la personne à laquelle il ressemble. — Je crois, cber mon-
sieur de Baisemeaux, que c'est tout simplement im jeu de votre esprit. — Non pas,
sur ma parole.
— Écoutez , continua Aramis : j'ai vu beaucoup de gens ressembler à celui que nous
disons, mais par respect on n'en parlait pas. — Sans doute, parce qu'il y a ressem-
blance et ressemblance , celle-là est frappante , et si vous le voyiez... — Eb bien ! —
Vous en conviendriez vous-même. — Si je le voyais, dit Aramis d'un air dégage;
mais je ne le verrai pas, selon toute probabilité. — Et pourquoi? — Parce que si je
mettais seulement le pied dans une de ces horribles cbambres, je me croirais à tout
jamais enterré. — Eh non ! l'habitation est bonne. — Nenni. — Comment, nenni. —
Je ne vous crois pas sur parole , voilà tout. — Permettez, permettez, ne diies pas de
mal de la deuxième Bertaudière. Peste! c'est une bonne chambre, meublée fort agréa-
blement, ayant un tapis. — Diable ! — Oui! oui! il n'a pas été malheureux, ce gar-
çon-là, le meilleur logement de la Bastille a été pour lui.
— Allons, allons, dit froidement Aramis, vous ne ferez jamais croire qu'il y ait de
bonnes chambres à la Bastille, et quant à vos tapis... — Quant à mes lapis... — Eh
bien! ils n'existent que dans votre imagination; je vois des araignées, des rats, des
crapa\ids même. — Des crapauds ! — Dans les cachots. — Êles-vous homme à vous con-
vaincre par vos yeux? dit Baisemeaux avec entraînement. — Non! oh ! pardien, non!
— ]Mènie pour vous assurer de cette ressemblance, que vous niez connue les tapis. —
Quelque spectre, quelque ombre, un malheureux mourant. — Non pas, non pas. Un
gaillardse portant commele Pont-Neuf. — Triste, maussade. — Pas du tout, folAlre. —
Allons donc! — C'est le mot. Venez avec moi. — Quoi faire? — Un tour deEiastille. Vous
verrez, vous verrez par vous-même , vous verrez de vos yeux. — Et les règlemens? —
Ohl qu'à cela ne tienne. C'est jour de sortie de mon major; le lieutenant est en ronde
sur les bastions; nous sommes maîtres chez nous. — Non . non , cher gouverneur; rien
que de penser au bruit des verrous qu'il nous faudra tirer, j'en ai le frisson. —
Allons donc! — Vous n'auriez qu'à m'oublier dans quelque troisième ou quatrième
Bertaudière... Brouuii... — Vous voulez rire? — Non, je vous parle sérieusement.
— Vous refusez une occasion uniq\io. Savez-vous que , poiu" obtenir la faveur que je
vous ])ropose gratis, certains princes du sang ont offert jusqu'à cinquante mille livres.
— Décidément, c'est donc bien curieux? — Le fruit détendu ! monseigneur; le fruit
défend\i! vous qui êtes d'église, vous devez savoir cela. — Non. Si j'avais quelque
curiosité, moi, ce serait pour le pauvre écoliei' du disticpie — Eh bien ! voyons celui-
là; il habite la troisième Hcrtaudièic justement — j'uurquoi (iit('s-vo\is justeuieni?
— P.iice que inni , si j'avais un(> curiosité, ce serait pmu- la belle chambre tapissée
et pour son locataire. Un (piiu/e li\res. inonseiguenr . un quinze livres, c'est tou-
jours intéressant.
— Eh ! justement, j'onblais de vous interroger là-dessus. Pourquoi quiuzi" livres à
celui-là et trois livres seulement au pauvre SeMon? — Ah! voyez, c'est une clioso
chose superbe (|ue cette disliuclinu . mon cher monsieur, et voilà où l'on voit éclrtter
la boulé ilu roi, du cardinal . ji' veux dire; ce nialluMuiMiN . s'est dit M. de Mazarin ,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 33?
ce malheureux est desliné à demeurer toujours eu prison. — Pourquoi? — Dnuio ! il
me seuilile que son crime est éternel et que par conséquent le châtiment doit l'élie
aussi. — Eternel ! — Sans doute. S'il n'a pas le honheur d'avoir la petite vérole,
vous comprenez ; et cette chance même lui est ditïîcile, car on n'a pas de mauvais air
à la Bastille.
— Votre raisonnement est on ne peut plus ingénieux, cher monsieur Baisemeaux.
— N'est-ce pas? — Vous voulez donc dire que ce malheureux devait souffrir sans
trêve et sans fin. — Souffrir, je n'ai pas dit cela, monseigneur, un quinze livres ne
souffre pas. — Souffrir la prison au moins. — Sans doute, c'est une fatalité; mais
cette souffrance, on la lui adoucit. Enfin, vous en conviendrez, ce gaillard-là n'était
pas venu au monde pour manger toutes les bonnes choses qu'il mange. Pardieu , vous
allez voir : nous avons ici ce pàté'intact , ces écrevisses auxquelles nous avons à peine
touché, des écrevisses de Marne grosses comme des langoustes , voyez. Eh bien ! tout
cela va prendre le chemin de la deuxième Bertnudière avec une bouteille de ce volnay
que vous trouvez si bon. Ayant vu, vous ne douterez plus, j'espère. — Non, mon
cher gouverneur, non; mais dans tout cela vous ne pensez qu'au bienheureux quinze
livres et vous oubliez toujours le pauvre Seldon . mon protégé. — Soit! à votre con-
sidération, jour de fête pour lui : il aura des biscuits et des confitures , avec ce flacon
de Porto. — Vous êtes un brave homme ; je vous l'ai déjà dit et je vous le répète , mon
cher Baisemeaux.
— Partons, partons, dit le gouverneur un peu étourdi ; moitié étounli par le vin
qu'il avilit bu, moilié par les éloges d'Aramis. — Ma foi , c'est pour vous obliger ce
que j'en fais, dit le prélat. — Oh ! vous me remercierez en rentrant. — Partons donc.
— Attendez que je prévienne le porte-clefs. Baisemeaux sonna deux coups : \m homme
parut. — Je vais aux tours! cria le gouverneur. Pas de gardes, pas de tambours, pas
de bruit enfin.
Le porte-clefs précéda le gouverneur, Aramis prit la droite, quelques soldats épars
dans la cour se rangèrent fermes comme des pieux sur le passage du gouverneur.
Baisemeaux fit franchir à son hiMe plusieurs marches qui menaient à une espèce
d'esplanade; de là on vint au pont-levis. sur lequel les factionnaires reçurent le gou-
verneur et le reconnurent.
— Monsieur, dit alors le gouverneiu- en se retournant du côlé d'Aramis et en par-
lant de façon à ce que les factionnaires ne perdissent point une de .ses paroles. Mon-
sieur, vous avez bonne mémoire, n'est-ce pas? — Pourquoi? demanda Aramis. —
Pour vos plans et pour vos mesures , car vous savez qu'il n'est pas permis, même aux
architectes, d'entrer chez les prisonniers avec du papier, des plumes ou du crayon. —
Bon ! se dit Aramis à lui-même, il parait que je suisuu archilecle. N'est-ce pas encore
là une plaisanterie de d'Artagnan , qui m'a vu ingénieur de Belle-lsle?
Puis tout haut : — Tranquillisez-vous, monsieur le gouverneur; dans notre état le
coup d'œil et la mémoire suffisent. — Eh bien ! allons d'abord à la Berlaudière , dit
Baisemeaux toujours avec l'intention d'être entendu des factionnaires. — Allons, ré-
pondit Aramis.
Puis au porte-clefs : — Tu profiteras de cela, dit-il, pour porter au numéro deux
les friandises que j'ai désignées. — Le numéro trois, cher monsieur de Baisemeaux,
le numéro trois, vous l'oubliez toujours.
Ils montèrent.
Ce qu'il y avait de verrous , de grilles et de serrures pour celte seule cour eût suffi
à la sûreté d'une ville entière.
T. I. jj
338 LES MOUSQUETAIRES.
Aramis n'était ni ua rêveur, ni un homme sensible ; mais lorsqu'il posa le \^^ed sur
les marches de pierre usées par lesquelles avaient passé tant d'infortunes, lorsqu'il se
sentit imprégné de l'atmosphère de ces sombres voûtes humides de larmes, il fut sans
nul doute attendri , car son front se baissa, car ses jeux se troublèrent, et il suivit
Baisemeaux sans lui adresser une parole.
LE DEUXIEME DE LA BERTAUDIERE.
Au deuxième étage, soit fatigue, soit émotion, la respiration manqua au visiteur. Il
s'adossa contre le mur.
— Voulez-vous commencer par celui-ci? dit Baisemeaux. Il va d'ailleurs aussi cer-
taines réparations à faire dans cette chambre , se hàta-t-il d'ajouter à l'intention du
guichetier qui se tiouvait à la portée de la voix. — Non 1 non ! s'oiria vivement Ara-
mis; plus haut, plus haut, monsieur le gouverneur, s'il vous plail; le haut est le plus
pressé.
Ils continuèrent de 1. onter. — Demandez les clefs au geôlier, souffla tout bas Aramis,
— Volontiers.
Baisemeaux prit les cufs et ouvrit lui-même la porte de la troisième chambre. Le
porte-clefs entra le premi-^r et déposa sur une table les provisions que le bon gouver-
neur appelait des friandises. Puis il sortit.
Le prisonnier n'avait pas fait un mouvement.
Alors Baisemeaux entra à ton tour, tandis qu'Aramis se tenait sur le seuil.
De là il vit un jeune homme, un enfant de dix-huit ans qui, levant la tète au bruit
inaccoutumé , se jeta en bas de son lit en apercevant le gouverneur, el joignant les
mains se mil à crier : Ma mère 1 ma mère !
L'accent de ce jeune homme contenait tant de douleur qu'.4ramis se sentit frisson-
ner malgré lui.
— Mon cher hôte! lui dit Baisemeaux en essayant de sourire, je vous apporte à la
fois une distraction et un extra. La distraction pour l'esprit, l'extra pour le corps, Voilà
Monsieur qui va prendre des mesures sur vous, el voilà des confitures pour votre des-
sert.— Oh! Monsieur ! Monsieiu'l dit le jeune honnne, laissez-moi seul pendant un
an, nourrissez-moi de pain cl d'eau pendant im an , mais dites-moi (ju'.ui boni d'un
an je sortirai d'ici, dites-moi qu'au bout d'un an je reverrai ma mère. — Mais, mon
cher ami , dit Baisemeaux , je vous ai entendu dire à vous-même qu'elle était fort
pauvre votre mère , que vous étiez fort mal logé chez elle , tandis qu ici , peslcl — Si
elle était pauvre. Monsieur, raison de plus pourqn*o!i lui rende son soutien; mal loge
chez elle, oh! Monsieur, on est toujours bien logé ipiand on est libre. — Enlin,
puiscpie vous dites vous-même que vous n'avez fait que ce malheureux distique .. —
El sans intention. Monsieur, sans iiiteulion aucune, je lisais Martial quand ridOiMu'cu
est venue. Oh! Monsieur. i|u'on me punisse, moi , <|u'(in me coiiiie la main avec l.i-
quelle je l'ai écrit, je traxaillciai de l'aulre ; mais qu'on u\e rende manière. — Mon
entant, ilil Itiiisemeaux, vous savez (jiie cela ne dcpoud pas de moi ; je ne puis que
vous augmenter votre ration, vous donner un petit veire de l'orlo, vous glisser uu
I.K l'IUSONMKIl IIE LA BASTll.l.K
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 339
biscuit entre deux iissielles. — U mou Diuu ! mou Dieu! s'écria le jeune homme en se
renversant en arrière et en se roulant sur le parquet.
Aramis, incapable de supporter plus longtemps celte scène, se retira jusque sur. le
palier. — Le malheureu.x! murmurait-il tout bas. — Oh! oui, Monsieur, il est bien
malheureux; mais c'est la faute desesparens. — Comment cela? — Sans doute... Pour-
quoi lui faisait-on apprendre le latin?... Trop de science, voyez-vous, Monsieur, ça
nuit... Moi , je ne sais ni lire ni écrire : aussi je ne suis pas en prison.
Aramis regarda cet homme, q\ii appelait n'èlre pas en prison être ge(Mier à la
Bastille...
Quant à Baisemeaux , voyant le peu d'elfet de ses conseils et de son vin de Porto, il
sorti! tout troublé. — Eh bien! el la porte! la porte! dit le geôlier; vous oubliez de
refermer la porte. — C'est vrai, dit Baisemeaux. Tiens, voilà les clefs. — Je deman-
derai la grâce de cet enfant, dit Aramis. — Et si vous ne l'obtenez pas, dit Baise-
meaux, demandez au moins qu'on le porte à dix livres, cela fait que nous y gagne-
rons tous les deux. Si l'autre prisonnier appelle aussi sa mère , lit Aramis, j'aime
mieux ne pas entrer, je prendrai mesure du dehors. — Oh ! oh 1 dit le geôlier, n'ayez
pas peur, monsieur l'architccle, celui-l.'i il est doux comme un agneau; pour appeler
sa mère, il faudrait qu'il parlât, et il ne parle jamais. — Alors entrons, dit sourde-
ment Aramis. — Oh! Monsieur, dit le porte-clefs, vous êtes architecle des prisons et
vous n'êtes pas plus habilué à la chose, c'est étonnant!
Aramis vit que pour ne pas inspirer de soupçons , il lui fallait appeler toute sa force
à son secours.
Baisemeaux avait les clefs , il ouvrit la porte. — Reste dehors, dit-il au porte-clefs,
el attends-nous au bas du degré.
Le porte-clefs obéit et se retira.
Baisemeaux passa le premier et ouvrit hii-mèuie la deuxième porte.
Alors on vil dans le carré de lumière qui tillrail par la fenêtre grillée un beau
jeune homme, de petite taille, aux cheveux courts, à la barbe déjà croissante; il était
assis sur un escabeau le coude dans un fauteuil auquel s'appuyait tout le haut de sou
corps.
Son habit, jeté sur le lit. était de tin velours noir, el il aspirait l'aii' frais qui venait
s'engoulfrer dans sa poitrine par une chemise de la plus belle batiste que l'on ait pu
trouver.
Lorsque le gouverneur entra, ce jeune honune tourna la tête avec \m niouvonient
plein de nonchalance, et, coiume il reconnut Baisemeaux, il se leva et salua courloi-
seuieul.
Mais quand ses yeux se portèrent sur Aramis , demeuré dans l'ombre , celui-ci fris-
sonna; il pâlit, et son chapeau (pj'il tenait à la main , lui échappa connue si tous ses
muscles venaient de se détendre à la fois.
Baisemeaux pendant ce temps, habitué à la présence de son prisonnier, semblait
ne partager aucune des sensations qu'éprouvait Aramis; il étalait sur la table son pâté
et ses écrevisses, comme eût pu faire un serviteur plein de zèle. Ainsi occupé, il ne
remarquait point le trouble de sou hoir.
Mais quand il eut lini , adressant la parole au jeune prisonnier :
— Vous avez bonne mine, dit-il, cela va bien. — Très-bien, Monsieur, merci, ré-
pondit le jeune homme.
Cette voix failUt renverser Aramis. Malgré lui il lit lui pas en avant les jeux dila-
tés , les lèvres frémissantes.
3i0 LES MOUSQUETAIRES.
Ce mouvement était si visible qu'il ne put échapper à Baisemeaux, tout préorcupé
qu'il fût. — Voici un architecte qui va examiner votre cheminée, dit Baisemeaux :
fume-t-elle? — Jamais, Monsieur. — Vous disiez qu'on ne pouvait pas être heureux
en prison, dit le gouverneur en se frottant les mains; voici pourtant un prisouuierqui
l'est. Vous ne vous plaignez pas , j'espère? — Jamais. — Vous ne vous ennuyez pas?
dit Aramis. — Jamais. — Heinl fit tout bas Baisemeaux, avais-je raison ! — Dame!
que voulez-vous, mon cher gouverneur, il faut bien se rendre à l'évidence. Est-il
permis de lui faire des questions? — Tout autant qu'il vous plaira. — Eh bien! faites-
moi donc le plaisir de lui demander s'il sait pourquoi il est ici. — Monsieur me charge
de vous demander, dit Baisemeaux, si vous connaissez la cause de voire détention. —
Non, Monsieur, dit simplement le jeune homme, je ne la connais pas. — Mais c'est
impossible I dit Aramis emporté malgré lui. Si vous ignoriez la cause de votre déten-
tion, vous seriez furieux. — Je l'ai été peudaul les premiers jours. — Pourquoi ne
l'ètes-vous plus? — Parce que j'ai réfléchi.
— C'est étrange, dit Aramis. — N'est-ce pas qu'il est étonnant? fit Baisemeaux. —
Et à quoi avez-vous réfléchi, demanda Aramis, peut-on vous le demander, Monsieur?
— J'ai réfléchi que n'ayant commis aucun crime Dieu ne pouvait me châtier. — Mais
qu'est-ce donc que la prison, demanda Aramis, si ce n'est un châtiment? — Hélas!
dit le jeune homme, je ne sais. — A vous entendre. Monsieur, à voir voire résigna-
tion, on serait tenté de croire que vous aimez la prison. — Je la supporte. — C'est dans
la certitude d'être libre un jour? — Je n'ai pas de certitude, Monsieur, de l'espoir,
voilà tout; et cependant, chaque jour, je l'avoue, cet espoir se perd. — Mais enfin ,
pourquoi ne seriez-vous pas libre, puisque vous l'avez déjà été? — C'est justement,
répondit le jeune homme, la raison qui m'empêche d'attendre la liberté; pounjuoi
ni'eût-on emprisonné, si l'on avait l'inleution de me faire libre plus tard? — Quel
acre avez-vous? — Je ne sais. — Comment vous nommez-vous? — J'ai oublié le nom
qu'on me donnait. — Vosparens? — Je ne les ai jamais connus. — Mais ceux qui vous
ont élevé? — Ne m'appelaient pas leur fils. — Aimiez-vous quelqu'un avant de venir
ici? — J'aimais ma nourrice et mes fleurs. — Est-ce tout? — J'aimais aussi mon va-
let. — Vous regrettez cette nourrice et ce valet? — J'ai beaucoup pleuré quand ils sont
morts. — Sont-ils morts depuis que vous êtes ici ou avant que vous y fussiez? — Ils
sont morts tous deux en même temps, la veille du jour où l'on m'a enlevé. — Et com-
ment vous enleva-t-on? — Un homme me vint chercher, me fit monter dans un car-
rosse qui se trouva fermé avec des serrures et m'amena ici. — Cet homme, le recon-
naîlriez-vous? — Il avait nu mas(pie.
N'est-ce pas que cette histoire e>t extradi'dinaire? dit ln\it bas Baisemeaux à Aramis.
Aramis pouvait à peine respirer. — Oui. extraordinaire, uuiruiura-t-il. — Mais ce
qu'il y a de plus exiranrdiuaire encore, c'est que jamais il ne m'en a dit autant qu'il
vient de vous en dire. — reut-être cela lient-il aussi à ce que vous ne l'avez jamais
questionné, dit Aramis. — C'est possible , répondit Baisemeaux : je ne suis pas curieux.
An reste, vous voyez la chambre : elle est belle, n'est-ce pas? — Fort belle. — Un
tapis... Superbe. — Je gage tpi'il n'eu avait jioiut de pareil avant de venir ici. — Je
le crois.
Puis, se relournanl vers le jeune hou ', — Ni' \ous rappelez-vous point avoir été
jamais visité par quelipie étraugei' mi (pnliine étrangère? demanda Aramis an jeune
hdUiine. — Oh! si fait, liiiis fois par une femme. cpii ibai|ue fois s'arrêta en voilinvà
la porte, entra couverte d'un voile ipielie ne le\a (pie lorsque nous fûmes enfermés
et seuls. — Vous vous rappelez eetle femme? — Oui. — (Jiie vous disait-elle?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 'Ml
Le jeune homme sourit tristement. — Elle me demandait ce que vous me deman-
dez, si j'étais heureux et si je m'ennuyais. — Et lorsqu'elle arrivait on parlait Y —
Elle me pressai! dans ses bras, me serrait sur son cœur, m'embrassait. — Vous vous
la rappelez? — A merveille. — Je vous demande si vous vous rappelez les traits de son
\ isai;e. — Oui. — Donc vous la reconnaîtriez si le hasard l'ainenail devant vous ou
vous conduisait à elle? — Oh ! bien certainement.
Un éclair de fugitive satisfaction passa sur le visage d'Aramis.
En ce moment Baisemeaux entendit le porte-clefs qui remontait. — Voulez-vous
que nous sortions? dit-il vivement à Araniis.
Proliablenient Arainis savait tout ce qu'il voulait savoir. — Quand il vous plaira, dit-il.
Le jeune homme les vit se disposer à partir et les salua poliment.
Baisemeaux répondit |iar une simple inclinaison de tète.
Aramis, rendu respectueux par le malheur sans doute, salua profondément le pri-
sonnier.
— Eh bien ! fit Baisemeaux dans l'escalier, que dites-vous de tout cela'/ — J'ai dé-
couvert le secret, mon cher gouverneur, dit-il. — Bah ! Et quel est ce secret? — Il y
a eu un assassinat commis dans celte maison. — Allons donc! — Comprenez-vous,
le valet et la nourrice morts le même jour! — Eh bien ! — Poison. — Ah ! ah ! —
Qu'en dites-vous? — Que cela pourrait bien être vrai. — Quoil ce jeune homme serait
un assassin? — Eh qui vous dit cela? Comment voulez- vous que le pauvre enfant soit
un assassin. — C'est ce que je me disais. — Le crime a été couunis dans sa maison ,
c'est assez; peut-être a-t-il vu les criminels, et l'on craint qu'il ne parle. — Diable....
si je savais cela... Je redoublerais de surveillance. — Oh ! il n'a pas l'air d'avoir envie
de se sauver. — Ah ! les prisonniers, vous ne les connaissez pas. — A-l-il des livres?
— Jamais; défense absolue de lui en donner. — Absolue? — De la main même de
M. de Mazarin. — Et vous avez cette note? — Oui, monseigneur ; la voulez-vous voir
en revenant prendre votre manteau ? — Je le veux bien, les autographes me plaisent
fort. — Celui-là est d'une certitude superbe ; il n'y a qu'une rature. — Ah ! ah ! et à
quel propos cette rature? — A propos d'un chiffre. — D'un chiffre? — Oui. Voilà ce
qu'il y avait d'abord : Pension à cinquante livres. — Comme les princes du sang,
alors? — Mais le cardinal aura vu qu'il se trompait, vous comprenez bien : il a biffé
le zéro et a ajouté un un devant le cinq. Mais à propos... — Quoi? — Vous ne parlez
pas de la ressemblance. — Je n'en parle pas, cher monsieur de Baisemeaux, par une
raison bien simple :je n'en parle pas parce qu'elle n'exisie pas. — Oh ! par exemple!
— Ou que si elle existe, c'est dans votre imagination, et que même exislàt-elle
ailleurs, je crois que vous feriez bien de n'en point parler. — Vraiment! — Le roi
Louis XIV, vous le comprenez bien, vous eu voudrait mortellement s'il apprenait que
vous contribuez à répandre le bruit qu'un de ses sujets a l'audace de lui ressembler. —
C'est vrai, c'est vrai, dit Baisemeaux tout effrayé, mais je n'ai parlé de la chose qu'à
vous, et vous comprenez, monseigneur, que je compte assez sur votre discrétion. —
Oh! soyez tranquille. — Voulez-vous toujours voir la note? dit Baisemeaux ébranlé.
— Sans doute.
En causant ainsi ils étaient rentrés; Baisemeaux tira de l'armoire un registre parti-
culier pareil à celui qu'il avait déjà montré à Aramis, mais fermé par une serrure. La
clef qui ouvrait cette serrure faisait partie d'un petit trousseau que Baisemeaux portait
toujours sur lui.
Puis, posant le hvre sur la table, il l'ouvrit à la lettre M et montra à Aramis cette
note à la colonne des observations :
342 LES MOUSQUETAIRES.
« Jamais nE livres, linge de la plus grande finesse; habits recherchés; pas de pro-
« MENADES, PAS PE CHANGEMENT DE GEOLIER, PAS DE COMMUNICATIONS.
« Instriiiiiens de musique: toiile licence pour le bien-être; quinze livres de nour-
(I j'iture M. le gouverneur peut réclamer si les quinze livres ne lui suffisent pas. »
— Tiens, au fait, dit Baisemeaux , j'y songe : je réclamerai. Aramis referma le
livre. — Oui , dit-il, c'est bien de la main de M de Mazarin; je reconnais son écri-
ture. Maintenant, mon cher gouverneur, conlinua-l-il, comme si cette dernière com-
nuiniration avait épuisé son intérêt, jiassons, si vous le \oulez bien, à nos petits ar-
rangemens. — Eh bien! quel terme voulez-vous que je prenne ? Fixez vous-même.
— Ne prenez pas de terme; faites-moi une reconnaissance pure et simple de ce:il
cinquante mille livres. — Exigible?... — A ma volonté. Jlais. vous comprenez, je ne
voudrai que lorsque vous voudrez vous-même. — Oh ! je suis bien tranquille, dit Uai-
semeaux en souriant, mais je vous ai déjà donné deux reçus. — Aussi, vous voyez, je
les déchire. Et Aramis, après avoir montré les deux reçus au gouverneur, les déchira
en effet.
Vaincu par une pareille marque de confiance, Baisemeaux souscrivit sans hési-
tation une obligation de cent cinquante mille francs remboursables à la volonté du
prélat.
Aramis, qui avait suivi la plume par-dessus Tépaule du gouverneur, mit l'obliga-
tion dans sa poche sans avoir l'air de l'aNoirlue, ce qui donna toute tranquillité à
Baisemeaux. — Maintenant, dit Aramis, vous ne m'en voudrez point, n'est-ce pas, si
je vous enlève quelqui^ prisonnier. — Comment cela? — Sans doute, en obtenant sa
grâce. Ne vous ai-je pas dit , par exemple, que le pauvre Scldon m'intéressait. — Ah!
c'est vrai! — Eh bien! — C'est votre affaire; agissez comme vous l'enlendrcz. Je vois
que vous avez le bras long et la main large. — Adieu , adieu.
Et Aramis partit emportant les bénédictions du gouverneur.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
343
LES DEUX AMIES.
l'heure où M de Baisemeaux montrait à Araniis les pri-
siiiiiiiers de la Bastille, un carrosse s'arrêtait devant la
porte de madame deBellières, et à cette heure encore
malinalc déposait au perron unejeune femme enveloppée
de toiltés de soie.
Lorsqu'on annonça madame Vanel à madame de Bel-
lières , celle-ci s'occupait ou plutôt s'absorbait à lire une
lettre qu'elle cacha précipitamment.
Elle achevait à peine sa loilelte du matin, ses l'emmes
étaient encore dans la chambre voisine.
Au nom, au pas de Marguerite Vanel, madame deBellières courut à sa rencontre.
Elle crut voir dans les yeux de son amie un éclat qui n'était pas celui de la santé ou
de la joie.
Marguerite l'embrassa , lui serra les mains, lui laissa à peine le temps de parler. —
Ma chère , dit-elle , tu m'oublies donc ? Tu es donc tout entière aux plaisirs de la cour?
— Je n'ai pas vu seulement les fêtes du mariage. — Que fais-tu alors? — Je me pré-
pare à aller à Bellières. — Campagnarde alors. J'aime à le voir dans ces dispositions.
Mais tu es pâle. — Non , je me porte à ravir. — Tant mieux, j'étais inquiète. Tu ne
sais pas ce qu'on m'avait dit? — On dit tant de choses. — Oh! celle-là est extraordi-
naire. — Comme tu sais faire languir ton auditoire , Marguerite. — M'y voici. C'est que
j'ai peur de te fâcher. — Oh! jamais. Tu admires toi-même mon égalité d'humeur.
— Eh bien ! on dit que... .\h ! vraiment , je ne pourrai jamais t'avouer cela.
— N'en parlons plus alors, fit madame de Bellières, qui devinait une méchanceté
sous ces préambules , mais qui cependant se sentait dévorée de curiosité. — Eh bien ,
ma chère marquise, on dit que depuis quelque temps, tu regrettes beaucoup moins
M. de Bellières, le pauvre honnne ! — C'est un mauvais bruit, Marguerite, je regrette
et regretterai toujoui-s mon mari. Mais, voilà deux ans qu'il est mort. Je n'en ai que
vingt-huit, et la douleur de sa perte ne doit pas dominer toutes les actions, toutes
les pensées de ma vie. Je le dirais, que toi, Marguerite . la fenuue par excellence, tii
ne me croirais pas. — Pourquoi? Tu as le cœur si tendre 1 répliqua méchamment ma-
dame Vanel. — Tu l'as aussi , Marguerite, et je n'ai pas vu que tu te laissasses abattre
par le chagrin quand le cœur était blessé.
Ces mots étaient une allusion directe à la rupture de Marguerite avec le surin-
tendant. Ils étaient aussi un reproche voilé, mais direct, fait au cœur de la jeune
femme.
Connue si eue n'eût attendu que ce signal pour décocher sa flèche , Marguerite
344 LES MOUSQUETAIRES.
s'écria : — Eh bien, Élise, on dit que tu es amoureuse. Et elle dévora du regard
uiadame de Bellières qui rougit sans pouvoir s'en enqjècher. — On ne se fait jamais
faute de calomnier les femmes, répliqua la marquise après un instant de silence.
— Oh ! l'on ne te calomnie pas. Élise. — Comment! l'on dit que je suis amoureuse ,
et l'on ne me calomnie pas! — D'abord, si c'est vrai, il n'y a pas de calomnie ,
il n'y a que médisance. Ensuite , car tu ne me laisses pas achever, le public ne dit
pas que tu t'abandonnes à cet amour. Il le peint au contraire comme une vertueuse
amante, armée de griffes et de dents, te renfermant chez toi comme dans une for-
teresse, et dans une forteresse autrement impénétrable que celle de Danaé , bien
que la tour de Danaé fût faite d'airain. — Tu as de l'esprit, Marguerite , dit madame
de Bellières tremblante. — ,Tu m'as toujours flattée. Élise. Bref, on ledit incorruptible
et inaccessible. Tu vois si l'on te calomnie... Mais à quoi rêves-tu pendant que je te
parle? — Moi? — Oui . tu es toute rouge et toute muette. — Je cherche , dit la mar-
quise , relevant ses beaux yeux brillans d'un commencement de colère, je cherche à
quoi tu as pu faire allusion, toi, si savante dans la mythologie, en me comparant à
Danaé. — Ah ! ah ! fit Marguerite en riant , tu cherches cela ? — Eh bien! on ne dit
pas que je sois amoureuse d'une abstraction. Il y a bien un nom dans tout ce bruit'if
— Certes oui , il y a un nom. — Eh bien, ma chère , il n'est pas étonnant que je doive
chercher ce nom puisque tu ne me le dis pas. — Ma chère marquise , en te voyant
rougir je croyais que tu ne chercherais pas longtemps. — C'est ton mot Danaé qui m'a
surprise (Jui dil Danaé dit pluie d'or, n'est-ce pas? — C'est-à-dire que le Jupiter de
Danaé se changea pour elle en pluie d'or. — Mon amant alors... celui que tu me
donnes... — Oh ! pardon; moi je suis ton amie et ne te donne personne. — Soit !..
mais les ennemis — Veux-tu que je te dise le nom ? — Il y a une demi-heure que tu
me le fais attendre. — Tu vas l'entendre. Ne t'ed'arouche pas, c'est un homme puis-
sant. — Bon!
La marquise s'enfonçait dans les mains ses ongles effilés, comme le patient à l'ap-
proche du fer. — C'est un houmie très-riche, continua Marguerite; le plus riche
peut-être. C'est enfin... La marquise ferma un instant les yeux. — C'est le duc de
Buckinghain, dit Marguerite en riant aux éclats.
La perfidie avait élé calculée avec une adresse incroyable. Ce nom, qui tombait à
faux à la place du nom que la marquise attendait , faisait bien l'effel sur la pauvre
femme de ces haches mal aiguisées qui avaient déchiqueté, sans les tuer, MM. de
Chalan et de Thou sur leurs érhafa\ids.
Elle se remit poui'tant. — J'avais bien raison, dil-elle, de l'appeler une femme
d'esprit; tu me fais passer un agréable moment. La plaisanterie est chaiiuanle... Je
n'ai i,iiM,ii> \ u M. de Buckinghain. — Jamais! fit Marguerite en contenant ses éclats.
— Je n'ai pas mis le ])ied hors de chez moi depuis que le duc est ;'i Paris. — Oh! re-
prit madame Vanel en alluiigcanl sui pied m'iliii vers un papier qui frissonnait près
de la fenêtre sur un taps. On |iiiil ni' pas se \iiir. mais on s'écrit.
La marquise frémit.
Ce papier ('■lail reiivcluppc i\r la Icltrc ((u'cllc lisait à rarri\ée île son amie. Cette
enveloppe était cachetée aux armes du surinlcndaMt.
En se reculant sur son sofa , madanic de Bellicro lit rnnler sur ce papier les plis épais
de sa large robe de soie, et l'iiiMMlit aiii>i. — X'ovdus. dit-i'llc alors, voyons. Mar-
guerite, est-ce pour me dire toutes ces folies (pie tu es \enue de si bon matin? —
Non, je suis venue pour te \oir d'abord et pom- te rappeler nos anciennes habitudes,
si douces et si bonnes, tu sais, lorsque nous allions nous promener ,"1 Vincennes. —
1,1-: VICOMTE DE BRAGELONNE. 315
Tu me proposes une prnuitMwde. — J'ai mon carrosse et trois heures de liberté. — Je
ne suis pas vêtue, Maryueiite... et... si tu veux que nous causions, sans aller au bois
de Vincennes, nous trouverons dans le jardin de l'hôtel un bel arbre, des charmilles
touffues, un gazon semé de pâquerettes, et toute cette violette qu'on sent d'ici. — Ma
chère marquise, je regrette que tu me refuses... J'avais besoin d'épancher mon cœur
dans le tien. — Je te le répète , Marguerite . mon cœur est à toi , aussi bien dans cette
chambre. — Pour moi, ce n'est plus la même chose... En me rapprochant de Vin-
cennes, marquise, je rapprochais mes soupirs du but vers lequel ils tendent depuis
quelques jours.
La marquise leva tout à coup la tête. — Cela félonne, n'est-ce pas... que je pense
encore à Saint-Mandé? — A Saint-Mandé! s'écria madame de Bellières. Et les regards
■des deux femmes se croisèrent comme deux épées inquiètes au premier engagement
du combat. — Toi, si fière!... dit avec dédain la marquise. — Moi... si fière... ré-
pliqua madame Vanel. Je suis ainsi faite ■■■ Je ne pardonne pas l'oubli , je ne sup-
porte pas l'inlidélité. Quand je quitte et qu'on pleure, je suis tentée d'aimer encore;
mais quand on me quitte et qu'on rit , j'aime éperdument.
Madame de Bellières fit un mouvement involontaire. — Elle est jalouse, se dit Mar-
guerite. — Alors , dit la marquise, tu es éperdument éprise... de M de Buckingham...
non, je me trompe.... de M. Fouquet. Et tu voulais aller à Vincennes... à Saint-
Mandé même... — Je ne sais ce que je voulais; tu m'eusses conseillée peut-être. —
(Certes ce n'eût point été en cette occasion, — car moi je ne pardonne pas comme toi.
— J'aime moins, peut-être, mais quand mon cœur a élé froissé c'est pour toujours.
— Mais M. Fouquet ne t'a pas froissée, dit avec une naïveté de vierge Marguerite Vanel.
— Tu comprends parfaitement ce que je veux te dire. — M. Fouquet ne m'a pas
froissée ; — il ne m'est connu ni par faveur, ni par injure , mais tu as à te plaindre de
lui. Tu es mon amie, je ne te conseillerais donc pas comme tu voudrais. — Ah I tu
préjuges. — Les soupirs dont tu parlais sont plus que des indices.
— Ah ! mais tu m'accables , lit tout à coup la jeune femme en rassemblant toutes
ses forces comme le luttem- qui s'apprête à porter le dernier coup; tu ne comptes
qu'avec mes mauvaises passions et mes faiblesses. Quant à ce que j'ai de sentimens
purs et généreux, tu n'en parles point. Si je me sens entraînée en ce moment vers
M. le surintendant, si je fais même un pas vers lui, ce qui est probable, je te le con-
fesse, c'est que le sort de M. Fouquet me touche profondément, c'est qu'il est, selon
moi, un des hommes les plus malheureux qui soient. — .Ui! lit la marquise en ap-
puyant une main sur son cœur, il y a donc quelque chose de nouveau? — Tu ne sais
donc pas? — Je ne sais rien, dit madame de Bellières avec cette palpitation de l'an-
goisse qui suspend la pensée et la parole, qui suspend jusqu'à la vie. — Ma chère, il
y a d'abord que toute la faveur du roi s'est retirée de M. Fouquet pour passer à
M. Colbert. — Oui , on le dit. — C'est tout simple, depuis la découverte du complot
de Belle-lsle. — On m'avait assuré que cette découverte de fortifications avait tourné
à l'honneur de M. Fouquet.
Marguerite se mit à rire d'une façon si cruelle que madame de Bellières lui eût en
ce moment plongé avec joie un poignard dans le cœur. — Ma chère , continua Mar-
guerite, il ne s'agit plus même de l'honneur de M. Fouquet; il s'agit de son salut.
Avant trois jours la ruine du surintendant est consommée. — Oh! lit la marquise en
souriant à son tour, c'est aller un peu vite. — J'ai dit trois jours parce que j'aime à
me leurrer d'une espérance. Mais très-certainement la catastrophe ne passera pas
vingt-quatre heures. — Et pourquoi? — Par la plus humble de toutes les raisons :
.li.6 LES MOUSQUETAIRES.
M. Fouquet n"a plus d'argent. — Dans la finance, ma chère Marguerile , tel n'a pas
d'argent aujourd'hui qui demain fait rentrer des millions. — Il est bien fâcheux que
tu ne sois pas l'Égérie de M. Fouquet, tu lui indiquerais la source où il pourra puiser
des millions que le roi lui a demandés hier. — Des millions! fit la marquise avec effroi.
— Quatre... c'est un nombre pair. — Infâme! murmura madame de Bellières torturée
par cette féroce joie. M. Fouquet a bien quatre millions, je pense, répliqua-t-elle cou-
rageusement.— S'il a ceux que le roi lui demande aujourd'hui, dit Marguerite, peut-
être n'am"a-t-il pas ceux que le roi lui demandera dans un niois. — Le roi lui redeman-
dera de l'argent? — Sans doute. Par orgueil , il fournira de l'argent, et quand il n'en
aura plus il tombera. — C'est vrai , dit la marquise en frissonnant; le plan est fort
Dis-moi, M. Colbert hait donc bien M. Fouquet? — Je crois qu'il ne l'aime pas... Or,
c'est un homme puissant que M. Colbert; il gagne à être vu de près : des conceptions
gigantesques, de la volonté, de la discrétion ; il ira loin. — Il sera surintendant? —
C'est probable... Voilà pourquoi , ma bonne marquise, je me sentais émue en faveur
de ce pauvre hqmme qui m'a aimée, adorée même; voilà pourquoi, le voyant si mal-
heureux, je me pardonnais son infidélité... dont il se repenl. j'ai lieu de le croire :
voilà pourquoi je n'eusse pas été éloignée de lui porter une consolation, un lion con-
seil; il aurait compris ma démarche et m'en aurait su gré. C'est doux d'être aimée,
vois-tu. Les hommes apprécient fort l'amour quand ils ne sont plus aveuglés par la
puissance.
La marquise étourdie, écrasée par ces atroces attaques calculées avec la justesse et
la précision d'un tir d'artillerie, ne savait plus comment répondre; elle ne savait plus
coumient penser.
La voix de la perfide avait pris les intonations les plus affectueuses; elle parlait
comme une femme et cachait les instincts d'une panthère.
Elle se leva en souriant comme pour prendre congé. La marquise n'eut pas la force
de l'imiter.
Marguerile fil (piekpies pas pour conliuner à jouir de l'iumiiliaule douleur où sa
rivale était plongée; puis soudain, — Tu ne me reconduis pas? dit-elle.
La marquise se leva pâle et froide sans s'iiupiiéterdavanlage de cette enveloppe qui
l'avait si fort préoccupée au commencemeut de la conversation et que son premier
|)as laissa à découvert.
Puis elle ouvrit la porte de son oratoire , et sans même retourner la tète du côté de
Marguerite Vanel , elle s'y enferma.
Mais aussitôt (pie la marquise eut <lis|iaru , son envieuse enneuùo ne put résister a\i
désir de s'assurer (|iu' ses sduiicous élaieul fondés, elle s'allongea comme nue |)aullière
et saisit l'enveloppe. — Ah! dil-elle en grinçant les dents , c'était bien une lettre de
lui qu'elle lisait (juand je suis arrivée ! Et elle s'élança à son tour hors de la chaudire.
Pendant ce temps, la marquise, arrivée derrière le rempart de sa porte, sentait
qu'elle était au bout de ses forces ; un instant elle resta raide , pâle et iuuuobile ciuume
nue statue: ]iuis elle chancela el lomiia inaniiin'e sur le tapis.
Le iiruil lie sa clnile retenlit en même l<'iii|i^ ipie retentissait le roulcmeul il.' la
Miilure de Martrueriti- sorlaul de l'In'iU I.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 3i7
L'ARGENTERIE DE MADAME DE RELLIERES.
Le coup avait été d'autant plus douloureux (\u'\\ était inattendu : la marquise fut
donc quelque temps à se remettre, — mais, une fois remise, elle se prit a\issitôt à ré-
fléchir sur les évcnemens tels qu'ils s'aunonçaienl.
Alors elle reprit, dût sa vie se briser encore en chemin, celle liyne d'idées ipir lui
avait fait suivre son implacable amie
Trahison; puis noires menaces voilées sous un sendilant d'intérêt public, voilà
pour les manœuvres de Colbert
Joie odieuse d'une chute prochaine , efforts incessans pour arriver à ce but , séduc-
tions non moins coupables que le crime lui-même , voilà ce que Marguerite mettait en
œuvre.
La marquise vil avec tristesse encore plus qu'avec indignation, que le roi trempât
dans un complot qui décelait la duplicité de Louis XllI déjà vieux , et l'avarice de
Mazarin, lorsqu'il n'avait pas encore eu le temps de se gorger de l'or français.
Mais bientôt l'esprit de cette courageuse femme reprit toute son énergie et cessa de
s'arrêter aux spéculations rétrogrades de la compassion.
Elle appuya pendant dix minutes à peu près son front dans ses mains glacées,
puis, relevant le front , elle sonna ses femmes d'une main ferme et avec un geste
plein d'énergie. Sa résolution était prise. — A-t-on tout préparé pour mon départ?
demanda-t-elle à une de ses femmes qui enirail. — Oui , Madame , mais ou ne coni])-
tait [)as que madame la marquise dût partir pour Bellières avant trois jours. — (Ce-
pendant tout ce qui est parures et valeurs est en caisse? — Oui, Madame , mais nous
avons l'habitude de laisser tout cela à Paris. Madame, ordinairement, n'emporte pas
ses pierreries à la campagne. — Et tout cela est rangé , dites-vous? — Dans le cabinel
de Madame. — Et l'orfèvrerie? — Dans les coffres. — Et l'argenterie? — Dans la
grande armoire de chêne.
La marquise se tut ; puis, d'une voix tranquille : — (Tue l'on fasse venir mon orfèvre,
dit-elle.
Cependant la marquise était entrée dans son cabinet , et avec le plus grand soin
considérait ses énrins.
Jamais elle n'avait donné pareille attention à ces richesses qui font l'orgueil d'une
femme ; jamais elle n'avait regardé ces parures que pour les choisir selon leurs mon-
tures ou leurs couleurs. Aujourd'hui elle admirait la grosseur des rubis et la limpidité
des diamans; elle se désolait d'une tache, d'un défaut ; elle trouvait l'or trop faible et
les pierres misérables.
Lorfévre la surprit dans celle occupation lorsqu'il arriva. — Monsieur Faucheux ,
dit-elle, vous m'avez fourni mon orfèvrerie , je crois? — Oui , madame la marquise.
— Je ne me souviens plus à combien se montait la note. — De la nouvelle , Ma-
dame, ou de celle que M. de Bellières vous donna en vous épousant? car j'ai fourni les
deux. — Eh bien, de la nouvelle d'abord. — Madame, les aiguières, les gobelets et
les plais avec leurs étuis , le surtout cl les mortiers à glace , les bassins à confitures
et les fontaines ont coulé à madame la marquise soixante mille livres. — Rien que
3i8 LES MOUSQUETAIRES.
cela , mon Dieu? — Madame trouva ma note bien chère. — C'est vrai! c'est vrai ! Je
me souviens qu'en effet c'était cher, le travail , n'est-ce pas? — Oui , Madame, gra-
vures, ciseku'es, form s nouvelles. — Le travail entre pour combien dans le prix?
N'hésitez pas. — Un tiers de la valeur. Madame. Mais.,. — Nous avons encore l'autre
service, le vieux, celui do mon mari. — Oh ! Madame, il est moins ouvré que celui
dont je vous parie. 11 ne vaut que trente mille livres, valeur intrinsèque.
— Soixante-dix, murmura la marquise. Mais, monsieur Faucheux, il y a encore
l'argenterie de ma mère; vous savez , tout ce massif dont je n'ai pas voulu me défaire
à cause du souvenir? — Ah! Madame, par exemple, c'est là une fameuse ressource
pour des gens qui , comme madame la marquise , ne seraient pas libres de garder leur
vaistelle. En ce temps, Madame, on ne travaillai! pas léger connue aujourd'hui. On
travaillait dans des lingots. Mais cette vaisselle n'est plus présentable ; seulement elle
pèse. — 'Voilà tout! voilà tout ce qu'il faut. Combien pèse-t-elle? — Cinquante inille
livres, au moins. Je ne parle pas des énormes vases de buffet, qui seuls jjésent
cinq mille livres d'argent, soit dix mille francs les deux. — Ceiit trente, murumra la
marquise. Vous êtes sûr de ces chiffres, monsieur Faucheux. — Sûr, Madame. D'ail-
leurs ce n'est pas difficile à peser. — Les quantités sont écrites sur mes hvres. — Oh !
vous êtes une femme d'ordre , madame la marquise. — Passons à autre chose, dit ma-
dame de Bellières. Et elle ouvrit un écrin. — Je reconnais ces émeraudes , dit le mar-
chand , c'est moi qui les ai l'ait mouler : ce ^ont les plus belles de la cour ; c'est-à-dire
non : les plus belles sont à madame de Chàtillon; elles lui viennent de MM. de Guise ;
mais les vôtres, Madame, sont les secondes. — Elles valent? — !Slontées? — Non:
supposez qu'on voulût les vendre. — Je sais bien qui les achèterait, s'écria M. Fau-
cheux — Voilà précisément ce que je vous demande. On les achèterait donc?... — On
achèterait toutes vos pierreries , Madame ; on sait que vous avez le plus bel écrin de
Paris. Vous n'êtes pas de ces fenunes qui changent; quand vous achetez, c'est du
beau; lorsque vous possédez, vous gardez. — Donc, on paierait ces émeraudes? —
Cent trente mille livres. La marquise écrivit sur des tablettes avec un crayon le chiifrc
cité par l'orfèvre. — Ce collier de rubis? dit-elle. — Des rubis balais? — Les voici. —
Ils sont beaux, ils sont superbes. Je ne vous cunnaissais pas ce., pierres, Madame. —
Estimez. — Deux cent mille hvres. Celui du milieu en vaut cent à lui seul. — Oui,
oui, c'est ce que je pensais, dit la marciuise. Les diamans , oh! j'en ai beaucoup :
bagues, chaînes, pendans et girandoles, agrafes, ferrets! Estimez, monsieur Fau-
cheux, estimez.
L'orfèvre prit sa loupe, ses balances, pesa, lorgna, et tout bas faisant son addition,
— Voilà des pierres, dit-il , qui coûtent à madame la marquise quarante mille livres de
rente. — Vous estimez huit cent nûHe livres?... — A peu près. — C'est bien ce que
je pensais. Mais les montures sont à part. — Connue toujours. Madame. El si j'étais
appelé à vendre ou à acheter, je me contenterais pom- bénétice de l'or scid de tes
montures; j'aurais encore vingt-cinq bonnes mille livres. — C'est joli! — Oui, Madame,
très-joli. — .\cceplez-vous le bénélice , à la condition de faire argent comiitant des
[lierreries? — Mais, .Madame, s'écria l'orfèvre ell'aré. vous ne vendez pas vos dia-
m.ms, je suppose?
— Silence, monsieur Faucheux, ne vous inquiétez pas de cela, rendez-moi seule-
n)ent réponse. Vous êtes honnête lu le , founû.-seur de ma maison depuis trente
ans, vous a\ezcoiuiu mon père et ma mère, que servaient votre père et votre mère.
Je vous parle connue à un ami; acceptez-vous l'or des montures contre une sonune
conq)tant que vous verserez entre mes mains? — Huit cent mille livres! mais c'osi
LE VICOMTE DE BRAGËLOJSNE. 310
énorme. — Je le sais. — Impossible à Irouvor. — Oh ! que non! — Mais, Madaiiio ,
songez à l't'fiel que ferait dans le monde le bruit d'tnie vente de vos pierreries! — Nul
ne le saurait... Vons me ferez fabriquer aulant de parures fausses semblables aux
fines. Ne répondez rien :je le veux. Vendez en détail, vendez seulement les pierres.
— Comme cela, c'est facile... Monsieur cherche des écrins, des pierres nues,
pour la toilette de Madame. Il y a concours. Je placerai facilement chez Monsieur
pour six cent mille livres. Je suis sûr que les vôtres sont les plus belles. — Quand cela?
— Sous trois jours. — Eh bien! le reste vous le placerez à des particuliers. Pour le
présent, faites-moi un contrat de vente garanti .. Paiement sous quatre jours. — Ma-
dame , Madame, réfléchissez, je vous en conjure... Vous perdrez lacent mille livres,
si vous vous hâtez. — J'en perdrai deux cents , s'il le faut. Je veux que tout soit fait
ce soir. Acceptez- vous ? - J'accepte, madame la marquise .. Je ne dissimule pas que
je gagnerai à cela cinq mille pisfoles. — Tant mieux. Comment aurai-je l'argent? —
En or ou en billets de la bau(|ue de Lyon payables chez M. Colberl. — J'accepte , dit
vivement la maïquisc; retournez chez vous et apportez vite la somme en billets, en-
tendez-vous? — Oui, Madame; mais, de grâce... — Plus un mot, monsieur Fau-
cheux. A propos, l'argenterie que j'oubliais... Pour combien en ai-je? — Cinquante
mille hvres. Madame. — C'est un million, se dit tout bas la marquise. MonsieurFau-
cheux , vous ferez prendre aussi l'orfèvrerie et l'argenterie avec toute la vaisselle. Je
prétexte une refonte pour des modèles plus à mon goût .. Fondez, dis-je, et rendez-
moi la valeur en or... sur-le-champ. — Bien, madame la marquise. — Vous mettrez
cet or dans un coffre; vous ferez accompagner cet or d'un de vos commis , et sans que
mes gens le voient; ce commis m'attendra dans un carrosse. — Celui de madame Fau-
cheux? dit l'orfèvre. — Si vous le voulez, je le prendrai chez vous. — Oui , madame
la marquise. — Prenez trois de mes gens pour porter chez vous l'argonterie. — Oui .
Madame. La marquise sonna. — Le fourgon, dit-elle, à la disposition de M. Fau-
cheux.
L'orfèvre salua et sortit en commandant que le fourgon le suivit de près et en
annonçant lui-même que la marquise faisait fondre sa vaisselle pour en avoir de plus
nouvelle. !
Trois heures après, elle se rendait chez M. Faucheux et recevait de lui huit cent
mille livres en billets de la banque de Lyon , deux cent cinquante mille livres en or
renfermées dans un coffre que portail péniblement un commis jusqu'à la voiture de
madame Faucheux.
Car madame Faucheux avait un coche. Fille d'un président des comptes, elle avait
apporté trente mille écus à son mari , syndic des orfèvres. Les trente mille écus avaient
fructifié depuis vingt ans. L'orfèvre était millionnaire et modeste. Pour lui, il avait fait
l'empiète d'un vénérable carrosse fabriqué en 16i8 , dix années après la naissance du
roi. Ce carrosse, ou plutôt cette maison roulante, faisait l'admiration du quartier-
elle était couverte de peintures allégoriques et de nuages semés d'étoiles d'or et d'ar-
gent doré.
C'est dans cet équipage, un peu grotesque, que la noble femme monta , en regard
du commis , qui dissimulait ses genoux , de peur d'effleurer la robe de la marquise.
C'est ce même commis qui dit au cocher, fier de conduire une marquise : — Route
de Saint-Mandé.
3o0 LES MOUSQUETAIRES.
LA DOT.
Les chevaux de M. Faucheux étaient d'honnêtes chevaux du Perche ayant de gros
genoux et des jaliibestaut soit peu engorgées. Conune la voiture, ils dataient de l'autre
moitié du siècle.
Ils ne couraient donc pas connue les chevaux anglais de M. Fouquet.
Aussi mirent-ils deux heures à se rendre à Saint-Mandé.
On peut dire qu'ils marchaient majestueusement.
La majesté exclut le mouvement.
La marquise s'arrêta devant une porte bien connue , quoiqu'elle ne l'eût vue (pi'une
fois, et on se le rappelle, dans une circonstance non moins pénihlc que celle qui
l'amenait cette fois encore.
Elle tira de sa poche une clef, l'introduisit de sa petite main blanche dans la ser-
rure, poussa la porte qui céda sans bruit et donna l'ordre au commis do monter le
coffret au premier étage.
Mais le poids de ce cofl'ret était tel que le connnis fut forcé de se faire aider par le
cocher.
Le coffret fut déposé dans ce petit cabinet, antichambre ou [ilutnt boudoir altenaul
au salon où nous avons vu M. Fouquet aux pieds de la marquise.
Madame de Bellières douna un louis au cocher, un sourire charmant au commis et
les congédia tous deux.
Derrière eux , elle referma la porte et attendit ainsi seule et barricadée.
Nul domestique n'apparaissait à l'intérieur.
Mais toute chose était apprêtée conune si un génii! invisible eût ile\ iné les besoins et
les désirs de l'hôte, ou plutôt de l'hôtesse qui était attendue.
Le feu préparé, les bougies aux candélabres, les rafraichissemens sur l'étagère, les
livres sur les tables , les fleurs fraîches dans les vases du Japon.
On eût dit une maison enchantée.
La marquise alluma les candélabres, respira le iiarfum des Heurs, s'assit cl lundia
bientôt dans une profcmde rêverie.
iMais celte rê\eric, toute luélancoiiijue, était imprégnée d'une certaine doiireur.
Elle voyait devant elle un trésor étalé dans celte chambre. Un million (ju'elle a\,iit
arraché de sa fortune comme la moissonneuse arrache un bluet de sa couronne.
Elle se forgeait les plus doux songes.
Elle songeait surtout et avant tout au moyen de laisser tout cet aigent à M. l'uucpiet
sans qu'il pût savoir d'où venait le don. Ce moyeu était celui qui naturellement s'était
|)résenlé le premier à sou esprit.
Mais(pioi(]u"en y l'énéciiissanlla rhose lui eût paru dlfliiile, elle ne désespérait point
de parvenir à ce bul.
Elle dcxail siHuier pour appeler M. Fouquet , et s'enfuir plu^ heureux" que si , au
lieu de doimer un million, elle trouvait un million ('Ile-iuiMMi-.
.Mais depuis ipi'elle élail ai'rl\ée là, de|iuis (pi'elle a\ ait \ lire iioudoir si loipiel ,
(pi'nri ■■ùl ilil I pi' Il ne Ici m ne de rbaiiilire \en.iil d'eu eiilev er jusipi 'au dernier ali mu-
;,^,f|îlgpf!|ii|ii
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M. Ml A .Ml-: or. iii:i. i.itiii:.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 3ol
de poussière; quaud elle avait vu ce salon si bien tenu, qu'on eût dit qu'elle en a\ait
chassé les fées qui l'habitaient, elle se denianda si déjà les regards de ceux qu'elle
avait fait fuir , génies, fées, lulins ou créatures humaines ne l'avaient pas reconnue.
Alors Fouquet saurait tout; ce qu'il ne saurait pas, il le devinerait; Fouquet refu-
serait d'accepter connue don ce qu'il eût peut-être accepté à titre de prêt, et, ainsi
menée , l'entreprise manquerait de but comme de résultat.
11 fallait donc que la démarche fût faite sérieusement pour réussir. Il fallait que le
surintendant conqirîl toute la gravité de sa position pour se soumettre au caprice gé-
néreux d'une femme; il fallait enlin , pour le persuader, tout le charme d'une élo-
quente amitié, et si ce n'était point assez, tout l'enivrement d'un ardent amonr i]ue
rien ne détournerait dans son absolu désir de convaincre.
En effet , le surintendant n'étiiit-il pas connu pour un homme plein de délicatesse
et de dignité'? Se laisserait-il charger des dépouilles d'une femme? Non, il lulterail ;
et si une voix au monde pouvait vaincre sa résistance , c'était la voix de la fennne
qu'il aimait.
Mainteuant a\itre doute , doute cruel qui passait dans le cœur de madame de Bel-
lières avec la douleur et le froid aigu d'un poignard.
Aimait-il? — Eh bien! c'est de cela qu'il faut que je m'éclaircisse, c'est sur cela qu'il
faut que je le juge, dit la marquise. Qui sait si ce cœur tant convoité n'est pas im
cœur vulgaire et plein d'aUiage , qui sait si cet esprh ne se trouvera pas être, quand j'y
apphquerai la pierre de touche , d'une nature triviale et inférieure.
■ — Allons! allonsl s'écria-t-elle, c'est trop de doute, trop d'hésitation, l'épreuve?
Elle regarda la pendule. — Voilà sept heures, il doit être arrivé ; c'est l'heure des
signatures. Allonsl
Et, se levant avec une fébrile impatience , elle marcha vers la glace , dans laquelle
elle se souriait avec l'énergique sourire du dévouement; elle ht jouer le ressort et tira
le bouton de la sonnette.
Puis, connue épuisée à l'avance par la lutte qu'elle venait d'engager, elle alla s';i-
genouiUer éperdue devant un \aste fauteuil, où sa tête s'ensevelit dans ses mains
tremblantes.
Dix minutes après, elle entendit grincer le ressort de la porte.
La porte roula sur ses gonds invisible.s .
Fouquet parut.
Il était pâle; il était courbé sous le poids d'ime pensée amère.
11 n'accourait pas ; il venait , voilà tout.
Il fallait que sa préoccupation fût bien puissante pour que cet honune de [jlaisir,
pour qui le plaisir était tout, vînt si lentement à un semblable appel.
En ellét , la nuit féconde en rêves douloureux, avait amaigri ses traits d'oidinaire
si noblement insoucieux, avait tracé autour de ses yeux des orbites de bistre.
Il était toujours beau , toujours noble , et l'expression mélancolique de sa bouche ,
expression si rare chez cet honnne, <ioimail à sa physionomie im caractère nouveau
qui la rajeunissait.
Vêtu de noir, la poitrine toute gonQée de dentelles ravagées par sa main inquiète, le
surintendant s'arrètji l'œil plein de rêverie au seuil de cette chambre où tant de fois
il était veau chercher le bonheur attendu.
Cette douceur morne, cette tristesse souriante remplaçait l'exaltation de la joie,
tirent sur madame de Bellicres qui le regardait de loin, un ellet indicible.
L'œil d'une femme sait lire tout orgueil ou toute souffrance «ur les traits de l'bouniie
352 . LES MOUSQUETAIRES.
qu'elle aime; on dirait quV'u raison de leur faiblesse, Dieu a voulu accoi-,lcr aux
femmes plus qu'il n'accorde aux antres créatures.
Elles peuvent cacher leurs sentimens à l'homme; l'homme ne peut leur cacher les
siens.
La marquise devina d'un seul coup d'œil tout le malheur du surintendant.
Elle devina une nuit passée sans sommeil ,
Un jour passé en déceptions.
Elle se releva, et s'approchant de lui : — Vous m'écriviez ce matin, dit-elle, que
vous commenciez à m'oublier, et que moi, que vous n'aviez pas revue, j'avais sans
doute Uni de penser à vous. Je viens vous démentir. Monsieur, et cela d'autant plus
sijrement que je hs dans vos yeux une chose. — Laquelle , Madame ? demanda Voa-
quet étonné. — C'est que vous ne m'avez jamais tant aimé qu'à celte heure ; de même
que vous devez lire dans ma démarche à moi , que je ne vous ai point oublié. — Oh !
vous, marquise, dit Fouquet,dont un éclair de joie illumina un instant la noble tiLTure,
vous, vous êtes un ange, et les hommes n'ont pas le droit de douter de vous! Ils n'ont
donc qu'à s'humilier et à demander grâce ! — Grâce vous soit donc accordée alors!
Fouquet voulut se mettre à genoux. — Non, dit-elle, à côté de moi, asseyez-vous.
Ah ! voilà une pensée mauvaise qui passe dans votre esprit! — Et à quoi voyez-vous
cela, Madame? — A voire sourire qui vient de gâter toute votre physionomie. Voyons,
à quoi songez-vous? Dites, soyez franc, pas de secrets entre amis'? — Eh bien! Ma-
dame, dites-moi alors pourquoi celte rigueur de trois ou quatre mois. — Cette ri-
gueur? — Oui ; ne m"avez-vous pas défendu de vous visiter 1 — Hélas 1 mon ami, dit
madame de Bellières avec un profond soupir, parce que votre visite chez moi vous a
causé un grand malheur, parce que l'on veille sur ma maison, parce que les mêmes
yeux qui vous ont vu pourraient vous voir encore , parce que je trouve moins dan-
gereux pour vous , à moi de venir ici , qu'à vous de venir chez moi , entin , parce
que je vous trouve assez malheureux pour ne pas vouloir augmenter encore votre
malheur.
Fouquet tressaillit.
Ces mots venaient de le rappeler aux soucis de la surintendance , lui qui pondant
quelques minutes ne se souvenait plus que de l'espérance de l'amant. — Malheureux,
moi? dit-il en essayant un sourire; mais en vérité, marquise, vous me le feriez croire
avec votre tristesse. Ces beaux yeux ne sont-ils donc levés sur moi que poiu- me plaindre;
oh I j'attends d'eux un autre sentiment, — Ce n'est pas moi qui suis triste. Monsieur,
regardez dans cette glace ; c'est vous. - Marquise , je suis im peu pâle, c'est vrai ,
mais c'est l'excès du li'avail; le roi m'a demandé hier de l'argent. — Oui! quatre mil-
lions ; je sais cela. — Vous le savez ! s'écria Fouquet surpris. Et connnent le savez-
vous? c'est au jeu seulement , après le départ des reines et en présence d'une seule
personne que le roi... — Vous voyez que je le sais, cela suflit , n'est-ce pas? Eh bien !
continuez, mon ami, cet argent (pie le roi vous a demandé.... — Eh bien ! vous com-
prenez, marq\iisc, il a fallu se le procurer, puis le faire compter, puis le faire enre-
gistrer, c'est long. De|)uis la mort de M. de iMazarin , Il y m un jumi de fatigue et
d'riiiliarras dans le service des linances. Mon administralion se trouve surchargée ,
voilà pouripuii j'ai veillé celte luiil. — De snrie que vous avez la somme? demanda la
marquise inquiète. — 11 ferait beau voir, manjuise, répliqua gaiement Fouquet. qu'un
surintendant des tinanccs i\'oM p.is (piaire millions dans ses coffres, — Oni.je croisque
vous lis avez ou (|ue vous les aiu'ez. — ("(imiiieul. que je les aurai ! — Il n'y a pas loiig-
Icnqis qu'il vous en avait déjà fait demander deux. — Il me scinlili' au conlrain' (pi il
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 35.}
V a un siècle, marquise; mais ne parlons plus argent, s'il vous plaît. — Au conlniirc,
p.u'lons-en, mon ami. — Oh ! — Ecoulez, je ne suis venue que pour cela. — Mais
que voulez- vous donc dire? demanda le surintendant dont les yeux exprimèrent une
inquiète curiosité. — Monsieur, est-ce une charge inamovible que la surintendance?
— Marquise! — Vous voyez que je vous réponds, et franchement même. — Mar-
quise , vous me surprenez, vous me parlez comme un commanditaire. — C'est tout
simple: je veux placer de l'argent chez vous, et, naturellement, je désire savoir si
vous êtes sûr? — En vérité, marquise , je m'y perds et ne sais plus où vous en voulez
venir. — Sérieusement , mon cher monsieur Fouquet, j'ai quelques fonds qui m'em-
barrassent. Je suis lasse d'acheter des terres et désire charger un ami de faire valoir
mon argent. — Mais cela ne presse pas, j'imagine? dit Fouquet. — Au contraire,
cela presse et beaucoup. — Eh bien! nous en causerons plus tard. — Non, pas plus
tard, car mon argent est là.
La marquise montra le coffret au surintendant, et l'ouvrant, lui lit voir des liasses
de billets et une masse d'or. Fouquet s'était levé en même temps que madame de
Bellières. 11 demeura un instant pensif: puis, tout à coup se reculant, il pâlit et tomba
sur une chaise en cachant son visage dans ses mains. — Oh 1 marquise ! marquise !
murmura-t-il; quelle opinion avez-vous donc de moi pour me faire une pareille olfre?
— Mais que pensez-vous donc vous-même, voyons? — Cet argent, vous me l'appor-
tez pour moi; vous me l'apportez parce que vous me savez embarrassé. Oh! ne niez
pas. Je devine. Est-ce que je ne connais pas votre cœur? — Eh bien ! si vous con-
naissez mon cœur, vous voyez que c'est mon cœur que je vous offre. — J'ai donc
deviné! s'écria Fouquet. Oh ! Madame, en vérité, je ne vous ai jamais donné le droit
de m'insulter ainsi. — Vous insulter ! dit-elle en pâlissant. Étrange délicatesse hu-
maine! Vous m'aimez, m'avez-vous dit? Vous m'avez demandé au nom de cet amour
ma réputation, mon honneur? Et quand je vous offre mon argent, vous me refusez.
— Marquise, marquise, vous avez été libre de garder ce que vous appelez votre
réputation et votre honneur. Laissez-moi la liberté de garder les miens. Laissez-moi
me ruiner, laissez-moi succomber sous le fardeau des haines qui m'environnent, sous
le fardeau des fautes que j'ai commises, sous le fardeau de mes remords même; mais,
au nom du ciel , marquise, ne m'écrasez pas sous ce dernier coup. — Vous avez man-
qué tout à l'heure d'esprit, monsieur Fouquet , dit-elle, et maintenant voilà que vous
manquez de cœur.
Fouquet comprima de sa main crispée sa poitrine haletante. — .\ccablez-nioi , dit-il,
Madame , je n'ai rien à répondre. — Je vous ai offert mon amitié, monsieur Fouquet.
— Oui, Madame , mais vous vous êtes bornée là. — Ce que je fais est-il d'une amie?
— Sans doute. — Et vous refusez cette preuve de mon amitié? — Je la refuse. —
Regardez-moi, monsieur Fouquet.
Les yeux de la marquise étincelaient. — Je vous offre mon amour. — Oh ! Ma-
dame, dit Fouquet. — Je vous aime, entendez-vous, depuis louglenq)s, les femmes
ont comme les hommes leur fausse délicatesse. Depuis longtemps je vous aime, mais
je ne voulais pas vous le dire. — Ohl lit Fouquet enjoignant les mains. — Eh bien !
je vous le dis. Vous m'avez demandé cet amour à genoux , je vous l'ai refusé ; j'étais
aveude comme vous l'étiez tout à l'heure. Mon amour, je vous l'offre. — Oui, votre
amour, mais votre amour seulement. — Mon amour, ma personne, ma viel Tout,
tout, tout! — Oh ! mon Dieu! s'écria Fouquet ébloui. Oh! mais vous m'accablez sous
le poids de mon l>onheur! — Serez-vous heiu'eu.i, dites, dites... si je suis à vous,
tout entière à vous? — C'est la félicité suprême I — Mais si je vous fais le saciilice d'un
T. I. 23
Jj4 LES MOUSQUETAIRES.
piéjiigé, faites-moi celui d'un scrupule. — Madame. Madame , ne me tentez pas —
Mon ami, mon ami, ne me refusez pas. — Oh ! faites attention à ce que vous me pro-
posez! — Fouquet, un mot... Non... et j'ouvre cette porte.
Elle montra celle qui conduisait à la rue. — Et vous ne me verrez plus. Un autre
mot... Oui, et je vous suis où vous voudrez les yeux fermés, sans défense, sans refus,
sans remords. — Élise... Élise .. mai,; ce coffret. — C'est ma dot. — C'est votre ruine 1
s'écria Fouquet en bouleversant l'or et les papiers; il y a là un million... — Juste ..
Mes pierreries qui ne me serviront plus si vous ne m'aimez pas ; qui ne me sei-viront
plus si vous m aimez comme je vous aime! — Oh! c'en est trop! c'en est trop! s'écria
Fouquet; je cède, je cède, ne fût-ce que pour consacrer un pareil dévouement.
LE TERRAIN DE DIEU.
Pendant ce temps Buckingham et de Wardes faisaient en bons compagnons el en
harmonie parfaite la route de Paris à Calais.
Buckingham s'était hâté de faire ses adieux, de sorte ([u'il en avait brusqué la meil-
leure partie.
Les visites à Monsieur et à Madame , à la jeune reine et à la reine douairière avaient
été collectives.
Prévoyance de la reine-mère qui lui épargnait la douleur de causer encore en par-
ticulier avec Monsieur, qui lui épargnait le danger de revoir Madame.
Les fourgons avaient déjà pris les devans ; il partit le soir eu carrosse avec toute sa
maison.
De NVardes lit son porte-manteau, prit deux chevaux, et suivi dim seul bKjii.iis,
s'achemina vers la barrière où le carrosse de Buckingham le devait prendre.
Le duc reçut son adversaire comme il eût fait de la plus aimable ronnnissaiwc. se
rangea pour le faire asseoir, lui olfrit des sucreries, étendit sur lui le manteau de
marte zibeline, jeté sur le siège de devant. Puis on causa.
Aussi le voyage , qui se faisait à petites journées, fiit-il charmant.
Le duc ressendilail un peu à ce beau lleuve de Seine, qui embrasse mille lois la
France dans ses méandres amoureux avant de se décider à gagner rOcéan.
Miiisen quittant la France, c'était surtout la Française nouvelle qu il a\ail amenée
à Paris que Buckingham regrettait, [)as une de ses pensées qui ne tïil un sdinenir el
par ciMisétiucut un regret.
Aussi ([uand, parfois, malgré sa force sur lui-uièuK'. il s'aliiniail daus ses pensée*,
de Wardes le laissait-il tout entier a ses rôverien.
Ciïtte délicatesse eût eertain<'ment louché Huckingham et changé ses dispositions à
l'égard de de Wardes, si celui-ci, tout en gardant le sili-noe . eût eu l'd'il nioiiis mé-
cliant el le sourire moins taux.
Après avoir épuisé toutes les dislradions (pie pré.senlail la route, on arriva, connue
nous l'avons dil, à Calais.
C'était vers la lin du sixième j<iur.
Des la veille, les gens du duc avaient pris les dovaiis el axaieul l'rélé une barque.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 355
Celte barque était destinée à aller joindre le petit yacht qui courait des bordées en vue,
ou s'embossait, lorsqu'il sentait ses ailes blanches fatiguées, à deux ou trois portées
du canon de la jetée
Cette barque allant et venant devait porter à bord tous les équipages du duc
Les chevaux avaient été eiubarqiiés, on les hissait de la barque sur le pont du bâ-
timent dans des paniers faits exprès et ouatés de telle façon que leurs membres , dans
les plus violentes crises même de terreur ou d'impatience, ne quiltaient pas l'appui
moelleux des parois et que leur poil n'était pas même rebroussé.
Huit de ces paniers juxta-posés emplissaient la cale. On sait que pendant les courtes
traversées , les chevaux Irendilans ne mangent point et frissonnent en présence des
meilleurs alimens qu'ils eussent convoités sur lerre
Peu à peu l'équipage entier du duc fut transporté à bord du yacht, et alors ses gens
revinrent lui annoncer que tout était prêt et que lorsqu'il voudrait s'embarquer avec
le gentilhomme français on n'attendait plus qu'eux.
Car nul ne supposait que le genlilbomme français pûl avoir à régler avec milord-
duc autre chose que des comptes d'amitié.
Buckingham fit répondre au patron du yacht qu'il eût à se tenir prêt, mais que la
mer étant belle, que la journée promettant un coucher de soleil magnifique, il comp-
tait ne s'embarquer que la imit et prolitcr de la soirée pour faire une promenade sur
la grève.
En disant cela il montra aux gens qui l'entouraient le magnifique spectacle du ciel
empourpré à l'horizon et d'im amphithéâtre de nuages floconneux qui montaient du
disque du soleil jusqu'au zénith , en affectant les formes d'une chaîne de montagnes
aux sommets entassés les uns sur les autres.
Tout cet amphilhéàlre était teint à sa base d'une espèce de mousse sanglante , se
fondant dans des teintes d'opale et de nacre au fur et à mesure que le regard montait
de la base au sommet. La mer, de son côté, se teignait de ce même reflet, et sur
chaque cime de vague bleue dansait un point lumineux comme un rubis exposé au
reflet d'une lampe.
Tiède soii'ée , parfums salins chers aux rêveuses imaginations , vent d'est épais et
soufflant en harmonieuses rafales , puis au loin le yacht se prolilanl en noir avec ses
agrès à jour, sur le fond empourpré du ciel , et çà et là sur l'horizon les voiles latines
courbées sous l'azur comme l'aile d'une mouette qui plonge*
Le spectacle, en effet, valait bien qu'on l'admirât.
La foule des curieux suivit les valets dorés, parmi lesquels voyant l'intendant et le
secrétaire , elle croyait voir le maître et son ami.
Quant à Buckingham, simplement vêtu d'une veste de satin gris et d'un pourpoint
de petit velours violet , le chapeau sur les yeux , sans ordres ni broderies , il ne fut pas
plus remarqué que de Wardes, velu de noir comme un procureur.
Les gens du duc avaient reçu l'ordre de tenir une barque prête au môle et de sur-
vedler l'embarquement de leur maître, sans venir à lui avant que lui ou son ami
appelât. — Quelques choses qu'ils vissent, avait-il ajouté en appuyant sur ces mots
de façon à ce qu'ils fussent compris.
Après quelques pas faits sur la plage , — ■ Je crois , Monsieur, dit Buckingham à de
Wardes, je crois qu'il va falloir nous faire nos adieux. Vous le voyez, la mer monte;
dans dix minutes elle aura tellement imbibé le sable où nous marchons que nous se-
rons hors d'état de sentir le sol. — Milord , je suis à vos ordres , mais... — Mais nous
sommes encore sur le terrain du roi , n'est-ce pas? — Sans doute.
356 LES MOUSQUETAIRES.
— Eh bien ! venez; il y a là-bas , comme vous le voyez , une espèce d'île entourée
par une grande flaque circulaire; la flaque va s'augmentant et l'île disparaissant de
minute en minute. Cette île est bien à Dieu , car elle est entre deux mers, et le roi ne
l'a point sur ses cartes. La voyez-vous? — Je la vois. Nous ne pouvons même guère
l'atteindre maintenant sans nous mouiller les pieds. — Oui, mais remarquez qu'elle
forme une éminence assez élevée, et que la mer monte de chaque côlé en épargnant
sa cime. Il en résulte que nous serons à merveille sur ce petit Ibéâlre. Que vous en
semble? — Je serai bien partout où mon épée aura l'honneur de rencontrer la vôtre ,
milord. — Eh bien ! allons donc. Je suis désespéré de vous faire mouiller les pieds,
monsieur de Wardes; mais il est nécessaire, je crois, que vous puissiez dire au roi:
Sire , je ne me suis point battu sur la terre de Voire Majesté. C'est peut-être un peu
bien subtil, mais depuis Port-Royal vous nagez dans les subtihtés. Oh! ne nous en
plaignons pas, cela vous donne un fortcharmant esprit, et qui n'appartient qu'à vous
autres. Si vous voulez bien, nous nous hâterons , monsieur de Wardes , car voici la
mer qui monte et la nuit qui vient. — Si je ne marchais pas plus vile , milord , c'était
pour ne point passer devant Votre Grâce. Ètes-vous à pied sec , monsieur le duc? —
Oui, jusqu'à présent. Regardez donc là-bas : voici mes drôles qui ont peur de nous
voir nous noyer et qui viennent faire une croisière avec le canot. Voyez donc comme
ils dansent sur la pointe des lames, c'est curieux ; mais cela me donne le mal de mer.
Voudrez-vous me permettre de leur tourner le dos ? — Vous remarquerez qu'en leur
tournant le dos vous aurez le soleil en face , milord. — Oh ! il est bien faible à cette
heure et aura bien vite disparu ; ne vous inquiétez donc point de cela. — Comme vous
voudrez, milord: ce ([iie j'en disais c'était par déhcatesse. — Je le sais, monsieur de
Wardes, et j'apprécie votre observation. Voulez-vous ôlernos pourjwints? — Décidez,
milord. — C'est plus commode. — Alors, je suis tout prêt. — Dites-moi. là, sans
façon, monsieur de Wardes, si vous vous sentez mal sur le sable mouillé , ou si vous
vous croyez encore un peu trop sur le territoire français? Nous nous battrons en An-
gleterre ou sur mon yacht.
— Nous sommes fort bien ici, milord; seulement j'aurai l'iionneur de vous l'aire
observer que conmie la mer monte, nous avons à peine le tenqjs...
Buckingliam lit un signe d'assentiment, ôta vivement son pourpoint et le jeta sur
le sable.
De Wardes en lit autant.
Les deux roi'|)s, blancs comme deux fantômes poiu' ceux qui les regardaient du ri-
vage, se dessinaient sur l'ombre d'un rouge violet qui descendait du ciel. — Ma foi,
monsieur le duc, nous ne pouvons guère rompre , dit de Wardes. Sentez-vous connue
nos i)ieds tiennent dans le sable? — J'y suis enfoncé jusqu'à la cheville, dit Ruckin-
gliaiu , sans compter que voil'i l'eau qui nous gagne. — Elle m'a gagné déjà... Quand
vous voudrez, monsieur le duc
De Wardes mit l'épée à la main. Le duc l'imita. — Monsieni' de Wardes, dit alors
Buckingham ; un dernier mot, s'il vous plait... Je me bats contre vous parce que je
ne vous aime pas , parce que vous m'avez déchiré le cu'ur en raillant certaine passion
que j'ai , que j'avoue en ce mniiiciil . et pour bupielle je serais très-heureux de mourir.
Vous êtes un méchant honuiie , numsieurde Wardes, et je veiTX faire tous mes ell'orls
pour vous tuer: car, ji' le sens, si vous ne mourez pas de ce coup, vous ferez dans
l'avenir beaucnnp ilr m. il à mes amis. \'oil:i ce (pie j'a\ ais à \ ous dire . monsieur de
Wardes.
Et Ruckingliaiii >abia. — I'".l moi, iiiilnid. vnjij ic ipie j'ai à vous répondre : Je ne
lilfi'V
II
■Il
I.E VICOMTE DE BRAGELONNE. T,-
vous haïssais pas, mais maintenant que vous m'avez deviné, je vous hais, el vais Taire
tout ce que je pourrai pour vous tuer.
Kt de Wardes salua Bucluûgham.
Au même instant les fers se croisèrent; deux éclairs se joignirent dans la nuit.
Les épées se cherchaient , se devinaient, se louchaient.
Tous deux étaient habiles tireurs; les premières passes n'eurent aucun résultat.
La nuit s'était avancée rapidement; la nuit était si sombre qu'on attaquait et se dé-
fendait d'instinct.
Tout à coup de Wardes sentit son fer arrêté ; il venait de piquer l'épaule de Buc-
kingbam.
L'épée du duc s'abaissa avec son bras. — Oh ! tit-il. — Touché, n'est-ce pas , mi-
lord? dit de Wardes en reculant de deux pas. — Oui , Monsieur, mais légèrement. —
Cependant, vous avez quitté la garde. — C'est le premier effet du frnid du fer, mais
je suis remis. Recommençons , s'il vous plaît , Monsieur.
El dégageant, avec un sinistre froissement de lame, le duc déchira la poitrine du
marquis. — Touché aussi , dit-il — Non, dit de Wardes , restant ferme à sa place.
— Pardon, mais voyant votre chemise foule rouge... dit Buckingham — Alors , dit
de Wardes furieux , alors... à vous.
Et se fendant à fond, il traversa l'avant-bras de Buckingham. L'épée passa entre
les deux os.
Buckingham sentit son bras droit paralysé , il avança le bras gauche , saisit son
épée prête à tomber de sa main inerte, et avant que de Wardes ne se fût remis en
garde, il lui traversa la poitrine.
De Wardes chancela , ses genoux phèrent, et laissant son épée engagée encore dans
le bras du duc; il tomba dans l'eau , qui se rougit d'un reflet plus réel que celui que
lui envoyaient les nuages.
De Wardes n'était pas mort. Il sentit le danger elfroyable dont il était menacé , la
mer montait.
Le duc sentit le danger aussi. Avec un elforf et un cri de doideur, il arracha le fer
demeuré dans son bras, puis se retournant vers de Wardes : — Est-ce que vous êles
mort, marquis? dit-il. — Non, répliqua de Wardes d'une voix étouffée par le sang
qui montait de ses poumons à sa gorge , mais peu s'en faut. — Eh bien, qu'y a-t-il à
faire? Voyons, pouvez-vous marcher? Buckingham le souleva sur un genou. — Im-
possible . dit-il. Puis retombant, — Appelez vos gens, fit-il , ou je me noie. — Holà !
cria Buckingham, holà de la barque, nagez vivement, nagez...
La barque lit force de rames. Mais lamermonfaitplusvite que la barque ne marchait.
Bucldngham vit de Wardes prêt à être recouvert par une vague, de sou bras
gauche, sain et sans blessures , il lui fit ime ceinture et l'enleva.
La vague monta jusqu'à mi-corps, mais ne put l'ébranler.
Le duc se mit aussitôt à marcher vers la terre.
Mais à peine eut-il fait dix pas , qu'une seconde vague, accourant plus haute, plus
menaçante, plus furieuse que la première, viul le frappera la hauteur de la poitrine,
le renversa, l'ensevelit.
Puis le reflux l'emportant, elle laissa un instant à découvert le duc et de W^ardes
couchés sur le sable.
De Wardes était évanoui.
En ce moment quatre matelots du duc, qui comprirent le danger, se jetèrent à la
mer et en une seconde furent prés du duc.
358
LES MOUSQUETAIRES.
Leur terreur fui grande lorsqu'ils virent leur maître se couvrir de sang à mesure
que l'eau dont il était imprégné coulait vers les genoux et les pieds.
Ils voulurent l'emporter. — Non, non ! dit le duc ; ù terre, à terre ! le marquis ! —
A mort! à mort le Français 1 crièrent sourdement les Anglais. — Misérables drôles!
s'écria le duc, se dressant avec un geste superbe qui les arrosa de sang, obéissez.
M. de Wardes à terre , M. de Wardes en sûreté avant toutes choses , ou je vous fais
pendre !
La barque s'était approchée pendant ce tem|)s. I.o secrétaire et l'inteudanl sautèrent
à leur tour à la mer et s'approchèrent du maïquis.
Il ne donnait plus signe de vie. — Je vous recommande cet homme sur votre tète,
dit le duc. Au rivage, M. de Wardes, au rivaee.
On le prit à bras et on le porta jusqu'au sable sec oîi la mer ne moule jamais.
Quelques curieux et cinq ou six pêcheurs s'étaient groupés sur le rivage , attirés par
le singulier spectacle de deux hommes se battant avec de l'eau jusqu'aux genoux.
Les pécheurs voyant vi'uir à eux un groupe d'honnnes portant un blessé, entrèrent
de leur côté jusqu'à mi-janibc dans la mer.
Les Anglais leur remirent le blessé au moment où celui-ci commençait à rouvrir
les yeux.
L'eau salée de la mer et le sable lin s'étaient introduits dans ses blessures, et lui
causaient d'inexprimables souffrances.
Le secrétaire du duc tira de sa poche une bourse pleine et la remit à celui cpii pa-
raissait le plus considérable d'entre les assistans. — De la part de mon maiire , milord^
d\ic de Buckingham. dit-il . pour que l'on prenne de M. le marqui.i de Wardes tous
les soins imaginables.
Et il s'en retourna suivi des siens jusqu'au canot que Buckingham avait regagné à
grand'peine ; mais seulement lorsqu'il a\ait vu de Wardes hors de danger.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
:C)9
TRIPLE AMOUR.
r^ W^\ r*^Af?^!^^i\C^^ FPius le dépari de Biickingham , Giiiche se figurait que
C< i- .- - ~AW\V^ la terre lui appartenait sans partage.
Monsieur, qui n'avaitplus le moindre sujet de jaloiisie,
et qui d'ailleurs se laissait accaparer par le chevalier de
Lorraine, accordait dans sa maison autant de liliertéque
fâ les plus exigeans pouvaient en souhaiter.
^'^ De son côlé . le roi . qui avait pris çroût à la société de
Madame, imaginait plaisirs sur plaisirs pour égayer le
séjour de Paris, en sorte qu'il ne se passait pas un jour
sans une fèteau Palais-Royal ou une réception chez Mon-
sieur. Le roi faisait disposer Fontainehleau poiu- y recevoir la cour, et tout le monde
s'employait pour être du voyage. Madame menait la vie la plus occupée. Sa voix, sa
plume ne s'arrêtaient pas un moment.
Les conversations avec Guiche prenaient peu à peu l'intérêt auquel on ne peut mé-
connaître les préludes des grandes passions.
Lorsque les yeux languissent à propos d'une discussion sur des couleurs d'étoffes,
lorsque l'on passe une heure à analyser les mérites et le parfum d'un sachet ou d'une
fleur, il y a dans ce genre de conversation des mots que tout le monde peut entendre ;
mais il y a des gestes ou des soupirs que tout le monde ne peut voir.
Huand Madame avait hien causé avec M. de Guiche, elle causait avec le roi qui lui
rendait visite régulièrement chaque jour. On jouait , on faisait des vers , on clioisis-
sait des devises et des emblèmes; ce printemps n'était pas seulement le printemps de
la nature, c'était la jeunesse de tout un peuple dont cette cour formait la tète.
Le roi était beau, jeune, galant plus que tout le monde. Il aimait amoureusement
toutes les femmes, même la reine , sa femme.
Seulement le grand roi était le plus timide ou le plus réservé de son royaume , tant
qu'il ne s'était pas avoué à lui-même ses sentimens.
Cette timidité le retenait dans les limites de la simple pohtesse, et nulle femme ne
pouvait se vanter d'avoir la préférence sur une autre.
On pouvait pressentir que le jour où il se déclarerait serait l'aurore d'une souverai-
nelé nouvelle ; mais il ne se déclarait pas.
M. de Guiche en prolitait pour être le roi de toute la cour amoiu'euse.
On l'avait dit au mieux avec mademcûselle de Montalais , on Tavait dit assidu près
de mademoiselle de Châtillon : maintenant il n'était plus môme civil avec aticune
femme de la cour. Il n'avait d'yeux, d'oreilles que pour une seule.
3fi0 LES MOUSQUETAIRES.
Aussi prenait-il insensiblement sa place chez Monsieur, qui l'aimait et le retenait
le plus possible clans sa maison.
Naturellement sauvage, il s'éloignait trop avant l'arrivée de Madame; une fois que
Madame était arrivée il ne s'éloignait plus assez.
Ce qui, remarqué de tout le monde, le fut particulièrement du mauvais génie de la
maison, le chevalier de Lorraine, à qui Monsieur témoignait un vif allachement,
parce qu'il avait l'humeur joyeuse, même dans ses méchancetés, et qu'il ne manquait
jamais d'idée pour employer le temps.
Le chevalier de Lorraine, disons-nous, voyant que Guiche menaçait de le supplan-
ter, eut recours au grand moyen. Il disparut laissant Monsieur bien empêché.
Le premier jour de sa disparition , Monsieur ne le chercha presque pas , car de
Guiche était là, et sauf les enlretiens avec Madame, il consacrait bravement les
heures du jour et de la nuit au prince.
^lais le second jour Monsieur ne trouvant personne sous sa main, demanda où était
le chevalier.
11 lui fut répondu que l'on ne savait pas.
Monsieur, ne sachant plus oh porter son ennui, s'en alla en robe de chambre et
coiffé liiez Madame.
Il y avait là grand cercle de gens qui riaieilt et chuchotaient à tous les coins : ici
un groupe de femmes autour d'un homme et des éclats étouffés; là Manicanip et
Malicorne pillés par Montalais, mademoiselle de Tonnay-Charenle et deux autres
rieuses.
Plus loin Madame, assise sur des coussins, et de Guiche éparpillant, à genoux près
d'elle, une poignée de perles et de pierres dans lesquelles le doigt fin et blanc de la
princesse désignait celles qui lui plaisaient le plus.
Dans un autre coin, un joueur de guitare qui chantonnait des séguedillas espagnoles
dont Madame raffolait depuis qu'elle les avait entendu chanter à la jeune reine avec
ime certaine mélancolie : seulement ce que l'Espagnole avait chanté avec des larmes
dans la paupière, l'Anglaise les fredonnait avec un sourire qui laissait voir ses dents
de nacre.
Ce cabine! ainsi habité présentait la plus riante image du plaisir.
En entrant. Monsieur fut frappé de voir tant de gens qui se divertissaient sans lui.
Il en fut tellement jaloux qu'il ne put s'empêcher de dire comme un enfant : — Eh
quoi! vous vous amusez ici, et moi je m'emuiie tout seul.
Sa voix fut comme le coup de tonnerre (jui iiiterrom|)t le gazouillement d'oiseaux
sous le feuillage , il se fil un grand silence.
Guiche fut debout en un miimeut.
Malicorne se fit i>etit derrière les jupes de Montalais.
Manicamp se redressa et prit ses grands airs de cérémonies
Le guitarero fourra sa guitare sous une table el tira le tapis pour la dissinmler aux
yeux du prince.
Madame seul(.' ne bnugea poiiil , et souri/ml à son époux, lui répondit: — Est-ce
que ce n'est pas l'iieiu-e de votre toilette? — Que l'on choisit pour se divertir, grom-
mela le ])rince.
Ge mot maleucdulreux l'ut le si'.'ual de la (b'-roiilc ; les l'i'uunes s'eul'uiicnt comme
une volée d'oiseaux ell'rayés; le joueur de guitare s'évanouit comuic une ond>re; Ma-
licorne, toujours protégé |)ar Montalais (pii élargissait sa robe, se glissa derrière une
tapisserie. Pour Manicamp, il vint en aide à de Guiche, qui naturellement restait
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 301
auprès de Madame , et lous deux soutinrent bravement le choc avec la princesse.
Le comte était trop heureux pour en vouloir an mari: mais Monsieur en voulait à
sa feniP-ie.
Il lui fallait un motif de querelle ; il le cherchait, et le départ précipité de cette foule
si joyeuse avant son arrivée et si troublée par sa présence lui servit de prétexte. —
Pourquoi donc prend-on la fuite à mon aspect? dil-il d'un ton rogue.
Madame répliqua froidement que toutes les fois que le maître paraissait la famille se
tenait à l'écart par respect.
Et en disant ces mots, elle fit une mine si drôle et si plaisante que Guiche et Mani-
camp ne purent se relenir. Ils éclatèrent de rire. Madame les imita, l'accès gaj^na
Monsieur lui-même, qui fut forcé de s'asseoir parce qu'en riant il perdait trop do sa
gravité.
Enfin il cessa , mais sa colère s'était augmentée. Il était encore plus furieux de s'être
laissé aller à rire qu'il ne l'avait été de voir rire les autres.
Il regardait Manicamp avec de gros yeux, n'osant pas montrer sa colère au comte
de Guiche.
Mais, sur un signe qu'il fit avec trop de dépit, Manicamp et de Guiche Surfirent.
En sorte que Madame , demeurée seule , se mit à ramasser tristement ses perles , ne
rit plus du tout et parla encore moins. — Je suis bien aise de voir, dit le duc, que
l'on me traite comme un étranger chez vous. Madame. Et il sortit exaspéré.
En chemin , il rencontra Montalais qui veillait dans l'antichambre. — Il fait beau
venir vous voir, dit-il, mais à la porte. Montalais fit la révérence la plus profonde. —
Je ne comprends pas bien, dit-elle , ce que Votre Altesse Royale me fait l'honneur de
me dire. — Je dis. Mademoiselle, que quand vous riez tous ensemble , dans l'appar-
tement de Madame, est mal venu celui qui ne reste pas dehors. — Votre Altesse Royale
ne pense pas et ne parle pas ainsi pour elle, sans doute? — Au contraire, Mademoi-
selle , c'est pour moi que je parle, c'est à moi que je pense. Certes, je n'ai pas lieu
de m'applaudir des réceptions qui me sont faites ici. Comment ! pour un jour qu'il y a
chez Madame, chez moi , musique et assemblée, pour un jour que je compte me di-
vertir un peu à mon tour, on s'éloigne!... Ah çàl craignait-on donc de me voir, que
tout le monde a pris la fuite en me voyant?... On fait donc mal... quand je. suis
absent? — Mais, repartit Montalais, on ne fait pas aujourd'hui, monseigneur, autre
chose que l'on ne fasse les autres jours. — Quoi ! tous les jours on rit comme cela? —
Mais oui , monseigneur. — Tous les jours ce sont des groupes comme ceux que je viens
de voir? — Absolument pareils, monseigneur. — Et enfin tous les jours on racle le
boyau. — Monseigneur, la guitare est d'aujourd'hui : mais quand nous n'avons pas
de guitare, nous avons les violons et les flûtes; des femmes s'ennuient sans musique.
— Peste! et les hommes? — Quels hommes, monseigneur? — M. de Guiche, M. de
Manicamp et les autres, Monsieur... — Tous de la maison de monseigneur. — Oui,
oui , vous avez raison , Mademoiselle.
Et le prince rentra dans ses appartemens ; il était tout rêveur. Tl se précipita dans
le plus profond de ses fauteuils, sans se regarder au miroir. — Où peut-être le che-
valier? dit-il.
Il y avait un serviteur auprès du prince. Sa question fut entendue. — On ne sait,
monseigneur. — Encore cette réponse !... Le premier qui me répondra : « Je ne sais, »
je le chasse.
Tout le monde , à cette parole , s'enfuit de chez Monsieur comme on s'était enfui de
chez Madame.
362 F,ES MOUSQUETAIRES.
Alors le prince entra dans une colère inexprimable. Il donna du pied dans un cliil'-
fonnier, qui roula sur le parquet brisé eu trente morceaux.
Puis , du plus grand sang-froid , il alla aux galeries , et renversa l'un sur l'autre un
vase d'émail , une aiguière de porphyre et un candélabre de bronze. Le tout fit un
fracas effroyable. Tout le monde parut aux portes. — Que veut monseigneur? se ha-
sarda de dire timidement le capitaine des gardes. — Je me donne la musique, répli-
qua Monsieur en grinçant des dents.
Le capitaine des gardes envoya chercher le médecin de Son Altesse Royale.
Mais, avant le médecin , arriva Malicorne qui dit au prince : — Monseigneur, M, le
chevalier de Lorraine me suit.
Le duc regarda Malicorne et lui sourit.
Le chevalier entra en effet.
LA JALOUSIE DE M, DE LORRAINE,
Le duc d'Orléans poussa un cri de satisfaction on apercevant le chevalier d<' Lor-
raine. —"Ah! c'est heureux, dit-il. par quel hasard vous voit-on? N'élieZ'VOiis pas
disparu comme on le disait'/ — JMais. oui, monseigneur. — Un caprice'? — Un ca-
price! moi, avoir des caprices avec Votre Altesse! Le respect... — Laisse là le respect,
auquel tu manques tous les jours. Je l'absous. Pourquoi étais-tu parti'? — Parce que
j'étais parfaitement inutile à monseigneur. ---Explique-toi'? — - Monseigneur a près de
lui des gens plus diverlissans que je ne le serai jamais. Je ne me sens pas de force ù
lutter, moi ; je me suis retiré. — Toute cette réserve n'a pas le sens connnuii. QucIh
sont ces gens contre qui lu ne veux [las liittei'V (juiche'? — Je ne nomme persomie. —
Guiche te gène'!* -— Je no dis pas cela, monseigneur; ne me faites pas parler : vous
savez bien que Ciuichc est de nos bous amis. — Qui alors'/ — De grâce , monseigneur,
brisons là: je vous en sup[ilic.
Le chevalier .savait bien que l'on irrite la curiosité comme la soif eu éloignant le
breuvage ou l'explication. — Non, je veux savoir pourquoi tu as dispar\i? — Eli
bien, je vais vous le dire; mais tie le prenez pas en mauvaise part. Je me suis
aperçu que je gênais. — Qui? — Madame. — ('.iMiuncnl cela? dit le duc étonné. —
C'est tout sim|)le : Madame est peut-être jalouse de l'altaibcmi'ul (jue vous voulez bien
avoir pour moi. — Elle te le témoigne. — Monseigneur. Madame ne in'.idresse jamais
la parole, surtout dc|)uis un certain temps. — Depuis (picl temps? — Depuis que .M. de
(iuiclic lui ayant |iln mieux (jue moi , elle le rcç'oit à toute heure.
Le duc rougit. — A tonte heure... Qu'est-ce que ce mot-là, chevalier? dit-il sévè-
remenl. — le no dirai pins rien , fit le chevalier uvec un salut plein de cérémonie. —
Au contraire , j'entends rpie vous parliez. Si vous vous êtes retiré pour cela, vous lîles
donc bien jaloux? — Il laul être jaloux quand on aime. mousi'iLMienr; est-ce que \ olre
Allesse n'est pas jalouse de Madame? est-ce ipie Votre .Ulosso, si elle voyait toujours
quelqu'un près de Madame, cl quclipinn liaité l'a\(irablemeul . ne prendrait pas de
l'ombraue? Ou aime ses amis comme ses amours. — Oui , oui , mais voilà encore un
mol équi\o(pic; chevalier, vous avez la conversation maibem'euse. Vous avez ilil "•
I.K VICOMTE DE lill AGELONNE. ;3f.:i
Traite fdvornhhment... Qu'enlendez-vous par ce favornhlementj' •- — Rien que (11- tort
simplo . moiiseignenr, dit le cliovalier avec une grande Ijonboniio. Ainsi , par exemple ,
quand un mari voit sa femme appeler de préférence tel ou tel lioiume près d'elle;
quand cet homme se trouve toujours à la tête de son lit ou bien à la portière de son
carrosse ; lorsqu'il y a toujours une petite place pour le pied de cet homme dans la
circonférence des robes de la femme ; lorsque les gens se rencontrent hors des appels
de la conversation ; lorsque le bouquet de celle-ci est de la couleur des rubans de ce-
lui-là ; lorsque les musiques sont dans l'appartement, les soupers dans les ruelles;
lorsque, le mari paraissant, tout se lait chez la femnje... — Alors, achève, —Alors, je
dis, monseigneur, qu'on est peut-être jaloux.
Le duc s'agitait et se combattait évideuuneut. — Vous ne nie dites pas, tlnit-ilpar dire,
pourquoi vous vous éloignâtes ; tout à l'heure vous disiez que c'était dans la crainte de
gêner, vous ajoutiez même que vous aviez remarqué de la part de Madame un pen-
chantà fréquenter M. de (juiclie. — Ah! monseigneur, je n'ai pas dit cela. — Si fait.
— Mais si je l'ai dit, je ne voyais rien que d'innocent. — Entin , vous voyiez quelque
chose? — Monseigneur m'embairasse. — Qu'importe? parlez. Si vous dites la vérité,
pourquoi vous embarrasser? — Je dis toujours la vérité, monseigneur, mais j'hésite
toujours aussi quand il s'agit de répéter ce que disent les autres. — Ah ! vous répétez...
Il paraît qu'on a dit alors? — J'avoue qu'on m'a parlé. — Qui?
Le chevalier prit un air presque courroucé. — Monseigneur, dit-il, vous me soumet-
tez à une question, vous me trailez comme un accusé sur la sellette... et les bruits qui
effleurent en passant l'oreille d'un genlilhonmie n'y séjournent pas. Votre Altesse
veut que je grandisse le bruit à la hauteur d'im événement. — Enfin, s'écria le duc
avec dépit, un fait constant c'est que vous vous êtes relire à cause de ce bruit. — Je
dois dire la vérité: on m'a parlé des assiduités de M, de Guiche près de Madame, rien
de plus, plaisir innocent, je le répète, et, de plus, permis; mais, monseigneur, ne
soyez pas injuste et ne poussez pas les choses a l'excès. Cela ne vous regarde pas. —
Il ne me regardé pas qu'on parle des assiduités de Guiche chez Madame?.. —Non,
monseigneur, non; et ce que je vous dis, je le dirais à Guiche lui-même, tant je vois
en bea\i la cour qu'il fait à Madame ; je le lui dirais à elle-même. Seulement vous com-
prenez ce que je crains? je crains de passer pour un jaloux de faveur, quand je ne suis
qu'un jaloux d'amitié Je connais votre faible , je sais que quand vous aimez, vous êtes
exclusif. Or, vous aimez Madame, et d'ailleurs qui ne l'aimerait pas? Suivez bien le
cercle où je vous promène : Mailame a distinguo dans vos amis le plus beau et le plus
attrayant: elle va vous influencer de telle façon au sujet de celui-là que vous négli-
gerez les autres Un dédain de vous me ferait mourir; c'est assez déjà de supporter
Ceux de Madame. J'ai donc pris mon ]iarti, monseigneur, de céder la place au favori
dont j'envie le bonheur, tout enprofessant pourlui amilié sincère et sincère admiralion.
Voj'ons, avez- vous quelque chose contre ce raisonnement? Est-il d'un galant houune?
La conduite est-elle d'un brave ami? Répondez au moins, vous qui m'avez si lude-
nient interrogé.
Leduc s'était assis, il tenait sa tête à deux mains et ravageait sa coiffure.
Après un silence assez long pour que le chevalier eût pu apprécier tout l'effet de
ses combinaisons oratoires, monseigneur se releva. — Voyons, dit-il, et sois franc. —
Comme toujours. — Bon. Tu sais que nous avons déjà remarqué quelque chose au
sujet de cet extravagant de Buckingbam. — Oh ! monseigneur, n'accusez pas Madame,
ou je prends congé de vous. Quoi! vous allez à ces systèmes? quoi! vous soupçonnez?
— Non, non, chevalier! je ne soupçonne pas Madame. Mais, enfin... je vois... je com-
364 LES MOUSQUETAIRES.
pare... — Buckingham était un fou ! — Un fou sur lequel tu m'as parfaitement ou-
vert les yeux. — Non I non! dit vivement le chevalier, ce n'est pas moi qui vous ai ou-
vert les yeux : c'est Guiche. Oh ! ne confondons pas. Et il se mit à rire de ce rire stri-
dent qui ressemble au siftlet d'une couleuvre. — Oui , oui , en effet... tu dis quelques
mots, niais Guiche se montra le plus jaloux. — Je crois bien, continua le chevalier sur
le même ton; il combattait pour l'autel et le foyer. — Plaît-il? fit impérieusement le
duc révolté de cette plaisanterie perfide. — Sans doute, M. de Guiche n'est-il pas
premier gentilhomme de votre maison ?
— Enfin, répliqua le duc un peu phis calme, cette passion de Buckingham avait
été remarquée? — Certes! — Eh bien! dit-on que celle de M. de Guiche soit re-
marquée autant? — Mais, monseigneur, vous retombez encore , on ne dit pas que
M. de Guiche ait de passion. — C'est bien! c'est bien! — Vous vovez, monseigneur,
qu'il valait mieux, cent fois mieux me laisser dans ma retraite que d'aller vous forger
avec mes scrupules des soupçons que Madame regardera comme des crimes, et elle
aura raison. — Que ferais-tu .toi ? — Une chose raisonnable. — Laquelle? — Je ne
ferais plus la moindre attention à la société de ces épicuriens nouveaux , et de cette
façon les bruits tomberont. — Je verrai, je me consulterai.
Mais l'heure du dîner étant arrivée, monseigneur envoya prévenir Madame. Il fut
répondu que Madame ne pouvait assister au grand couvert et qu'elle dînerait chez
elle. — Cela n'est pas ma faute, dit le duc; ce matin, tombant au milieu de toutes
leurs musiques, j'ai fait le jaloux et on me boude. — Nous dînerons seuls, dit le
chevalier avec un soupir ; je regrette Guiche. — <Jh! Guiche ne boudera pas long-
temps, c'est un bon naturel. — Monseigneur, dit tout à coup le chevalier, il me vient
une bonne idée : tantôt, dans notre conversation , j'ai pu aigrir Votre Altesse et donner
sur lui des ombrages. Il convient que je sois le médiateur,.. Je vais aller à la recherche
du comte et je le ramènerai. — Ah 1 chevalier , tu es une bonne âme. — Votre Altesse
veut bien me faire la grâce d'attendre ici quelques inomens. — Volontiers, va... J'es-
saierai mes habits de Fontainebleau.
Le chevalier parli, il appela ses gens avec un grand soin, connue s'il leur donnait
divers ordres.
Tous partirent dans différentes directions. Mais il retint son valet de chambre. —
Sache, dit-il, et sache tout de suite si M. de Guiche n'est pas chez Madame. Vois
comment savoir cela? — Facilement, monsieur le chevalier ; je le demanderai à Ma-
licornc, qui le saura de mademoiselle de Montalais.
Dix minutes ne s'étaient pas écoulées que le valet de cbandire re\inl. 1! attira uiys-
térieusemeni son maître dans un escalier de service et le lit entrer dans ime petite
chambre dont la fenêtre donnait sur le jardin. — Qu'y a-t-il?dit le chevalier: pour-
quoi tant de précautions? — Regardez, Monsieur, dit le valet de chambre, sous le
niairoimier. en bas. — Bien... Ab I mon Dieu! je vois Manicanip qui attend : (]iral-
teii(l-il? — Vdus allez voir si mhis prenez |)ati('nce... Là, voyez-vous, maiMtcnaul?
— Je vois MM, lieux, qMalri' uMisicieus avec leurs insIrMiMrns . et derrière eux , les
poussant, (juiche en piu'soniie. Mais (pie fail-illà? — Il atlend (lu'on lui ouvre la
pelite porte de l'escalier des dames d'honuiMir: il montera par là clic/. Madame, où
l'on va faire entendre une nouvelle musiipie pendant le dîner. — C'est superbe ci' (pie
lu dis là. — N'est-ce pas, Monsieur? — Et c'est M. Malicorne , qui t'a dit cela? — Lui-
même. — Il t'aime donc? — H aime Monsieur. — Pourquoi? — Parce qu'il veut ^tre
de sa tiiaisdu. — Mordiou ! il en sera. — Voyez-vous, la petite porte s'ouvre, une femme
l'ail entrer les musiciens... — C'est la Monlfilais? — Toulbeau, Monsieur, ne criez pas
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 305
ce nom; q\ii dit Montalais dit Malicome. Si vous vous brouillez avec l'un, vous serez
mal avec l'autre. — Bien , je n'ai rien vu.
Le chevalier ayant la certitude que Guiche était entré , revint chez Monsieur qu'il
trouva splendidement vêtu et rayonnant de joie comme de beauté. — Et Guiche? tît
le duc. — Introuvable. Il a fui, il a évaporé. Votre algarade du matin l'a effarouché.
On ne l'a pas trouvé chez lui. — Bah ! il est capable , ce cerveau fêlé , d'avoir pris la
poste pour aller dans ses terres. Pauvre garçon, nous le rappellerons, va. Dînons. —
Monfeignenr, c'est le jour des idées ; j'en ai encore une. — Laquelle ? — Monseigneur,
Madame vous boude , et elle a raison. Vous lui devez une revanche ; allez dîner avec
elle. — Oh ! c'est d'un mari faible. — C'est d'un bon mari. La princesse s'ennuie : elle
va pleurer dans son assiette , elle aura les yeux rouges. Voyons , voyons , monsei-
gneur, nous serons tristes ; j'aurai le cœur gros de savoir que Madame est seule : vous,
tout féroce que vous voudrez être , vous soupirerez. Emmenez-moi au dîner de Ma-
dame , et ce sera une charmante surprise. Je gage que nous nous divertirons. — Che-
valier, chevalier! tu me conseilles mal. — .Je vous conseille bien , vous êtes dans vos
avantages : votre habit pensée, brodé d'or, vous va divinement. Madame sera encore
plus subjuguée par l'homme que par le procédé. Voyons, monseigneur. — Tu me dé-
cides, partons.
Le duc sortit, avec le chevalier, de son appartement et se dirigea vers celui de
Madame.
Le chevalier glissa ces mots à l'oreille de son valet : — Du monde devant la petite
porte! Que nul ne puisse s'échapper par là! cours.
Et derrière le duc il parvint aux antichambres de Madame. Les huissiers allaient
annoncer. — Que nul ne bouge , dit le chevalier en riant , monseigneur veut faire une
surprise.
MONSIEUR EST JALOUX DE GUICHE.
Monsieur entra brusquement comme les gens qui ont une bonne intention et qui
croient faire plaisir, ou comme ceux qui espèrent surprendre quelque secret, triste
aubaine des jaloux.
^ladanie, enivrée par les premières mesures de la musique, dansait comme une
folle , laissant là son dîner commencé.
Son danseur était M. de Guiche , les bras en l'air, les yeux à demi fermés, le genou
en terre, connue ces danseurs espagnols, aux regards voluptueux, au geste ca-
ressant.
La princesse tournait autour de lui avec le même sourire et la même séduction
provocante.
Montalais admirait. La Vallière , assise dans un coin , regardait toute rêveuse.
Il est impossible d'exprimer l'effet que produisit sur ces gens heureux la présence
de Monsieur. Il serait tout aussi impossible d'cx|3rimer l'effet que produisit sur Phi-
lippe la vue de ces gens heureux.
Le comte de Guiche n'eut pas la force de se relever. Madame demeura au milieu de
son pas et de son attitude sans pouvoir articuler un mot.
366 LES MOUSQUETAIRES
Le chevalier de Lorraine, adossé- au chambranle de la jwrte, souriail comme un
homme plongé dans la plus naïve admiration.
La pâleur du prince, le tremblement convulsif de ses mains et de ses jambes fut lo
premier symptôme qui frappa les assistans. Un profond silence succéda au bruit de la
danse.
Le chevalier de Lorraine profita de cet intervalle pour venir saluer respectueuse-
ment Madame et Guiche, en afl'eetant de les confondre dans ses révérences, conune
les deux maîtres de la maison
Monsieur s'approcbant à son tour , — Je suis enchanté, dit-il d'une voix rauque:
j'arrivais ici croyant vous trouver malade et triste, je vous vois livrée à de nou-
veaux plaisirs; en vérité, c'est heureux I ma maison est la plus joyeuse de l'u-
nivers .
Se retournant vers Guiche, — Comte, dit-il, je ne vous savais pas un si brave
danseur.
Puis revenant à sa femme, — Soyez meilleiu'e pour moi, dit-il avec une amertume
qui voilait sa colère; chaque fois qu'on se réjouira chez vous, invitez-moi... Je suis im
prince fort abandonné.
Guiche avait repris toute son assurance, et une fierté naturelle qui lui allait i)ien.
— jMonsciiïiieur. dit-il, sait bien que toute ma vie est à son service ; quand il s'agira
de la donner, je suis prêt : pdur aujoui'd'bui , il ne s'agit que de danser, je danse. —
Et vous avez raison, dit froidement le prince. Et puis, Madame, continua-t-il, vous
ne remarquez point que vos dames m'enlèvent mes amis : M._ de Guiche n'est pas u
vous, Madame, mais à moi. Si vous voulez dîner sans moi, vous avez vos dames.
Quand je dine seul, j'ai mes gentilsboumies ; ne me dépouillez pas tout à lait.
Madame sentit le reproche et la leçon.
La rougeur monta soudain jusqu'à ses yeux. — Monsieur, rcpliqua-t-elle , j'igno-
rais en venant à la cour de France que les princesses de mon rang dussent être consi-
dérées comme les feumies de Turquie. J'ignorais qu'il fût détendu de voir des houuni's;
mais puisque telle est votre volonté, je m'y conformerai; de plus, ne vous gène/, point
si vous voulez faire griller mes fenêtres.
Cette riposte , qui lit sourire Montalais et Guiche, ramena dans le co'ur du prince la
colère, dont une bonne i)aitie venait de s'évaporer en paroles. — Très-bien, dit-il
d'un ton concentré , voilà comme on me respecte chez moi! — Monseigneur! monsei-
gneur! murnmra le chevalier à l'oreille de Monsieur, de faom à ce que tout le monde
rcniarcpiàt bien qu'il le modérait. — Venez! r(''pii(pia le duc pour toute réponse, en
l'entraînant et en piroiictl.iiil [i.ir nu rnouM'uimt bi'usipie. au risque île luMuier
Madame.
Le chevalier suivit son rii.iili'e jusque dans ra|i|iartemi'iit . où le princi' ne lui pas
plutôt assis, qu'il donna un libie cours à sa fiu-eur.
Le cbevaliei' le\.iit les yu\ an ciel , joignait les mains et nedisait mot. — Ton axis!
s'écria Monsieur, sur tout ce (pii se passe ici'? — Oh! monseigneur, c'est gra\e. —
C'est oïliclix! — Vojcz connue c'est maltieuicux ,dit lechevalier, nous espérions avoir
la traïKiuillilé après le départ de ce fou île lluikinyltam. — l-^l c'est pire! — ,]f ne dis
pas cela , monseigneur. — Oui , mais je le dis, moi. car Ihlckingliani n rùl jamais osé
faire le quart de ce ipie nous avons vu. Se cacher poiu' danser, feindre ime itidispo-
siliiiu pour dîner en lète-à-lète. — Oh I mouseignenr. oh ! non ! non ! — Si ! si! cria le
iirince en s'excilant lui-même cotiune les eufaiis \oloiilaires ; mais je n'enibnenil p !■-
I)lu8 longtemps, il faut (pTon sache ce (pii se passe. — Monseigneur, un éclat... —
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. ;jti7
Pardieu ! dois-je nie gêner quand on se gêne si peu avec moi. Attends-moi ici . che-
valier, attends-moi !
Le prince disparut dans la chambre voisine, et s'informa de l'huissier si la reine-
mère était revenue de In chnpelle.
Anne d'Autriche était riiez elle. Tout à coup le duc d'Orléans entra. — Ma mère
s'écria-t-il en fermant vivement les portières, les choses ne peuvent subsister ainsi.
Aune d'Autriche leva sur lui ses beaux yeux, et avec une inaltérable douceur,
— De quelles choses voulez-vous parler? dit-elle. — Je veux parler de Madame. —
Votre femme? — 0\ii, ma mère — Je gage que ce fou de Buckingham lui aura éci'il
quelque lettre d'adieu. — Ah ! bien oui , ma mère , est-ce qu'il s'agit de Buckingham !
— Et de quoi donc alors? — Ma mère, Madame a déjà remplacé M.,de Buckingham.
— Philippe , que dites-vous? vous prononcez là des paroles légères. — Non pas, non
pas. Madame a si bienfait, que je suis encore jaloux. — Et de qui, bon Dieu? —
Vous n'avez pas vu que M. de Guiche est toujours chez elle, toujours avec elle.
La reine frappa ses deux mains l'une contre l'autre et se mit à rire. — Philippe ,
dit-elle, ce n'est pas un défaut que vous avez là, c'est une maladie. — Allons, voilà
que vous allez recommencer pour celui-ci ce que vous disiez pour celui-là. Et si je
cite des faits, dit-il, croirez- vous? — Mon lils, pour toute autre chose que la jalousie,
je vous croirais sans l'allégation des faits, mais pour la jalousie je ne vous promets
rien. — Alors c'est comme si Votre Majesté m'ordonnait de me taire et me renvoyait
hors de cause. — Nullement; vous êtes mou (Ils , je vous dois toute l'indulgence d'ime
mère, mais n'exagérez pas, Philippe, et prenez garde de me représenter votre femme
comme un esprit dépravé... — Mais les faits ! — J'écoute.
— Ce matin on faisait de la musique chez Madame, à dix heures. -^ C'est inno-
cent. — M. de Guiche causait seul avec elle... Ah 1 j'oublie de vous dire que depuis
huit jours il ne la quitte pas plus que sou ombre. — Mon ami , s'ils faisaient mal ils
se cacheraient. — Bon , s'écria le duc; je vous attendais là. Retenez bien ce que vous
venez dédire. Ce matin, dis-je , je les surpris, et témoignai vivement mon méconten-
tement. — Soyez sur que cela suftira , c'est peut-être même trop. Ces jeunes feimnes
sont ombrageuses. Leur reprocher le mal qu'elles n'ont pas fait, c'est parfois leur, dire
qu'elles pourraient le faire. — Bien, bien, attendez. Retenez aussi ce que vous venez
de dire, Madame. Or, tantôt, me repentant de cette vivacité du matin et sachant que
Guiche boudait chez lui, j'allai chez Madame. Devinez ce que j'y tiouvai. D'autres
musiques, des dauses , et Guiche; on l'y cachait.
Anne d'Autriche fronça le sourcil. — C'est imprudent, dit-elle. Qu'a dit Madame?
— Rien. — Et Guiche? — De même... Si fait... il a balbutié quelques imprrtineuu s.
— Que concluez-vous, Philippe? — Que j'étais joué, que Buckingham n'était qu'iui
prétexte , et que le vrai coupable c'est Guiche.
Anne haussa les épaides. — Après? — Je veux que Guiche sorte de chez moi comme
Buckingham, et je le demanderai au roi , à moins que... — A moins que? — Vous ne
fassiez vous-même, Madame, vous qui êtes si spirituelle et si bomie , la comraissioji.
— Je ne la ferai point. — Bien , je sais ce que je ferai , moi , dit le prince impétueu-
sement.
Anne le regarda inquiète. — Et que ferez-vous? dit-elle. — Je le ferai noyer dans
mou bassin la première fois que je le trouverai chez moi.
Et celte menace lancée, le prince en attendit l'effet. La reine fut inqiassiblc. —
Faites, dit-elle.
Philippe était faible comme une feunne, il se mit à hurler. — J'irai au roi. —
368 LES MOUSQUETAIRES.
J'allais vous le proposer. J'attends Sa Majesté ici, c'est Theure de sa visite; expli-
quez-vous.
Elle n'avait pas fini, que Philippe entendit la porte de l'antichambre s'ouvrir
bruyamment.
La peur le prit. On distinguait le pas du roi , dont les semelles craqiiaient sur
les tapis.
Le duc s'enfuit parune petite porte, laissant la reine aux prises.
Anne d'Autriche se mit à rire , et riait encore lorsque le roi entra.
Il venait très-affectueusement savoir des nouvelles de la santé déjà chancelante de
la reine-mère. Il venait lui annoncer aussi que tous les préparatifs pour le voyage de
Fontainebleau étaient terminés.
La voyant rire , il sentit diminuer son inquiétude et l'interrogea lui-même en riant.
Anne d'Autriche lui prit la main, et d'ime voix pleine d'enjouement : — Savez-
vous, dit-elle, que je suis tière d'être Espagnole. — Pourquoi, Madame? — Parce que
les Espagnoles valent mieux au moins que les Anglaises. — Ex|)liquez-vous. — Depuis
que vous êtes marié, vous n'avez pas eu un seul reproche à faire à la reine. — Non,
certes — Et voilà im certain temps que vous êtes marié. Votre frère, an contraire,
est marié depuis quinze jours, il se plaint de Madame pour la seconde fois. — Quoi!
encore Buckingham? — Non, un autre. Guiche. — Ahçà, mais c'est donc une coquette
que Madame? — Je le crains. — jSlon pauvre frère ! dit le roi en riant. — Vous excu-
sez la coquetterie , à ce que je vois? — Chez Madame , oui. Madame n'est pas coquette
au fond. — Soit, mais votre frère en perdra la tête. — Que demande-t-il? — Il veut
faire noyer Guiche. — C'est violent. — Ne riez pas, il est exaspéré. Avisez à quelques
moyens. — Pour sauver Guiche, volontiers.
— Oh! si votre frère vous entendait, il conspirerait contre vous comme faisait votre
oncle. Monsieur, contre le roi votre père. — Non, Phih'ppe m'aime trop, et je l'aime
trop de mon côté, nous Vivrons bons amis. Le résumé de la requête? — C'est que vous
empêchiez Madame d'être coquette et Guiche d'être aimable. — Rien que cela; mon
frère se fait une bien haute idée du pouvoir royal. Corriger une femme! Passe encore
povu' un homme. — Comment vous y prendrez-vous? — Avec un mot dit à Guiche ,
qui est un garçon d'esprit, je le persuaderai. —Mais Madame? — C'est plus difficile ;
un mot ne suffira pas; je composerai une homélie , je la prêcherai. — Cela presse. —
Oh! j'y mettrai toute la diligence possible. Nous avons répétilion de ballet cette après-
dînée. — Vous prêcherez en dansant? — Oui , Madame. — Vous promettez de conver-
tir?— J'extirperai l'hérésie par la conviction ou par le feu. — A la bonne heure! TJe
me mêlez point dans tout cela , Madame ne me le pardonnerait de sa vie. Et belle-
liière, je dois bien vivre avec ma bru. — Madame, ce sera le roi qui prendra tout sur
lui. Voyons, je réiléibis. — A quoi? — Il serait iicut-êtrc mieux que j'allasse trouver
Madame chez elle. — C'est un |icu solennel. — Oui, mais la solennité ne messicd pas
aux prédicateurs, et puis le violon du ballet mangerait la moitié de mes argumens. En
outre, il s'agit d'empêcher quelque violence de mon frère... Madame est-elle chezelle?
— Je le crois.
— L'exposition des griefs, s'il vous plaît? — En deux mots. Voici : Musique perpé-
tuelle... assiduité de Guiche... soupçons de cacholleries elde complots. — Les preuves?
— Aucune. — Rien ; je me remis clioz Madame. Kt le roi se |>rit à regarder dans les
glaces sa toilette (|ui était riihc et son visage (jui rosplemlissail conuue ses diamans. —
On éloigne bien un peu Monï-ii'iir? dit-il. — (Ui! l'eau et le feu ne se fiiienl pas avec
plus d'acharnement. — Il ^iitlil. M.i nièrc, je vous baise les mains... les plus belles
r.E VICOMTE DE BRAGELONNE. 360
mains de France. — Réussissez, sire... Soyez le paciticateiir du ménage. — Je n'em-
ploie pas d'ambassadeur, répliqua Louis. C'est vous dire que je réussirai.
n sortit en riant, et s'épousseta soigneusement tout le long du chemin.
LE MEDIATEUR.
Quand le roi parut chez Madame, tous les courtisans que la nouvelle d'une scène
conjugale avait disséminés autour des appartemens, commencèrent à concevoir les
plus graves inquiétudes.
Il se formait >m orage dont le chevalier de Lorraine, au milieu des groupes, analy-
sait avec joie tous les clémens, grossissant les plus faibles et relevant les plus forts,
afin de produire les plus méchans effets possibles.
Ainsi que l'avait annoncé Aime d'Autriche, la présence du roi donna un caractère
solennel à l'événement.
Ce n'élait pas une petite atfaire , en 1 602, que le mécontentement de Monsieur
contre Madame, et l'intervention du roi dans les affaires privées de Monsieur.
Aussi vit-on les plus hardis qui entouraieni le comte de Guiche, dès le |)remier
moment, s'éloigner de lui avec une sorte d'épouvante, et le comte lui-même, gagné
par la panique générale , se retirer chez lui tout seul.
Le roi entra chez Madame en saluant, comme il avait toujours l'habitude de le
faire. Les dames d'honneur étaient rangées en fde sur son passage, dans la galerie.
Si fort préoccupée que îùi Sa Majesté, elle donna un coup d'œil de maître à ces
deux rangs de jeimes et charmantes femmes qui baissaient modestement les yeux.
Toutes étaient rouges de sentir sur elles le regard du roi. Une seule, dont les longs
cheveux se roulaient en boucles soyeuses sur la plus belle peau du monde, une seule
était pâle et se soutenait à peine, malgré les coups de coude de sa compagne.
C'était la Vallière , que Montalais élayait de la sorte en lui soufllanl tout bas le cou-
rage dont elle-même était si abondamment pourvue.
Le roi ne put s'empêcher de se retourner. Tous les fronts , qui déjà s'étaient relevés ,
se baissèrent de nouveau , mais la seule tête blonde demeura immobile, comme si elle
eût épuisé tout ce qui lui restait de force et d'intelligence.
En entrant chez Madame, Louis trouva sa belle-sœur à demi couchée sur les cous-
sins de son cabinet. Elle se souleva et fit une révérence profonde en balbutiant
quelques remercimens sur l'honneur qu'elle recevait.
Puis elle se rassit vaincue par une faiblesse affectée sans doute , car un coloris
charmant animait ses joues, et ses yeux encore rouges de quelques larmes répandues
récemment, n'avaient que plus de feu.
Quand le roi fut assis et qu'il eut remarqué , avec celle sûreté d'observation qui le
caractérisait, le désordre de la chambre et celui non moins grand du visage de Ma-
dame , il prit un air enjoué. — Ma sœur, dit-il, à quelle heure vous plaît-il que nous
répétions le ballet d'aujourd'hui?
Madame secouant lentement et languissamment sa tête charmante ; — Ah! sire,
T. I. u
370 LES MOUSQUETAIRES.
ilil-t'lle, \euillez m'excuser pour cette répétition ; j'allais faire prévenir Votre Majesté
que je ne saurais aujourd'hui. — CommenI , dit le roi avec une surprise modérée ; ma
sœur, seriez-vous indisposée? — Oui, sire. — Je vais faire appeler vos médecins,
alors. — Non, car les médecins ne peuvent rien à mon mal. — Vous m'effrayez! —
Sire, je veux demander à Votre Majesté la permission de m'en retourner en An-
gleterre.
Le roi lit un mouvement. — En Angleterre! Dites-vous bien ce que vous voulez
dire, Madame? — Je le dis à contre-cœur, sire, répliqua la petite-fille de Henri IV
avec résolution, et elle fit élinceler ses beaux yeux noirs. Oui , je regrette de faire à
Votre Majesté des contidences de ce genre; mais je me trouve trop malheureuse à la
cour de Votre Majesté; je veux retourner dans ma famille. — Madame! Madame I
Et le roi s'approcha. — Écoulez-moi, sire, continua la jeune femme en prenant
peu à peu sur son interlocuteur l'ascendant que lui donnaient sa beauté , sa nerveuse
nature, je suis accoutumée à souffrir. Jeune encore, j'ai été humiliée , j'ai été dédai-
gnée. Oh! ne me démentez pas, sire, dit-elle avec un sourire. Le roi rougit. — Alors,
dis-je, j'ai pu croire que Dieu m'avait fait naître pour cela, moi, fille d'un roi puis-
sant ; mais puisqu'il avait frappé la vie dans mon pà-e , il pouvait bien frapper en moi
l'orgiieil. J'ai bien souffert ; j'ai bien fait souffrir ma mère , mais j'ai juré que si jamais
Dieu me rendait une position indépendante , fût-ce celle de l'ouvrière du peuple qui
gagne son pain avec son travail , je ne souffrirais plus la moindre humiliation. Ce jour
est arrivé , j'ai recouvré la fortune due à mon rang, à ma naissance: j'ai remonté
jusqu'aux degrés du trône, j'ai cru que m'alliant à un prince français je trouverais
en lui un parent, un ami, un égal; mais je m'aperçois que je n'ai trouvé qu'un
maître, et je me révolte, sire. Ma mère n'en saura rien. Vous que je respecte et que...
j'aime...
Le roi tressaillit; nulle voix n'avait ainsi chatouillé son oreille. — Vous, dis-je,
sire, qui savez tout, puisque vous venez ici, vous me comprendrez peut-être. Si vous
ne fussiez pas venu, j'allais à vous. C'est l'autorisation de partir librement que je veux.
J'abandonne à votre délicatesse, à vous l'homme par expérience, de me disculper et
de me protéger.
— Ma sœur ! ma sœur ! balbutia le roi courbé par cette rude attaque , avez- vous
bien réfléchi à l'énorme difficulté du projet que vous formez? — Sire , je ne réfléchis
pas , je sens. — Mais que vous a-t-on fait , voyons?
La princesse venait, on le voit, par celte manœuvre parlicuUère aux femmes ,
d'éviter tout reproche et d'en formuler un plus grave : d'accusée elle devenait accu-
satrice.
Le roi ne s'aperçut pas qu'il était venu chez elle pour lui dire : — H'i'i'vez-vons
fait à mon frère? Et qu'il se réduisait à dire ; — Que vous a-t-on fait? — Ce qu'on
m'a fait? répliqua Madame; oh! il faut être l'enune pour le comprendre, sire, on m'a
fait plciH'cr. Et d'un doigt (]ui n'avait pas son égal en finesse et en blanciienr nacrée,
elle montrait des yeux brillaiis noyés dans le Ihiide et elle rccounncniail à pleurer.
Ma sœur, je vous en supplie, dit le roi eu s'avançanl pour lui prendre une maiu
q\i'(llc lui abandonna moite et palpitante. — Sire, on m'a tout d'abord privée de la
l)réseiic(' d'un ami de inon frère. .Milmil duc de Ituckiughaiii était pour moi un luMe
agréable, enjoué, un compatriote qui cunnaissait mes habitudes. Je dirai presque un
compagnon, tant nous avons passé de jours ensemble avec nos autres amis sur mes
belles eaux de Saint-James. — Mais, ma mimu-, Villiers était amoureux de vous? —
Prétexte I Que l'ail cela, dit-elle sérieusement, que M. de IJuckingham ail été ou non
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 37i
amoureux de moi. Est-ce donc danirereux pour moi, un homme amoureux.;. Ah ! sire,
il ne suflit pas qu'un homme vous aime.
El elle sourit si tendrement, si finement, que le roi sentit son cœur battre et dé-
faillir dans sa poitrine. — Enfin, si mon frère était jaloux, interrompit le roi. — Bi(;M,
voilà une raison, et l'on a chassé M. de Buckinsham... — Chassé! oh! non. —
Expulsé, évincé, congédié, si vous aimez mieux, sire; un des premiers gentils-
hommes de l'Europe s'est vu forcé de quitter la cour du roi de France, de Louis XiV,
comme un manant, à propos d'une œillade ou d'un bouquet. C'est peu dio-ne de la
cour la plus galante... Pardon, sire, j'oubliais qu'en parlant ainsi j'attentais à votre
souverain pouvoir. — Ma foi non, ma sœur, ce n'est pas moi qui ai congédié M. de
Buckingham... 11 m& plaisait fort. — Ce n'est pas vous? dit habilement Madame ; ah !
tant mieux!
Il y eut un silence de quelques minutes.
Elle reprit : — M. de Buckingham parti... je sais à présent pourquoi et par qui...
je croyais avoir recouvré la tranquillité... Point... Voilà que Monsieur trouve un autre
prétexte; voilà que... — Voilà que, dit le roi avec enjouement , un autre se présente.
Et c'est naturel; vous êtes belle. Madame; on vous aimera toujours. — Alors, s'écria
la princesse, je ferai la solitude autour de moi. Uh ! c'est bien ce qu'on veut, c'est
bien ce qu'on me prépare ; mais, non , je préfère retourner à Londres. Là on me con-
naît , on m'apprécie. J'aurai mes amis sans craindre que l'on ose les nommer mes
amans. Fi! c'est un indigne soupçon , et de la part d'un gentilhomme. Oh! Monsieur
atout perdu dans mou esprit depuis que je le vois, depuis qu'il s'est révélé à moi
comme le tyran d'une femme.
— Là! là! Mon frère n'est coupable que devons aimer. — M'ainier! Monsieur
m'aimerl Ah! sire...
Et elle rit aux éclats. — Monsieur n'aimera jamais une fenune, dit-elle; Monsieur
s'aime trop lui-même; non, malheureusement pour moi , Monsieur est delà pire
espèce des jaloux : jaloux sans amour. — Avouez cependant, dit le roi qui commen-
çait à s'animer dans cet entretien brûlant, avouez que Guiche vous aime. — Ah ! sire,
je n'en sais rien. — Vous devez le voir Lu homme qui aime se trahit. — Monsieur de
Guiche ne s'est pas trahi. — Ma sœur, ma su'ur, vous défendez M. de Guiche. — Moi!
par exemple ; moi ! Oh ! sire, il ne manquerait plus à mon infortune qu'un soupçon de
vous. — Non, Madame, non, reprit vivement le roi. Ne vous affligez pas. Oh ! vous
pleurez. Je vous en conjure , calmez-vous.
Elle pleurait cependant, de grosses larmes coulaient sur ses mains. Le roi prit une
de ses mains et but une de ses larmes.
Elle le regarda si tri.stement et si tendrement qu'il en fut frappé au cœur. — Vous
n'avez rien pour Guiche'î dit-il plus inquiet qu'il ne convenait à son rôle de média-
teur.— Mais rien, rien. — Alors je puis rassurer mon frère. — Eh! sire, rien ne le
rassurera. Ne croyez donc pas qu'il soit jaloux. Monsieur a reçu de mauvais conseils,
el Monsieur est d'un caractère inquiet. — On peut l'être lorsqu'il s'agit de vous.
Madame baissa les yeux et se tut. Le roi lit comriie elle. 11 lui tenait toujours la main.
Ce silence d'une minute dura un siècle.
Madame retira doucement sa main. Elle étaitsùre désormais du triomphe. Le champ
de bataille était à elle. — Monsieur ee plaint, dit timidement le roi, que vous préférez
à son entretien, à sa société, des sociétés particulières. — Sire, Monsieur passe sa vie
à regarder sa figure dans un miroir et à comploter des méchancetés contre les femmes
avec M. le chevalier de Lorraine. — Oh I vous allez un peu loin. — Je dis ce qui est.
372 LES MOUSQUETAIRES.
Observez, vous verrez , sire, si j'ai raison. — J'observerai. Mais, en attendant, quelle
satisfaction donnera mon frère? — Mon départ. — Vous répétez ce mot! s'écria im-
prudemment le roi, comme si depuis dix minutes un cbangement tel eût élé produit
que Madame en eût eu toutes ses idées retournées. — Sire, je ne puis plus être lieureusc
ici, dit-elle. M.deGuiche gène Monsieur. Le fera-t-on partir aussi? — S'il le faut, pour-
quoi pas? répondit en souriant Louis XIV. — Eh bien ! après M. de Guiche?.. que je
regretlerai du reste, je vous en préviens, sire. — Ah! vous le regretterez? — Sans
doute; il est aimable, il a pour moi de l'amilié, il me distrait. — Ah! si ^Monsieur
vous entendait! fit le roi piqué. Savez-vous que je ne me chargerais point de vous
raccommoder, et que je ne le tenterais même pas. — Sire, à l'heure qu'il est, pou-
vez-vous empêcher Monsieur d'être jaloux du premier venu? Je sais bien que I\I. de
Guiche n'est pas le premier venu. — Encore : je vous préviens qu'en bon frère je
vais prendre M. de Guiche en horreur. — Ah! sire, dit Madame, ne prenez, je vous
en supplie, ni les sympathies ni les haines de Monsieur. Restez le roi ; mieux vaudra
pour vous et pour tout le monde.
Vous êtes une adorable railleuse , Madame , et je comprends que ceux même que
vous raillez vous adorent. — Et voilà pourquoi, vous, sire, que j'eusse pris pour
mon défenseur, vous allez vous joindre à ceux qui me persécutent, dit ^Madame. —
Moi, votre persécuteur! L>ieu m'en garde! — Alors, contiuua-t-elle languissanunent,
accordez-moi ma demande. — Que demandez-vous? — A retourner eu Angleterre. —
Oh! cela, jamais! jamais! s'écria Louis XIV. — Je suis donc prisonnière? — En
France, oui. — Que faut-il que je fasse alors? — Eh bien ! ma sœur, je vais vous le
dji-e. — J'écoule Votre Majesté en humble servante. — Au lieu de vous livrer à des
intimités un peu inconséquentes, au lieu de nous alarmer par votre isolement, mon-
trez-vous à nous toujours, ne nous quittez pas, vivons en famille. Certes, M. de
Guiche est aimable ; mais, enfin , si nous n'avons pas sou esprit... — Oh! sire, vous
savez bien que vous faites le modeste. — Non, je vous jure. On peut être roi et sentir
soi-même que l'on a moins de chance de plaire que tel ou tel gentilhomme. — Je jure
bien que vous ne croyez pas un seul mot de ce que vous dites là, sire.
Le roi regarda Madame tendrement. — Voulez- vous me promettre une chose? dit-il.
Laquelle? — C'est de ne plus perdre dans voire cabinet avec des étrangers le Icuqis
que vous nous devez. Voulez-vous que nous fassions contre l'ennemi conuuun une
alliance offensive et défensive? — Une alliance avec vous, sire? — Pourquoi pas?
N'êles-vous ])as imc puissance? — Mais vous, sire, ètcs-vous un allié bien tblèle? —
Vous verrez. Madame. — Et de (juel jour datera cette alliance? — D'aujourd'hui. —
Je rédigerai le traité. — Très-bien! — El vous le signerez. — Aveuglément. — Oh!
alors, sire , je vous promets merveille, vous êtes l'astre de la cour, quand vous |)araî-
ti.e7_ .. — Eh bien! — Tout resplendira. — Oh! Madame, Madame, dil Louis XtV,
vous savez bien que toute lumière vient de vous , el que si je prends le soleil pour de-
vise, ce n'est qu'un emblème.
Sire , vous flattez votre alliée, donc vous voulez la tromper, dit Madame eri me-
naçant le roi de son doigt nuilin. — Couuuent, vous croyez (]ue je vous trompe lorscpic
je vous assure de mon affection ! — Oui. — Et qui vous fait douter? — Une chose. —
Laquelle? Je serai bien malheureux si je ne triomphe pas d'une seule chose. — Cette
chose n'est point en \olre j'ouvoir, sire , pas même au pou\oir de Dieu. — Et quelle
est celte chose? — Le passé. — Madame, je ne comprends jias, dil le roi. jusicineni
parce qu'il avait trop bien conqiris.
La princesse lui prit la main. — Sire, dit-elle , j'ai eu le lu.ilbeur de vous déplairo
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 373
si longtemps, que j'ai presque le droit de me demander aujourd'hui comment vous
avez pu m'accepter comme belle-sœur. — Me déplaire! vous m'avez déplu ! — Allons,
ne le niez pas. — Permettez... — Non, non, je me rappelle. — Notre alliance date
d'aujourd'hui , s'écria le roi avec une chaleur qui n'était pas feinle ; vous ne vous sou-
venez donc plus du passé. Ni moi non plus , mais je me souviens du présent. Je l'ai
sous les yeux , le voici ; regardez.
El il mena la princesse devant une glace où elle se vit rougissante et belle à faire
succomber un saint. — C'est égal, mm-mura-t-elle , ce ne sera pas là une bien vail-
lante alliance. — Faut-il jurer? demanda le roi, enivré par la tournure voluptueuse
qu'avait prise tout cet entretien. — Oh ! je ne refuse pas un bon serment , dit Madame.
C'est toujours un semblant de sûreté.
Le roi s'agenouilla sur un carreau et prit la main de Madame.
Elle, avec un sourire qu'un peintre ne rendrait point et qu'un poëte ne pourrait
qu'imaginer, lui donna ses deux mains dans lesquelles il cacha son front brûlant.
Ni l'un ni l'autre ne put trouver une parole.
Le roi sentit que Madame retirait ses mains en lui effleurant les joues.
Il se releva aussitôt et sortit de l'appartement.
Les courtisans remarquèrent sa rougeur et en conclurent que la scène avait été
orageuse.
Mais le chevalier de Lorraine se hâta de dire : — Oh ! non , Messieurs , rassurez-
vous. Quand Sa Majesté est en colère, elle est pâle.
LES CONSEILLEURS.
Le roi quitta Madame dans un élat d'agitation qu'il eût eu peine à s'expliquer lui-
même.
Il est impossible, en effet, d'expliquer le jeu secret de ces sympathies étranges qui
s'allument subitement el sans cause après de nombreuses années passées dans le plus
grand calme, dans la plus grande indifférence de deux cœurs destinés à s'aimer.
Pourquoi Louis avait-il autrefois dédaigné, presque haï Madame'/ Pourquoi main-
tenant trouvait-il cette même femme si belle , si désirable , et pourquoi non-seulement
s'occupait-il, mais encore était-il si occupé d'elle?
Il ne faut pas croire que Louis se proposât à lui-même un plan de séduction; le lien
qui unissait Madame à son frère était , ou du moins lui semblait une barrière infran-
chissable; il était même encore trop loin de cette barrière pour s'apercevoir qu'elle
existât. Mais sur la pente de ces passions dont le cœur se réjouit , vers lesquelles la
jeunesse nous pousse, nul ne peut dire où il s'arrêtera, pas môn\e celui qui, d'avance,
a calculé toutes les chances de succès ou de chute.
Quant à Madame, on expliquera facilement son penchant pour le roi : elle était
jeune, coquette et passionnée pour inspirer de l'admiration.
C'était une de ces natures à élans impétueux qui , sur un théâtre , franc iraient de
brasiers ardens pour arracher un cri d'applaudissement aux spectateurs.
374 LES MOUSQUETAIRES.
Il n'était donc pas surprenant que , progression gardée , après avoir été adorée de
Buckinfrham , de Guiche , qui était supérieur à Buckinghaiii , ne fût-ce que par ce
grand mérite si bien apprécié des femmes , la nouveauté ; il n'était donc pas étonnant,
disons-nous, que la princesse élevât son ambition jusqu'à être admirée par le roi, qui
était non-seulement le premier du royaume , mais un des plus beaux et des plus
spirituels.
Quant à la soudaine passion de Louis pour sa belle-sreur, la physiologie en donne-
rait l'explication par des banalités , et la nature par quelques-unes de ses affinités mys-
térieuses. Madame avait les plus beaux yeux noirs , Louis les plus beaux yeux bleus
du monde.
Madame était rieuse et expansive , Louis mélancolique et discret. Appelés à se
rencontrer pour la première fois sur le terrain d'un intérêt et d'une curiosité com-
mune, ces deux natures opposées s'étaient enflammées par le contact de leurs aspérités
réciproques.
Louis donc, de retour chez lui, s'aperçut que Madame était la femme la plus sé-
duisante de la cour.
Madame, demeurée seule, songea toute joyeuse qu'elle avait produit sur le roi une
vive impression.
Mais ce sentiment chez elle devait être passif, tandis que chez le roi il ne pouvait
manquer d'agir avec toute la véhémence naturelle à l'esprit inflammable d'un jeune
liomme, d'un jeune homme qui n'a (jn'à vouloir pour voir ses volontés exécutées.
Le roi annonça d'abord à Monsieiu- que tout était pacilié: que Madame avait pour
lui le plus grand respect, la plus sincère affection ; mais que c'était un caractère altier,
ombrageux même, et dont il fallait soigneusement ménager les susceptibilités.
Monsieur répliqua sur le ton aigre-doux qu'il prenait d'ordinaire avec son fi'ère,
qu'il ne s'expliquait pas bien les susce|)tibilités d'une femme dont la conduite pouvait,
à son avis, donner prise à quelque censure, et que si quelqu'un avait droit d'être blessé,
c'était à lui , Monsieur, que ce droit appartenait sans conteste.
Mais alors le roi répondit d'un ton assez vif et qui prou\ ait tout l'intérêt (pi'il pre-
nait à sa belle-so^ur : — Madame est au-dessus des censures, Dieu merci. — Des
autres, oui , j'en conviens , dit Monsieur, mais pas des miennes, je présume. — Eh
bien ! dit le roi, à vous, mon frère, je dirai que la conduite de Madame ne niéi'ite pas
vos censures. Oui, c'est sans doute une jeune fenune tort distraite et fort étrange,
mais qui fait profession des meilleurs .scntimens. Le caractère anglais n'est pas tou-
jours bien conqjris en France, mon frère , et la liberté des uiieurs anglaises étonne
parfois ceux qui ne savent point conibien cette liberté est rehaussée d'innocence. —
Ah! dit Monsieur de plus en plus piqué, dès que Votre Majesté absout ma t'i'inme que
j'accuse, Mia fcnuiie n'est pas couijalile, et je n'ai plus rii.'U à dire. — Mon frère, re-
partit le roi , (pjj sentait la voix de la conscience murnnu'er tout bas à son cœur que
;Monsieui' n'avait pas tout à fait tort ; iwm frère , ce que j'en dis et >urtoMt ce que j'en
fais, c'est poui' votre boubeiu'. .l'ai appiis (pie vous vous étiez plaint il'un mautiue de
confiance ou d'égards de la part de Madame, et je n'ai point voulu que votre inquié-
tude se prolongeât plus longtenq)s. Il entre dans mon devoir de surveiller \otre mai-
son. J'ai ilonc vu avec le plus grand plaisir que vos alarmes n'avaient aucun fonde-
ment.— El, continua MoiisiiMU' d'un ton interrogateur et en fixant les yeux sur son
frère, ce ipje Votie Majesté a reconnu pour Madame, et je m'incline devant votre sa-
gesse royale , l'avez-vous aussi vérifié pour ceux qui ont été la cause du scandale dont
je me plains. — Vous avez raison , mou frère , dit le mi ; j'aviserai.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 375
Ces mots renfermaient un ordre en même temps qu'une consolation. Le prince le
sentit et se retira.
Quant à Louis, il alla retrouver sa mère; il sentait qu'il avait besoin d'une abso-
lution plus complète que celle qu'il venait de recevoir de son frère.
Anne d'Autriche n'avait pas pour M. de Guiche les mêmes raisons d'indulgence
qu'elle avait eues pour Buckingham.
Elle vit, aux premiers mots , que Louis n'était pas disposé à être sévère, elle le fut.
C'était une des ruses habituelles de la bonne reine pour arriver à connaître la
vérité.
Mais Louis n'en était plus à son apprentissage : depuis près d'un an déjà il était roi.
Pendant cette année il avait eu le temps d'apprendre à dissimuler.
Écoutant Anne d'Autriche afin de la laisser dévoiler toute sa pensée, l'approuvant
seulement du regard et du geste, il se convainquit à certains coups d'œil profonds, à
certaines insinuations habiles, que la reine, si perspicace en malière de galanterie,
avait sinon deviné, du moins soupçonné sa faiblesse pour Madame.
De toutes ses auxiliaires, Anne d'Autriche devait être la plus importante : de toutes
ses ennemies Anne d'Autriche eût été la plus dangereuse.
Louis changea donc de manœuvre.
Il chargea Madame , approuva Monsieur, écouta ce que sa mère disait de Guiche
comme il avait écouté ce qu'elle avait dit de Buckingham.
Puis, quand il vil qu'elle croyait avoir remporté sur lui une victoire complète , il
la quitta.
Toute la cour, c'est-à-dire tous les favoris et les familiers, et ils étaient nombreux,
puisque l'on comptait déjà cinq maîtres , se réunirent au soir pour la répétition du
ballet.
i]et intervalle avait été rempli pour le pauvre Guiche par quelques visites qu'il
avait reçues.
Au nombre de ces visites, il en élait une qu'il espérait et craignait presque d'un égal
sentiment.
C'était celle du chevalier de Lorraine.
Vers les trois heures de l'après-midi le chevalier de Lorraine entra chez Guiche.
Son aspect était des plus rassurans. — Monsieur, dit- il à Guiche, était de charmante
humeur, et l'on u'eût pas dit que le moindre nuage eût passé sur le ciel conjugal.
D'ailleurs, Monsieur avait si peu de rancune.
Depuis très-longtemps à la cour, le chevalier de Lorraine avait établi que , des deux
lils de Louis XIII, Monsieur était celui qui avait [iris le caractère paternel, le carac-
tère flottant, irrésolu ; bon par élans, mauvais au fond ; mais certainement nul pour
ses amis.
Il avait surtout ranimé Guiche en lui démontrant que Madame arriverait avant peu
à mener son mari, et que, par conséquent, celui-là gouvernerait Monsieur qui par-
viendrait à gouverner Madame.
Ce à quoi Guiche, plein de défiance et de présence d'esprit , avait répondu : — Oui ,
chevalier ; mais je crois Madame fort dangereuse. — Et en quoi? — En ce qu'elle a
vu que Monsieur n'était pas d'un caractère très-passionné pour les femmes. — C'est
vrai, dit en riant le chevalier de Lorraine. — Et alors... — Eh bien? — Eh bien!
Madame choisit le premier venu pour en faire l'objet de ses préférences et ramener
son mari par la jalousie. — Profond! profond! s'écria le chevalier. — Vrai! répondit
Guiche-
376 LES MOUSQUETAIRES.
Et ni l'un ni l'autre ne disait sa pensée.
Guiche , au moment où il attaquait ainsi le caractère de Madame , lui en demandait
mentalement pardon du fond du cœur.
Le chevalier, en admirant la profondeur de vue de Guiche, le conduisait les yeux
fermés au précipice.
Guiche alors l'interrogea plus directement sur l'effet produit parla scène du matin,
sur l'effet plus sérieux encore produit par la scène du dîner.
— Mais je vous ai déjà dit qu'on en riait, répondit le chevalier de Lorraine, et
Monsieur tout le premier. — Cependant, hasarda Guiche, on m'a parlé d'une visite
du roi à Madame. — Eh bien ! précisément : Madame était la seule qui ne rît pas, et
le roi est passé chez elle pour la faire rire. — En sorte que'/... — ■ En sorte que rien
n'est changé aux dispositions de la journée. — Et l'on répèle le ballet ce soir? — Cer-
tainement. — Vous en êtes sûr? — Très-sûr. En ce moment de la conversation des
deux jeunes gens, Raoul entra le front soucieux. En l'apercevant, le chevalier qui
avait pour lui, comme pour tout noble caractère, \me haine secrète, le chevalier se
leva. — Vous me conseillez donc, alors... demanda Guiche au chevalier. — Je vous
conseille de dormir tranquille, mon cher comte. — Et moi, Guiche, dit Raoul, je
vous donnerai un conseil tout contraire. — Lequel, ami? — Celui de monter à che-
val , et de partir pour une de vos terres ; arrivé là , si vous voulez suivre le conseil du
chevalier, vous y dormirez aussi longtemps et aussi tranquillement que la chose pourra
vous être agréable. — Comment ! partir, s'écria le chevalier en jouant la surprise, et
pourquoi Guiche partirait-il'/ — Parce que, et vous ne devez pas l'ignorer, vous,
surtout, parce que tout le monde parle déjà d'une scène qui se serait passée ici entre
Monsieur et Guiche. Guiche pàlil. — Nullement, répondit le chevalier, nullement, et
vous avez été mal instruit, monsieur de Bragelonne. — J'ai été parlaitement instruit,
au contraire. Monsieur, répondit Raoul, et le conseil que je doinie à Guiche est un
conseil d'ami.
Pendant ce débat, Guiche , un peu altéré, regardait alternativement l'un et l'autre
de ses deux conseillers.
Il sentait en lui-même qu'un jeu important pour le reste de sa vie se jouait à ce
moment-là. —N'est-ce pas, dit le chevalier interpellant le comte lui-même . n'est-ce
pas, Guiche, que la scène n'a pas été aussi orageuse que semble le penser M. le
vicomte de Brageloime , qui , d'ailleurs, n'était pas là? — Monsieur, insista Raoul,
orageuse on non, ce n'est pas précisément de la scène elle-même que je parle, mais
des suites (|u'ellc peut avoir. Je sais que .Monsieur a menace: je sais que Madame a
pleiu'é. — Madame a pleuré! s'écria imprudemment Guiche en joignant les mains. —
\b ! par e.veinple , dit eu riant le chevalier, voilà un détail (|ue j'igliorais. Vous êtes
ili'cidéineiil mieux insti'uil que moi , monsieur de Itragclomic. — Et c'est aussi coniine
êiaiil mieux instruit que vous, chevalier, (|ue j'insiste pour que Guiche s'éloigne. —
Mais non, non. encore une fois, je regrette de vous contredire, monsieur le vicomte,
mais ce dé|)art est inutile. — Il est urgent. — Mais poiu'qnoi s'éloiguerait-il , voyons?
— Mais le roi; le roi! — Le roi 1 s'écria de Guiche. — l'^li ! oui, te dis-je.le roi prend
l'ad'aire à cœur. — Bah! dit le chevalier, le roi aime Guiche , et surtout son père;
songez que si le comte parlait, ce serait avouer qu'il a fait ipiclque ciiose de répré-
bcnsible. — Comment cela? — Sans doute, qii.iud on fuil, c'est qu'on est coupable
ou qu'on a peur. — <lul)ien(|ue l'on boude, connue un lionuue accusé à tori, dit
Bragelonne ; donnons à son départ le caractère de la bouderie , rien n'est plus facile ;
nous dirons que nous avons fait tous deux ce (]ue nous avons pu pour le retenir, et
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 377
voiis au moins vous ne nienlirez pus. Allons! allons! Guiche , vous êtes innoceni, ol
comme innoceni, la scène d'aujourd'hui a dû vous blesser. Parlez , parlez, Guiche.
— Eli! non, Guiche, rcsiez, dit lechevalicr, reslez, justement, comme le disait M. de
Bragelonne, parce que vous êtes innoceni. Pardon, encore une fois, vicouile: mais
je suis d'un avis tout opposé au vôtre. — Libre à vous, Monsieur; mais remarquez
bien que l'exil que Guiche s'imposera lui-même sera un exil de courle durée. Il le
fera cesser lorsqu'il voudra, et, revenant d'un exil volontaire, il trouvera le sourire
sur toutes les bouches; tandis qu'au contraire une mau^ai^e humeur du roi peut ame-
ner un orage dont personne n'oserait prévoir le terme.
Le chevalier sourit. — C'est pardieu bien ce que je veux, murmura-t-il tout bas ,
et pour lui-même.
Et, en même temps, il haussait les épaules.
Ce mouvement n'échappa pas au comte; il craignit, s'il quittai! la cour, de paraître
céder à un sentiment de crainte. — Non, non! s'écria-t-il : c'est décidé. Je reste,
Bragelonne. — Prophète je suis, dit tristement Raoul. Malheur à toi, Guiche,
malheur! — Moi aussi je suis prophète, — mais pas prophète de malheur; — au
contraire, comte, et je vous dis, reslez, restez. — Le ballet se répète toujours, de-
manda Guiche , vous en êtes sûr? — Parfaitement sûr. — Eh bien! tu le vois, Raoul,
reprit Guiche en s'efforçant de sourire, tu le vois, ce n'est pas une cour bien sombre
et bien préparée aux guerres intestines qu'une cour où l'on danse avec une telle assi-
duité. — Voyons, avoue cela, Raoul?
Raoul secoua la tête. — Je n'ai plus rien à dire, répliqua-t-il. — Mais enfin, de-
manda le chevalier curieux de savoir à quel source Raoul avait puisé des renseigne-
mens dont il élait forcé de reconnaitre intérieurement l'exaclitude, — vous vous dites
bien informé, monsieur le vicomte ; comment le seriez-vous mieux que moi qui suis
des plus intimes du prince? — Monsieur, répondit Raoul , devant une pareille décla-
ration, je m'incline. Oui, vous devez être parfaitement informé, je le reconnais , et
fournie un homme d'honneur est incapable de dire autre chose que ce qu'il suit, de
parler autrement qu'il ne le pense, je me tais, me reconnais vaincu , et vous laisse le
champ de bataille.
El effectivement, Raoul, en honmie qui paraît ne désirer que le repos, s'enfonça
dans un vaste fauteuil, tandis que le comte appelait ses gens pour se faire habiller.
Le chevalier sentait l'heure s'écouler et désirait partir; mais il craignait aussi que
Raoul, demeuré seul avec Guiche, ne le décidât à rompre la partie.
Il usa donc de sa dernière ressource. — Madame sera resplendissante, dit-il; elle
essaie aujourd'hui son costume de Pomone. — Ah! c'esl vrai, s'écria le comte. — Oui,
oui , continua le chevalier; elle vient de donner ses ordres en conséquence. Vous sa-
vez, monsieur de Bragelonne, que c'est le roi qui fait le Printemps? — Ce sera admi-
rable , dit Guiche , et voilà une raison meilleure que toutes celles que vous m'avez don-
nées pour rester; c'est que comme c'est moi qui fais Vertunme et qui danse le pas avec
Madame, je ne puis m'en aller sans un ordre du roi, attendu que mon départ désor-
ganiserait le ballet. — Et moi, dil le chevalier, je fais un simple Égypan: il est vrai
que je suis un mauvais danseur, et que j'ai la jambe mal faite. Messieurs, au revoir.
N'oubliez pas la corbeille de fruits que vous devez offrir à Pomone, comle. — Oh ! je
n'oublierai rien , soyez tranquille , dit Guiche transporté. — Oh ! je suis bien siir qu'il
ne partira plus, maintenant, murmura en sortant le chevalier de Lorraine.
Raoul, une fois le chevalier parti, n'essaya pas même de dissuader son ami ; il
sentait que c'eût été peine perdue.
378 LES MOUSQUETAIRES.
— Comie, lui dit-il seulement de sa voix triste et mélodieuse, comte, vous vous
embarquez dans une passion terrible. Je vous tonnais; vous êtes extrême en tout:
celle que vous aimez l'est aussi... Eb bien ! j'admets pour un instant qu'elle vienne à
vous aimer... — Oh ! jamais! s'écria Guiche. — Pourquoi dites- vous jamais? — Parce
que L-e serait un grand malheur pour tous deux. — Alors, cher ami, au lieu de vous
regarder comme un imprudent , pormeltez-moi de vous regarder comme un Ibu. —
Pourquoi? — Étes-vous bien assuré , voyons, répondez franchement, de ne rien dési-
rer de celle que vous aimez? — Oh I oui , bien sur. — Alors aimez-la de loin. — Com-
ment, de loin. — Sans doute; que vous importe la présence ou l'absence, puisque
vous ne désirez rien d'elle. Aimez un porlrail, aimez un souvenir. — Raoul! — Aimez
une ombre, une illusion , une chimère; aimez l'amour, en metlant un nom sur votre
idéalité Ahl vous détournez la tête, vos valets arrivent. Je ne dis plus rien. Dans la
bonne ou dans la mauvaise fortune, comptez sur moi, Guiche. — Pardieu ! si j'y
compte. — Eh bien ! voilà tout ce que j'avais à vous dire. Failes-^ous beau, Guiche,
faites- vous très-beau. Adieu. — Vous ne viendrez pas à la ré|,ctiliondu ballet, vicomte '(
— Non, j'ai une visite à faire en ville. Embrassez-moi , Guiche. Adieu.
La réunion avait lieu chez le roi.
Les reines d'abord, puis Madame, quelques dames d'honneur choisies. Bon nombre
de courtisans choisis également préludaient aux exercices de la danse par des conver-
sations comme on savait en faire dans ce temps-là.
Nulle des dames invitées n'avait revêtu le costume de fête, mais on causait beau-
coup des ajusiemens riches et ingénieux dessinés par différens peintres pour le ballet
des Demi -Dieux. Ainsi appelait-on les rois et les reines dont Fontainebleau allait être
le Panthéon.
Monsieur arriva tenant à la main le dessin qui représentait son personnage; il avait
le front encore un peu soucieux; son salut à la jeune reine et à sa mère fut plein de
courtoisie et d'affection. Il salua presque cavalièrement Madame , et pirouetta sur ses
talons. — Ce geste et cette froideur furent remarqués.
M. de Guiche dédommagea la princesse parson regard plein de flammes, et Madame,
il faut le dire, en relevant les paupières, le lui rendit avec usure.
Il faut le dire aussi, jamais Guiche n'avait été si beau; le regard de Madame a\ail
en quelque sorte illuminé le visage du lils du maréchal de Grammonl. La belle-sœur
ilii roi sentait un orage gronder au-dessus de sa tête, elle seulail aussi que pendant
cette journée , si féconde en évcnemens futurs, elle avait envers celui qui l'aimait
avec tant d'ardeur et de passion commis une injustice sinon une grave trahison.
Le moment lui semblait venu de rendre compte au pauvre sacrifié de celte injustice
de la [iialinée. Le cnnir île Madame parlait alors, et parlait au nom de Guiche. Le
comte était sincèrement plaint, le comte l'emporlail donc' sur tous.
Il n'était plus question de Monsieur, du roi, de milunl de Duckingham. Guiche à
ce momiMil régnait sans |)ailage.
Cependant .Monsieur était aiis>,i bien beau ; mais il ilail impossible de le comparer
au comte. On le sait, toutes les femmes le disent, il y a toujours une diflérence
énorme entre la beauté de l'amant et celle d'un mari.
Or, dans la situation présente, après la sortie de Monsieur, après celle saluta-
tion courloise et alVcclueuse à la jeune reine et à la reine-mère, après ce salut leste
et ca\ aller l'ait a Madame, et dont tous les courtisans avaient fait la ren)arque, tous
ces motifs, disons-nous, dans cette réunion, donnaient l'avantage à l'anianl sur
l'époux.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 379
Monsieur était trop grand seigneur pour remarquer ce détail. Il n'est rien d'efticace
comme l'idée bien arrêtée de la supériorité pour assurer l'infériorité de l'Iioinme qui
garde telte opinion de lui-même.
Le roi arriva. Tout le monde chercha les événemens dans le coup d'œil qui com-
mençait à remuer le monde comme le sourcil de Jupiter tonnant.
Louis n'avait rien de la tristesse de son frère; il rayonnait.
Ayant examiné la plupart des dessins qu'on lui montrait de tous côtés, il donna ses
conseils ou ses critiques et lit des heureux et des infortunés avec un seul mot.
Tout à coup, son œil, qui souriait obliquement vers Madame, remarqua la muette
correspondance établie entre la princesse et le comte.
La lèvre royale se pinça, et lorsqu'elle fut rouverte une fois encore pour donner
passage à quelques phrases banales :
— Mesdames, dit le roi en «'avançant vers les reines, je reçois la nouvelle que
tout est préparé selon mes ordres à Fontainebleau.
Un murmure de satisfaction partit des groupes. Le roi lut sur tous les visages le
désir violent de recevoir une invitation pour les fêtes. — Je partirai dès demain,
ajoula-t-il.
Silence profond dans l'assemblée. — Etj'engage, termina le roi, les personnes qui
m'entourent à se préparer pour m'accompagner.
Le sourire illuminait toutes les physionomies. Celle de Monsieur seule garda son
caractère de mauvaise humeur.
Alors on vit successivement défder devant le roi et les dames les seigneurs qui se
hâtaient de remercier Sa Majesté du grand honneur de l'invitation.
Quand ce fut au lourde Guiche : — Ahl Monsieur, lui dit le roi, je ne vous avais
pas vu.
Le comte salua , Madame pâlit.
De Guiche allait ouvrir la bouche pour formuler son remercîment. — Comte, dit
le roi , voici le temps des secondes semailles. Je suis sûr que vos fermiers de Nor-
mandie vous verront avec plaisir.
Et le roi tourna le dos au malheureux après cette brutale attaque.
Ce fut au tour de Guiche à pâlir ; il lit deux pas vers le roi, oubliant qu'on ne parle
jamais à Sa Majesté sans avoir été interrogé. — J'ai mal compris, peut-être, balbu-
tia-t-il.
Le roi tourna légèrement la tête , et de ce regard froid et triste qui plongeait comme
une épée inflexible dans le cœur des disgraciés. — J'ai dit vos terres , répéta-t-il len-
tement en laissant tomber ses paroles une à une.
Une sueur froide monta au front du comte, se.'* mains s'ouvrirent et laissèrent tom-
ber le chapeau qu'il tenait entre ses doigts tremblans.
Louisvhercha le regard de sa mère, comme pour lui montrer qu'il était le maître.
11 chercha le regard triomphant de son frère, comme pour lui demander si la ven-
geance était de son goût. Enlîn il arrêta les yeux sur Madame.
La princesse souriait et causait avec madame de Noailles.
Elle n'avait rien entendu ou plutôt avait feint de ne rien entendre.
Le chevalier de Lorraine regardait aussi avec une de ces instances ennemies qui
semblent donner au regard d'un homme la puissance du levier lorsqu'il soulève,
arrache et fait jaillir au loin l'obstacle.
M. de Guiche demeura seul dans le cabinet du roi; tout le monde s'était évaporé.
Devant les yeux du malheureux dansaient des ombres.
380 LES MOUSQUETAIRES.
Soudain il s'arracha au fixe désespoir qui le dominait , et courut d"nn Irait s'enfer-
mer chez lui où l'attendait encore Raoul, tourmenté dans ses sombres pressentimens.
— Eh bien , murmura celui-ci en voyant son ami entrer tète nue , l'œil égaré , la dé-
marche chancelante. — On m'exile!...
Et Guiche n'en put dire davantage , et tomba épuisé sur les coussins. — Et elle...
demanda Raoul. — Elle ! s'écria l'infortuné en levant vers le ciel nn poing crispé par
la colère. Elle!... — Que dit-elle'/ — Elle dit que sa robe lui va bien. — Que fait-elle?
— Elle rit.
Et un accès de rire extravagant fit bondir tous les nerfs du pauvre exilé. Il tomba
bientôt à la renverse ; il était anéanti.
"^^"mm^Wf^^
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
381
FONTAINEBLEAU.
EPiis qiia(re jours , lou? les enchanlemens réunis dans les
nirtixiiifiiiucs jardins de Fontainebleau faisaient de ce sé-
'( ■--- t'^^^'l^^ I Ï5\^ J°^"' "" '''^^ '^^ délices.
^ ? Kct^*^A "^Slt\ M Colbert se multipliait... Le malin, compte des dé-
penses de la nuit; le jour, programmes, essais, enrôle-
nienS; paiemens.
M. Colbert avait ses quatre millions, et les disposait
avec une savante économie.
11 s'épouvantait des frais auxquels conduit la mytho-
logie... Tout Sylvain, toute dryade, ne coulait pas moins
de cent livres par jour. Le costume revenait à trois cents livres.
Ce qui se brûlait de poudre et de soufre en feu\ d'arlitice montait chaque nuit à
cent mille livres. 11 y avait en outre des illuminations sur les bords de la pièce d'eau
pour trente mille livres par soii-ée.
Ces fêtes avaient paru magnifiques. Colbert ne se possédait plus de joie.
Il voyait à tous momens Madame et le roi sortir pour des chasses ou pour des ré-
ceptions de personnages fantastiques , solennités qu'on improvisait depuis quinze jours
et qui faisaient briller l'esprit de Madame et la munificence du roi.
Car, Madame, héroïne de la fètn , répondait aux harangues de ces dépulations de
peuples inconnus, qui semblaient sortir déterre pour venir la féliciter, et à chaque
représentant de ces peuples le roi donnait quelque diamant on quelque meuble de
valeur.
Alors les députés comparaient, en vers plus ou moins grotesques, le roi au Soleil,
Madame à Phœbé sa sœur, et l'on ne parlait pas plus des reines ou de Monsieur,
que si le roi eût épousé Madame Henriette d'Angleterre et non Marie-Thérèse
d'Autriche.
Le couple heureux, se tenant les mains, se serrant imperceptiblement les doigts,
buvait à longues goigées ce breuvage si doux de l'adulation , que rehaussent la jeu-
nesse, la beauté, la puissance et l'amour.
Chacun s'élonnait à Fontainebleau du degré d'influence que Madame avait si rapi-
dement acquis sur le roi.
Chacun se disait tout bas que Madame était véritablement la reine.
Et, en effet, le roi proclamait cette étrange vérité par chacune de ses pensées, par
chacune de ses paroles et par chacun de ses regards.
385 LES MOUSQUETAIRES.
Il puisail ses volontés, il cherchail ses inspirations dans les yeux de Madame ; cl il
s'euivrait de sa joie lorsque Madame daignait sourire.
Madame, de son côté, s'enivrait-elle de son pouvoir en voyant tout le monde à ses
pieds ?
Elle ne pouvait le dire elle-même; mais ce qu'elle savait, c'esl qu'elle ne formait
aucun désir, c'est qu'elle se trouvait parfaitement heureuse.
Il résultait de toutes ces transpositions, dont la source était dans la volonté royale,
que Monsieur, au lieu d'être le second personnage du royaume , en était réellement
devenu le troisième.
C'était bien pis que du temps où Guiche faisait sonner ses guitares chez Madame.
Alors, Monsieur avait au moins la satisfaction de faire peur à celui qui le gênait.
Mais depuis le départ de l'ennemi chassé par son alliance avec le roi , Monsieur
avait sur les épaules un joug bien autrement lourd qu'auparavant.
Chaque soir Madame rentrait excédée.
Le cheval , les spectacles , les diners sous les feuilles , les bals au bord du grand ca-
nal, les concerts, c'eût été assez pour tuer, non pas une femme mince et frêle, mais
le plus robuste suisse du château.
Il est vrai qu'en fait de danses , de concerts , de promenades, une femme est bien
autrement forie que le plus vigoureux enfant des treize cantons.
Quant à Monsieur, il n'avait pas même la satisfaction de voir Madame abdiquer sa
royauté le soir.
Le soir, Madame habitait au pavillon Royal avec la jeune reine et la reine-mère.
Il va sans dire que M. le chevalier de Lorraine ne quittait pas Monsieur cl veuail
verser sa goutte de fiel sur chaque blessure qu'il recevait.
Il eu résult;iqu(! Monsieur, qui s'était trouvé d'abord tout hilare depuis le départ de
Guiche, retomba dans la mélancolie trois jours après riustallation de la cour à Fon-
tainebleau.
Ur, il arriva qu'un jour, vers deux heures , Monsieur qui s'était levé tard , qui avait
mis plus de soin encore que d'habitude à sa toilette ; il arriva que Monsieur, qui
n'avait entendu parler de rien pour la journée , forma le projet do réiuiir sa cour à
lui et d'emmener Madame souper à Moret, où il avait une belle maison de campagne.
Il s'achemina donc vers le pavillon des reines, et entia . fort étonné de ne trouver
là aucun homme du service royal.
Il entra tout seul dans l'appartement.
Une porte ouvrait à gauche sur le logis de Madame, une à droite sur celui de la
jeune reine.
Monsieur apprit chez sa femme, d'une lingère (pu travaillait, que tout le moiiili>
était [larli à onze heures pour s'aller baigner à la Seine, qu'on avait fait de oello
partie une grande tète, (pic toutes les calèches avaient été disposées a>ix portes du
parc, et que le départ s'était effectué depuis plus d'une lieiire. — liiiu , se dit Mon-
sieur, l'idée est hciuTuse ; il fait une chaleur loiirde , — je me baignerai volontiers.
Et il appela ses gens... Personne ne vint.
Il apjjcla elle/. Madame , tout le monde était sorti.
Il d(!scendit aux remises.
Lu palefr(Mii('r lui ap|>rit (pi'il n'y avait plus de ralèi lies ni de carrosses.
Alors , il coMimauila ([u'on lui sellAt deux chevaux , un jinur lui , un pour son valet
de chambre.
Le palefreniei- lui ic ponilil poliment qu'il n'y avait plus de chevaux.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 383
Monsieur, pâle de colère, remonta chez les reines.
Il entra jusque dans l'oraloire d'Anne d'Autriche.
De l'oraloire , à travers une tapisserie entr'ouverte , il aperçut sa jeune belle-sœur
agenouillée devant la reine-mère , et qui paraissait tout en larmes.
Il n'avait été ni vu ni entendu.
Il s'approcha doucement de l'ouverture et écouta ; le spectacle de cette douleur pi-
quait sa curiosité.
Non-seuleraent la jeune reine pleurait, mais elle se plaignait. — Oui, disait-elle,
le roi me néglige , le roi ne s'occupe plus que de plaisirs, et de plaisirs auxquels je
ne participe point. — Patience, patience, ma tille, répliquait Anne d'Autriche eu
espagnol.
Puis . en espagnol encore , elle ajoutait des conseils que Monsieur ne compre-
nait pas.
La reine y répondait par des accusations mêlées de soupirs et de larmes, parmi les-
quelles Monsieur distinguait souvent le mot banos , que Marie-Thérèse accentuait
avec le dépit de la colère.
— Les bains, se disait Monsieur, les bains. Il paraît que c'est aux bains qu'elle en a.
Monsieur craignait détre surpris écoutant à la porte , il prit le parti de tousser.
Les deux reines se retournèrent au bruit.
A la vue du prince , la jeune reine se releva précipitamment et essuya ses veux.
Monsieur savait trop bien son monde pour questionner, et savait trop bien la poli-
tesse pour rester muet , il salua donc.
La reine-mère lui sourit agréablement. — Que voulez-vous, mon fils? dit-elle. —
Moi... rieu... balbutia Monsieur, je cherchais... — Qui? — Ma mère, je cherchais
Madame. — Madame est aux bains. — Et le roi? dit Monsieur d'un ton qui fit trem-
bler la reine. — Le roi aussi , toute la cour aussi , répliqua Anne d'Autriche. — Hors
vous , Madame? dit Monsieur. — Oh I moi , fil la jeune reine , je suis l'effroi de tous
ceux qui se divertissent. — El moi aussi , à ce qu'il parait, reprit Monsieur.
Anne d'A\itriche fil un signe muet à sa bru, qui se retira en fondant en larmes.
Monsieur fronça le sourcil. — Voilà une triste maison , dit-il. Qu'en |iensez-vous,
ma mère? — Mais... non... non... foui le monde ici cherche son plaisir. — C'est par-
dieu bien ce qui attriste tous ceux que ce plaisir gène — Expliquez-vous , qu'y a-t-il?
— Mais demandez à ma belle-sœur qui tout à l'heure vous contait ses peines. Oui,
j'écoutais: par hasard , je l'avoue , mais enfin j'écoutais... Eh bien 1 j'ai trop entendu
ma sœur se plaindre des fameux bains de Madame. — .\h! folie... — Je vous répète,
mon fils, dit Anne d'Autriche , que votre belle-sœur est d'une jalousie puérile. — En
ce cas, Madame, répondit le prince, je m'accuse bien humblement d'avoir le même
défaut qu'elle. — Vous aussi vous êtes jaloux de ces bains ? — Comment ! le roi va se
baiguer avec ma femme et n'emmène pas la reine. Comment ! Madame va se baigner
avec le roi et l'on ne me fait pas l'honneur de me prévenir! Et vous voulez que ma
belle-sœur soit contente , et vous voulez que je sois coulent !
— Mais , mon cher Philippe , dit Anne d'Autriche , vous extravaguez; vous avez
fait chasser M. de Buckingham, vous avez fait exiler M. de Guiche; ne voulez-vous
pas maintenant renvoyer le roi de Fontainebleau ? — Oh ! telle n'est point ma préten-
tion, Madame, dit aigrement Monsieur. Mais je puis bien me retirer, moi, et je me
retirerai. — Jaloux du roi 1 jaloux de votre frère! — Jaloux de mon frère ! du roi! oui,
Madame , jaloux! jaloux I jaloux! — Ma foi. Monsieur, s'écria Anne d'Autriche en
jouant l'indignation et la colère, je commence à vous croire fou et ennemi juré de
381 LES MOUSQUETAIRES.
mon repos, et vous quille hi place n'ayaiU pas de défense contre de pareilles iniagi-
nalions.
Elle dit . leva le siège el laissa Monsieur en proie au plus furieux emportement.
Monsieur resta un instant tout étourdi ; puis , revenant à lui . pour retrouver toutes
ses forces, il descendit de nouveau à Técnrie, retrouva le palefrenier , lui redemanda
un carrosse, lui redemanda un cheval: el sur sa double réponse qu'il n'y avait ni
cheval ni carrosse. Monsieur arracha une chambrière aux mains d'un valet d'écurie
et se mit à poursuivre le pauvre diable à grands coups de fouet tout autour de la cour
des communs, malgré ses cris et ses excuses ; puis , essoufflé , hors d'haleine , ruisse-
lant de sueur, tremblant de tous ses membres, il remonta chez lui, mit en pièces ses
plus charmantes porcelaines, puis se coucha, tout boité, tout éperonné dans son lit,
en criant au secours 1
LE BAIN.
A Vahins, sous des voùles impénétrables d'osiers fleuris, de saules qui, inclinant
leurs tètes vertes, trempaient les exirémilés de leur feuillage dans l'onde bleue, une
barque , longue et plate avec des échelles couvertes de longs rideaux bleus , servait de
refuge aux Dianes baigneuses que guettaient à leur sortie de l'eau vingt Actéons em-
panachés qui galopaient, ardens et pleins de convoitise, sur le bord moussu et par-
fumé de la rivière.
Mais Diane, même la Diane pudique, vêtue de la longue chlamyde, était moins
chaste, moins impénétrable que Madame , jeune et belle comme la déesse. (^ar malgré
la fine tunique de la chasseresse, on voyait son genou rond cl blanc: malgré le car-
quois sonore , on apercevait ses brunes épaules ; tandis qu'un long voile cent fois roulé
enveloppait Madame, alors qu'elle se remettait aux bras de ses femmes, et la rendait
inabordable aux plus iudiscrels comme aux plus pénélrans regards.
Lorsqu'elle remonta l'escalier, les poêles présens, et tous étaient poètes quand il
s'agissait de Madame, les vingt |ioëtes galopant s'arrêlèrcnt , et d'une voix commune
s'écrièrent que ce n'était pas des gouttes d'eau , mais bien des |ierles qui tombaieul du
corps de Madame et s'allaient perdre dans l'beurcuse rivière.
Le roi, centre de ces poésies el de ces bonunages, imposa silence aux amplifica-
teurs dont la verve n'eût pas tari, v.l tourna bride de peur d'oiïenscr même sous les
rideaux de soie la modestie de la fcuune et la dignité de la |irincesse.
Il se fit doue un grand ville dans la scène et un grand silence dans la barque. .\ux
inouvcmens, au jeu des plis, aux ondulations des rideaux, on devinait les allées el
venues des femmes empressées pour leur service.
Le roi écoulait eu souriant les propos de ses genlilslioiuiues , mais Vo» pouvait de-
viner en le regardant rpie son attention n'était point à leurs discoiu's.
En eflel, à peine le briiil des anneaux glissant sur les tringles eul-il amioucé que
Ma<lamc était vêtue el que la déesse allait paraître , que le roi se rclournaul sur-le-
cbamp et ciinranl au |ilns près du rivage, donna le signal à Ions ceux que leur service
ou leur plaisir appelaient auprès de .Madame.
-^ ^->
MMiAMF IlEXniFTTK li A N 0 L ET K H n E.
T.E VICOMTE DE BRAGELONNE. 385
On vil les pages se précipiter, umeiwiit avec eux les clievaux de main ; on vit les
calcclies, restées à couvert sous les branches, s'avancer auprès de la lente, puis celle
nuée de valais , de porteurs, de femmes qui . pendant le hain des maîlres, avaient
échangé à l'écart leurs observations , leurs critiques. Tout ce monde encombrant les
bords de la rivière, sans compter une foule de paysans atliiés par le désir de voirie
roi et la princesse , tout ce monde fut, pendant huit ou dix minutes, le plus désor-
donné, le plus agréable péle-mcle qu'on pût imaginer.
Le roi avait mis pied à terre; tous les courtisans l'avaient imité, il avait offert la
main à Madame, dont un riche habit de cheval développiit la taille élégante, qui
ressortait sous ce vêtement de line laine brochée d'argent.
Ses cheveux , humides encore , mouillaient son col si blanc et si pur. La joie et
la santé brillaient dans ses beaux yeux , elle était reposée , nerveuse , elle as|)irait l'air
à longs traits sous le parasol brodé que lui portait un page.
Rien de plus tendre, de plus gracieux , de plus poélique que ces deux figures noyées
sous l'ombre rose du parasol : le roi, dont les dents blanches éclataient dans un con-
tinuel sourire, Madame , dont les yeux noirs brillaient comme deux escarboucles nu
rcdel micacé de la soie changeante.
Quand Madame fut arrivée à son cheval, maguilique haquenée andalousc, d'un
blanc sans tache, un peu lourde peut-être, mais à la tête intelligente et fine, dans
laquelle on retrouvait le mélange de sang arabe si heureusement uni au sang esjia-
gnol, et à la longue queue balayant la terre, comme la princesse se faisait paresseuse
pour atteindre i'élrier, le roi la prit dans ses br.is|de telle façon , que le bras de Madame
se Ironva comme un cercle de feu au cou du roi.
Louis, en se retirant, effleura involontairement de ses lèvres ce bras qui ne s'éloi-
gnait pas. Puis, la princesse ayant remercié son royal écuyer, tout le monde fut en
selle au même instant.
Le roi et Madame se rangèrent pour laisser passer les calèches, les piqueurs , les
courriers.
Bon nombre de cavaliers, affranchis du joug de l'éliquelle, rendirent la main à
leurs chevaux et s'élancèrent après les carrosses qui emportaient les filles d'honneur,
fraîches comme autant d'Orcades autour de Diane , et les tourbiliops, riant, jasant,
bruissant, s'envolèrent.
Le roi et Madame maintinrent leurs chevaux au pas.
Derrière Sa Majesté et la princesse sa belle-sœur, mais à une respectueuse distance,
les courtisans , graves ou désireux de se tenir à la portée et sous les regards du roi ,
suivirent, retenant leurs chevaux impatiens, réglant leur allure sur celle du coursier
du roi et de Madame , et se livrèrent à tout ce que présente de douceur et d'agrément
le commerce des gens d'esprit qui débitent avec courtoisie mille atroces noirceurs sur
le comple du prochain.
Dans les petits rires étouffés, dans les rélicences de cette hilarité sardonique , Mon-
sieur, ce pauvre absent, ne fut pas ménagé.
Maison s'apitoya, on gémit sur le sort de deGuiche,et , il faut l'avouer, la compas-
sion n'était pas là déplacée.
Cependant le roi et .Madame ayant mis leurs chevaux en baleine, prirent le petit
galop de chasse , et alors on entendit résonner sous le poids de cette cavalerie les allées
profondes de la forêt.
Aux entretiens à voix basse , aux discours en forme de confidences, aux paroles
échangées avec une sorte de mystère, succédèrent les bruyans éclats j depuis les pi-
T. I. " m
■38B ." LES-MOUSQUETAIRES. ""
•iHieirrsiusqu'.tiix princes , la gaieté s'épandit. Tout le inonde se mit à rire et à s'écrier.
■()\\ vit' les pies et les geais s'enfuir avec leurs cris gutturaux sous les voûtes ondoyantes
des clièues, le coucou interrompit sa monotone plainte au fond des bois , les pinsons
el les mésanges s'envolèrent en nuées, pendant que les daims, les chevreuils et les
biches bondissaient effarés au milieu des halliers.
. Cette foulé, répandant connue entraînée, la joie, le bruit et la lumière sur son
passage, fut précédée, pour ainsi dire, au château , par son propre relenlissement.
Le roi et Madame entrèrent dans la ville , salués tous deux par les acclamallons uni-
verselles de la foule. ' :
Madame se hâta d'aller trouver Monsieur. Elle comprenait instinctivement qu'il était
resté trop longtemps en dehors do cette joie.
Le roi alla rejoindre les reines; il savait leur devoir, à une surtout, un dédomma-
gement de sa longue absence.
- Mais Madame rte fut pas reçue chez Monsieur. Il lui fut répondu que Monsieur
dormait.
Le rui, au lieu de rencontrer Marie-Thérèse souriante comme toujours . trouva dans
la galerie Aune d'Autriche qui guettait son arrivée, s'avança au-dcv.uit de lui, le prit
par lu main et l'emmena chez elle.
Ce qu'ils se dirent, ou plutôt ce que la rëine-mère dit à Louis XIV, nul ne la ja-
mais su, mais on aurait pu liieu certainement le devinera la ligure contrariée du roi
à la sortie de Cet entretien.
LA CHASSE AUX PAPILLONS.
Le roi, en rentrant chez lui pour donner quelques ordres et pour asseoir ses idées,
.trouva sur sa toilette un petit billet dont l'écriture semblait déguisée.
Il l'ouvrit et lut : « Venez vite, j'ai mille choses à vous dire. »
11 n'y avait pas assez longti'ui|)s que le roi et .Madame s'étaient quittés pour que ces
, mille choses fussent la suite des troi^ mille (|ue l'on s'était dites peiidaut la route qui
jjcpare Vàlvins de Fontainebleau. i
Aussi la confusion du billet et sa précipitation donnèrent-ils beaucoup à peu^cv
au roi.
■ Il s'occupa quclqiii' peu de sa toilette et partit pour aller rendre visite à .Madame.'
I,a prinresse , cpii n'avait pas voulu pai-aitrc raltcudre . était descendue aux jardins
avec toutes ses dauies.
( Miand le roi eut appris que Madame avait (piitiéses a|)parlcuieus poiM' se rendre à
lu promenade, il recueillit tous les gentilshonunes qu'il put tn'uv.r sous sa main el
les convia à le suivre aux jardins.
Madame faisait l.i chasse aux papilbms sur ime iiraudc pclonso honlcc d'héliotropes
et de genêts.
l'allé rcardail inurir b'> plus intrépides el li'> plu- jeunes de ses dames, et . le dos
tourné a la chai'mille, atleud.iil l'nl I iiM|)alieiiiiHelll l'.irrivéé <lu roi . ,iu.pi<'l elle av.ii!
a>signé {■(' rendez-vou>.
LE VICOMTE DE BRAGELONiNE. 387
Le craqnenieul ilc [)liisieui's pas sur le sable la fit retourner. Lo\iis XIV était iiii-
lête : il avait abattu de sa canne un papillon petit-paon que M. de Saint-Aignau avail
ramassé tout éloni-di sur l'iierbe. — A'ous voyez, Madame, dil le roi, que moi aussi
Je I basse pour vous. Et il s"ap|irocha. — Messieurs, dit-il en se tournant vers les gen-
tilshommes qui formaient sa suite, rapportez-en chacun autant k ces dames. C'était con-'
gédier tout le monde.
On \\l alors un spectacle assez curieux: les vieux courtisans, les courtisans obèses,
coururent après les papillons en perdant leurs chapeaux et en chargeant canne levée
les myrtes el les genêts comme ils eussent fait les Espagnols.
Le roi offrit la main à Madame, choisit avec elle, pour centre d'observation, un
banc couvert d'une toiture de mousse, sorte de chalet ébauché par le génie timide de
quelque jardinier qui avail inauguré le pittoresque et la fantaisie dans le style sévère
du jardinage d'alors.
Cet auvent garni de capucines et de rosiers grimpans recouvrait un banc sans dos-
sier, de manière que les spectateurs, isolés au milieu de la pelouse , voyaient et étaient
vus de tous côtés , mais ne pouvaient être entendus , sans voir eux-mêmes ceux qui se
fussent approchés pour entendre.
De ce siège sur lequel les deux intéressés se placèrent , le roi fit un signe d'encou-
ragement aux chasseurs: puis, comme s'il eiit disserté avec Madame sur le papillon
traversé d'une épingle d'or et tixé à son chapeau : — Ne sommes-nous pas bien ici
pour causer? dit-il. — Oui, sire, car j'avais besoin d'être entendue de vous seul et
vue de tout le monde. — Et moi aussi, dit Louis. — Mon billet vous a surpris? —
Épouvanté. Mais ce que j'ai à vous dire est plus important. - Oh! non pas. Savez-
vousque Monsieur m'a fermé sa porte? — A vous! et pourquoi? — Ne le devinez-vous
pas? — Ah! Madame 1 mais alors nous avions tous les deux la même chose à nous dire.
— Que vous est-il donc arrivé, à vous? — Vous voulez que je commence? — Oui;
moi, j"ai tout dit. — A mon tour, alors. Sachez qu'en arrivant j'ai trouvé ma mère
qui m'a entiainé chez elle. — Oh ! la reine-mère, ht Madame avec inquiétude; c'est
sérieux. — Je le crois bien. Voici ce qu'elle m'a dit... Mais d'abord, permettez-moi
un préambule. — Parlez, sire. — Est-ce que Monsieur vous a parlé de sa jalousie? —
Oh I souvent. — A mon égard? — Non pas, usais à l'égard... — Oui, je sais, de Buc-
kingham, de Guiclie. — Précisément. — Eh bien! Madame, voilà que Monsieur
s'avise à présent d'être jaloux de moi. — Voyez! répliqua en souriant malicieusement
la princesse, — Enfin , ce me semble , nous n'avons jamais donné lieu... — Jamais !
moi, du moins... Mais comment a\ez-vous su la jalousie de Monsieur? — 51a mère
m'a représenté que Monsieur était entré chez elle connue un fuiieux, (pi'il avait exhalé
mille plaintes contre votre... Pardonnez-moi... — Dites, dites. — Sur votre coquet-
terie. 11 paraît que Monsieur se mêle aussi d'injustice. — Vous êtes bien bon , sire. —
Ma mère l'a rassuré, mais il a prétendu qu'on le rassurait trop souvent , et qu'il ne
voulait plus l'être. — N'eùt-il pas mieux fait de ne pas s'inquiéter du tout? — (Testée
que j'ai dit. — Avouez, sire, que le monde est bien méchant. Quoi! un frère, une
sœurne peuvent causer ensemble, se plaire dans la société l'un de l'autre, sans
donner lieu à des commentaires , à des soupçons? Car enfin, sire , nous ne faisons pas
de mal, nous n'avons nulle envie de faire mal.
Et elle regardait le roi de cet œil fier et provocateur qui allume les flammes du désir
chez les plus froids et les plus sages. — Non , c'est vrai , soupira Louis. — Savez- vous
bien, sire, que si cela continuait, je serais forcée de faire un éclat. Voyons, jugez
notre conduite : est-elle ou u'est-elle pas régulière! — Oh ! certes, elle est régulière.
388 LES MOUSQUETAIRES.
— ^euls souvent, car nous nous plaisons aux mêmes choses, nous pourrions nous
égarer aux mauvaises : l'avons-nous fait?... Pour moi , vous êtes un frère . rien fie plus.
Le roi fronça le sourcil. Elle continua : — Votre main, qui rencontre souvent la
mienne, ne nie produit pas ces tressailleniens , cette émotion .... que des amans, par
exemple... — Oh! assez, assez, je vous en conjure! dit le roi au supplice. Vous
êtes impitoyable, et vous me ferez mourir. — Quoi donc'/ — Entiii , vous dites clai-
rement que vous n'éprouvez rien auprès de moi. — Oh! sire .. je ne dis pas cela...
mon alfeclion. .. — Henriette... assez... je vous le demande encore... Si vous me croyez
de marbre comme vous, détrompez-vous. — Je ne vous comprends pas. — C'est
bien, soupira le roi en baissant les yeux... Ainsi, nos rencontres, nos serremens de
mains, nos regards échangés Pardon, pardon Oui, vous avez raison . et je sais
ce que vous voulez dire.
Il cacha sa tête dans ses mains. — Prenez garde, sire, dit vivement Madame, voici
que M. de Saint-Aignan vous regarde. — C'est vrai! s'écria Louis en fureur; jamais
l'ombre de la liberté 1 jamais de sincérité dans les relations!... On croit trouver un
ami, l'on n'a qu'un espion une amie, l'on n'a qu'une sreur.
Madame se tut; elle baissa les yeux. — Monsieur est jaloux , niurniura-lelle avec
un accent dont rien ne saurait rendre la douceur et le charme. — Oh! s'écria soudain
le roi , vous avez raison 1 — Vous, fit-elle en le resardant de manière à lui brûler le
cœur, vous êtes libre , on ne vous soupçonne pas , on n'empoisonne pas toute la joie de
votre maison. — Hélas! vous ne savez encore rien, c'est que la reine est jalouse. —
Marie-Thérèse! — Jusqu'à la folie. Cette jalousie de Monsieur est née de la sienne;
elle pleurait , elle se plaignait à ma mère, elle nous reprochait ces parties de bains si
douces pour moi. — Pour moi , Ht le regard de Madame. — Tout à coup Monsieur aux
écoutes, surprit le mol banns que prononçait la reine avec amertume; cela l'édaira,
il entra eftaré , se mêla aux entreliens et querella ma mère si àprement qu'elle dut fuir
sa présence, en sorte que vous avez affaire à un mari jaloux , et que je vais voir se
dresser devant moi perpétuellement, inexorablement le spectre de la jalousie au\ yeux
gonflés, aux joues amaigries , à la bouche sinistre. — Pauvre roi ! murnnua Madame
en laissant sa main efllcurer celle de Louis.
Il retint celte main, et pour la serrer sans donner d'ombrage aux spectateurs qui ne
cherchaient pas si bien les papillons qu ils ne cherchassent aussi les nouvelles, et à
comprendre ([uelquc mystère dans l'entretien du roi et de Madame, Louis rapprocha
de sa belle-sœur le papillon expirant , tous deux se penchèrent comme pour compter
les mille yeux de ses ailes ou les grains de leur poussière d'or.
Seulement ni l'un ni l'autre ne parla ; leurs cheveux se louchaient, leur haleine i
mêlait, leurs mains brûlaient l'une dans l'autre.
Cinq minutes s'écoulèrent ainsi.
M VICOMTE DE BRAGELONNE. 389
CE QUE l'on prend EN CHASSANT AUX PAPILLONS.
Les deux jeunes gens restèrent un instant la tèle inclinée, sous celte double pensée
d'anfiour naissant qui fait naître tant de fleurs dans les imaginations de yingt ans.
Madame Henriette rciranlait Louis de côté. C'était une de ces natures bien oi-ganisées
qui savent à la fois regarder en elles-mêmes et dans les autres. Elle voyait l'amour au
fond du cœur de Louis, connue uu plongeur habile voit une perle au fond de la mer.
Elle comprit que Louis était dans l'hésitation, sinon dans le doute el qu'il fallait
pousser en avant ce cœur paresseux ou timide. — Ainsi?... dit-elle, interrogeant en
même temps qu'elle rompait le silence. — Que voulez-vous dire? demanda Louis,
après avoir attendu un instant. — Je veux dire qu'il me faudra revenir à la résolution
que j'avais prise, le jouroù nous nous expliquâmes à propos des jalousies de Monsieur.
— Que me disiez- vous donc ce jour-là? demanda Louis inquiet. — Vous ne vous en
souvenez plus , sire? — Hélas ! si c'est un malheur encore , je m'en souviendrai toujours
assez tôti — Oh ! ce n'est un malheur que pour moi, sire, répondit Madame Henriette ;
mais c'est un malheur nécessaire. — .Mon Dieu ! — Et je le subirai. L'absence ! — Oh !
encore cette méchante résolution ! — Sire, croyez que je ne l'ai point prise sans lutter
violenuuent contre moi-même Sire, il me faut, croyez-moi, retourner en An-
gleterre. — Oh! jamais, jamais je ne permettrai que vous quittiez la France! s'écria
le roi.
— El cependant , dit Madame , en affectant une douce et triste fermeté , ce|iendant,
sire, rien n'est plus urgent: et il y a plus, je suis persuadée que telle est la volonté
de votre mère. — La volonté! s'écria le roi. Oh, oh I chère sœur, vous avez dit là un
singulier mol devant moi. — Mais, répondit en souriant Madame Henriette, n'ètes-
vous pas heureux de subir les volontés d'une bonne mère? — Assez, je vous eu con-
jure , vous me déchirez le cœur. — Moi! — Sans doute , vous parlez de ce départ avec
tranquillité.
— Je ne suis pas née pour être heureuse, sire, répondit mélancoli([uemenl la prin-
cesse, et j'ai pris toute jeune l'habitude de voir mes plus chères pensées contrariées.
— Dites-vous vrai? et votre départ contrarierait-il une pensée qui vous soit chère'.'' —
Si je vous répondais oui , n'est-il pas vrai, sire, que vous prendriez déjà votre mal en
patience? — Cruelle. — Prenez garde , sire, on se rapproche de nous.
Le roi regarda autour de lui. — Non , dit-il.
Puis revenant à Madame, — Voyons, Henriette, au lieu de chercher à combattre
la jalousie de Monsieur par un départ qui me tuerait...
Henriette haussa légèrement les épaules, eu femme qui doute. — Oui, qui me tue-
rait, répéta Louis. Voyons, au lieu de vous arrêtera ce départ, est-ce que votre ima-
gination... ou plutôt est-ce que votre cœur ne vous suggérerait rien? — Et que vou-
lez-vous que mon cœur :ne suggère, mou Dieu? — Mais enlin, dites, comment
prouve-t-on à quelqu'un qu'il a tort d'être jaloux'/ — D'abord, sire, en ne lui donnant
aucun motif de jalousie, c'est-à-dire eu n'aimant que lui. — Oli ! j'attendais mieux.
— Qu'attendiez-vous'/ — Que vous répondriez tout simplement qu'on tranquillise les
390 LES MOUSQUETAIRES. .
jaloux en dissimulant l'aftection que l'on porte à l'objet de leur jalousie. — Dissimuler
est diflicile , sire. — C'est pourtant par les diliicullés vaincues qu'on arrive à tout bon-
heur. Quant à moi , je vous jure que je démentirai mes jaloux, s'il le faut, en affec-
tant de vous traitcrcomnie toutes les autres femmes. — Mauvais moyen, faible moven.
dit la jeime femme en secouant sa charmante tète.
— Vous trouvez tout mauvais, chère Henriette, dit Louis mécontent. Vous détruisez
tout ce que je propose. Mettez donc au moins quelque chose à la place. Voyons, cher-
chez. Je nie fie beaucoup aux inventions des femmes. — Eh bien! je trouve ceci.
Écoulez-vous , sire? — Vous le demandez! Vous parlez de ma vie ou de ma mort et
vous me demandez si j'écoute ! — Eh bien ! j'en juge par moi-même. S'il s'agissait de
me donner le change sur les intentions de mon mari à l'égard d'une autre femme, mie
chose me rassuierait par-dessus tout. — Laquelle? — Ce serait de voir d'abord qu'il
ne s'occupe pas de cette femme. — Eh bien ! vnUà précisément ce que je vous disais
tout .-1 l'beure. — Suit. Mais je voudrais, pour être pleinement rassurée, le voir s'oc-
cuper d'une autre.
— Ah ! je vous comprends, répondit Louis en souriant. Mais, dites-moi, chère Hen-
riet'e... — Quoi? — Si le moyen est ingénieux, il n'est guère charitable. — Pour-
quoi? — En guérissant l'appréhension de la blessure dans l'esprit du jaloux, vous lui
en faites une au cœur. Il n'a plus la peur, c'est vrai, mais il a le mal. ce qui me
semble bien pis. — D'accord, mais au moins il ne surprend pas. il no soupçonne pas
l'ennemi réel ; il concentre toutes ses forces du côté où ses forces ne feront tort à rien
ni à personne. En un mol, sire, mon système, que je m'étonne de vous voir com-
lialtre. je l'avoue, fait du mal aux jaloux, c'est vrai , mais tait du bien aux amans,
(•r, je vous le demande, sire, excepté vous peut-être, qui a jamais songé à plaindre
les jaloux? Ne sont-ce pas des bêtes mélancoliques toujours aussi malheureuses sans
sujet qu'avec sujet; ôtez le sujet, vous ne détruire/, pas leur affliction. Cette maladie
gît dans l'imagination, et , comme toutes les maladies imaginaires, elle est incurable,
'l'eiie/, . il me souvient à ce propos, très-cher sire, d'un aphorisme de mon pa\nre
médecin Hawley, savant et spirituel docteur, que, sans mon frère, qui ne peut se
passer île lui, j'aurais maintenant près de moi; lorsque vous soufl'rirez de deux aft'ec-
tions, me disait-il, choisissez celle qui vous gène le moins, je vous laisseiai celle-là :
car, par Dieu! disait-il. relle-là m'est souvei'ainement utile pour que'j'ari'ive à vous
extirper l'autre. — Hien dil, bien jugé , chère Henriette, répondit le roi en souriant.
— Oh ! nous avons d'habiles gens h Londres , sire. — Et ces habiles gens font d'ado-
rables élèves: ce Dawlev, eli bien ! je lui ferai une pension dès demain pour son apho-
risme : vous, Henriette, lonunencez . je vous prie, par choisir le moindre de vos
maux. Vous ne répondez pas, vous souriez, je devine; le moindre de vos maux, u'esl-
ce pas, c'est votre séjour en France? .le vous laisserai ce mal-là, et pour débuter dans
la ( ure de l'aulre, je veux chercher dès aujourd'hui un sujet de divagalion pour les ja-
loux de tout sexr' (pii nous persécutent. — Chut , cette lois-ii on vient bien réellement,
dit MadaiiR'.
El elle se baissa |)oin' cueillir une pervenche dans le gazon loull'u.
On venait en ell'et , car soudain se précipilèreul par le sommet <lu monticule ime
foule de jeunes fenunes que suivaient les cavaliers; la cause de toute celte irruption
élail un magniliipie sphinx des vignes aux ailes supérieures semblables au |)lumage
ilu chal-lmant, aux ailes inlërieures pareilles à des feuilles de rose.
Celle proie opime était tombée dans les tilels de mademoiselb' de 'l'onnay-Chareiili'
(pii le montrait avec fierté à ses rivales moius lionnes cherciieuses qu'elle.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 391
■ La reine de la chasse s'assit à vingt pas à peu près du banc où se tenaient Louis et
Madame Henrielte, s'adossa à un magnifique chêne enlacé de lierres et piqua le pa-
pillon sur le jonc de sa longue canne.
Mademoiselle de Tonnay-Charente était fort belle, aussi les hommes désertèrent-ils
les antres femmes pour venir, sons prétexte de lui faire compliment sur son adresse,
se presser en cercle autour d'elle.
Le roi et la princesse regardaient sournoisement cette scène, comme les spectateurs
d'un autre âge regardent les jeux des petits enfans. — On s'amuse là -bas , dit le roi. '
— Beaucoup, sire ; j'ai toujours remarqué qu'on s'amusait là où était la jeunesse et la
beauté. — Que dites-vous de mademoiselle de Tonnay-Charente, Henriette? de-
manda le roi. — Je dis qu'elle est un peu blonde , répondit Madame , tombant du
premier coup sur le seul défaut que l'on pût trouver à la beauté presque parfaite de
la future madame de Montespan. — Un peu blonde , soit : mais belle , ce me semble ,
maigre cela. — Est-ce voire avis, sire? — Mais oui — Eh bien! alors c'est le mien
aussi. — Et recherchée, vous voyez. — Oh! pour cela oui, les amans volligent. Si
nous faisions la chasse aux amans au lieu de faire la chasse aux papillons, voyez donc
la belle capture que nous ferions autour d'elle. — Voyons, Henriette, que dirait-on
si le roi se tnèlail à tous ces amans et laissait tomber son regard de ce côté? Serait-on
encore jaloux là-bas? — Oh ! sire , luadeuioiselle de Tounay-Churcnte est un remède
bien efficace, dit Madame avec un soupir: elle guérirait le jaloux, c'est vrai, mais
elle pourrait bien faire une jalouse. — Henrielte! Henrielte! s'écria Louis, vous
m'emplissez le cœur de joie! Oui, oui, vous avez raison, mademoiselle de Tonnay-
Charente est trop belle pour servir de manteau. — Manteau de roi, dit en souriant
Madame Henriette, manteau de roi doit élre beau. — Me le conseillez-vous? de-
manda Louis. — Oh I moi, que vous dirais-je, sire, sinon que donner un pareil con-
seil serait donner des armes contre moi. Ce serait folie ou orgueil que vous conseiller
de prendre pour héroïne d'un faux amour une femme plus belle que celle pour la-
quelle vous prétendez éprouver un amour vrai.
Le roi chercha la main de Madame avec la n)ain , les yeux avec les yeux, puis il
balbutia quelques mots si tendres , mai> en même temps prononcés si bas , que l'his-
torien , qui doi( tout entendre, ne les entenflit point.
Puis tout haut, — Eh bieni dit-il, choisissez-m.oi vous-même celle qui pourra
guérir nos jaloux. A celle-là tous mes soins, toutes mes attenlions, tout le temps que
je vole aux affaires: à celle-là, Henrielte, la Meur que je cueillerai pour vous, les
pensées de tendresse que vous ferez naître en moi : à celle-là le regard que je n'oserai
TOUS adresser et qui devrait aller vous éveiller dans votre insouciance. Mais choisis-
sez-la bien, de peur qu'en essayant de la regarder, de peur qu'en voulant songer à
elle, de peur qu'en lui offraiit.la rose détachée par mes doigts, je ne me Irouve vaincu
par vous-même , et que l'œil, la main, les lèvres ne retournent sur-le-cliauip à vous,
dût l'univers tout entier deviner mon secret.
Pendant que ces ])aroles s'échappaient de la bouche du roi , comme un flot d'amour,
Madame rougissait, palpitait, heureuse, iière, enivrée ; elle ne trouva rien à répondre,
son orgueil et sa soif des hommages étaient satisfaits. — J'échouerai, iht-elle, en re-
levant ses beaux yeux, mais non pas comme vous m'en priez, car tout cet encens que
vous voulez brûler «nr l'autel d'une autre déesse, ah! sire, j'en suis jalouse aussi et
je veux qu'il me revienne , et je ne veux pas qu'il s'en égare un atome en chemin.
Donc, sire, je choisirai, avec votre royale permission, ce qui me paraîtra le moins ca-
pable de vous distraire, et qui laissera mon image bien intacte dans votre àme. —
392 LES MOUSQUETAIRES.
Heureusement, dit le roi. que votre cour u'e>t point mal composée, sans cela je
tréniirais de la menace que vous me laites: lieureiiscmenl autour de vous, comme au-
tour de moi, il serait difficile de rencontrer un fâcheux visage.
Pendant que le roi parlait ainsi. Madame s'était levée, avait parcouru des yeux
tdute la pelouse, et après un examen délaillé et silencieux, appelant à elle le
roi : — Tenez, sire , dit-elle , voyez-vous, sur le penchant de la colline, près de ce
massif de boules de neiges cette belle arriérée qui va seule, tête baissée, bras pen-
dans, cherchant dans les fleurs qu'elle foule aux pieds, comme ceux qui ont perdu
leur pensée. — Mademoiselle de la VallièreV lit le roi. — Oui. — Oh! — Ne vous
convient-elle pas , sire? — Mais voyez donc la pauvre enfant , elle est maigre , presque
décharnée. — Bon! suis-je grasse, moi? — Mais elle est triste à mourir. — Cela fera
contraste avec moi, que l'on accuse d'être trop gaie. — Mais elle boile. — Vous
croyez? — Sans doute. Voyez donc, elle a laissé passer tout le monde de peur que
sa disgrâce ne fût remarquée. — Eh bien! elle courra moins vite que Daphné et ne
pourra pas fuir Apollon.
— Henriette! Henriclle! til le roi tout maussade, vous avez été justement me cher-
cher la plus défectueuse de vos filles d'honneur. — Oui, mais c'est une de mes tilles
d'honneur, notez cela. — Sans doute. Que voulez-vous dire? — Je veux dire que
pour visiter cette divinité nouvelle, vous ne pourrez vous dispenser de venir chez
moi, et que la décence interdisant à voire tlamme d'entrelenir parliiulièromenl la
déesse, vous serez coniraint de la voir à mon cercle, de me parler en lui parlant. Je
veux dire , entin, que les jaloux auront tort s'ils croient que vous venez chez moi
pour moi, puisque vous y viendrez pour mademoiselle de la Vallière. — Qui boile.
— A peine. — Qui n'ouvre jamais la bouche. — Mais qui , quand elle l'ouvre, inonîre
des dents charmantes. — Henriette ! — Enfin, vous m'avez laissée maiircsse ! — Hélas !
oui. — Eh bien ! c'est mon choix; je vous l'impose, subissez-lc. — Oh! je subirais
une des furies si vous me l'imposiez.
— La Vallière est douce comme un agneau ; ne craignez pas qu'elle vous contre-
dise jamais quand vous lui direz que vous l'aimez.
Et Madame se mil à rire.
— Oh! vous n'avez pas peur que je lui dise trop, n'esl-ce pas! — Celait dans mon
droit. — Soit. — C'est donc un traité l'ail? — Signé. — Vous me conserverez ime
amitié de frère , une assiduité de frère, une galanlerie de roi, n'esl-ce pas? — Je
vous conserverai un cœur qui n'a déjà plus l'habitude de ballre qu'à votre comman-
dement. — Eh bien, voyez-vous l'avenirassuré de celle façon? — Je l'e-père. — Votre
mère cessera-l-elle de me regarder en ennemie? — Oui. — Marie-Thérèse cessera-t-elle
de parler espagnol devant Monsieur, qui a horreur de colloques laits en langues étran-
gères , parce qu'il croit toujours qu'on l'y maltraite? — Hélas! a-t-il tort? nmrnuira
le roi lendrcmenl. — El pour lerminor, fil la princesse, accuscra-t-on encore le roi de
songer à des all'ections illégitimes, quand il est vrai que nous n"éprou\ons rien l'un
pour l'autre, si ce n'est des sympathies pures de tonte arrière-pensée? — Oui, oui ,
balbulia le roi. Mais on dira encore autre chose. — lit ipie dira-t-on, sire? en vérité ,
nous ne serons donc jamais en repos? — On dira, continua le roi, que j'ai bien mau-
vais goût, mais qn'csi-cc que mon amour-propre auprès de voire tranquillité? — De
mon honneur, sire, cl de celui de noire t'amille, voulez-vous dire. D'ailleurs, croyez-
moi, ne vous bâtez point ainsi de vous pi(iucr contre la Vallière: ellt! boile, c'est
vrai , mais elle ne manque pas d'un certain charme. Tout ce que le roi louciie d'ail-
leurs se convertit en or.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 393
— Enfin, Madame, soyez certaine d'une chose, c'est que je vous suis encore re-
connaissant ; vous pouviez me faire payer plus cher encore votre séjour en France. —
Sire , on vient à nous. — Un dernier mot. — Lequel? — Vous êtes prudent et sage ,
sire, mais c'est ici qu'il faudra appeler à voire secours toute votre prudence, toute
votre sagesse. — Oh! s'écria Louis on riant , je commence dès ce soir à jouer mon
rôle , et vous verrez si j'ai delà vocation pour représenter les bergers. Nous avons
grande promenade dans la forêt après le goûter, puis nous avons souper et ballet à
dix heures. Or, ma flamme va ce soir même éclater plus haut que les feux d'artitlcc ,
biiller plus claircjnent que les lampions de noire ami Colbert. — Prenez garde, sire,
prenez garde. Voilà que je vais retirer mes complimens de tout à l'heure .. Vous ,
prudent! vous sage! ai-je dit... Mais vous débutez par d'abominables folies! Est-ce
qu'une passion s'allume ain>i, comme une torche, en une seconde? est-ce que, sans
préparation aucune, un roi , fait comme vous, tombe aux pieds d'une tille comme
la Vallière! — Oh ! Henriette! Henriette! Henriette ! je vous y prends! .. Nous n'a-
vons pas encore commencé la campagne, et vous me pillez! — Non, mais je vous
rappelle aux idées saines. Allumez progressivement votre flamme, au lieu de la faire
éclater ainsi tout à coup. Jupiter tonne et fait briller l'éclair avant d'incendier les
palais. Toute chose a son prélude. Si vous vous échauffez ainsi, nul ne vous croira
épris, et tout le monde vous croira fou. A moins toutefois qu'on ne vous devine. Les
gens sont moins sots parfois qu'ils n'en ont l'air.
Le roi fut obligé de convenir que Madame était un auge de savoir et un diable
d'esprit. 11 s'inclina. — Eh bien ! soit, dit-il , je ruminerai mou plan d'attaque; les
généraux, mon cousin de Coudé, par exemple, pâlissent sur leurs cai'tes siratégiques
avant de faire mouvoir un seul de ces pions qu'on appelle des corps d'armée ; moi je
veux dresser tout un plan d'attaque , vous savez que le Tendre est subdivisé en toutes
sortes de circonscriptions. Eh bien! je m'arrêterai au village de Petits-Soins, au
hameau de Billets-Doux, avant de prendre la route de Visible-Amour; — le chemin
est tout tracé, vous le savez, — et cette pauvre mademoiselle de Scudéry ne me
pardonnerait point de brûler les étapes. — Nous voilà revenus en de bons chemins,
sire. Maintenant, vous plail-il que nous nous séparions? — Hélas! il le faut bien;
car, tenez, on nous sé[)are. — Ah! oui, dit Madame Henriette, en effet, voilà qu'on
nous apporte le sphinx de mademoiselle de Tonnay-Charente , avec les sous détrompe
en usage chez les grands-veneurs. J'aborderai donc ce soir la Vallière au milieu de
ses compagnes et lancerai le premier trait. — Soyez adroit, dit Madame en riant, ne
manquez pas le cœur.
Et la princesse prit congé du roi pour aller au-devant de la troupe joyeuse.
394
LES MOUSQUETAIRES.
LE BALLET DES SAISONS.
XV', i-^^x PRÈS la collation qui piil lien vers cinq heures , le roi entra
clans son cabinet oii l'altenJaienl les taillenrs.
Il s'agissait d'essayer enlîn ce fameux haliit ilu Prin-
temps qui avait coûté tant d'imagination , tant d'eflorls
de pensée aux dessinateurs et aux ornementistes de la cour.
Quant au ballet lui-même , tout le ninndc savait son
'^^ pas et pouvait figurer. Le roi avait résolu d'eu l'aire l'oli-
'' jet d'une surprise.
Aussi à peine eut-il terminé sa conférence et fut-il
rentré chez lui qu'il manda ses deux maîtres de céré-
monie, Villeroy el Sainl-Aiguan. Tous deux lui répondirent qu'on n'attendait que son
ordre, cl qu'on était prêt à commencer, mais cet ordre, pour qu'il le donnAl, il fallait
du beau temps et une nuit propice.
Le roi ouvrit sa fenêtre, la poudre il'oi'dnsoir tombait à l'hori/.on par les déchirures
du bois, blanche comme une neige , la lune se dessinait déjà au ciel.
Pas un pli sur la surface des eaux vertes, les cygnes eux-mêmes reposant sur leurs
ailes fermées comme des navires à l'ancre, semblaient se pénétrer de la chaleur de
l'air, de la fraîcheiM- de l'eau et du silence d'une admirable soirée.
Le roi avant vu toutes ces choses, contemplé ce niaguiliiiue table.iu. donna l'ordi'e
que demandaient MM. de Villeroy et de Saint-Aignan.
Pour que cet ordre lût exécuté royalemeul , nue dernière (picsliou ('Mail nécessaire,
Louis XIV la posa à ses deux gciililshonuues.
La question avait quatre mots : — Avez-vous de l'argent'/ — Sire, répondit Saint-
Aiguan, nous nous sommes enteudus avec M. Colbcrl. — Ab ! fort liien. — Oui,
sire, el M. Colbert a dil qu'il serait aiqircs de Votre Majesté aussitôt que Votre Majesté
manifesterait rintciilinu de donner suite au,\ l'èlcs donl elle a d<imi('' le programme.
— Qu'il viemie alois.
Comme si ColbeiM eût écouté aux jimiMcs pour m' maiiileuii' au coinanl de la conver-
sation, il entra dès ipie le mi eut piononcé son nom devant les deux courtisans. —
Ab! fort bien, monsieur (Gilbert, dil Sa Majolé. A vus postes donc , Messieurs!
Saint-Aignan et Villeroy prirent < ongé.
Le loi s'assit dans un fauteuil pi es de la fenêtre. — .le danse ce soir mon ballet,
monsieui' Oolbert, dil-il. — Alors, sire, c'est <lemain (pie je paie les notes. — Com-
ment cela';' — .l'ai promis aux fourni.iseurs de solder leurs com|)tes le lendemain du
jour iii'i le ballot aurait eu lieu. — Soit , monsieur Colbert , vous avez promis, payez.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE 39")
— Très-hion. sire: mais ]mhii- payer, conimo disait M. de Lesdignières, il faut de
l'argent. — Quoi! les quatre millions promis par M. Fouquet n'ont-ils donc pas été
remis? J'avais oublié de vous en demander compte. — Sire, ils étaient chez Votre
Majesté à l'heure dite. — Eh hien? — Eh bien ! siie . les verres de coulem-s, les feux
d'artitice, les violons et les cuisiniers ont mangé quatre millions eu huit jours — En-
tièrement?— Jusqu'au dernier sou. Chaque fois que Votre Majesté a ordonné d'illu-
miner les bords du grand canal , cela a brîilé autant d'huile qu'il y a d'eau dans les
bassins. — Bien, bien, monsieur Colbert. Enfin vous n'avez plus d'arsent? — Oh!
je n'en ai plus , sire , mais M. Fouquet en a.
Et le visage de Colbert s'éclaira dune joie sinistre. — Que voulez-vous dire? de-
manda Louis. — Sire . nous avons déjà fait donner six millions à M. Fouquet. Il les
a donnés de trop bonne grâce pour n'en pas donner encore d'autres si besoin était.
Besoin est aujourd'hui. Donc, il faut qu'il s'exécute.
F.e roi fronça le sourcil. — Monsieur Colbert, dit-il en accenttiant le nom du finan-
cier, ce n'est point ainsi que je l'entends: je ne veux pas employer contre un de mes
serviteurs des moyens de pression qui le gênent et qui entravent son service. M. Fou-
quet a donné six millions en huit jours, c'est une somme,
C.olliert pâlit. — (lependant, lit-il, Votre Majesté ne parlait pas ce langage il y a
quelque temps: lorsque les nouvelles de Belle-Isle arrivèrent par exemple. — Vous
avez raison , n)onsieur Colbert. — Rien n'est changé depuis cependant, bien a\i con-
traire.— Dais ma pensée, Monsieur, tout est changé. — Comment, sire. Votre
Majesté ne croit plus aux tentatives? — Mes affaires me regardent, monsieur le sous-
intendant, et je vous ai déjà dit que je les faisais moi-même. — Alors je vois que j'ai
eu le malheur, dit Colbert en tremblant de rage et de peur, de toiidier dans la dis-
grâce de Votre Majesté. — Nullement ; vous m'êtes au contraire fort agréable. —
Eh! sire, dit le ministre avec cette brusquerie affectée si habile quand il s'agissait
de flatter l'amour-propre de Louis, à quoi bon être agréable à Votre Majesté si on ne
lui est plus utile ? — Je réserve vos services pour une occasion meilleure, et , croyez-
moi, ils n'en vaudi:ont que mieux. Vous avez besoin d'argent, monsieur Colbert? —
De sept cent mille livres, sire. — Vous les prendrez dans mon trésor particulier.
Colbert s'inclina. — Et, ajouta Louis, comme il me paraît difficile que, malgré votre
économie, vous satisfassiez avec ime somme aussi exiguë aux dépenses que je veux
faire , je vais vous signer une cédule de ti'ois millions.
Le roi prit une plume et signa aussitôt. Puis remettant le papier à Colbert, — Soyez
tranquille , dit-il . le plan que j'ai adopté est un plan de roi , monsieur Colbert.
Et sur ces mots prononcés avec tonte la majesté que le jeime prince savait prendre
dans ces circonstances, il congédia Colbert, pour donner audience aux tailleurs.
L'ordre donné par le roi était connu dans tout Fontainebleau ; on savait déjà que le
roi essayait son habit et que le ballet serait dansé le soir.
Cette nouvelle courut avec la rapidité de l'éclair, et sur son passage elle alluma
tontes les coquetteries, tous les désirs, toutes les folles ambitions.
A l'instant même, et comme par encbanlemenl , tout ce qui savait tenir une aiguille,
tout' ce qui savait distinguer un pourpoint d'avec un haut-de-chausses, comme dit Mo-
lière, fut convoqué pour servir d'auxiliaire aux élégans et aux dames.
Le roi eut achevé sa toilette à neuf heures : il parut dans son carrosse découvert et
orné de feuillages et de fleurs.
Les reines avaient pris place à une magnifique estrade disposée , sur les bords de
l'étang, dans un théâtre d'une merveilleuse élégance.
390 LES MOUSQUETAFBES.
Eu cinq heures les ouvriers charpentiers avaient assennblé toutes les pièces de rap-
port (le ce théùlre , les tapissiers avaient tendu leurs tapisseries , dressé leurs sièges ,
et, comnie au signal d'une baguette d'enchanteur, mille liras s'aidanl les uns les
autres au lieu de se gêner, avaicnl consiruil l'édifice dans ce lieu, au son des musi-
ques , pendant que déjà les artificiers illuminaient le théâtre et les bords de l'étang par
un nombre incalculable de bougies.
Comme le ciel s'éloilait et n'avait pas un nuage, connue ou n'entendait pas un souffle
d'air dans les grands bois, comme si la nature elle-même s'élail accommodée à la fan-
taisie du prince, on avait laissé ouvert le fond de ce théâtre. En sorte que derrière les
premiers plans du décor on apercevait pour fond ce beau ciel ruisselant d'étoiles, cette
nappe d'eau embrasée de feux qui s'y réfléchissaient et les silhouettes bleuâtres des
grandes masses de bois aux cimes arrondies.
Quand le roi parut , toute la salle était pleine , et présentait un groupe élincelanl Je
pierreries et d'or, dans lequel le premier regard ne pouvait distinguer aucune phy-
sionomie.
Peu à peu, quand la vue s'accoutumait à tant d'éclat, les plus rares beautés appa-
raissaient, comme dans le ciel du soir les étoiles, une à une, pour celui qui a fermé
ses veux et qui les rouvre.
Le théâtre représentait un bocage ; quelques Faunes levant leurs pieds fourchus
sautillaient çà et là; une Dryade apparaissant , les excitait à la poursuite; d'autres se
joignaient à elle pour la défendie , et l'on se querellait en dansant.
Soudain devaient paraître, pour ramener l'ordre et la paix, le Printemps et toute sa
cour.
Les Élérnens, les puissances subalternes de la mythologie avec leurs atti'ibuts se
précipitaient sur les traces de leur gracieux souverain.
Les Saisons, alliées du Printemps, venaient à ses côtés former un quadrille, qui ,
sur des paroles plus ou moins flatteuses, entamait la danse. La musique, hautbois,
flûtes et violes , peignait les plaisirs champêtres.
Déjà le roi entrait au milieu d'un tonnerre d'applaudissemens.
Il était vêtu d'une timiquc de fleurs, qui dégageait, au lien de l'alourdir, sa taille
svelte et bien prise. Sa jambe , une des plus élégantes de la cour, paraissait avec avan-
tage dans un bas de soie couleur chair, soie si fine el si transparente que l'ont eût dit
la chair elle-même.
Les plus cbarmans souliers de salin lilas clair, à bouffcltes de fleurs et de feuilles,
emprisonnaient son petit pied.
Le buste était en harmonie avec cette base , de beaux cheveux ondnyans, un air de
fraîcheur rehaussé par l'éclat de beaux yeux bleus qui hrùlaicnl doucemenl les cieiu's,
une bouche aux lèvres appétissantes, qui daignait s'ouvrir pour soiu'ire, tel était le
prince de l'année, qu'on eût, et ajuste titre ce soir-là notnnié le roi de tous les
amours.
Il y avait dans sa démanlu' ipiclque chose de l.i lêgcre majesté d'un dieu. Il ne
dansait pas, il planait.
Cette entrée fil donc l'elli'l ii' plii> luillaiil. Soudain . (onniic nous l'avons dit , on
aperçut le comte de Sainl-Aii;uaii (pii cIumu hait à s'appioclicr du roi ou de Madame.
La princesse , vêtue d'une rohe longue diaphane el légère comme les plus lin<'S ré-
silles que tissent les savantes Malinaises, le genou parfois dessiné sous les plis de la
timiqne, son petit pied chaussé de soie. s'avan(;ait radieuse avec son corlége de Hac-
chanles et louchait déjà la place qui lui était assignée |>onr danser.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 397
Les applaudissemciis durèrent si longtemps, que le comle eut loul le loisir de joindre
le roi arrêté sur une pointe. — Qu'y a-t-il, Saint-Aiarnan? fil le Printemps. — Mon
Dieu! sire, répliqua le courtisan tout pâle , il y a que Votre Majesté n'a pas songé au
pas des Fruits. — Si fait: il est supprimé. — Non par, sire. Votre Majcsié n'en a point
donné l'ordre , et la musique l'a conserve. — Voilà qui esl fâcheux! murmura le roi.
Ce pas n'est pas exécutable , puisque M. de Guiche est absent. 11 faudra le supprimer.
— Oh! sire , un quart d'heure de nuisique sans danses , ce sera froid à tuer le hallel.
— Mais, coni'e, alors... — Oh! sire. mais... — Mais quoi? — C'est que M. de Guiche
est ici. — Ici? répliqua le roi en fronçant le sourcil. Ici '?... vous êtes sûr ... — Tout
habillé pour le ballet, sire.
Le roi sentit le rouge lui monter au visage. — Vous vous serez h-onipé , dit-il. — Si
peu, sire, que Votre Majesté peut regarder à sa droite. Le comte attend.
Louis se tourna vivement de ce côté, et, en effet, à sa droite, éclatant de beauté
sous son habit de Vertumne , Guiche attendait que le rci le regardai pour lui adres-
ser la parole .
Dire la stupéfaction du roi, celle de Monsieur, qui s'agita dans sa loge, dire les chu-
chottemens, l'oscillation des lêlesdansla salle, dire l'étrange saisissement de Madame
à la vue de son partner, c'est une tâche que nous laissons à de plus habiles.
Le roi était demeuré bouche béanleet regardait le comle.
Celui-ci s'approcha, respectueux , courbe. — Sire, dit-il, le plus humble sujet de
Votre Majesté vient lui faire service en ce jour, comme il a fait aux jours de bataille.
Le roi, en manquant ce pas des Fruils'perdait la plus belle scène de son ballet. Je n'ai
pas voulu qu'un semblable dommage résultat par moi, pour la beauté, l'adresse cl la
bonne grâce du roi; j'ai quille mes fermiers, afin de venir en aide à mon prince.
Chacun de ces mots tombait , mesuré, harmonieux, cloquent, dans l'oreille de
Louis XIV. la tlatlerie lui plut autant que le couiage l'élonna. Il se contenta de ré-
pondre : — Je ne vous avais pas dit de revenir, comle. — Assurément, sire, mais
Votre Majesté ne m'avait pas dit de rester.
Le roi sentait le temps courir. La scène, en se prolongeant, pouvait tout brouiller.
Une seule ombre à ce tableau le gâtait sans ressource.
Le roi d'ailleurs avait le cœur tout plein de bonnes idées; il venait de puiser dans
les yeux si é'oquens de Madame une iiispir.ition nouvelle.
Ce regard de Henriette lui avait dit : — Puisqu'on est jaloux de vous, divisez les
soupçons; qui se délie do deux rivaux ne se délie d'aucun.
Madame, avec celte habile diverijon, l'emporta.
Le roi sourit à Guiche.
Guiche ne comprit pas un mot au langage muet de Madame Seulement, il vit bien
qu'elle affectait de ne le point regarder... Sa grâce obtenue il l'attribua au cœur du
monarque. Le roi en sut gré à tout le monde.
Monsieur seul ne conipril pas.
Le ballet commença; il fut splendide.
Quand les violons enlevèrent par leurs élans ces illustres danseurs, quand la pan-
tomime naïve de celle époque, bien plus naïve encore par le jeu fort médiocre des
augustes histrions, fut parvenue à son point culminant de Irioniphe, la salle faillit
croider sous les applaudissemens.
Guiche brilla connue un soleil , mais comme un soleil courtisan qui se résigne au
deuxième rôle.
Dédaigneux de ce succès, dont Madame ne lui témoignait aucune reconnaissance,
398 LES MOUSQUETAIRES
il lie sonfrea pins qu'à recoii-]iii'rir biMvoiiieiil la prérérence oslcnsiblo de Va princesse.
Elle ne lui donna pas un seul regard.
Peu ùpeu, toute sa joie, tout son brillant s'éteignirent dans la douleur et dans
l'inquiétude, en sorte que ses jambes devinrent molles, ses bras lourds, sa tète hébétée.
Le roi, dès ce moment, fut réellement le premier danseur du quadrille.
Il jeta un regard de côté sur son rival vaincu.
Giiicbe n'était même plus courtisan: il dansait mal sans adulation; bicnlùt il ne
dansa plus du tout.
Le roi et Madame triomphèrent.
LES NYMPHES DU PARC DE FONTAINEBLEAU.
Le roi demeura un instant à jouir de son triomphe (pii, nous l'avons dit, était aussi
complet que possible.
Puis il se retourna vers Madame pour l'admirer aussi un peu à son tour.
Louis pensait donc à Madame : mais seulement après avoir bien pensée à lui-même,
et Madame pensait beaucoup à elle-même , peut-être sans penser le moins du monde
au roi.
Mais la victime , au milieu de tous ces amours et amours-propres royau.v , c'était
Guiche.
Aussi, tout le monde put-il remarquer, à la l'ois, l'agilalion et la prostration ilu
pauvre gentilhomme. On n'était pas d'ordinaire inquiet sur son compte quand il s'a-
gissait d'une question d'élégance et de goût.
Aussi la défaite de Guiche fut-elle attribuée par le plus givind nombre à son habi-
leté de courtisan.
Mais d'autres aussi, — les yeux sont clairvoyaus à la cour, — mais d'autres aussi
remarquèrent sa pâleur et son atonie , pâleur et alunie qu'il ne poinait ni feindre ni
cacher, et ils en coiiclui'ent avec raison que Guiche ne jouait pas une comédie d'adu-
lation.
Ces soull'rances, ces succès, ces commentaires furent enveloppés, confondus, per-
dus dans le bruit' des applaudissemens.
-■Mais quand les reines eurent témoigné leiu' salisfattiou, les spectateurs leur enlhoii-
siasme; quand le roi se fut rendu à sa loge pour changer de cnslume, tandis (pie .Mon-
sieur, habillé en femme, selon son habilude. dansait à sontnur. liiiiche, rendu a lui-
même, s'approcha de Madame qui, assise au fond du théâtre, attendait la deu.xième
entrée et s'élail fui! une Militude au milieu île la foule comme pour méditer à l'avance
ses effets chorégraphiques.
On comprend qu'absorbée par celle grave méditation, elle ne \it point ou lit .sem-
blant de ne pas voir ce qui se passait autour d'elle.
Deu-X de ses demoiselles d'hnniieur \ élues en lianiadryadcs, voyant liuiclie s'appro-
cher, se rccidèreiit par respect.
Guiche s'avança donc au milieu du cercle et salua Smi Mli'-x' llnjale.
Mais Son Altesse Royale, qii'idir rùl nniaripn' nu ii<>ii le ■aliil. ne lnuriia même
point la têlc.
.M VDE.MOlSEI.Li: DE TO.N N A V - Cil A 11 E \ i K.
M-: VICOMTE DE BRAGELONNE. :W<>
Un frisson passa dans les veines du nialhenroux comte; il ne s'attendait point h une
aussi complète indifférenee; lui qui iva\ail rien vu , lui qui n'avait rien appris, lui
qui, par conséquent, ne pouvait rien deviner.
Donc . voyant que son salut n'obtenait aucune réponse, il fit un pas de plus , et ,
d'une voix qu'il s'elTorrail, mais inutilement, de rendre calme : — J'ai l'honneur, dit-
il , de présenter mes bien humbles respects à Madame.
Cette fois Son Allesse Royale daigna tourner ses yeuxlanguissaus. — Ah! monsieur
-de Guiche , dit-elle , c'est vous , bonjour ! Et elle se retourna.
La patience faillit manquer au comte. — Votre Allesse Royale a dansé à ravir tout
à l'heure, dit-il. — Vous trouvez? lit négligemment Madame. — Oui, le persoimage
est tout à fait celui qui convient au caractère de Son Altesse Royale.
Madame se retourna tout à fait, et regardant Guiche avec son œil clair et fixe. —
Gomment cela? dit-elle. — Sans doute. — Expliquez-vous. — Vous représentez une
divinité , belle , dédaigneuse et légère , fit-il. — Vous parlez de Pomone , monsieur le
comte. — Je parle delà déesse que représente Votre Altesse Royale.
Madame demeura un instant les lèvres crispées. — Mais vous-même , Monsieur,
dit-elle, n'étes-vous pas aussi un danseur parfait? — Oh! moi. Madame, je suis de
ceux qu'on ne dislingue point , et qu'on oulilie si par hasard on les a distingués
Et sur ces paroles, accompagnées d'un de ces soupirs profonds qui font tressaillir
les dernières libres de l'être , le cœur plein d'angoisses et de palpitations, la tête en
feu , l'œil vacillant , il salua, haletant , et se retira derrière le buisson de toile.
Madame , pour toute réponse , haussa légèrement les épaules.
Et comme ses dames d'honneur s'étaient, ainsi que nous l'avons dit , retirées par
discrétion durant le colloque, elle les rappela du regard.
C'étaient mesdemoiselles de Tonnay-Charente et de Monlalais.
Toutes deux s'approchèrent avec enq)rcssement. — Avez-vous entendu, IMesdemoi-
selles'? demanda la princesse. — Quoi"? Madame. — Ce que M. le comte de Guiche a
dit. — Non. — En vérité c'est une chose remarquable , continua la princesse avec
l'accent de la compassion, coudyien l'exil a fatigué l'esprit de ce pauvre M. de
Guiche !
Et plus haut encore, de peur que le malheureux perdit une parole: — Il a mal
dansé d'abord, continua-t-elle ; puis ensuite il n'a dit que des pauvretés.
Puis elle se leva, fredoimant l'air sur lequel elle allait danser.
Guiche avait tout entendu. Le trait pénétra au plus profond de son cœur et le
déchira.
Alors, au risque d'inlorrompre tout l'ordre de la fête par son dépit , il s'enfuit met-
tant son bel habit de Verlunme en laudieaux et semant sur son chemin les pampres ,
les mûres, les feuilles d'amandier, et tous les petits attributs artificiels de sa divinilé.
Un quart d'heure après il était de retour sur le théâtre. Mais il était facile de com-
prendre qu'il n'y avait qu'un puissant effort de la raison sur la folie qui avait pu le
ramener, — or. peut-être, le cœur csl ainsi fait, — l'impossibilité même de rester plus
longtemps éloigné de celle qui lui brisait le cœur.
Madame achevait son pas.
Elle le vil, mais ne le regarda point, et lui, irrité, furieux, lui tourna le dos à son
tour lorsqu'elle passa escortée de ses njmphes et suivie de cent fiatteurs.
Pendant ce temps , à l'autre bout du théâtre , près de l'étang , une femme était as-
sise, les pux fixés sur une des fenêtres du théâtre.
De cette fenêtre s'échappaient des flots de lumière.
400 LES MOUSQUETAIRES.
Celle fenêtre, c'était celle de la loge royale.
Giiiclie , en quittant le Ihéàtre, Guiclie en allant dieroher l'air dont il avait si grand
besoin, Gniche passa près de cette femme et la salua.
Elle, de son côté, en apercevant le jeune homme, s'était levée comme une fenune
surprise au milieu d'idées qu'elle voudrait se cacher à elle-même.
Guiche la reconnut. Il s'arrêta. — Bonsoir, Mademoiselle , dit-il vivement. — Bon-
soir, monsieur le comte. — Ah ! mademoiselle de la Vallière, continua Guiche, que
je suis heureux de vous rencontrer ! — El moi aussi , monsieur le comte, je suis heu-
reuse de ce hasard , dit la jeune iillc en faisant un mouvement pour se retirer. — Oh !
non ! non I ne me q\iittez pas , dit Guiche en étendant la main vers elle; car vous dé-
mentiriez ainsi les bonnes paroles que vous venez de dire. Restez, je vous en supplie;
il fait la plus belle soirée du monde. Vous fuyez le bruit, vous! Vous aimez voire so-
ciété à vous seule, vousl Eh bien! oui , je comprends cela; toutes les femmes qui ont
du cœur sont ainsi. Jamais on n'en verra une s'ennuyer loin du tourbiÏÏon de tous ces
plaisirs bruyans ! Oh ! Mademoiselle ! Mailemoiselle 1 — Mais qu'avez-vous donc, mon-
sieur le comte? demanda la Vallière avec un certain elfroi; vous semblez agité. —
Moi. Non pas; non. — Alors, monsieur de Guiche, permettez-moi de vous faire ici le
remercîment que je me proposais de vous faii'e à la première occasion. C'est à votre
protection , je le sais, que je dois d'avoir été admise parmi les filles d'honneur de Ma-
dame?— .\h! oui, vraiment, je m'en souviens et je m'en félicite, Mademoiselle.
Aimez- vous quelqu'un , vous? — Moi ! — Oh ! pardon , je ne sais ce que je dis ; pardon
mille fois: Madame avait raison, bien raison; cet evil brutal a complètement boule-
versé mon esprit. — Mais le roi vous a bien reçu, ce me semble, monsieur le comte.
— Trouvez-vous?... bien reçu... peut-être... oui. — Sans doute, bien reçu, car enfin
vous revenez sans congé de lui. — C'est vrai , et jo crois que vous avez raison , Made-
moiselle. Mais n'avez-vous point vu par ici M. le vicomte de Bragelonne'!' La Vallière
tressaillit à ce nom. — Pourquoi cette question'/ demanda-t-elle. — Oh ! mon Dieu !
vous blesserais-je encore'/ fit Guiche; en ce cas je suis bien malheuren.x, bien à
plaindre! — Oui , bien malheureux , bien à plaindre., monsieur de Guiche, car vous
paraissez horriblement souHrir. — Oh ! Mademoiselle , que u'ai-je une sœur dévouée,
une amie véritable ! — Vous avez des amis, monsieur de Guiche, et M. le vicomte de
Bragelonne, dont vous parliez tout à l'heure, est, il me semble, un de ces bons amis.
— Oui, oui . en effet, c'est un de mes bons amis. Adieu, Mademoiselle, adieu; re-
cevez tous mes respecis. Et il s'enfuit comme un fou le long de l'étang.
Son omliic noire glissait grandissanic paruii les ifs lumineux et les larges moires
resplendissantes de l'eau.
La Vallière le regarda ipielque temps a\ec compassion. — Oh! oui. oui. dit-elle,
il soulfre, et je connnence à comprendre poui-quoi.
Elle achevait à peine , lorsque ses compagnes, mesdemoiselles de Monlalais el do
Tonnay-Charento, accoiu'urent.
Elles axaient fini leur service, dépouillé leurs babils de nymphes, el , joveiiscs de
Cette belle nuit, du succès de la soirée, elles revenaient trouver leur compagne. —
Eh quoi , déjà! lui dirent-elles. Nous croyions arriver les premières au rendez-vous.
— J'y suis depuis im quart d'henre . répondit la Vallière. — b'.st-ce (]ue la danse ne
vous a point amusée? — Non. — Et tout le spectacle? — Non plus. Eu fait de spec-
tacle, j'aime bien inieux celui de ces bois noirs au fond desquels brille ç."i et \h une
lumière ipii passe comme un (ril muge, lanlôl ouvert , lanlôl feimé. — Elle est poêle,
celle lu Vallière, dil Totmay-Cbarcnic. — <Tesf-à-dire insuppoii.ilile, lit Monlalais,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 401
Toules les fois qu'il s'agit de rire un peu ou de s'amuser de quelque chose , la Val-
lière pleure; toutes les fois qu'il s'agit de pleurer, pour nous autres femmes . chif-
fons perdus, amour-propre piqué, parure sans effet, la Vallière rit. — Oh 1 quant à
moi , je ne puis être de ce caractère , dit mademoiselle de Tonnay-Charente. Je suis
femme et femme comme on ne l'est pas; qui m'aime me flatte, qui me flatte me
plail par sa flatterie, et qui me plaît... — Eh bien, tu n'achèves pas, dit Monlalais.
— C'est trop difficile, répliqua mademoiselle de Ïonnay-Charente en riant aux éclats.
Achève [wur moi, toi qui as tant d'esprit.
— Et vous , Louise , dit Monlalais , vous plaît-on? — Cela ne regarde personne , dit
la jeune fille en se levant d>i banc de mousse où elle était restée étendue pendant tout
le temps qu'avait duré le ballet. JMaiiileuant, Mesdemoiselles, nous avons formé le
projet de nous divertir cette nuit sans surveillans et sans escorte. Nous sommes trois,
il fait un temps superbe; regardez là-bas, voyez la lune qui monte doucement au
ciel et argenté les cimes des marronniers et des chênes. Oh ! la belle promenade ! oh I
la belle liberté 1 la belle herbe fine des bois, prenons-nous par le bras et gagnons les
grands arbres. Ils sont tous en ce moment attablés et actifs là-bas? occupés à se parer
pour une promenade d'apparat; on selle les chevaux, on atlèle les voilures; les
mules de la reine ou les quatre cavales blanches de Madame. Nous, gagnons vite un
endroit où nul œil ne nous devine, où nul pas ne marche dans notre pas. Vous rap-
pelez-vous, Monlalais, les bois deCheveriiy et de Chambord, les peupliers sans fin
de Blois? Nous avons échangé là-bas bien des espérances! — Bien des confidences
aussi. — Oui. — Moi , dit niademoiseUe de Tonnay-Charente, je pense beaucoup
aussi ; mais, prenez garde... — Elle ne dit rien, fit Montalais, de sorte que ce que
pense mademoiselle de Tonnay-Charente , Athénais seule le sait.
— Chut! s'écria mademoiselle de la Vallière , j'entends des pas qui viennent de ce
côté — Eh! vitel vite! dans les roseaux, dit Montalais: baissez- vous, Athénais, vous
qui êtes si grande.
Mademoiselle de Tonnay-Charente se baissa.
Presque aussitôt on vit en effet deux gentilshommes s'avancer, la tête inclinée, les
bras entrelacés, et marchant sur le sable fin de l'allée parallèle au rivage.
Les femmes se firent petites, imperceptibles. — C'e^t M. de Guiche, dit Montalais
à l'oreille de mademoiselle de Tonnay-Charente. — C'est M. de Bragelonne, dit
celle-ci à l'oreille de la Vallière.
Les deux jeunes gens continuaient de s'approcher en causant d'une voix animée.
— C'est par ici qu'elle était tout à l'heure, dit le comte. Si je n'avais fait que la voir,
je dirais que c'est une apparition; mais je lui ai parlé. — Ainsi, vous êtes sur. —
Oui, mais peut-être aussi lui ai-je fait peur. — Comment cela? — Eh ! mon Dieu ,
j'étais encore fou de ce que vous savez, de sorte qu'elle n'aura rien compris à mon
fiévreux monologue et à mes gestes. — Oh! dit Bragelonne, ne vous inquiétez pas,
mon ami. Elle est bonne, elle excusera; elle a de l'esprit, elle comprendra. — Oui.
Mais si elle a compris, et qu'elle parle ? — Oh 1 vous ne connaissez pas Louise , comte,
dit Raoul. Louise a toutes les vertus, et n'a pas un seul défaut.
Et les jeunes gens passèrent là-dessus , et comme ils s'éloignaient leurs voix se per-
dirent peu à peu.
— Conuncut, la Vallière, dit mademoiselle de Tonnay-Charente , M. le vicomte
de Bragelonne a dit Louise en parlant de vous. Comment cela se fait-il? — Nous
avons été élevés ensendile, répondit mademoiselle de la Vallière, tout enfans nous
nous connaissions. — Et puis M, de Bragelonne est ton fiancé, chacim sait cela, —
T. I. î«
402 LES MOUSQUETAIRES.
Oh ! je ne le savais pas, moi. Est-ce vrai, Mademoiselle'? — C'est-à-dire, répondit
Louise en rougissant , c'est-à-dire que M. de Bragelonne m'a fait l'honneur de me de-
mander ma main... Mais... — Mais quoi? — Mais il paraît que le roi... — Eh bien!
— Que le roi ne veut pas consentir à ce mariage. — Eli ! pourquoi le roi ! et qu'est-ce
que le roi? s'écria Aure avec aigreur; le roi a-t-il donc le droit de se mêler de ces
choses-là, bon Dieu !... La poulitique est la iioulitique , comme disait M. Mazariu;
ma l'amor, il est l'amor. Si donc tu aimes M. de Bragelonne, et s'il t'aime, épou-
sez-vous. Je vous donne mon consentement, moi.
Athénaïs se mit à sourire. — Oh ! je parle sérieusement, répondit Monlalais, et
mon avis en ce cas vaut bien l'avis du roi , je suppose , n'est-ce pas, Louise'?
— Voyons, voyons, ces messieurs sont passés, dit la Vallière; profitons donc de
la solitude pour traverser la prairie et nous jeter dans le bois. — D'autant mieux , dit
Alhénaïs , que voilà des lumières qui partent du château et du théâtre, et qui me font
l'efliet de précéder quelque illustre compagnie. — (Courons, dirent-elles toutes trois.
Et relevant gracieusement les longs plis de leurs robes de soie . elles francliirenl
lestement l'espace qui s'étendait entre l'élang et la partie la plus ombragée du parc.
Montalais , légère comme une biche , Athénaïs , ardente comme une jeune louve , bon-
dissaient dans 'l'herbe sèche , et parfois un Actéon téméraire eiit pu apercevoir dans
la pénombre leur jambe pure et hardie se dessinant sous l'épais contour des jupes de
satin.
La Vallière , plus délicate et plus pudique , laissait flotter ses robes ; retardée aussi
par la faiblesse de son pied , elle ne tarda point à demander grâce.
Et demeurée en arrière elle força ses deux compagnes à l'attendre.
En ce moment, un homme caché dans un fossé plein do jeunes pousses de saules
remonta vivgment sur le talus de ce fossé et se mit à courir dans la direction <lu
château.
Les trois femmes, de leur coté, atteignirent les lisières du parc, dont toutes les
allées leur étaient connues.
De grandes haies fleuries s'élevaient autour des fossés ; des barrières fermées pro-
tégeaient de ce côté les promeneurs contre l'envahissement des chevaux et des
calèches.
En effet, on entendait rouler dans le lointain , sur le soi ferme des chemins les car-
rosses des reines et de Madame. Plusiem-s cavaUers les suivaient avec le bruit si bien
imité pai- les vers cadencés de Virgile.
QueUjues musiques lointaines répondaient au bruit . et quand les harmonies ces-
saient, le rossignol, chanteur plein d'orgueil, envoyait à la compagnie qu'il sentait
rassemblée sous les ombrages les chants les plus conqiliqiiés. les plus suaves et les phis
savans.
Autour du chanteur, brillaient dans le fond noir des gros arbres , les yeux de quelque
chat-huaut sensible à l'iiarmonie.
De sorte que celle fêle de toute la cour était aussi la fêle des hôtes myslérieux dos
bois; car assurément la biche écoutait dans sa fougère, le faisan sur sa bnuirbc . le
renard dans son terrier.
On devinait la vie de ioulc celle population nocturne et invisible a\ix brusque.^ mo>i-
vcmens qui s'o|)éraienl tout à coup dans les feuilles.
Alors les nvmphcs des bois po^^saioul nu polilcri; puis , rassurées à l'instant même,
riaient et reprenaient leur niaivlio.
Elles arrivèrent aiii-^i .lu cliriic in\;il. \éiiéral)lo reste d'im i-hêno (jni . ilnus sa
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 403
jouiict.si;, avait ciiteiulu le., .suu[iirs de Henri 11 [Jour la belle Uianede Poitiers, et plus
tard ceux de Henri IV pour la belle Gabrielle d'EsIrées.
Suus ce diène , lesjardiniers avaient accunuiléla mousse et le gazon de telle snrie,
que jamais siège circulaire n'avait mieux reposé les membres fatigués d'un roi.
Le tronc de l'arbre loriuail un dossier nit,Mieux , mais suftisamiïient large pour (piatre
personnes.
Sous les rameaux qui obliquaient vers le troue, les voix se perdaient en filtrant vers
les cieux.
CE QUI Si: KISAIÏ SOUS LK CIIÈNE ROY.\L.
Il y avait dans la douceur de l'air, dans le silence du feuillage, un muet engage-
ment pour ces jeimes femmes à cbanger tout de suite la conversation badine en, une
conversation plus sérieuse.
Celle mêiiie dont le caractère était le plus enjoué, Monlalais, par exemple, y pen-
chait la première.
Elle débuta par im gros soupir. — Quelle joie , dit-elle, de nous sentir ici, libres,
seules, et en droit d'être franches, surtout envers nous-mêmes. — ■ Oui, dit mademoi-
selle Tounay-Charenle , car la cour, si brillante q\rclle soit, cache toujours un men-
songe sous les plis de velours ou sous les feux de diamans. — Moi , répliqua la Vallière,
je ne mens jamais; quand je ne puis dire la véiilé, je me tais. — Vous ne serez pas
longtemps en faveur, ma chère, dit Moulalais; ce nest point ici comme à Blois, où
nous disions à la vieille Madame tous nos dépits et toutes nos envies. Madame avait ses
jours où elle se souvenait d'avoir été jeune. Ces jours-là quiconque causait avec Ma-
dame, trouvait une amie sincère. Madame nous contait ses amours avec Monsieur, et
nous, nous lui contions ses amours avec d'autres, ou du moins les bruits qu'on avait
fait courir sur ses galanteries. Pauvre femme ! Si innocente! elle en riait, nous aussi,
où est-elle à présenti — Ah! Montalais, rieuse Montalais, s'écria la Vallière, voilà
que lu soupires encore; les bois t'inspirent, et tu es presque raisonnable ce soir.
— Mesdemoiselles, ditAihénaïs, vous ne devez pas tellement regretter la cour de
Blois, que vous ne vous trouviez heureuses chez nous. Une cour, c'est l'endroit où
viennent les hommes et les femmes pour causer de choses que les mères et les tuteurs
que les confesseurs surtout défendent avec sévérité. A la cour, on se dit ces choses
sous privilège du roi et des reines, n'est-ce pas agréable? — Oh ! Athénaïs, dit Louise
en rougissant. — Athénaïs est franche ce soir, dit Monlalais, protitons-en. — Oui
prolitons-en, car on m'arracherait ce soir les plus intimes secrets de mon cœur.
Ah! si M. de Montespan était là! dit Monlalais. — Vous croyez que j'aime M. de
Montespan? nun-mura la belle jeune lille. — Il est beau, je suppose. — Oui, et
ce n'est pas un mince avantage à mes yeux. — Vous voyez bien — Je dirai plus,
il est, de tous les hommes qu'on voit ici, le plus beau et le [)lns... — Ou'eu-
tend-on là? dit la Vallière en faisant sur le banc de mousse un brusque moiivemonl.
— Quelque daim qui fuit dans les branches. — Je n'ai que peur des honnnes dit
Athénaïs. — Quand ils ne ressemblent pas à M. de Montespan. — Finissez cette rail-
lerie... M. de Montespan est aux soins pour moi ; mais cela n'engage à rien. N'avons-
404 LES MOUSQUETAIRES.
nous pas ici INI. de Giiicbc qui e,-l ;ui\ soins pour Madame? — Pauvre , pauvre garçon !
dit la Vallière. — Pourquoi pauvre?... Madame est assez belle et assez grande dame ,
je suppose.
La Vallière secoua douloureusement la tète. — Quand on aime, dit-elle, ce n'est
ni la belle ni la grande dame; mes clières amies, quand on aime . ce doit être le cœur
et les yeux seuls de celui ou de celle qu'on aime.
Montalais se mit à rire bruyamment. — Cœur, yeux, oh! sucrerie, dit-elle. —
Je parle pour moi , répliqua la Vallière. — Nobles sentimens ! dit Atbénaïs d'un air
protecteur, mais froid. — Ne les avez-vous pas, Mademoiselle? lit Louise. — Par-
faitement, Mademoiselle; mais je continue : comment peut-on plaindre un homme
qui rend des soins à une femme comme Madame? S'il y a disproportion, c'est du côté
du comte. — Oh! non, non. lit la Vallière; c'est du côté de Madame. — Expliquez-
vous. — Je m'explique. Madame n'a pas même le désir de savoir ce que c'est que l'a-
mour. Elle joue avec ce sentiment, comme les enfans avec les artifices dont une étin-
celle embraserait un palais. Cela brille . voilà tout ce qu'il lui faut. Or, joie et amour,
est le tissu dont elle veut que soit tramée sa vie. M. de Guiche aimera cette dame
illustre; elle ne l'aimera jamais
Atbénaïs partit d'un éclat de rire dédaigneux. — Est-ce qu'on aime? dit-elle : où sont
vos nobles sentimens de tout à l'heure? La vertu d'une femme n'est-elle point dans le
courageux refus de toute intrigue à conséquence. Une femme bien organisée et douée
d'un cœur généreux doit regarder les honunes, s'en faire aimer, adorer nième, et
dire une fois au plus dans sa vie : Tiens ! il me semble que si je n'eusse pas été ce
que je suis, j'eusse moins détesté celui-là (pie les antres. — Alors , s'écria la Vallière
en joignant les mains , voilà ce que vous ])roinettez à M. de Montespan ! — Eh ! certes,
à lui comme à tout autre. Quoi ! je vous ai dit que je lui reconnaissais une certaine
supériorité , et cela ne suffirait pas ! Ma chère , on est femme, c'est-à-dire reine dans
tout le temps que nous donne la nature pour occuper cette royauté, de quinze à
trente-cinq ans Libre à vous d'avoir du coMir après, quand vous n'aurez plus que cela.
— Oh ! oh ! murmura la Vallière. — Parfait ! s'écria Montalais; voilà une maîtresse
femme. Atbénaïs, vous irez loin! — Ne m'approuvez-vous point? — Oh ! des pieds
et des mains , dit la railleuse. — Vous plaisantez, n'est-ce pas. Montalais? dit Louise.
— Non, non , j'approuve tout <-e que vient de dire .\lhénaïs; seulement... — Seu-
lement quoi? — Eh bienl je ne puis le mellrc en action. J'ai les plus complets prin-
cipes ; je me fais des résolutions près desquelles les projets du stalhouder et ceux du
roi d'Espagne sont des jeux d'entant: puis, le jour de la mise à exécution, rien. —
Vous faiblissez? dit Atbénaïs avec dédain. — Indignement. — Malheureuse nature,
reprit Atbénaïs. Mais au moins vous choisissez? — Ma foi... ma foi , non. Le sort se
plaît à me contrarier en tout : je rôvc des empereurs et je trouve des... — Aurel
Aure! s'écria la Vallière? par pitié ne sacrifiez jias, au plaisir de dire >ui mol , ceux
qui vous aitneni ilnue afleclion si dévouéi'. — ( ib I |>our cela je m'en embarrasse
peu; ceux cpii nraimrnt sont assez heureux qui' je ne les chasse point, ma chère.
Tant pis pnur moi si j'ai une faiblesse, mais tant pis pour eux si je m'en venge sur
eux. Ma f"i, je m'en venge. — Ainx'!...
— Vous avez raison , dit Alhénaïs, et peut-être aussi arrivcrez-vous au mémo but. Cela
s'appelle (Mre coquette , voyez-vous , Mesdemoiselles. Les hommes, qui son! dos sots
eu lieaucnup de choses, le sont surtout en celle-ci (|u'ils confondent sous ee mol de
coquetterie la fierté d'une femme et sa variabilité. Moi, je suis tière. c'esl-à-dirc im-
prenable, je rudoie les prétcndans, mais sans aucune espèce de prétention à les relc-
1. K C 11 È N K n O V À I
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 405
nir. Les hommes disent que je suis coquette parce qu'ils ont l'amour-propie de croire
que je les désire. D'autres femmes , Montalais, par exemple, se sont laissé entamer
par les adulations; elles seraient perdues sans le bienheureux ressort de l'instinct qui
les pousse à changer soudain et à châtier celui dont elles acceptaient naguère l'hom-
mage. — Savante dissertation, dit Montalais d'im ton de gourmet qui se délecte. —
Odieuse! murmura Louise. — Grâce à cette coquetterie, car voilà la véritable coquet-
terie, poursuivit mademoiselle de Tonnay-Charcnte, l'amant bouffi d'orgueil il y a
une heure, maigrit en une minute de toute l'enthire de son amour-propre. Il prenait
déjà des airs vainqueurs, il recule; il allait nous proléger, il se prosterne de nouveau.
Il en résulte qu'au lieu d'avoir un mari jaloux, incommode, habitué, nous avons un
amant toujours tremblant , toujours convoiteux , toujours soumis , par cette seule raison
qu'il trouve . lui , une maîtresse loujoiu's nouvelle. Voilà , et soyez-en persuadées , Mes-
demoiselles, ce que veut la coquetterie. C'est avec cela qu'on est reine entre les femmes,
quand on n'a pas reçu de Dieu la faculté si précieuse de tenir en bride son cœur et son
esprit. — Oh! que vous êtes habile! dit Monlalais, et que vous comprenez bien le
devoir des femmes. — Je m'arrange un bonheur particulier, dit Athénaïs avec mo-
destie; je me défends, comme tous les animaux faibles, contre l'oppression des plus
forts. — La Vallière ne dit pas un mot. Est-ce qu'elle ne nous approuve point? —
Moi je ne comprends seulement pas , dit Louise. Vous parlez comme des êtres qui ne
seraient point appelés à vivre ailleurs que sur cette terre. — Elle est jolie , votre terre,
dit Monlalais. — Une terre, reprit Athénaïs, où l'homme encense la femme pour la
faire tomber élourdie, où il l'insulle quand elle est tombée. — Qui vous parle de
tomber? dit Louise. — Ah! voilà une théorie nouvelle, ma chère; indiquez-moi , s'il
vous plaît, votre moyen pour ne pas être vaincue, si vous vous laissez entraîner par
l'amour.
— Oh ! s'écria la jeune fille en levant au ciel noir ses beaux yeux humides. Ûh ! si
vous saviez ce que c'est qu'un cœur, je vous expliquerais et je vous convaincrais ;
un cœur aimant est plus fort que toute votre coquetterie et plus que toute voire fierté.
Jamais une femme n'est aimée , je le crois , et Dieu m'entend ; jamais un homme
n'aime avec idolâtrie que s'il se sent aimé. Laissez aux vieillards de la comédie de se
croire adorés par des coquettes. Le jeune homme s'y connaît , lui , il ne s'abuse point ;
s'il a pour la coquette un désir, une effervescence, une rage , vous voyez que je vous
fais le champ libre et vaste ; si , en un mot , la coquette peut le rendre fou , jamais elle
ne le rend amoureux. L'amour, voyez- vous, telque je le conçois, c'est un sacrifice inces-
sant, absolu, enfier; mais ce n'est pas le sacrifice d'une seule des deux parties unies.
C'est l'abnégation complète des deux âmes qui veulent se fondre en une seule. Si j'aime
jamais, je supplierai mon amant de me laisser libre et pure; je lui dirai, ce qu'il com-
prendra, que mon âme est déchirée par le refus que je fais, et lui , lui, qui m'aimera,
sentant la douloureuse grandeur de mon sacrifice, à son tour il se dévouera conune
moi , il me respectera , il ne cherchera point à me faire tomber, pour m'insuller quand
je serai tombée, ainsi que vous le disiez tout à l'heure eu blasphémant contre l'amour.
Voilà, moi, comment j'aime. Maintenant, venez me dire que mon amant me mé-
prisera ; je l'en défie , à moins qu'il ne soit le plus vil des hommes , et mon cœur m'est
garant que je ne choisirai pas ces gens-là. Mon regard lui paiera ses sacrifices ou lui
imposera des vertus qu'il n'eût jamais cru avoir.
— Mais, Louise , s'écria Montalais , vous nous dites cela, et vous ne le prafiquez
point. — Que voulez- vous dire ';' — Vous êtes adorée de Raoul de Bragelonne , aimée
à deux genoux. Le pauvre garçon est victime de votre vertu comme il le serait, plus
406 LES MOUSQUETAIRES.
qu'il ne le serait même de ma coquetterie o\i de la fieiié d'Aihénaïs. — Ceci esl tout
siiiqiiement une siilidivision de la coquetterie, dit Alhéiiaïs, et Mademoiselle, à ce
que je vois, la pratique sans s"en douter. — Oh ! lit la Vallièrc. -^ Oui , cela s'appelle
rinslinct, parfaite sensibilité, exquise recherche de sentiinens, montre perpétuelle
d'élans passionnés qui n'aboutissent jamais. Oh! c"est fort habile aussi et très-efficace.
J'eusse niêinc , niainlenant que j'y réfléchis, préféré cette tacliqiie à ma lierté pour
cond)allre les honnnes parce qu'elle offre l'avantage de faire croire |iarfois à la con-
viction: mais dès à présent, sans passer condamnation tout à fait pour moi-même , je
la déclare supérieure à la simple coquellerie de Monlalaio.
Les deux jeunes tilles se mirent à rire.
La Vallière garda le silence et secoua la tête.
Puis après un instant , — Si vous me disiez ce que vous venez de me dire devant un
homme, fit-elle, ou même que je fusse persuadée que vous le pensez, je mourrais de
honte et de douleur sur celte place. — Eh bien 1 mourez, tendre petite, répondil ma-
demoiselle de Tonnay-Cliarente ; car s'il n'y a pas d'hommes ici , il y a au moins deux
femmes vos amies qui vous déclarent atteinte et convaincue d'être une coquette d'in-
stinct . une coqucltc naïve ; c'est-à-dire la plus dan2:ereuse espèce de coquette qui existe
au monde. — Oh ! Mesdemoiselles! répondit la Vallière rougissante et prête à pleurer.
Ses deux compagnes éclatèrent de rire. — Eh bien , je demanderai des renseigne-
mcns à Bragelonne. — A Bragelonne? fit Athénaïs. — Eh oui! à ce grand garçon
courageux comme César, fin et spirituel comme M. Fouquet, à ce pauvre garçon qui
depuis douze ans te connaît , t'aime , et qui cependant , s'il faut t'en croire , n'a jamais
baisé le bout de tes doigts. — Expliquez-nous cette cruauté, vous la fennne de cœur,
dit Athénaïs à la Vallière. — Je l'expliquerai par un serd mol ; la vertu. Nierez-voiis
la \erln par hasard? — Voyons , Louise , ne mens pas, dit .-Vure en lui prenant la
main. — Mais que voulez-vous donc que je vous dise ? s'écria la Vallière. — Ce que
vous voudrez. Mais vous aurez beau dire, je persiste dans mon opinion sur vous. Co-
qiietle d'instinct, coquette naïve , c'est-à-dire , je l'ai dit et je le redis, la plus dange-
reuse de toutes les coquettes. — Oh! non, non, par grâce, ne croyez pas cela. —
Comment, douze ans de rigueur absolue. — Oh! il y a douze ans. j'en avais cinq.
L'abandon d'un enfant ne peut pas être compté à la jeune fille. — Eh bien 1 vous avez
dix-sept ans, trois ans au lieu de douze. Depuis trois ans vous avez été constamment
et eutièi'euient cruelle. Quand vous aviez contre vous les muets ombrages de Blois,
les rendez-vous oii l'on compte les étoiles, les séances nocturnes sous les platanes,
ses vingt ans parlant à vos quatorze ans , le feu de ses yeux vous parlant à vous-même.
— Soit , soit , mais il en est ainsi. — Allons donc , impossible ! — Mais , mon Dieu !
pourcpioi donc imjjossible? — Dis-nous des choses croyables, ma chère, cl nous te
croirons. — Mais enlin , supposez une chose. — Laquelle? voyons. — .\chevez , ou
nous supposerons bien plus que vous ne voudrez. — Supposons alors : supposons
que je croyais aimer, el (jue je n'aime pas. — Connnent , tu n'aimes pas ! — Que vou-
lez-vous, si j'ai été autrement (|ue n(' sont les autres ipiand elles aiment, c'est ipn'jf
n'aime i)as ; c'est (pie mon heure n'c'st pas encore venue. — Louise ! Louise ! dit .Mon-
talais, prends garde, je vais te retourner Ion mot de (oui à l'hi'nrf. liaoul n'est pas
là . ne l'accable pas en son absence ; sois charilable , el si en y reg;irdant de bien près,
tu peiiM's ne i)as l'ainicr, dis-le-lui à lui-même, l'auvre garçon I
Kl clic se mit à rire. — Mademoiselle plaignait tout à lhenri> M. de (jiiichc . dii
Athénaïs; ne pourrait-on pas trouver l'explication de celle indllférenre pour l'un dans
celle i(iMi|>as;iion pour l'autre'/ — .\ccabloz-nioi, Mesdemoiselles, lil histenienl la Val-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 40T
lière, accahlez-nioi , puisque vous ne me comprenez pas. — Oh! oh ! répondit Mon-
talais, (le l'humcui-, du chagrin, des larmes; nous rions, Louise, et ne sommes pas,
je t'assure , tout à fait les monstres que tu crois ; regarde Athénaïs , la flère , comme
on rappelle , elle n'aime pas M. de Montespan, c'est vrai, mais elle serait au déses^
poir que M. de Montespan ne l'aimât pas... Regarde-moi, je ris de M. Malicorne,
mais ce pauvre Malicorne dont je ris , sait bien quand il veut faire aller ma main sur
ses lèvres. Et puis la plus âgée de nous n'a pas vingt ans... Quel avenir!
— Folles ! folles que vous êtes, murmura Louise. — C'est vrai , fit Montalais , et
toi seule as dit des paroles de sagesse. — Certes ! — Accordé, répondit Athénaïs. Ainsi,
décidément, vous n'aimez pas ce pauvre M. de Bragelonne? — Peut-être ! dit Mon-
talais; elle n'en est pas encore bieasûre. Mais, en tout cas, écoute, Athénaïs : si
M. de Bragelonne devient libre, je te donne un conseil d'amie — Lequel? — C'est
de bien le regarder avant de te décider pour M. de Montespan. — Oh ! si vous le pre-
nez par là, ma chère, M. de Bragelonne n'est pas le seul que l'on puisse trouver du
plaisir à regarder. Et , par exemple, M. de Guiche a bien son prix. — Il n'a pas brillé
ce soir , dit Montalais, et je sais de bonne part que Madame l'a trouvé odieux. — Mais
JI. de Saint-Aignan, il a brillé, lui, et, j'en suis certaine, plus d'une de celles qui
l'ont vu danser ne l'oublieront pas de sitôt. N'est-ce pas, la Yallière? — Pourquoi
m'adressez-vous celte question, à moi? Je ne l'ai pas vu, je ne le connais pas. —
Vous n'avez pas vu M. de Saint-Aignan? Vous ne le connaissez pas? — Non. —
Voyons, voyons, n'affectez pas cette vcitn plus farouche que nos fiertés; vous avez
des yeux, n'est-ce pas? — Excellens. — Alors vous avez vu tous nos danseurs ce soir.
— Oui ! à peu près. — Voilà un à peu près bien impertinent pour eux. Eh bien,
voyons , parmi tous ces gentilshommes que vous avez à pe)i près vus. lequel préférez-
vous? — Oui , dit Montalais , oui , de M. de Saint-Aignan , de M. de Guiche , de M...
— Je ne préfère personne. Mesdemoiselles, je les trouve également bien. — Alors
dans toute cette brillante assemblée, au milieu de cette cour, la première du monde,
personne ne vous a plu? — Je ne dis pas cela. — Parlez donc alors, voyons, faites-
nous part de votre idéal. — Ce n'est pas un idéal. — Alors cela existe, -r En vérité ,
Mesdemoiselles, s'écria la Vallière poussée à bout, je n'y comprends rien. Quoi,
comme moi vous avez un cœur, comme moi vous avez des yeux , et vous parlez de
M. de Guiibe, de M. de Saint-Aignan, de M... qui sais-je, quand le roi était là!
Ces mots , jetés avec précipitation par une voix troublée , ardente , firent à l'instant
même éclater aux deux côtés de la jeune fille une exclamation dont elle eut peur. —
Le roi ! s'écrièrent à la fois Montalais et Athénaïs.
La Vallière lai.ssa tomlier sa tête dans ses deux mains. — Oh ! oui , le roi ! le roi !
murmura-t-elle; avez-vous donc jamais vu quelque chose de pareil au roi? — Vous
aviez raison de dire tout à l'heure que vous aviez des yeux excellens. Mademoiselle,
car vous voyez loin , trop loin. Hélas ! le roi n'est pas de ceux sur lesquels nos pauvres
yeux , à nous , ont le droit de se fixer. — Oh ! c'est vrai , c'est vrai ! s'écria la VaUière ;
il n'est pas donné à tous les yeux de regarder en face le soleil : mais je le regarde ,
moi, dussé-je en être aveuglée!
En ce moment, et comme s'il eût été causé par les paroles qui venaient de s'é-
chapper de h bouche de la Vallière , un bruit de feuilles et de froissemens soyeux
retentit derrière le buisson voisin.
Les jeunes filles se levèrent effrayées. Elles virent distinctement remuer les feuilles,
mais sans voir l'objet qui les faisait remuer. — Oh! un loup ou im sanglier! s'écria
Montalais; fuyons, Mesdemoiselles, fuyons.
408
LES MOUSQUETAIRES.
Et les trois jeunes tilles se levèrent en proie à une terreur indicible, s'enfuirent par
la première allée qui s'offrit à elles, et ne s'arrêtèrent qu'à la lisière du bois.
Là, hors d'haleine, appuyées les unes aux autres, sentant mutuellement palpiter
leurs cœurs, elles essayèrent de se remettre, mais elles n'y réussirent qu'au bout de
quelques inslans.
Enfin, apercevant des lumières du côté du château , elles se décidèrent à marcher
vers les lumières.
La Vallière était épuisée de fatigue. Aure et Athéna'is la soutenaient. — Oh! nous
l'avons échappé belle, dit Monlalais. — Mesdemoiselles! Mesdemoiselles ! dit la Val-
lière, j'ai bien peur que ce ne soit pis qu'un loup. Quant à moi, je le dis comme je
le pense, j'aimerais mieux avoir couru le risque d'être dévorée toute vive par un ani-
mal féroce que d'avoir été écoutée et entendue. Oh ! folle ! folle que je suis ! Comment
ai-je pu penser, comment ai-je pu dire de pareilles choses!
El là-dessus son front plia comme la tête d'un roseau: elle sentit ses jambes fléchir,
et toutes ses forces l'abandonnant, elle glissa presque inanimée des bi'as de ses com-
pagnes sur l'herbe de l'allée.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
409
L INQUIÉTUDE DU ROT.
AissoNs la pauvre la Vallière à nioilié évanouie entre ses
deux compagnes, et revenons aux environs du chêne
royal.
Les tiois jeunes tilles n'avaient pas fait vingt pas en
t'iivant, que le bruit qui les avait si fort épouvanices re-
doubla dans le feuillage.
La forme se dessina plus distincte, et écartant les bran-
ches du massif, apparut sur la lisière du bois, et, voyant
la place vide , partit d'un éclat de rire.
il est inutile de dire que celte forme était celle d'un
jeune et beau gentilhomme , lequel incontinent fit signe à un autre qui parut à
son tour.
— Eh bien, sire, dit la seconde forme en s'avançant avec timidité, est-ce que Votre
Majesté aurait fait fuir nos jeunes amoureuses? — Eh! mou Dieu, oui, dit le roi, tu
peux te montrer en toute liberté, Saint-Aignan. — Voilà une rencontre heureuse,
sire , et si j'osais donner un conseil à Votre .Majesté , nous devrions les poursuivre. —
Elles sont loin. — Bah ! elles se laisseraient facilement rejoindre , surlout si elles sa-
vaient quels sont ceux qui les poursuivent. — Comment cela , monsieur le fat? — Dame !
il y en a une qui me trouve de son goût et l'autre qui vous a comparé au soleil. —
Raison de plus pour que nous demeurions cachés, Saint-Aignan. Le soleil ne se
montre pas la nuit. — Par ma foi, sire. Votre Majesté n'est pas curieuse. A sa place,
moi , je voudrais connaître quelles sont les deux nymphes , les deux dryades , les deux
hamadryades qui ont si bonne opinion de nous. — Oh ! je les reconnaîtrai bien sans
courir après elles, je t'en réponds. — Et comment cela? — Parbleu, à la voix! Elles
sont de la cour; et celle qui parlait de moi avait une voix charmante. — Ah ! voilà
Votre Majesté qui se laisse ihfluencer par la flatterie. — On ne dira pas que c'est le
moyen que tu emploies, toi. — Oh! pardon, sire, je suis un niais. — Voyons, viens ,
et cherchons où je t'ai dit. — Et cette passion dont vous m'aviez fait confidence, sire,
est-elle donc déjà oubliée? — Oh ! par exemple, non. (Comment veux-tu qu'on oublie
des yeux comme ceux de mademoiselle de la Vallière? — Oh ! l'autre a une si char-
mante voix. — Laquelle ? — Celle qui aime le soleil. — Monsieur de Saint-Aignan !
— Pardon , sire.
— D'ailleurs, je ne suis pas fâché que tu croies que j'aime autant les douces voix
que les beaux yeux. Je te connais, tu es un affreux bavard, et demain je paierai cher
la confiance que j'ai eue en toi.— Gomment cela? — Je disque demain tout le monde
410 LES MOUSQUETAIRES.
saura que j'ai dos idées sur nette pelile la Vallière ; mais prends garde, Saint-Aignan.
je n'ai confié mon secret qu'à toi, et si une seule personne m'en parle, je saurai qui a
trahi mon seerel — Oh! ([nclle chaleur, sire. — Non, mais tu comprends, je ne veux
pas compromettre cette pauvre tille. — Sire, ne craignez rien. — Tu me promets'? —
Sire, je vous engage ma parole.
— Bon, pensa le roi, riant en lui-même, tout le monde saura demain que j'ai couru
celte nuit après la Vallière.
Puis essayant de s'orienter, — Ah çà, mais nous sommes perdus, dit-il. — Oh I pas
bien dangereusement. — Oîi va-t-on par cette pente ? — Au grand Rond-Point, sire.
— Où nous nous rendions quand nous avons entendu des voix de femmes. ■ — Oui,
sire, et cette lin de conversation où j'ai eu l'honneur d'entendre prononcer mon nom
à côté du nom de Votre Majesté. — Tu reviens Lieu souvent là-dessus, Saint-Aignan. —
Que Votre Majesté me pardonne, mais je suis enchanté de savoir qu'il y a une femme
occupée de moi, sans que je le sache et sans que j'aie rien fait pour cela. Votre ^la-
jesté ne conqirend pas cette salisfaclion, elle dont le rang et le mérite attirent l'alten-
tion et forcent l'amour. — Eh bien ! non. Saint-Aignan, tu me croiras si tu veux, dit
le roi , s'appuyant familièrement sur le bras de Saint-Aignan, et prenant le chemin
qu'il croyait devoir conduire du côté du château, mais celle naïve confidence, cette
préférence toute désintéressée d'une femme qui peut-être n'attirera jamais mes yeux...
en un mot, le mystère de cette aventure me pique , et en vérité, si je n'étais pas si
occupé de la Vallière. . . — Oh 1 que cela n'arrcle point Voire Majesté, elle a du temps
devant elle. — Comment cela! — On dit la Vallière fort rigoureuse. — Tu mcpiques,
Saint-Aignan , et il me tarde de la retrouver. Allons, allons.
Le roi mentait ; rien au contraire ne lui tardait moins , mais il avait un rôle à jouer.
Et il se mit à marcher vivement. Sainl-Aignan le suivit en conservant une légère
distance.
Tout à coup, le roi s'arrêtant , le courtisan imita son exemple. — Sainl-Aignan,
dit-il , n'enicnds-tu pas des soupirs? — Moi? — Oui , écoute. — En effet , et même des
cris, ce me semble. — C'est de ce côté, dit le roi en indiquant une direction. — On
dirait des larmes, des sanglots de femme, fit M. de Saint-Aignan. — Courons!
Et le roi et le favori prenant un petit chemin de traverse coururent dans l'herbe.
A mesure qu'ils avançaient les cris devenaient plus distincts. — Au secours! au se-
cours! disaient deux voix.
Les deux jeunes gens redoublèrent de vitesse. Au fur et à mesure qu'ilsapprochaient,
les soupirs devenaient des cris. — Au secours ! au secours ! répétait-on.
Et ces cris doublaient la rapidité de la course du roi et de son compagnon.
Tout à coup , au revers d'im lossé , sous des saules aux branches échevelécs , ils
aperçurent une femme à genoux tenant une aulre femme évanouie.
A quelques pas do là, une troisième appelait au sccoflrs au milieu du chemin. En
apercevant les deux genlilshommes dont elle ignorait la qualité, les cris de la fcnune
(|ui appelait du secoiu'S redonblèrenl.
Le roi devança son com|iagnon , franchit le fossé el se trouva auprès du groupe au
moment où , par l'cxtrcmilé de l'allée qui donnait du côté du château , s'avançaient
une douzaine de personnes atlirées par les mêmes cris qui avaient attiré le roi et
I\L de S.linl-Aiguan. — Qu'y a-l-il donc. Mesdemoiselles? demanda Louis. — Le roi!
s'écria mademoiselle de Montalais en abandonnant dans son élonnemenl la tête de la
Vallière qui loniba eulièremcnt couchée sur le gazon. — ((ni . le l'oi. Mais ce n'esl pas
une raison pour abandonner votre compagne. Qui esl-cUe? — C'est mademoiselle de
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 411
la Valliorc, sire. — ÎMaJeiiioiselle do la Vallière ! — Qui vient de s'évanouir!... —
Ah ! mon Dieu , dit le roi , pauvre entant ! El vite , vite , un chirurgien !
Mais avec quelque empressement que le roi eût prononcé ces paroles, il n'avait pas
.>-i bien veillé sur lui-inènic qu'elles ne d'issent paraîlre, ainsi que le geste qui les
accouipagnait , un peu froides à M. de Sainl-Aiguan qui avait reçu la coulidence de
ce grand amour dont le roi était atteint. — Saint-Aignan, continua le roi, veillez sur
mademoiselle de la Vallière, je vous prie. Appelez un chirurgien. Moi, je cours pré-
venir Madame de l'accident qui vient d'arriver à sa demoiselle d'honneur.
En efl'el , tandis que Ï\I. de Saint-Aignan s'occupait de faire transporter mademoiselle
de la Vallière au chàleau , le roi s'élançait en avant, heureux de trouver cette occa-
sion de .se rapprocher de Madame et d'avoir à lui parler sous un prétexte spécieux.
Heureusement un carrosse passait ; on fit arrêter le cocher, et les personnes qui le
montaient avant appris l'accent, s'empressèrent de céder la place à mademoiselle de
la Vallière.
Le courant d'air provoqué par la rapidité de la course rappela proniptement la ma-
lade à l'existence.
Arrivée au château , elle put , quoique Irès-faihlc , descendre du carrosse , et gagner,
avec l'aide d'Athénaïs et de Montalais, l'intérieur des appartemens.
On la fil asseoir dans une chambre attenant aux salons du rez-de-chaussée.
Ensuite, comme cet accident n'avait pas produit beaucoup d'effet sur les prome-
neurs, la |iromenade fut reprise
Pendant ce temps, le roi avait retrouvé Madame sous un quinconce ; il s'était assis
près d'elle , el son pied cherchait doucement celui de la princesse sous la chaise de
celle-ci. — Prenez garde, sire, lui dit Henriette tout bas, vous ne paraissez pas un
homme iudiiférenl. — Hélas! répondit Louis XIV sur le même diapason, j'ai bien peur
que nous n'ayons fait une convention au-dessus d(^ nos forces.
Puis , tout haut : — Vous savez l'accident, dit-il'? — Quel accident? — Oh ! ?non Dieu,
en vous voyant j'oubliais que j'étais venu tout exprès pour vous le raconter. .J'en suis
pourtant all'ecté douloureusement ; une de vos demoiselles d'honneur, la pauvre la
Vallière, vient de perdre connaissance. — Ah! pauvre enfant, dit Irauquillemenl la
princesse , et à quel propos'? Puis , tout bas : — Mais vous n'y pensez pas , sire , vous
prétendez faire croire à une passion pour celle fille , et vous demeurez ici quand
elle se meurt là-bas. — Ah! Madame, Madame, dit en soupirant le roi. que vous
êles bien mieux que moi dans \otrc rôle, el comme vous pensez à tout. Et il se leva.
— Madame, dit-il assez haut pour que tout le monde l'entendît, permettez que je
vous quille; mon inquiétude est grande, et je veux m'assurer par moi-même si les
soins ont été donnés convenablement.
Et le roi partit pour se rendre de nouveau près de la Vallière, lan<lis que tous les
assislans couunentaient ce mol du roi : — Mon inquiétude est grande.
412 LES MOUSQUETAIRES.
LE SECRET DU ROI.
En cheniia Louis rencontra le comte de Saint-Aignan. — Eh bien , Saint-Aignan ,
demanda-t-il avec affectation, comment se trouve la malade? — Mais, sire, balbutia
Saint-Aignan , j'avoue à ma honte que je l'ignore. — Comment , vous l'ignorez ! tll le
roi feignant de prendre au sérieux ce manque d'égards pour l'objet de sa prédilection.
— Sire , pardonnez-moi : mais je venais de rencontrer une de nos trois causeuses, et
j'avoue que cela m'a distrait. — Ah ! vous avez trouvé ? ^1 vivement le roi.
— Celle qui daignait parler si avantageusement de mo^et ayant trouvé la mienne
je cherchais la vôtre, sire, lorsque j'ai eu le bonheur de rencontrer Votre Majesté.
— C'est bien ; mais avant tout mademoiselle de la Vallière , dit le roi fidèle à son rôle.
— Oh ! que voilà une belle intéressante, dit Saint-Aignan , et comme son évanouis-
sement était de luxe, puisque Votre Majesté s'occupait d'elle avant cela. — Et le nom
de votre belle, avons, Saint-Aignan; est-ce un secret? — Sire, ce devrait être un
secret, et un Irès-grand même; mais pour vous, Votre Majesté sait bien qu'il n'existe
pas de secrets. — Son nom alors? ■^— C'est mademoiselle de Tonuay-Charente. — Elle
est belle. — Par-dessus tout, oui , sire , et j'ai reconnu la voix qui disait d tendrement
mon nom. Alors je l'ai abordée, questionnée autant que j'ai pu le faire an milieu de
la foule , et elle m'a dit , sans se douter de rien , que tout à l'heure elle était au Grand-
Chêne avec deu.x amies, lorsque l'apparition d'un loup ou d'un voleur les avait épou-
vantées et mises en fuite. — Mais, demanda vivement le roi, le nom de ces deux
amies? — Sire, dit Saint-Aignan, que Votre Majesté me fasse mettre à la Hastille. —
Pourquoi cela? — Parce que je suis un égo'istc et un sot. Ma surprise était si grande
d'une pareille conquête et d'une si heureuse découverte que j'en suis resté là. D'ail-
leurs je n'ai pas cru que , préoccupée connue elle l'était de mademoiselle de la Vallière,
Votre Majesté attachât une grande importance à ce qu'elle avait entendu ; puis made-
moiselle de Tonnay-Charente m"a quitte précipitamment pour retourner près de ma-
demoiselle de la Vallière. — Allons, espérons (pie j'aurai une chance égale à la tienne.
Viens , Saint-Aignan. — Mon roi a de rand)ilion, à ce que je vois, et il ne veut per-
mettre à aucune conquête de lui échapper. Eh bien! je lui promets que je vais cher-
cher consciencieusement , et d'ailleurs, par l'une des trois tiràces on saura le nom des
autres , et jiar le nom le secret. — (»b ! moi aussi , dit le roi ; je n'ai besoin que d'en-
tendre sa voix pour la reconnaître. Allons, brisons là-dessus et conduis-moi près de
cette pauvre la Vallière.
— Eh! mais, pensa Saint-Aignan, voilà en vérité une passion qui se dessine; et
pour cette pelitc lille, c'est extraordinaire ; je ne l'eusse jamais cru.
Et conjtne en pensant cela il avait montré au roi la salle dans laquelle ou avait con-
duit hi Vallièic , le roi était entré. Saint-Aignan le suivit.
Dans une salle basse, auprès d'une grande fcnêlre ilonnant sur les parterres, la
Vallière, placée dans mi vaste faulcnil , aspirait à longs traits l'air end)aumé de la nuit.
De sa poitrine ilesserrée les dentelles londiaient froissées parmi les boucles de ses
l)caux cheveux blonds épars siu" ses blanches épaules.
L'ieil languissant , cliargé de feux mal éleinls, noyé dans de grosses larmes . elle ne
LE VICOMTE UE BRiTGELONNE. il3
vivait plus que comme ces helles visions de nos n'ves qui passcnl tontes pâles et toutes
poétiques devant les yeux l'ernics du dormeur, cntr'ouvrant leurs ailes sans les mou-
voir, leurs lèvres sans. faire entendre un son.
Celte pAleur nacrée de la Vallière avait un cliarnie que rien ne saurait rendre ; la
sonll'rance de l'esprit cl du corps avait fait à cette douce physionomie nue harmonie de
nohie douleur; l'inertie absolue de ses bras et de sou buste la rendait plus semblable à
une trépassée qu'à un être vivant; elle semblait n'entendre ni les chuchotemenls do
ses compagnes, ni le bruit lointain qui montait des environs. Elle s'entretenait avec
elle-même , et ses belles mains longues et fines tressaillaient de temps en lemj)s conmie
au contact d'invisibles pressions.
Le roi entra sans qu'elle s'aperçût de son arrivée, tant elle était accablée dans sa rêverie.
Il vit de loin cette tignrc adorable sur laquelle la lune ardente versait la pure lu-
mière de sa lampe d'argent, — Mou Dieu ! s'écria-t-il avec un involontaire efl'roi , elle
est morte! — Non, non, sire, dit tout bas Montalais, elle va mieux, an contraire.
N'est-ce pas, Louise, que tu vas mieux? La Vallière ne répondit point. — Loin'se,
continua Montalais, c'est le roi qui daigne s'inquiéter de la santé.
— Le roi ! s'écria Louise en se redressant soudain, comme si une source de flamme
eût remonté des extrémités à son cœur: le roi s'inquiète de ma santé? — Oui, ditMou-
talais. — Le roi est donc ici? dit la Vallière sans oser regarder autour d'elle. — Cette
voix ! cette voi.x ! dit vivement Louis à l'oreille de Saiul-.\ignan. — Eh ! mais , répliqua
Saint-Aignan , Votre Majesté a raison , c'est l'amoureuse du soleil. — Chut ! dit le roi.
Puis s'approchant de la Vallière : — Vous êtes indisposée. Mademoiselle? Tout à
l'heure, dans le parc, je vous ai même vue évanouie. Gomment cela vous a-t-il pris?
— Sire , balbutia la pauvre enfant tremblante et sans couleur, en vérité , je ne saurais
le dire. — Vous aurez trop marché, dit le roi , et peut-être la fatigue... — Non , sire,
répliqua vivement Montalais, i-époudaut pour son amie, ce ne peut être la fatigue,
car nous avons passé une partie delà soirée assises sous le chêne royal. — Sous le chêne
royal , reprit le roi en tressaillant. ,Ie ne m'étais pas trompé, et c'est bien cela. Et il
adressa au comte un coup d'œil d'intelligence. — Ah ! oui , dit Saint-Aignan, sous le
chêne royal, avec mademoiselle de Tonnay-Charenle. — Comment savez-vous cela?
demanda Montalais. — Mais je le sais d'une façon bien simple ; mademoisellede Ton-
nay-Charente me l'a dit. — Alors elle vous a dû apprendre aussi la cause de l'éva-
nouissoment de la Vallière'.' — Dame! elle m'a parlé d'un lou|) ou d'un voleu'% je ne
sais plus trop.
La Vallière écoulait les yeux fixes, la poitrine haletante, comme si elle eût pressenti
une partie de la vérité, grâce à un redoublement d'intelligence.
Louis prit cette attitude et cette agitation pour la suite d'un effroi mal éteint. — Ne
craignez rien. Mademoiselle, dit-il avec un commencement d'émotion qu'il ne pouvait
cacher ; ce loup qui vous a fait si grand'peur était tout simplement un loup à deux pieds.
— C'était un homme! c'était un homme ! s'éccia Louise; il y avait là un honnne aux
écoules. — Eh bien. Mademoiselle, quel grand mal voyez-vous donc à avoirété écou-
tée; auriez-vous dit, selon vous, des choses qui ne pouvaient être entendues?
La Vallière frappa ses deux mains l'une contre l'autre et les porta vivement à son
front dont elle essaya de cacher ainsi la rougeur. — Oh ! demanda-t-elle, au nom du
ciel, qui donc était caché, qui doue a entendu'i* Le roi s'avança pour prendre une de
ses mains. — C'était moi, Mademoiselle, dit-il en s'iiiclinaut avec un doux res|)ecl ;
vous ferais-je peur, par hasard'/
La Vallière poussa un grand cri , pour la seconde fois, ses forces l'abandonnèrent,
414 LES MOUSQUETAIRES.
el l'i'oide , gémissante, désespérée, elle retomba loul d'une pièce dans son faulenii.
Le roi eut le temps d'étendre le bras, de sorte qu'elle se trouva à moitié soutenue
par lui.
A deux (las du roi et de la Vallière, mesdeuioisellos de Tounay-Chareiite el Monta-
lais, immobiles et comme pétrifiées au souvenir de leur couversation avec la Vallière.
ne songeaient même pas à lui porter secours , reteuues qu'elles étaient par la présence
du roi, qui, un iienou en terre , tenait la Vallière à bras le corps. — Vous avez entendu,
sire? murmura Athénaïs.
Mais le roi ne répondit pas , il avait les yeux fixes sur les yeux à moitié fermés de la
Vallière, il tenait sa main pendante dans sa rnaiu. — l'arblcu I répliqua Saint-Aignan,
qui , espérant de son côté l'évanouissement de mademoiselle Ïonnay-Cbarente , s'avan-
çait les bras ouverts , nous n'en avons même pas perdu un mot. Mais la lière Aihéuaïs
n'était pas femme à s'évanouir ainsi, elle lança un regard terrible à Saint-Aignan et
s'enfuit.
JMoutalais, plus courageuse, s'avança vivement vers Louise, et la reçut des mains
du roi , qui déjà perdait la tète en se sentant le visage inondé des cheveux parfumés de
la mourante. — A la bonne heure, dit Saint-Aignan, voilà une aventure, et si je ne
suis pas le premier à la raconter, j'aurai du malheur. — Le roi s'approcha de lui , la
voi.\ tremblante, la niaiu furieuse. — Comte, dit-il, pas un mot.
Le pauvre roi oubliait qu'une heure auparavant il faisait au même homme la même
recommandation avec le désir tout opposé, c'est-à-dire que cet liomme fût indiscret.
Aussi cette recommandation fut-elle tout au^si superflue que la première.
Une demi-heure a|irès tout Fontainebleau savait que mademoiselle de la Vallière
avait eu sous le chêne royal une conversation avec Montalais et Tonnay-tJharenle , et
que dans celte conversation elle avait avoué sou amour pour le rdi.
On savait aussi que le roi, après avoir manifesté toute l'iuquiétude que lui ius|iirait
l'état de mademoiselle de la Vallière, avait pâli et tremblé en recevant dans ses bras la
belle évanouie ; de sorte qu'il fut bien arrêté chez tous les courtisans que le plus grand
événement de l'époque venait de se révéler : que Sa Majesté aimait mademoiselle de
la Vallière et que par coiisé(iuent Monsieur pouvait dormir parfaitement tran()iiille.
C'est au reste ce que la reine-mère, aussi surprise que les autres de ce brusque re-
virement, se hâta de déclarer à la jeune reine et à Philippe d'Orléans.
Seulement elle o|)éra d'une façon différente en s'attaquaut à ces deux intérêts. A sa
bru, — Voyez, Thérèse, dit-elle, si vous n'aviez pas graudeuicut tort d'accuser le
riii : voilà qu'on lui donne aujourd'hui nue nouvelle maîtresse : pourquoi celle d'an-
jourd bui serait-elle plus vraie que celle d'hier, et celle d'hier que celle d'aujourd'hui?
Et à Monsieur, en lui racontant l'aventure du chêne royal : — l-ltes-vons absurde
dans vos jalousies, mon cher Philippe ! 11 est avéré que le roi perd la tête pour celte
petite la Vallière. N'allez pas en parler à votre feuuue : la rciui; le saurait tout de suite.
Cette dernière confidence eut son ricochet innnédiat.
Monsieur, lasséréné. triouqihant , vint retrouver sa l'omuie, el comme il n'était
|)as encore minuit et que la fiHe devait durer juscpi'à deux heiu'es du matin , il lui
offrit la main |iniir la pidnii'uaili'.
Mais au bout de (pielipies pas, la prcmièi'c chose qu'il fit fut de désobéir à sa mère,
— N'allez jias dire à la reine au moius tout ce que l'un ranmte du roi, lit-il my.slé-
rieusrment. — Et que raconte-t-on? demanda Madame. — Que mon frère s'est é|)ris
tout à coup d'une passion étrange. — Pour qui'/ — Pour cette petite la Vallière. Il
faisait iniit, Madame put sourire à son aise. — Ah 1 dil-elle , el depuis ipiaud cela le
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 445
denl-il? — Depuis (indiques jours , ;i ce qivil parait. Mais ce ii'élail ([lu- ruinée, et
c'est seiileincnt ce soir que la flamme s'est révélée. — Le roi a bon goût , dit MaJanie,
et à mon avis la petite est charmante. — Vous m'avez bien l'air de vous moquer, ma
toute chère. — ÎVIoi ! et comment cela? — En tous cas, cette passion fera toujours le
bonheur de quehpr un, ne fût-ce que celui de la Vallière. — JMais , reprit la prin-
cesse, en vérité, vous parlez, Monsieur, comme si vous aviez lu au fond de l'âme de
ma fille d'honneur. Qui vous dit qu'elle consent à répondre à la passion du roi? — Et
qui vous dit à vous qu'elle n'y répondra pas? — Elle aime le vicomte de Bragelonne.
— Ah! vous croyez? — Elle est rnèine sa liaiicée. — Elle l'était. — (Jonunent cela?
— Mais quand on osl venu demander au roi la permission de conclure le mariage , il
a refusé celle permission . — Refusé ! — Oui , quoique ce fût au comte de la Fère lui-
même . que le roi honore , vous le savez , d'une prande estime pour le rôle qu'il a joué
dans la restauration de votre frère et dans ipiclques autres événemeus encore arrivés
depuis longtemps. — Eh bien ! les pauvres amoureux attendront qu'il plaise au roi
de changer d'avis : ils sont jeunes, ils ont le temps.
— .Ah ! ma mie, dit Philippe en riant à son tour, je vols que vous ne savez pas le
plus beau de l'allaire. — Non. — Ce qui a le plus profondément touché le roi. — Le
roi a été profondément touché? — Au cœur. — Mais de quoi? dites vite, voyons!
— Dune aventure on ne peut plus romanesque. — Vous savez combien j'aime ces
aventures-là, et vous me faites attendre, dit la princesse avec impatience. — Eh
bien ! voilà... Et Monsieur tît une pause. — J'écoute. — Sous le chêne royal... Vous
savez où est le chêne royal? — Peu importe ! sous le chêne royal, dites-vous? — Eh
bien! mademoiselle de la Vallière se croyant seule avec deux amies, leur a fait con-
fidence de sa passion pour le roi. — Ah !... fit ÎMadame avec un commencement d'in-
quiétude , de sa passion pour le roi ! — Oui. — Et quand cela? — Il y a une heure.
Madame tressaillit. — Et cette passion, personne ne la connaissait? -^ Personne. —
Pas même Sa .Majesté? — Pas même sa Majesté. La petite personne gardait son secret
entre cuir et chair, quand tout à coup son secret a été plus fort qu'elle et lui a échappé.
— Et de qui tenez-vous cette absurdité?, — Mais, comme tout le monde, de la Vallière
elle-même , qui avouait cet amour à Montalais et à Tonnay-Charente, ses compagnes.
Madame s'arrêta, et par un bruscpie mouvement lAcha la main de son mari. — Il
y a une heure qu'elle faisait cet aveu? demanda-l-elle. — A peu près. — Et le roi
en a-t-il eu connaissance? — Mais voilà où est justement le romanesque de la chose,
c'est que le roi était avec Saint-Aignan derrière le chêne royal, et qu'il a entendu
toute cette intéressante conveusation sans en perdre un seul mot.
Madame se senlil frappée d'un coup au cœur. — Mais j'ai vu le roi depuis, dit-elle
élourdiuienl, et il ne m'a pas dit un mol de tout cela. — Parbleu! dit Monsieur, naïf
comme un mari qui triomphe, il n'avait garde de vous en parler lui-uième, puisqu'il
recommandait à tout le monde de ne pas vous en parler. — Plait-il! s'écria Madame
irritée. — Je dis qu'on voulait vous escamoter la chose. — Et pourquoi donc se ca-
cherait-on de moi? — Dans la crainte que voire amitié ne vous enirainàl à révéler
quelque chose à la jeune reine , voilà tout.
Madame baissa la tête ; elle était blessée mortellement.
Alors elle n'eut plus de repos qu'elle n'eût rencontré le roi.
Connue un roi est tout naturellement le dernier du royaume qui sache ce que l'on
dit de lui , comme un amant est le seul qui ne sache point ce que l'on dit de sa maî-
tresse, quand le roi aperçut Madame qui le cherchait, il vint à elle un peu troublé,
mais toujours empressé et gracieux.
416 LES MOUSQUETAfRES.
Madame alleiulit qirili)arlàt le premier de la Yallicrc.
Puis comme il n'en parlait pas, — El celle petite? Jemanda-l-cllo. — Quelle pclile?
fil le roi. — La Vallière — ne m'avez-voiis pas dit. sire, qu'elle avait perdu lounaif-
sance? — Et elle esl toujours forl mal . dit le roi en alfeclaiit la plus grande indilTérence.
— Biais voilà qui va nuire au bruit que vous deviez répandre, sire. — A quelbruil?
— Que vous vous occupiez d'elle. — Oh ! j'espère qu'il se répandra la même chose,
répondit le roi distraitement.
Madame attendit encore: elle voulait savoir si le roi lui ])arlerait de l'aventure du
chêne royal.
Mais le roi n'en dit pas un mot.
Madame , de son côté, n'ouvrit pas la liouche de l'avenUire. de sorte que le roi prit
congé d'elle sans lui avoir lait la moindre contidcnce.
A peine eut-elle \u le roi s'éloigner qu'elle chercha Saint-Aignan. Sainl-Aignan
était facile à trouver, il était comme les bàtiinens de suite qui marchent toujours de
conserve avec les gros vaisseaux.
Saint-Aignan était bien l'homme qu'il fallait à Madame dans la disposition d'esprit
où Madame se trouvait.
Il ne cherchait qu'une oreille un peu plus digne que les autres pour y raconter l'é-
vénement dans tous ses détails.
Aussi ne lit-il pas grâce à .Aladame d'un seul mot. Puis quand il eut tini : — Avouez,
dit Madame , que voilà un charmant conte. — Conte , non ; histoire . oui. — Avouez ,
conte ou histoire , qu'on vous l'a dit conune vous me le dites à moi , mais que vous
n'y étiez pas. — Madame , sur l'honneur j'y étais. — Et vouscrovcz que ces aveux
auraient fait impression sur le roi? — Comme ceux de mademoiselle de Tonnay-Cha-
renle sur moi, répliqua Saint-Aignan; écoutez donc. Madame, mademoiselle la Val-
lière a comparé'le roi au soleil, c'est flatteur ! — Le roi ne se laisse pas prendre à de
pareilles flatteries. — Madame , le roi est au moins autant homme que soleil . l't je l'ai
bien vu tout à l'heure quand la Vallière est toml)ée dans ses bras. — La Vallière est
tombée dans les bras du roi? — Oh! c'était un tableau des plus gracieux; iniagiuez-
vous que la Vallière était renversée et que... — Eh bien ! (pi'avcz-vous vu'? dites, par-
lez.— J'ai vu ce que dix autres personnes ont vu en même temps que moi, j'ai \uque
lorsque la Vallière est tombée dans ses bras, le roi a failli s'évanouir.
Madame poussa un petit cri, seul indice de sa sourde colère. — Merci, dit-elle en
riant convulsivement, vous êtes un charmant couleur, monsieur de Saint-Aignan.
El elle s'enfuit seule et étouffant vers le chàleau.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
417
COURSES DE NUIT.
o>siiu:i\ avait quille la princesse de la plus belle humeur
du inonde, o( coniriie il avait beaucoup fatiy^né dans la
journée, il était rentré chez lui, laissanl chacun achever
la nuit connue il lui plairait.
En renirani, ilonsieur s'était mis à sa loiklte de nuil
avec un sniu (pii redoublait encore dans ses paroxysmes
de satisfaction.
Aussi chanta-t-il [lendant tout le travail de ses valeîs
de chambre les princi|iaux airs dii ballet que les violons
avaient joué et que le roi avait dansé.
Puis il appela ses tailleurs, se lit montrer ses habits du lendemain, et comme il
était très-satisfait d'eux, il leur distribua quelques gratiiications.
Enfin, connue le chevalier de Lorraine, l'ayant vu rentrer, rentrait à son tnur,
Monsieur combla d'amitiés le chevalier de Lorraine.
Celui-ci, après avoir salué le prince, garda un instant le silence, comme un chi'f
de tirailleurs qui étudie pour savoir sur quel point il commencera le feu; puis, pa-
raissant se décider :
— .\vez-vous remarqué une clnse singulière, monseigneur? dit-il. — Non, la-
quelle?— C'est la mauvaise réception que Sa Majesté a faite en apparence au comte
de Guiclie. — En apparence? — Oui, sans doute, puisqu'on réalité il lui a rendu sa fa-
veur. — Mais je n'ai pas vu cela, moi, dit le prince. — Comment , vous n'avez pas
vu qu'au lieu de le renvoyer dans son exil, comme cela était naturel, il l'a auto-
risé dans son étrange résistance en lui permettant de reprendre sa place au ballet? —
Et vous trouvez que le roi a eu tort, chevalier? demanda Monsieur. — N'étes-vous
point de mon avis , prince? — Pas tout a fait , mon cher chevalier, et j'approuve le roi
de n'avoir point fait rage contre un malheureux plus fou que malintentionné. — Ma
foi, dit le chevalier, quant à moi, j'avoue que cette magnanimité m'étonne au plus
haut point. — Et pourquoi cela? demanda Philippe. — Parce que j'eusse cru le roi
plus jaloux , répliqua méchamment le chevalier.
Depuis quelques in.-tans Monsie;n- seniait quelque chose d'irritant remuer sous les
paroles de son favori; ce dernier mot mit le feu aux poudres.— Jaloux! s'écria le prince.
Jaloux ! que veut dire ce mot-là? jaloux de quoi , s'il vous plait , ou jaloux de qui?
Le chevalier s'aperçut qu'il venait de laisser échapper un de ces mots méchants
comme parfois il les faisail. 11 essaya donc do le rattraper tandis qu'il était encore à
portée de sa m:iin. — Jalniiv de <oi) au t( ni té dit -il a ver uni' naïveté affectée ; de quoi
418 LES MOUSQUETAIRES.
voulez-vous que le roi soit jaloux? — Ali ! fit luonsoigneur. très-bien. — Est-ce que .
cuiilinua le chevalier, Votre Altesse Royale aurait demandé la grâce de ce cher comte
de Guiche. — Ma foi non , dit ^lonsieur. Guiche est un garçon d'esprit et de courage ,
mais il a été léger avec Madame et je ne lui veux ni mal ni bien.
Le chevalier allait envenimer sur Guiche comme il avait essayé d'envenimer sur le
roi, mais il crut s'apercevoir que le temps était à l'indulgence , et même à l'indillé-
rence la plus absolue., et que pour éclairer la question, force lui serait de mettre la
lampe sous le nez même du mari.
Avec ce jeu on brûle quelquefois les autres, mais souvent l'on se brûle soi-même.
— C'est bien, c'est bieu, se dit eu lui-même le chevalier, j'attendrai de Wardes; il
fera plus en un jour que moi en tin mois; car je crois. Dieu me pardonne ! ou plutôt,
Dieu lui pardonne ! qu'il est encore plus jaloux que je ne le suis.
Et puis ce n'est pas de Wardes qui m'est nécessaire, c'est un événement, et dans
tout cela je n'en vois point.
Que Guiche soit revenu lorsqu'on l'avait chassé, certes , cela est grave; mais toute
gravité disparaît quand on réfléchit que Guiche est revenu au moment où Madame ne
s'occupe plus de lui
En effet , Madame s'occupe du roi : c'est clair.
Mais outre que mes dents ne sauraient mordre et n'ont pas besoin de mordre sur le
roi, voilà que Madame ne pourra plus longtemps s'occuper du roi si, comme on le
dit, le roi ne s'occupe plus de Madame.
11 résulte de toirt- ceci que nous devons demeurer tranquille et attendre la venue
d'un nouveau caprice , celui-là déterminera le résultat.
Et là-dessus le chevaUer s'étendit avec résignation dans le fauteuil où Monsieur lui
permettait de s'asseoir en sa présence, et n'ayant plus de méchancetés à dire lise
trouva que le chevalier de Lorraine u'e\it plus d'esprit.
Fort heureusement , Monsieur avait sa provision de bonne humeur, comme nous
avons dit, et il en eut pour deux jusqu'au uiouient où, congédiant valets et oflîciers,
il passa dans sa chambre à"couchcr.
En se retirant, il chargea le chevalier de faire ses complimens à Madame et de lui
dire que la lune étant fraîche, Monsieur, qui craignait pour ses dents, ne descendrait
plus dans le parc de tout le reste de la nuit.
Le chevalier entra précisément chez la princesse au moment où celle-ci rentrait
elle-même.
Il s'acquitta de sa couunission eu fidèle messager, et remarqua tout d'abord l'indif-
férence, le trouble même avec Icstpicis Madame acc\ieillit la communication de sou
époux.
Cela lui parut renferiiHT quelcpic nouveauté.
Si Madame fût sortie de clu'/, elle avec cet air étrange, il l'eût suivie.
M.iis Madame reulrait, rien donc à faire. Puis il pirouetta sur ses talons couiuu- un
héron désœuvré, interrogea l'air, la terre et l'eau , secoua la tète et s'orieutu machi-
iialeuient de manière à se diriger vers les parterres.
Il u riit |)oiut fait cent pas (pi'il rencontra deux jeiuu's gens qui se tenaient par le
bras et ipii marchaient tête baissée en crossani du pied les petits cailloux qui se trou-
vaient de\aul eux et <pii de ce vagiU' anui>euieut accomp.ignaicnl leurs pensées.
C'étaient .MM. de Ciuirlicel de Brageloiuie.
Leur vue opéra cciiumi' toujours siu' le cliexalier de I.orraiui' un clfel d'instinctive
répulhiun.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 419
Il ne leur en lit pas moins un grand salut (jni lui fut rendu avec les intérêts.
Puis, voyant ([ue le parc se dépeuplait, que les illuniinalions cnnnnençaient à s'é-
teindre, que la bise du matin connnençait à souffler , il prit à gauche et reutra au
château par la petite cour.
Eux tirèrent à droite et continuèrent leur chemin vers le grand parc.
Au moment où le chevalier montait le petit escalier qui conduisait à l'entrée di'ro-
hée, il vit une fennne suivie d'une autre femme, apparaître sous l'arcade qui donnait
passage de la petite dans la grande cour.
Ces deux femmes accéléraient leur marche que le froissement de leur rohe de soie
trahissait dans l'obscurité de la nuit.
Cette foime de mantclet , cette taille élégante, cette allure mystérieuse et hautaine
à la fois qui distinguaient ces deux femmes, et surtout celle qui marchait la première,
frappèrent le chevalier. — Voilà deux femmes que je connais certainement, se dit-il
en s'arrêtant sur la dernière marche du petit perron.
Puis, comme avec son instinct de limier il sapprètait à les suivre, un de ses laquais
qui courait après lui depuis quelques instaus, l'arrêta. — Monsieur, dit-il, le courrier
est arrivé. — Bon 1 bon ! fit le chevalier. Nous avons le temps ; à demain. — C'est
qu'il y a des lettres pressées que monsieur le chevalier sera peut-être bien aise de
lire. — Ah! tit le chevalier, et d'oîi viennent-elles? — Une vient d'Angleterre, et
l'autre de Calais; cette dernière arrive par estafette, et paraît être fort importante. —
De Calais ! Et qui diable m'écrit de Calais? — J'ai cru reconnaître l'écriture de votre
ami M. le comte de Wardes. — Oh ! je monte, en ce cas , s'écria le chevalier oubliant
son projet d'espionnage à l'instant même.
Et il monta en effet, tandis que les deux dames inconnues disparaissaient à l'extré-
mité de la cour opposée à celle par laquelle elles venaient d'entrer.
Ce sont elles que nous suivrons laissant le chevalier tout entier à sa correspondance.
Arrivées au quinconce, la première s'arrêta un peu essoufflée et relevant avec pré-
caution sa coiffe : — Sommes-nous encore loin de cet arbre? dit-elle. — Oh! oui,
Madame, à plus de cin([ cents pas; mais , que Madame s'arrête un instant : elle ne
pourrait marcher longtemps de ce pas. — Vous avez raison. Et la princesse , car c'était
elle, s'appuya contre un arbre. — Voyons, Mademoiselle, r('[irit-elle après avoir
soufflé un instant, ne me cachez rien, dites-moi la vérité. • — tJh! Madame, vous
voilà déjà sévère, dit la jeune fille d'une voix émue. — Non, ma chère Athénaïs;
rassiu'ez-vous donc , car je ne vous en veux nullement. Ce ne sont point mes affaires ,
après tout. Vous êtes inquiète de ce que vous avez pu dire sous ce chêne; vous craignez
d'avoir blessé le roi , et je veux vous tranquilliser en m'assurant par moi-même si vous
pouvez avoir été entendue. — Oh I oui , Madame , le roi était si près de nous. — Mais
enfin, vous ne parliez pas tellement haut (jue quelques paroles n'aient pu se perdre?
— Madame , nous nous croyions absolument seules. — El vous étiez (rois? — Oui , la
Valhère , Montalais et moi. — De sorte que vous avez, vous personnellement, parlé
légèrement du roi? — J'en ai peur. Mais, en ce cas. Votre Altesse aurait la bonté de
de faire ma paix avec Sa Majesté, n'est-ce pas . Madame? — Si besoin est, je vous le
promets. Cependant , comme je vous le disais, mieux vaut ne pas aller au-devant du
mal et se bien assurer surtout si le mal a été fait. 11 fait nuit sombre, et plus sombre
encore sous ces grands bois. Vous n'aurez pas été reconnue du roi Le prévenir eu par-
lant la première , c'est vous dénoncer vous-même. — Oh ! Madame ! Madame ! Si l'oa
a reconnu mademoiselle de la Vallière, on m'aura reconnue aussi. D'ailleur>, M. de
Saint-Aignan ne m'a point laissé de doute à ce sujet. — Mais enfin , vous disiez donc
420 LES MOUSQUETAIRES.
(les choses bien désobligeantes pinii- le roi. — Nullement, Madame , nullement. C'est
une autre qui disait des choses trop obligeantes , et alors mes paroles auront fait con-
traste avec les siennes. — Cette Montalais est si folle , dit Madame — Oh! ce n'est pas
Monlaliiis. Montalais n'a rien dil, elle, c'est la Vallière.
Madame Iressaillil comme si elle ne l'eût pas déjà su parfaitement. — Oh! non,
non, dil-elle , le roi n'aura pas entendu. D'ailleurs nous allons faire l'épreuve pour
laquelle nous sommes sorties. Montrez-moi le chêne. El Madame se remit en marche.
— Savez-vous où il est? conlinua-t-elle. — Hélas ! oui , Madame. Je le trouverais les
\eux fermés. — Alors c'est à merveille , vous vousasscoierez sur le banc où vous étiez,
où était la Vallière , et vous parlerez du même ton et dans le même sens; moi, je me
cacherai dans le buisson, et si l'on entend , je vous le dU-aihien. — Oui, Madame. —
11 s'ensuit que si vous avez effectivement parlé assez haut pour que le roi vous ait en-
tendue, eh bien... Athénaïs parut attendre avec anxiété la lui de la phrase commencée.
— Eh bien! dit Madame d'une voix étouffée sans doute par la rapidité de sa course;
eh bien! je vous défendrai...
El Madame doubla encore le pas. Tout à coup elle s'arrêta. — Il me vient une
idée! dit-elle. — Oh! une bonne idée, assurément, répondit mademoiselle de Ton-
nav-Charente. — Montalais doit être aussi embarrassée que vous deux. — Moins; car
elle est moins compromise, ayant moins dit. — N'importe, elle vous aidera bien par
un petit mensonge. — Oh ! surtout si elle sait que Madame veut bien s'intéressera
jiioi. — Bien ! j'ai , je crois , trouvé ce qu'il nous faut , mon enfant — Quel bonheur !
— Vous direz que vous saviez parfaitement toutes trois la présence du roi derrière cet
arbre , ainsi (pie celle de M. de Saint-.Aignan. — Oui , Madame. — Car, ne vous le
dissimulez pas, Athénaïs, Sainl-Aiguan prend avantage do quelques mots très-flatleurs
pour lui que vous auriez prononcés. — Eh! Madame! vous vovez bien qu'on (^ntend ,
s'écria Athénaïs, puisque M. de Saint-^Vignan a entendu.
Madame avaiulit une légèreté, elle se mordit les lèvres. — Oh! vous savez bien comme
est Saint-Aiiinan ! dit-elle, la faveur du roi le rend fou , et il parle à tort et à travers ;
souvent même il invente. Là d'ailleurs n'est point la question : F>e roi a-t-il entendu
ou n'a-t-il pas entendu? Voilà le fait. — Eli bien! oui, Madame! il a entendu! fit
Athénaïs désespérée. — Alors, laites ce que je disais, soulenez hardiment (pie vous
connaissiez toutes trois, entendez- vous , toutes irois. car si l'on doute jiour l'une on
doutera pour les autres. Soulenez, dis-je . que vous connaissiez toutes trois la pré-
sence du roi et de M. de Saint-AiL'nan, et cpic- vous avez voulu vous divertir aux dé-
pens des écouteurs. — Oh ! Madame , aux dépens du roi ; jamais nous n'(iserons dire
cela! — Mais, plaisanterie, plaisanterie pure: raillerie innoreute et bien permise à
des femmes que des hommes veulent surprendre. De cette fa(;on tout s'e.xplique. Ce
que Montalais a dil de Malicorne, raillerie ; ce que vous avez dit de M. de Saint-Ai-
gnan , raillerie: ce que la Vallière a pu dire... — Et i]u"clle vo\idrait bien rattraper.
— Enèles-vous sùre'i' — Oh! oui. j'en réjionds. — l^h liien ! raison de plus, raillerie
que tout cela. M. de Saint-Aignan sera confondu, on riia de lui au lieu de rire de
vous. Enfin, le roi sera puni de sa curiosité |)eu digne de son rang. Que rmi rii- un
pr\i du roi en celte circonslance , el je ne crois pas (pi'il s'en plaigne.
— .\h ! Madame, vous êtes en vérilé un ange de boulé el d'esprit. — C'est mon intérêt.
— Coumirnt cela'/ — V'ous me demandez comment c'est mon inli-rêt d'épargner à mes
demoiselles d'honneur' des ipiolilicls. des désagrément, des calonmies peul-èlre. Hélas!
vous le savez, mon enfant . la cour n'a pa> irindulgcuci» pour ces sorties de pecca-
dilles. Mais voilà déjà lonj;tenqi-^ qui" nous marchons, ne .•iommes-uous donc point
LE (,0M TK llli l. l :i. III.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. A<H
hienlôt arrivées? — Encore cinquante on soixante pas. Tournons à ganche , Madame,
s'il vous plaît. — Ainsi, vous êtes sùi-e de Montalais? dit Madauie. Elle fera tout ce
que vous voudrez? — Tout. Elle sera enchantée. — Quant à la Vallière... hasarda la
princesse. — Oh! pour elle, ce sera plus diflicile , Madame, elle ré|nigne à nienlir.
— Mais cependant lorsqu'elle y trouvera son intérêt.. . — J'ai peur que cela ne change
ahsolumenl rien à ses idées. — Oui , oui, dit Madame, on m'avait déjà prévenue de
cela ; c'est une de ces nu'jaurées qui niellent Dieu en avant pour se cacher derrière
lui. Mais si elle ne veut pas mentir, connue elle s'exposera aux railleries de toute la
cour, comme elle aura provoqué le roi par un aveu aussi ridicule iprindécent, made-
moiselle la Baume le Blanc de la Vallière trouvera hon que je la renvoie à ses pigeons,
afin que là-bas, en Tonraine, ou dans le Blaisois, je ne sais où , elle puisse tout à son
aise faire du sentiment et de la bergerie.
Ces paroles furent diles avec une véhémence et ime dureté qui etfraya mademoi-
selle de Tonnay-Charente.
En conséquence, elle se promit quant à elle de mentir autant qu'il le faudrait.
Ce fut dans ces bonnes dispositions que Madame et sa compagne arrivèrent aux en-
virons du chêne royal. — Nous y voilà , dit Montalais. — Nous allons bien voir si l'on
entend , répondit Madame. — Chut! fil la jeune lille en retenant Madame avec une
rapidité assez oublieuse de l'étiquette. Madame s'arrêta. — Voyez- vous que l'on en-
tend . dit Athénaïs. — Comment cela ? — Ecoutez.
Madame retint son souffle, et l'on entendit en effet ces mots prononcés par une voix
suave et triste flotter dans l'air :
« Oh! je te dis, vicomte, je te dis que je l'aime éperdument; je te dis que je l'aime
à en niouiir. »
A cette voix, Madame tressaillit, et sous sa mante un rayon joyeux illumina son
visage.
Elle arrêta sa compagne à son tour, et d'un pas léger la reconduisant à vingt pas en
arrière, c'est-à-dire hors de la portée de la voix. — Demeurez là, lui dit-elle, ma
chère .Athénaïs, et que nul ne puisse nous surprendre. Je pense qu'il est question de
vous dans cet entretien. — De moi? Madame. — De vous, oui... ou plutôt de votre
aventure. Je vais écouter :à deux nous serions découvertes. Allez chercher Montalais
et revenez m'altendre avec elle sur la lisière du bois.
Puis, comme Athénaïs hésitait , — .Allez! dit la princesse d'une voix qui n'admettait
pas d'observations.
Elle rangea donc ses jupes bruyantes , et , par un sentier qui coupait le massif, elle
regagna le parterre.
Quant à Madame, elle se blottit dans le buisson, adossée à un gigantesque chàtai-
_^gnier, dont une des tiges avait été coupée à la hauteur d'un siège.
Et là , pleine d'anxiété et de crainte , — Voyons , dit-elle , voyons , puisque l'on en-
tend d'ici, écoutons ce que va dire de moi à M. de Bragelonne cet autre fou amou-
reux qu'on appelle le comte de Guiche.
422 LES MOUSQUETAIRES.
OU MADAME ACQUIERT LV PREUVE QUE L'ON PEUT EN ÉCOUTANT
ENTENDRE CE QUI SE DIT.
11 se fit un instant de silence comme si tous les bruits mystérieux de la nuit s'étaient
lus pour écouter en même temps que Madame celte juvénile et amoureuse coulidence.
C'était à Raoul de parler.
Il s'appuya paresseusement au troiw du grand chêne et répondit de sa voix douce et
harmonieuse : — Hélas 1 mon cher Guiche , c'est un grand malheur. — Oh ! oui ,
s'écria celui-ci, bien grand. — Vous ne m'eulcndez pas. Guiche, ou plul(M vous ne
me comprenez pas. Je dis qu'il vous arrive un grand malheur, non pas d'aimer, mais
lie ne savoir point cacher votre amour. — Conmient cela? s'écria Guiche. — Oui ,
vous ne vous apercevez point d'une chose , c'est cpie maintenant ce n'est plus à votre
seul ami, c'est-à-dire à un honuue qui se ferait tuer plutôt que de vous trahir, vmis
ou vous apercevez point, dis-je, que c'est à votre seul ami que vous faites confidence
de vos amours, mais au premier venu. — Au premier venu ! s'écria Guiche, ètes-
vous fou, Bragelonne, de me dire de pareilles choses'/ Comment et de quelle façon
serais-je donc devenu indiscret à ce poiut? — Je veux dire, mon ami , que vos yeux ,
vos gestes, vos soupirs parlent malgré vous; que toute passion exagérée conduit et en-
traîne l'houune hors de lui-même. Alors cet homme ne s'appartient plus ; il est en
proie à une folie qui lui fait raconter sa peine aux arbres, aux chevaux, à l'air, du
moment où il n'a aucun être intelligent à la portée de sa voix. Or, mon pauvre ami,
rappelez-vous ceci : qu'il es| bien rare qu'il n'y ait pas toujours là quchpiun pour en-
tendre particulièrement les choses qui ne doivent pas être entendues.
Guiche poussa un profond soupir. — Tenez, continua Bragelonne, en ce mouicnl
vous me faites peine; depuis votre retour ici vous avez cent fois et de cent manières
différentes raconté votre amour pour elle; et cependant , n'eussiez-vous rien dit, votre
retoiu- seul était déjà une indiscrétion terrible. J'en reviens donc à conclure ceci : que
si vous no vous observez mieux que vous ne le faites, un jour ou l'autre arrivera q\ii
amènera une (■x|)l<i>iou. Oui vous sauvera aioisï dites. lépondez-moi. Qui la sauvera
elle-même'.' ('..u', toute inuod'ute qu'elle sera de votre amoin-, votre amour sera au.v
mains do ses <MUiemis une ace usatiou ci)[itr<' elle. — Hélas! mon Dieu! murmura
Guiciie. Et un profond soupir aciiunpagiia ces paroles. — Ce n'est point ré|n)n(lre.
cela, Gniilie. — Si fait. — l'^li bien 1 voyons, que répondez-vous"? — Je réponds que
ce jour-là , mon ami . je m; serai pas plus murl ipie je ne le suis aujourd'biii. — Je
ne coiiqireuds pas.
— Oui ! lanl d'alleiiiatives m'ont u>é. Aujuuid'hui, je ne suis pi\is un être pensant,
agissant; aujourd'hui , je ne vaux plus un lidunne. si méilioire qu'il soit; aussi,
vois-tu, aujourd'hui mes dernières forces se sont éleiules, mes dernières résolutions
se sont évanouies, et je renonce à luller. Quand un est au camp, connue nous y avdns
été eusendile , el (]u'on part seul pour escarmoucber, parfois on rencontre un parti de
cinq on six fourrageurs , et, quoique seul , on se défend : aloi-s, il en survient six autres;
on s'irrite et l'on persévère; mais s'il en arrive encore six. huit. di\ autres à la tra-
verse, on se met à jiicjuer son cheval; si l'on a encore un che\al. ou bien ou si- fait
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 423
tuer pour ne pas fuir. Eh bien ! j'en suis là, j'ai d'abord lui té contre inoi-rnême; puis,
contre Buckingham ; maintenant, le roi est venu, je ne lutterai pas contre le roi, ni
même , je me hâte de te le dire , !e roi se retiràt-il , ni même contre le caractère tout
seul de cette femme. Oh 1 je ne m'abuse point, entré au service de cet amour, je m'y
ferai tuer. — Ce n'est point à elle qu'il fautfaire des reproches, répondit Raoul, c'est
;r toi. — Pourquoi cela? — Comment , tu connais la princesse ! un peu légère, fort
éprise de nouveautés, sensible à la louange, dût la louange lui venir d'un aveugle ou
d'un enfant , et tu prends feu au point de te consumer toi-même. Regarde la femme ,
aime-la , car quiconque n'a pas le cœur pris ailleurs , ne peut la voir sans l'aimer.
Mais, tout en l'aimant, respecte en elle d'abord le rang de son mari, puis lui-même,
puis enfin ta propre sûreté. — Merci , Raoul. — Et de quoi? — De ce que voyant que
je souffre par celte femme , lu me consoles, de ce que tu me dis d'elle tout le bien que
tu en penses, et peut-être même celui que tu ne penses pas. — Oh! fît Raoul, tu le
trompes, Guiche, ce que je pense je ne le dis pas toujours, mais alors je ne dis rien;
mnis quand je parle, qui m'écoute peut me croire.
Pendant ce temps , Madame , le cou tendu, l'oreille avide, l'œil dilaté et cherchant
à voir dans l'obscurité , pendant ce temps Madame aspirait avidement jusqu'au
moindre souffle qui bruissait dans les branches. — Oh! je la connais mieux que loi,
alors! s'écria Guicbc. Elle n'est pas légère, elle est frivole; elle n'est pas éprise de
nouveautés, elle est sans mémoire et sans foi ; elle n'est pas purement et simplement
sensible aux louanges, mais elle est coquette avec raffinement et cruauté. Mortelle-
ment coquette! oh! oui, je le sais. Tiens, crois-moi, Bragelonne, je souffre tous les
tourmens de l'enfer; brave, aimant passionnément le danger, je trouve un danger
plus grand que ma force et mon courage. Mais, vois-tu, Raoul . je me réserve une
victoire qui lui coûtera bien des larmes.
Raoul regarda son ami, et comme celui-ci, presque étouffé par l'émotion, ren-
versait sa fête contre le tronc du chêne : — Une victoire , demanda-t-il , et laquelle?
— Un jour, je l'aborderai, un jour je lui dirai : J'étais jeune , j'étais fou d'amour;
j'avais poiu'fanf assez de respect pour tomber à vos pieds et y demeurer le front dans
la poussière si vos regards ne m'eussent relevé jusqu'à votre main. Je crus comprendre
vos regards, je me relevai , et alors, sans que je vous eusse rien fait que vous aimer
plus encore, si c'était possible, alors vous m'avez de gaieté de cœur terrassé par un
caprice, femme sans cœur, femme sans foi, femme sans amour. Vous n'êtes pas
digne, toute princesse de sang royal que vous êtes, vous n'êtes pas digne de l'amour
d'un honnête bonune ; et je me punis de mort pour vous avoir trop aimée, et je
meurs en vous haïssant. — Oh! s'écria Raoul épouvanté de l'accent de profonde vé-
rité qui perçait dans les paroles du jeune homme, oh ! je te l'avais bien dit, Guiche,
((ue tu étais fou. — Oui , oui, s'écria Guiche poursuivant son idée , puisque nous n'a-
vons plus de guerres ici, j'irai là-bas, dans le Nord, demander du service à l'Em-
pire, et quelque Hongrois, quelque Croate , quelque Turc me fera bien la charité d'une
balle.
Guiche paraissait absorbé dans sa sombre pensée ; mais un bruit le fit tressaillir qui
mil Raoul sur pied au même moment. Quant à Guiche , il resta assis la tête comprimée
entre ses deux mains Les buissons s'ouvrirent, et une femme apparut devant les deux
jeunes gens, pâle, en désordre. D'une main elle écartait les branches qui eussent
fouetté son visage , et de l'autre elle relevait le capuchon delà mante dont ses épaulés
étaient couvertes. A cet œil humide et flamboyant, à cette démarche royale, à la
hauteur de ce geste souverain , et bien plus encore qu'à tout cela, au battement de
42.i LES MOUSQUETAIRES.
son cœur. Guiche reronniit Madame , et poussant un rri , il ramena ses mains de ses
tempes sur ses yeux.
Raoul, tremblant, décontenancé, roulait son chapeau dans ses doigts, balbutianl
quelques vagues formules de respect. — Monsieur de Bragelonne, dit la princesse,
veuillez, je vous prie, voir si mes fenuiies ne sont point quelque pari là-bas dans les
allées ou dans les quinconces; et vous, monsieur le comte, demeurez: je suis lasse,
vous me donnerez votre bras.
La foudre tombant aux pieds du malheureux jeune homme Feùt moins épouvanlé
que cette froide et sévère parole.
Néanmoins, comme, ainsi qu'il venait de le dire, il était bi'ave ; connue il venait
au fond-du cœur de prendre toutes ses résolutions, Guiche se redressa, et voyant l'hé-
sitation de Bragelonne, lui adressa un coup d'œil plein de résignation et de suprêmes
remercîmens.
Au lieu de répondre à l'instant même à Madame, il fit même un pas vers le vi-
comte, et lui tendant la main que la princesse lui avait demandée, il serra la main
toute loyale de son ami avec un soupir, dans lequel il semblait donner à l'amitié lent
ce qui restait de vie au fond de son cœur.
Madame attendit, elle sifière, elle qui ne savait pas attendre, Madame attendit que
ce colloque muet fût achevé.
Sa main, sa royale main, demeura suspendue en l'air, et quand Raoul fut parti
retomba sans colère , mais non sans émotion dans celle de Guiche.
Ils étaient seuls au milieu de la forêt sombre et muette, et l'on n'entendait plus que
le pas de Raoul s'éloignant avec précipitation par les sentiers ombreux.
Sur leur tète s'étendait la voûte épaisse et odorante du feuillage de la forêt par les
déchirures duquel on voyait briller cà et là quelque étoile.
Madame entraîna doucement Guiche à une centaine de pas de cet arbre indiscret
qui avait entendu et laissé entendre tant de choses dans cette soirée, et le conduisant
à une clairière voisine qui permeKait de voir à une certaine distance autour de soi : —
Je vous amène ici, dit-elle toute frémissante, parce que là-bas où nous élions, toute
parole s'entend. — Toute parole s'entend , diles-vous, Madame, répéta machinale-
ment le jeune homme. — Oui. — Ce qui veut dire . nun-mura Guiche. — Ce qui veut
dire que j'ai entendu toutes vos paroles. — Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! il me man-
quait encore cela, balbulia (juiciic. Et il baissa la télé conune fait le nageur fatigué
sous le flot <pù l'engloutil. — Ainsi, dit Madame, vous me jugez comme vous
avez dit'/
Guiche pâlit, détourna la lèle et ne répondit rien; il se senlait prêt à s'évanoin'r. —
C'est fort bien, continua la princesse d'un son de voix plein de doiiceiu-, j'aime mieux
cette franchise qui doit me blesser, (ju'une ilatterie qui me tromperait. Soit! selon
vous, monsieur de Guiche, je suis donc coquette et vile. — Vile! s'écria le jeune
homme, vile, vous! oh! je n'ai certes pas dit, je n'ai certes pas pu dire que ce qu'il
V a au monde de jilus précieux pour moi fi^l une chose vile ; non , non, je n'ai pas dit
^ela. — Une fenune ipii voit périr un houune consumé du feu qu'elle a allumé et qui
n'éteint pas celt(! flanuue, est, à mon avis, une femme vile. — Oh 1 que vous im-
porte ce (pic j'ai (lit, reprit le couile. Que suis-je, mon Dieu! près de vous, et com-
ment vous inquiétez-vous iiièrne si j'existe ou si je n'existe pas'/ — Monsieur de
Guiche, vous êtes un liduiiue comme je suis une femme, et vous connaissant ainsi
que je vous connais, je ne veux point vous exposer h mourir; je change avec vous de
conduite et de caractère. Je serai , non pas franche . je le suis toujours , mais vraie. Je
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 425
vous supplie donc , monsioui- le comte , de ne plus m'ainier et d"oul)lier toiil à fait que
je vous aie jiiinais adressé une parole ou nn regard.
Guiche se retourna , couvrant Madame d'un regard passionné. — Vous , dit-il , vous
vous excusez , vous me suppliez , vous! — Oui, sans doute, puisque j'ai fait le mal ,
je dois réparer le mal. Ainsi, monsieur le comte , voilà qui est convenu. Vous me
pardonnerez ma frivolité, ma coquetterie. Ne m'interrompez pas. Je vous pardon-
nerai, moi, d'avoir dit que j'étais frivole el coquetle . quelque chose de pis peut-èlre ,
et vous renoncerez à votre idée de mort, et vous conserverez à votre famille, au roi
el aux dames, un cavalier que lout le monde esliine el que beaucoup chérissent.
Et Madame prononça ce dernier mot avec un tel accent de fianchise el même de
tendresse , que le cœur du jeune homme sembla prêt à s'élancer de sa poitrine. —
Ohl Madame, Madame... balbutia-t-il. — Écoulez encore, continua-t-elle. Quand
vous aurez renoncé à moi par nécessité d'abord , puis pour vous rendre à ma prière ,
alors vous me jugerez mieux, et, j'en suis sur, vous remplacerez cet auKJur, pardon,
celle folie , par une sincère amitié que vous viendrez ni'oflVir , el qui , je vous le jure,
sera cordialement acceptée.
Guidie, la sueur au front, la mort au cœur, le frisson dans les veines, se mordait
les lèvres, frappait du pied, dévorait eu un mot toutes ses douleurs. — Madame, dit-
il, ce que vous m'oflrcz là est impossible, el je n'accepte point tui pareil marché. —
Eh quoi ! dit Madame, vous refusez mon amiliéï — Non! non! pas d'amitié, .Madame,
j'aime mieux mourir d'amour que vivre d'amitié. — Monsieur le comte! — Oh! Ma-
dame, s'écria Guiche , j'en suis arrivé à ce moment suprême où il n'y a plus d'autre
considération, d'autre respect que le respect et la considération d'un hounêlc lionune
envers une femme adorée. Chassez-moi, maudissez-moi, dénoncez-moi, vous serez
juste; je me suis plaint de vous, mais je ne m'en suis plaint si amèrement que parce
que je vous aime ; je vous ai dit que je mourrais, je mourrai ; vivani , vous m'oublie-
rez; mort, vous ne m'oublierez point, j'en suis sûr.
Et cependant, elle, qui se sentait debout et toute rêveuse et aussi agitée que le
jeune homme, détourna un moment la tête, comme un instant auparavant il venait
de la détourner lui-même.
Puis, après un silence : — Vous m'aimez donc bien? demanda-t-elie. — Oh ! folle-
ment. Au point d'en mourir, comme vous le disiez. Au point d'en mourir, soit que
vous me chassiez, soit que vousm'écoutiez encore. — Alors, c'est un mal sans espoir,
dit-elle d'un air enjoué: un mal qu'il convient de traiter par les adoucissans. Çà, don-
nez-moi voire main,,. Elle est glacée.
Guiche s'agenouilla, collant sa bouche, non pas sur l'une, mais sur les deux mains
brûlantes de Madame. — Allons, aimez-moi donc, dit la princesse, puisqu'il n'en sau-
rait être aulrcmenl. Et elle lui serra les doigts presque impercepliblement, le relevant
ainsi , moitié comme eût fait une reine , et nioilié comme eût fait une amante.
De Guiche frissonna par tout le corps.
Madame sentit courir ce frisson dans les veines du jeune homme, et comprit que
celui-là aimait véritablement. — Votre bras, comte, dit-elle , el rentrons. — .\h ! Ma-
dame, lui dit-il chancelant, ébloui, un nuage de flamme sur les yeux. Ah ! vous avez
trouvé un autre moyen de me tuer. — Heureusement que c'est le plus long , n'est-ce
pas? rcpliqua-t-elle.
El elle l'enlraîna vers le quinconce.
426
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
LA CORRESPONDANCE D'ARAMIS.
gy^
ANDis que les affaires de Guiche, raccommodées ainsi
tout à coup sans qu'il put deviner la cause de cette amé-
lioraliou , prenaient celte tournure inespérée que nous
leur avons vu jirendre . Raoul, ayant conqiris l'invila-
tion de Madame, s'était éloigné pour ne pas troulilercette
explication doiit il était loin de deviner les résultats, et
il avait rejoint les dames d'honneur éparses dans le par-
terre.
Pendant ce temps, le chevalier de Lorraine, remonté
dans sa chambre, lisait avec surprise la lettre de Wardes,
laquelle lui racontait ou plutôt lui faisait raconter par la main de son valet de chambre
le coup d'épée reçu à Calais et tous les détails de celte aventure, avec invitation d'en
communiquer à Guiche et à Monsieur ce qui , daus cet événement , pouvait être par-
ticulièrement désagréable à chacun d'eux.
De Wardes s'attachait surtout à démontrer au chevalier la violence de cet amour
de Bnckingham pour Madame et il leruiinait sa lettre en annonçant qu'il croyait celte
passion payée de retour.
A la lecture de ce dernier paragraphe, le chevalier haussa les épaules; en effet,
de Wardes était fort arriéré , comme ou a pu le voir.
De Wardes n'en était encore qu'à Ruckincham.
Le chevalier jeta par-dessus son épaule le papier sur une table voisine, et d'un ton
dédaigneux :
— En vérité, dit-il, c'est incroyable; ce ]iauvre de Wardes est pourtant un gar-
çon d'es])rit , mais, en vérité, il n'y parait pas, tant ou s'encroûte vile eu province.
Que le diiiilc cuiiinile ce benêt qui devait lu'écrire des choses importantes, et qui
m'écrit de pareilles niaiseries. Au lieu de cette pauvreté de lettre qui ne signilie rien,
j'eusse li'ouvé là-bas dans les (piiuconces ime biiune petite intrigue qui eût couqiro-
mis une femme, valu pi'ul-("lr(' un cniip d'épee à un liinume cl diverli Monsieur peu-
dant trois jours.
Il regarda sa inoiilri'. • — Miiintru.iiil , lil-ii. il est trop i,ii'd. 1 mi' liciu-e du malin,
tout le monde doit élre rentré cliey. le roi où l'on ailiévc la miil : allons, c'est uni' piste
perdue, et à m(iiii> de ciiauci' extraordinaire...
El, l'ti disant ers mois, comnie pdur eu appeler à sa lionne étoile , le rhevalicr
s approcha a\ec dé'pil de la fenêtre ipii dnnn.iil sur mmc purlion assez soldaire du
janlin.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 427
Aussitôt, et corame si un mauvais génie eût été à ses ordres, il aperçut, revenant
vers le ihàtean en compagnie d'un lionune . ime mante de soie de couleur sombre et
reconnut cette tournure qui l'avait frappé une ilemi-hcuie auparavant. — Eh ! mon
Dleul pensa-t-ilen frappant des mains, Dieu me danme ! comme dit notre ami Buc-
kingbara, voici mon mystère. ^
Et il s'élança précipitamment à travers les degrés dans l'espérance d'arriver à temps
dans la cour pom- reconnaître la femme à la mante et son compagnon.
Mais en arrivant à la porte de la petite cour, il se heurta presque avec Madame,
dont le visage radieux apparaissait plein de révélations charmantes sous celte mante
qui l'aljritait sans le cachei'.
Malheureusement Madame était seule.
Le chevalier comprit que puisqu'il l'avait vue, il n'y avait pas cinq minutes, avec
un gentilhomme , le gentilhomme ne devait pas être bien loin.
En conséquence, il prit à peine le temps de saluer la princesse, tout en se rangeant
pour la laisser passer; puis, lorsqu'elle eut fait quelques pas avec la rapidité d'une
femme qui craint d'être reconnue, lorsque le chevalier vil qu'elle était trop préoc-
cupée d'elle-même pour s'inquiéter de lui , il s'élança dans le jardin , regardant ra-
pidement de tous côtés et embrassant le plus d'horizon qu'il pouvait dans son regard.
Il arrivait à temps, le gentilhomme qui avait accompagné Madame était encore à
portée (le vue ; seulement , il s'avançait rapidement vers une des ailes du château
derrière laquelle il allait disparaître.
Il n'y avait plus une minute à perdre , le chevalier s'élança à sa poursuite , quitte à
ralentir le pas en s'approchani de l'inconnu , mais quelque diligence qu'il fit, l'in-
connu avait tourné le perron avant lui.
Cependant, il était évident que comme comme celui que le chevalier poursuivait
marchai! iloucement , une fois l'angle tourné , à moins qu'il ne fût entré par quelque
porte, le chevalier ne pouvait manquer de le rejoindre.
C'est ce qui fût cerkiincment arrivé si , au moment où il tournait cet angle , le che-
valier ne se fût jeté dans deux personnes qui le tournaient elles-mêmes dans le sens
opposé.
Le chevalier était tout prêta faire un assez mauvais parti à ces deux fâcheux, lors-
qu'en relevant la tête il reconnut ^I. le surintendant.
Fouquet était accompagné d'une personne que le chevalier voyait pour la pre-
mière fois.
Celte personne, c'était Sa Grandeur l'évêque de Vannes.
Arrêté par l'importance du personnage, et forcé par les convenances à faire des
excuses là où il s'attendait à en recevoir, le chevalier fit un pas en arrière ; et comme
M. Fouquet avait sinon l'amitié , du moins les rcs|iecls de tout le monde: comme le
roi lui-même, quoiqu'il fût plutôt son ennemi que sou ami, trailait M. Fouquet en
homme considérable, le chevalier lit ce que le roi eût fait, il salua M. Fouquet qui le
saluait avec une bienveillante politesse, voyant que ce gentilhomme l'avait heurté par
mégarde et sans mauvaise Intention aucune.
Puis, presque aussitôt , ayant reconnu le chevalier de Lorraine, il lui fit quelques
complimens auxquels force fut au chevalier de répondre.
Si court que fut le dialogue, le chevalier de Lorraine vit peu à peu avec Un déplai-
sir mortel «on inconnu diminuer et s'effacer dans l'ombre.
Le chevalier se résigna, et une fois résigné revint complètement à Fouquet. — Ah !
Monsieur, dit-il, vous arriveï bien lard. On s'est fort occupé ici de Votre absence, el
i-28 LES MOUSQUETAIRES.
j'ai ontendu Monsieur s'étonner de ce qu'ayant été invité par le roi, vous n'étiez pas
venu. — La chose m'a été impossible, Monsieur, et aussitôt libre j'arrive. — Paris
est tranquille ? — Parfaitement. Paris a fort bien reçu sa dernière taxe. — Ah! je
comprends que vous ayez voulu vous assurer de ce bon vouloir avant de venir prendre
part à nos fcMes. — Je n'en arrive pas moins un peu tard. Je m'adresserai donc à
vous, Monsieur . pour vous demander si le roi est dehors ou au château, si je pourrai
le voir ce soir ou si je dois attendre à demain. — Nous avons perdu le roi de vue de-
puis une demi-heure à peu près, dit le chevaUer. — Il sera peut-être chez Madame?
demanda Fouquet. — Chez Madame , je ne crois pas, car je viens de rencontrer Ma-
dame qui rentrait jiar le petit escalier, et à moins que ce geutilhonune que vous ve-
nez de croiser tout à l'heure ne fût le roi en personne...
Et le chevalier attendit, espérant qu'il saurait ainsi le nom de celui c[u'il avait
poursuivi .
Mais Fouquet, qu'il eût reconnu ou non Guiche, se contenta de répondre : — Non,
Monsieur, ce n'était pas lui.
Le chevalier désappointé salua; mais, tout en saluant, ayant jeté un dernier coup
d'oeil autour de lui et ayant aperçu M. Colbert au milieu d'un groupe : — Tenez,
Monsieur, dit-il au surintendant, voici là-bas sous les arbres quelqu'un qui vous ren-
seignera mieux que moi. — Qui? demanda Fouquet, dont la vue faible ne |)erçait pas
les ombres. — M. Colbert, répondit le chevalier. — .\h ! fort bien. Cette personne qui
parle là-bas à ces honmies portant des torches, c'est M. Colbert'/ — Lui-même. II
donne ses ordres pour demain aux dresseurs d'illuminntion. — Merci, Monsieur.
Et Fouquet lit un mouvement de tète qui indiquait qu'il avait appris tout ce qu'il
désirait savoir.
De son côté le chevalier, qui , tout au contraire , n'avait rien appris , se retira sur un
profond salut.
A peine fut-il éloigné que Fouquet, fronçant le sourcil, tomba dans \me muette
rêverie.
Aramis le regarda un instant avec une espèce de compassion pleine de tristesse. —
Eh bien ! lui dit-il , vous voilà énui au seul nom de cet homme. Eh quoi! Irionqihant
et joyeux tout à l'heure, voilà que vous vous rembrimissez à ras[)ect de ce méiliocre
fantôme. Voyons, Monsieur, croyez-vous en votre fortune"? — Non! répondit Iriste-
meiit Fouquet. — Et pourquoi? — Parce que je suis Irop heureux en ce moment,
ri''|)li([ua-l-il d'une voix InMuhlaute. Ali ! mon cher d llerblay , vous qui êtes si savant,
vous devez connaître l'hisloire d'un certain tyran de Samos. Que puis-je jeter à la mer
qui désarme le malheur à venir ! Uh I je vous le répète , mon ami , je suis trop heu-
reux! si heureux que je ne désire plus rien au delà de ce que j'ai... Je suis monté si
haut... Vous savez ma devise : Quo tion asceiidam. Je suis monté si haut <pie je n'ai
plus qu'à descendre. Il m'est donc iriqiossible de croire au progrès d'une fortune qui
est déjà plus qu'huiiiaiuc.
Aramis sourit en lixant sur Fouquet son œil si cai'essaut et si lin. — Si je connaissais
voire bonheur, dit-il, je craindrais |)eut-êlrc votre disgrâce; mais vous me jugez en
véritable ami, c'est-à-dire (pie vous me trouvez bon |)our l'infortune, voilà tout. C'est
déjà immense et précieux, je le sais; mais en vérité j'ai bien le droit de vous de-
mander de me confier de temps en temps les choses heureuses qui vous arrivent et
aM\(iuclli's je pn'iidi-ais part, vous le savez, plus (pi'à celles (pii m'arriveraient à
irioi-uicme. — Mon (lier prélat, dit en riant l'diKjuet, mes se( rets sont p:u' trop
profanes pour les conlier à nu évoque, si mondain ipTil soit. — Uali ! en confession.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 429
— Oh ! je rougirais trop si vous éliez mon confesseur. Et Fouquet se mil à soupirer.
Araniis le regarda encore sans autre manifestation de sa pensée que son muet sou-
rire.— Allons, dit-il, c'est une grande vertu que la discrétion.
— Silence , dit Fouquet. Voici cette venimeuse bête qui m"a reconnu et qui s'ap-
proche de nous. — Colbert ? — Oui ; écartez-vous , mon cher d'Herblay, je ne veu.K
pas que ce cuistre vous voie avec moi, il vous prendrait en aversion. Aramislui serra
la main. — Qu"ai-je besoin de sou amitié? dit-il, n'ètes-vous pas là? — Oui, mais
peut-être n'y serai-je pas toujours , répondit mélancoliquement Fouquet. — Ce jour-
là, si ce jour-là vient jamais, dit tranquillement Aramis, nous aviserons à nous passer
de l'amitié ou à braver l'aNerbion de M. C.cjlbert. .\Liis , dites-moi, cher monsieur Fou-
quet, au lieu de vous entretenir avec ce cuistre, counne vous lui laites l'honneur de
l'appeler, conversation dont je ne sens pas l'ulililé, que ne vohs rendez-vous, sinon
auprès du roi, du moins auprès de Madame? — De Madame ! lit le surintendant dis-
trait par ses souvenirs. Oui, sans doute, près de iladame. — Vous vous ra])pelez,
continua .\ramis, (|u'on nous a ap[)ris la grande faveur dont .Madame jouit depuisdeux
ou trois jours. Il entre, je crois, dans votre politique et dans nos plans que vous fassiez
assidûment votre cour aux amies de Sa Majesté. Ces! le moyen de balancer l'autorité nais-
sante de M. Colbert. Rendez-vous donc le plus tôt possible près de Madame et uîéna-
gez-nous celle alliée. — Mais, dit Fouquet, êtes-vous bien sûr que c'est véritablement
sur elle que le roi a les yeux fixés en ce moment? — Si l'aiguille avait tourné , ce se-
rait depuis ce matin. Vous savez que j'ai ma police. — Bien, j'y vais de ce pas, et à
tout hasard j'aurai mon moyen d'introduction : c'est une magnifique paire de camées
antiques enchâssés dans des diamans. — Je l'ai vue , rien de plus riche et de plus roval.
Ils furent interrompus en ce moment par un laquais conduisant un courrier. —
Pour monsieur le surintendant, dit tout haut ce courrier en présentant à Fouquet une
lettre. — Pour monseigneur l'évêque de Vannes, dit tout bas le laquais eu remettant
une lettre à ,\ramis.
Et comme le laquais portait une torche , il se plaça entre le surintendant et 1 évèque,
afin que tous deux pussent lire en même temps.
A l'aspçct de l'écriture fine et serrée de l'enveloppe. Fouquet tressaillit de joie ,
ceux-là seuls qui aiment ou qui ont aimé comprendront son inquiétude d'abord, puis
son bonheur ensuite.
Il décacheta vivement la lettre qui ne renfermait que ces seids mots : « Il y a une
heure que je t'ai quitlé, il y a un siècle que je ne t'ai dit je t'aime. » C'était tout.
Madame de Bellicres avait, en effet, quitté Fouquet depuis une heure , après avoir
passé deux jours avec lui , et de peur que son souvenir ne s'écartât trop longtemps du
cœur qu'elle regrettait, elle lui envoyait un courrier porteur de cette importante nus-
sive. Fouquet baisa la lettre et la paya d'une poignée d'or.
Quant à Aramis, il lisait, connue nous avons dit, de son côté, mais avec plus de
froideur et de réfiexion , le billet suivant :
« Le roi a été frappé ce soir d'un coup étrange : une femme l'aime. Il l'a su i ar
hasard en écoutant la conversation de celte jeune fille avec ses compagnes. De soi'te
que le roi est tout entier à ce nouveau caprice. La femme s'appelle mademoiselle de la
Vallière et est d'une assez médiocre beauté pour que ce caprice deviemie une grande
passion. Prenez garde à mademoiselle de la Vallière! » Pas un mot de Madame.
Aramis replia lentement le billet et le mit dans sa poche.
Quanlà Fouquet. il savourait toujours les parfums de sa lettre — Monsei'/neur, ilit
Aramis, touchant le bras de Fouquet. — Hein? demanda celui-ci, — Il me vient une
430 LES MOUSQUETAIRES.
idée. Connaissez-vous une petite fille qu'on appelle la Vallière? — Ma foi , non. —
Cherchez bien. — Ah ! oui , je crois, une des tilles d'honneur de Madame. — Ce doit
être cela. — Eh bien! après? — Eh bien! monseJErneur, c'est à cette petite tille qu'il
faut que vous rendiez une visite ce soir. — Bah ! et comment? — Et de plus c'est à
celte pelile fille qu'il faut que vous donniez vos camées. — Allons donc ! — Vous sa-
vez, monseignem-, que je suis de bon conseil. — Mais cet imprévu. . — C'est mon
affaire. Vite une cour en règle à la petite la Valiière , monseigneiu". Je me ferai garant
près de madame de Bellières que c'est une cour toute politique. — Que dites-vous là I
mon ami , s'écria vivement Fouquet , et quel nom avez- vous prononcé? — Un nom qui
doit vous pro\iver, monsieur le surintendant, que bien instruit pour vous, je puisèlrc
aussi bien instruit pour les autres. Faites la cour à la petite la Valiière. — Je ferai la
cour à qui vous voudrez, répondit Fouquet avec le paradis dans le cœur. — Voyons ,
voyons, redescendez sur la terre, voyageur du seplième ciel , dit Araniis, voici M. de
Colbert. Oh ! mais il a recruté tandis que nous lisions : il est entouré , loué , congratulé ,
décidément c'est une puissance.
En effet , Colbert s'avançait escorté de tout ce qui restait de courtisans dans les jar-
dins, et chacun lui faisait sur l'ordonnance delà fêle des complimens dont il s'enflait
à éclater. — Si la Fontaine était là, dit en soudant Fouquet , quelle belle occasion
pour lui de réciter la fable de sa grenouille qui veut se faire aussi grosse qu'un bœuf.
Colbert arriva dans un cercle éblouissant de lumière, Fouquet l'attendit impassible
et légèrement railleur.
Colbert, lui, souriait aussi, il avait vu son ennemi déjà depuis près d'un quart
d'heure , il s'approchait tortueusement aussi.
Le sourire de Colbert présageait quelque hostilité. — Oh ! oh ! dit Aramis tout bas
au surintendant, le coquin va vous demander encore quelques millions pour payer
ses artifices et ses verres de couknu-.
Colbert salua le premier d'un air qu'il s'efforçait de rendre respectueux.
Fouquet remua la tète à peine. — Eh bien! monseigneur, demanda Colbert , que
disent vos yeux? Avons-nous eu bon goût? — Un goût parfait, répondit Fouquet,
sans qu'on pût renianiuer, dans ces paroles, la moindre; raillerie. — Oh! dit Colbert,
méchamment, vous y mettez de l'indulgence... Nous sommes pauvres, nous autres
gens du roi, et Fontainebleau n'est pas un séjour comparable à Vaux. — C'est vrai,
répondit flegmati(piemenl Fouquet . qui dominail tous les acteurs de cette scène. —
Que voulez-vous, moubeigneur. continua CoIIktI . nous avons agi selon nos ])elites
ressources.
Fouquet fit un geste d'assenliment. — Mais, poursuivit Colbert, il serait digne de
voire maguiiiceuce, monseigneur, d'oll'rir à Sa Majeslé une léte dans vos uierM'il-
leu.x jaiilins... dans ces jardins (pii vous ont coûté soixanle millions — Soixante-
douze, dit Fouquel. — Raison de plus, reprit Colbert. Voilà qui sérail vrairueTil ma-
gnifique.
— Mais croje/.-vous. Monsieur, dit Fouquet, que Sa Majesté daignât acicpler mou
invilalion. — ( Ih ! je n'eu doule |ias! s'écria viven)eut Cnllicil, et ji- m'en porterai
caution. — C'est l'nrl ^liniable à vous, dit Fou(iuet. J'y puis donc couiiiler'/ — Oui,
monseigneur, oui, certainement. — Alors je me consulterai . dil Fouquel. — Accep-
tez, acceptez, dit tout bas et vivement Aramis. — Vous vous considierez, répéta
Colbert.. — Oui, ré|)ondil Fouipiet, |)our savoir (picl jour je poiu'rai faire mon invi-
lalioii au roi. — Ohl dès ce soir, monseigneur, dès ce soii'. — Accepté, lit le siu'iu-
tendant. .Messieurs, je voudrais vous faire mes invitations, mais vous savez (|iic par-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 431
tout où va le roi, le roi est chez lui; c'est doue à vous de vous thire inviter par Sa
Majesté.
Il y eut une rumeur joyeuse dans la foule.
Fouquet salua et partit.
— Misérable orgueilleux I dit Colbert, tu acceptes, et lu .^ais (|ue cela le coûtera dix
millions. — Vous m'avez ruiné, dit tout bas Fouquet h Aramis. — Je vous ai sauvé,
répliqua celui-ci, tandis que Fouquet montait les degrés du perron et faisait demander
au roi s'il était encore visible.
LE COMMIS D'ORDRE.
Le roi , pressé de se retrouver seul avec lui-niènie pour étudier ce qui se passait
dans sou propre cœur, s'était retiré chez lui où M. de Saint-AJgnan élait venu le re-
trouver après sa conversation avec Madame.
Nous avons rapporté cette conversation.
Le favori , lier de sa doui)le importance et sentant que depuis deux heures il était
devenu le confident du roi, commençait, tout respectueux qu'il fût, à traiter d'un
peu haut les affaires do cour, et du point où il s'était mis , ou plutôt où le hasard l'a-
vait placé, il ne voyait qu'amour et guirlandes autour de lui.
L'amour du roi pour Madame, celui de Madame pour le roi, celui de Guiche pour
Madame, celui de la Vallière pour le roi, celui de Malicorne pour Montalais, celui
de mademoiselle de Tonnay-Gharente pour lui Saint-Aignan , n'était-ce pas véritable-
ment plus qu'il n'en fallait pour faire tourner une tôle de courtisan.
Or, Saint-Aignan était le modèle des courtisans passés, présens et futurs.
Au reste, Saint-Aignan se montra si bon narrateur et appréciateur si subtil, que le
roi l'écouta en marquant beaucoup d'intérêt, surtout lorsqu'il conta la façon passion-
née avec laquelle Madame avait recherché sa conversation à propos des affaires de
mademoiselle de la Vallière.
Quand le roi n'eût phis rien ressenti pour Madame Henriette de ce qu'il avait
avait éprouvé, il y avait dans cet ardeur de Madame à se faire donner ces renseigne-
niens une satisfaction d'amoiu'-propre qui ne pouvait échapper au roi, 11 éprouva donc
cette satisfaction, mais voilà tout , et son cœur ne fut |)oint un seul instant alarmé de
ce que Madame pouvait penser ou ne point penser de tonte cette aventure
Seulement, lorsque Saint-,\ignan eut lini, le roi, tout en se préparant à sa toilette
de nuit, demanda : — Maintenant, Saiut-Aignan, tu sais ce que c'est que mademoi-
selle de la Vallière, n'est-ce pas? — Non-seulement ce qu'elle est, mais ce qu'elle
sera. — Que veux-tu dire? — Je veux dire qu'elle est tout ce qu'une femme peut
désirer d'être , c'est-à-dire aimée de Votre Majesté; je veux dire qu'elle sera tout ce
que Votre Majesté voudra qu'elle soit. — Ce n'est pas cela que je te demande... Je
ne veux pas savoir ce qu'elle est aujourd'hui ni ce qu'elle sera demain : tu l'as dit,
cela me regarde: mais ce qu'elle était hier. Répète-moi donc ce qu'on dit d'elle. —
On dit qu'elle est sage. — Oh! fit le roi en souriant , c'est un bruit. — Assez rare à
la cour, sire, pour qu'il soit cru quand on le répand. — Vous avez peut-être raison ,
mon cher... Et de bonne naissance? — Excellente; tille du marquis de la Vallière et
432 LES MOUSQUETAIRES.
Ijelle-fille de cet excellent M. de Saint- Remy. — Ah! oui, le majordome de nja
tante... Je me rappelle cela, et je nie souviens maintenant, je l'ai vue en passant à
Blois. Elle a été présentée aux reines. J'ai même à me reprocher, à cette époque, de
n'avoir pas l'ait à elle toute l'attention qu'elle méritait. — Oh ! sire, je m"eu rapporte
à Votre Majesté pour réparer le temps pierdu. — Et le bruit serait donc, dites-vous,
que mademoiselle delà Valliorc n'aurait pas d'amant? — En tout cas je ne crois pas
que Votre Majesté s'effrayât beaucoup de la rivalité. — Attends donc, s'écria tout à
coup le roi avec un accent des plus sérieux. — Plaît-il , sire? — Je me souviens. —
Ah! — Si elle n'a pas d'amant, elle a un liancé. — Un fiancé! — Comment! tu ne
sais pas cela, comte? loi, l'homme aux nouvelles. — Votre Majesté m'excusera. Et
le roi connaît ce fiancé? — Pardieu ! sou père est venu me demander de signer au
contrat : c'est...
Le roi allait sans doute prononcer le nom du vicomte de Bragelonne, quand il
s'arrêta en fronçant le sourcil. — C'est... répéta Saint-.Aiguau. — Je ne me rappelle
plus, répondit Louis XIV essavant de cacher une émotion qu'il dissiuuilait avec peine.
— Puis-je mettre Votre Majesté sur la voie? demanda le comte de Saint-Aiguau. —
Non, car je ne sais plus moi-même de qui je voulais parler; non, eu vérité, je me
rappelle bien vaguement qu'une des filles d'honneur devait épouser... mais le nom
ni"cclia])pc — l'ilait-ce mademoiselle de Tonnay-Chareute qu'il devait épouser, de-
manda Saiul-Aignau. — Peut-être, lit le roi. — Alors le futur était M. deMontespan;
mais mademoiselle de Tonnay-Charente n'en a point parlé , ce me semble , de ma-
nière à effrayer les prétendans. — Enfin, dit le roi, je ne sais rien , ou pi'esque rien
sur mademoiselle de la Vallière. Saiut-.\iguan , je te charge d'avoir des renseigneiuens
sur elle. — Oui, sire, cl ([uand aurai-je l'honneur de revoir Votre Majesté pour les
lui fournir? — Quand tu les auras. — Je les aurai vite , si les renseignemens vont aussi
vite que mon désir de revoir le roi. — Bien parlé! .\ propos, est-ce que Madame a
témoigné quelque chose contre cette pauvre fille ? — Rien , sire. — Madame , ne s'est
point liichée? — Je ne sais, seulement elle a toujours ri. — Très-bien, mais j'entends
du bruit dans les antichambres, ce me semble, on me vient sans doute annoncer
quelque courrier. — En effet, sire. — Informe-toi , Saint-.Mgnan.
Le comte courut à la porte et échangea quelques mots avec l'huissier. — Sire, dit-
il en revenant , c'est M, Fouquet qui arrive à l'instant même sur un ordre du roi , ;i ce
fpi'il dit. Il s'est présenté, mais l'heure avancée fait qu'il n'insiste pas même pour avoir
audience ce soir, il se contente de constater sa présence. — M. Fouquet ! Je lui ai écrit
à trois heures en l'invitant à être à Fontainebleau le lendemain matin , il arrive à Fon-
tainebleau à deux heures. C'est du zèle! s'écria le roi radieux de se voir si bien obéi.
Eli bien ! au contraire, M. Fouquet aura son audience. Je l'ai mandé, je le recevrai.
Qu'on l'introduise. Toi, comte, aux recherches et à demiiiu. Le roi mit un doigt sur
ses lèvres et Sainl-Aigiian s'esqui\ a la joie dans le cœurcu donnant l'ordre ;i Ihuissier
d'introduire M. Fouquet.
Fouquet fil alors sou entrée dans la chambre royale. Louis XIV se leva pour le re-
cevoir. — Bon.soir, monsieur Fouquet, dit-il avec un aimable sourire Je vous félicite
de voire ponctualité; mon message a dû vous arriver lard cependant? — .\ neufhcures
du soir, sire. — Vous avez beaucoup travaillé ces jours-ci , monsieur Fouquet, car on
Ml a assuré que vous n'aviez pas ipiitté voire cabinet de ."^aint-Mandé depuis trois ou
tpialre jours 7— .le uw. suis mi ctl'l enfermé Iroisjours, sire, répli(pia Fouipiel eu s'iu-
cliuaul.
— Savez-vous, monsiiui l'duqinl . que j'avais beainnup de ibosi'^ .'1 \iius dire?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. ïr3
continua le roi de son air le plus gracieux. — Voire Majesté me comble, et puisqu'elle
est si bonne pour moi , me permet-elle de lui rappeler une promesse d'audience qu'elle
m'avait faite? — Ab! oui, quelqu-un d'église qui croit avoir à me remercier, n'est-ce
pai? — Justement, sire. L'heure est peut-être mal choisie, mais le temps de celui que
j'amène est précieux, et comme Fonlainebleau est sur la route de son diocèse... —
Qui donc déjà? — Le dernier évêqne de Vannes, que Votre Majesté , à ma recomman-
dation, a daigné investir il y a trois mois. — C'est possible , dit le roi qui avait signé
sans lire ; et il est là? — Oui, sire; Vannes est un diocèse important : les ouailles Je
ce pasteur ont besoin de sa parole divine; ce sont des sauvages qu'il importe de tou-
jours polir en les instruisant, et M. d'Herblay n'a pas son égal pour ces sortes de mis-
sions. — M. d'Herblay ! dit le roi en cherchant au fond de ses souvenirs , comme si ce
nom, entendu depuis longtemps, ne lui était cependant pas inconnu. — Oh ! lit vive-
ment Fouquet, Votre Majesté ne connaît pas ce nom obscur d'un de ses plus fidèles et
de ses plus précieux serviteurs. — Non , je l'avoue... Et il veut reiiartir! — C'est-à-
dire qu'il a reçu aujourd'hui des lettres qui nécessiteront peut-être son départ , de sorte
qu'avant de se remettre en rouie pour le pays perdu qu'on appelle la Bretagne, il dé-
sirait présenter ses respects à Votre Majesté. — Et il attend? — Il est là , sire. — Faites-
le entrer.
Fouquet fit un signe à l'huissier qui attendait derrière la tapisserie.
La porte s'ouvrit , Aramis entra.
Le roi lui laissa dire son compliment etattacha un long regard sur cette physionouue
que nul ne pouvait oublier après l'avoir vue. — Vannes! dit-il : vous êtesévêquc de
Vannes , Monsieur? — Oui , sire. — Vannes est en Bretagne? Aramis s'inclina. —
Près de la mer? Aramis s'inclina encore. — A quelques lieues de Belie-Isle? — Oui ,
sire, répondit Aramis... à six lieues , je crois. — Six lieues, c'est un pas, fit Louis XIV.
— Non pas pour nous autres, pauvres Bretons, sire, dit Aramis; six lieues, au con-
traire, c'est une dislance, si ce sont six lieue-; de terre; si ce sont six lieues de mer ,
c'est une immensité. Or, j'ai eu l'honneur de le dire au roi, on compte six lieues de
la rivière à Belle-Isle. — On dit que M. Fouquet a là une fort belle maison ? demanda
le roi. — Oui, on le dit, répondit Aramis en regardant tranquillement Fouquet. —
Comment, on le dit? s'écria le roi. — Oui , sire. — En vérité, monsieur Fouquet,
une chose m'étonne, je vous l'avoue. — Laquelle? — Comment, vous avez à la lète
de vos paroisses un homme tel que M d'Herblay, et vous ne lui avez pas montré
Belle-Isle? — Oh ! sire, répliqua l'évêque sans donner à Fouquet le tenqis de répondre,
nous autres, pauvres prélats bretons, nous pratiquons la résidence. — Monsieur de
Vannes, dit le roi, je punirai M. Fouquet de son insouciance. — Et comment cela,
sire? — Je vous changerai.
Fouquet se mordit la lèvre, Aramis sourit. — Combien rapporte Vannes? continua
le roi. — Six mille livres , sire , dit Aramis. — Ah mon Dieu ! si peu de chose ; mais
vousavez du bien , monsieur de Vannes? — Je n'ai rien, sire, seulement M. Fouquet
me compte douze cents livres par an pour son banc d'oeuvres. — Allons, allons,
monsieur d'Herblay , je vous promets mieux que cela. — Sire. . — Jcsongerai à vous.
Aramis s'inclina.
De son côté, le roi le salua presque respectueusement, comme c'était au reste son
habitude de faire avec les femmes et avec les gens d'église.
Aramis comprit que son audience était finie; il prit congé par une phrase des plus
simples, par une véritable phrase de pasteur campagnard , et disparut. — Voilà une
remarquable ligure, dit le roi en le suivant des yeux aussi longtemps qu'il le put voir,
434 LES MOUSQUETAIRES.
cl même en quelque sorte lorsqu'il ne le voyait plus. — Sire, répondit Fouquet , si cet
cvèque avait riiistruction prenyère , nul prélat en ce royaume ne mériterait comme lui
les premières distinctions. — Il n'est pas savant?^— 11 a changé l'épée pour la clia-
suble, et cela mi peu tard. Mais n'importe, si Votre Majesté me permet de lui re-
parler de M. de Vannes en temps et lieux... — Je vous en prie. Mais avant de parler
de lui , parlons de vous, monsieur Fouquet. — De moi , sire? — Oui, j'ai ipille com-
pliments à vous faire. — Je ne saurais , en vérité, exprimer .'i Votre Majesté la jnie
que je ressens. — Oui, monsieur Fouquet, je comprends. Oui, j'ai eu contre vous
des préventions. — Alors, j'étais bien malheureux , sire. — INlais elles sont passées.
Ne vous èles-vous pas aperçu... -^ Si l'ait , sire; mais j'attendais avec résignation le
jour de la véiité. 11 paraît que ce jour est venu. — Ah ! vous saviez être en ma dis-
grâce. — Hélas! oui, sire. — Et savez-vous pourquoi? — Parfaitement, le roi me
croyait un dilapidateur, — Oh! non. — Ou plutôt un administrateur médiocre. Enlin,
Votre Majesté croyait que les peuples n'ayant pas d'argent, le roi n'en aurait pas non
plus. — Oui, je l'ai cru; mais je suis détrompé. Fou(piet s'inclina. — Et pas de ré-
bellions, pas de plaintes. — Et de l'argent, dit Fouquet. — Le fait est que vous m'en
avez prodigué le mois dernier. — J'en ai encore, non-seulement pour tous les besoins,
mais pour tous les caprices de Votre Majesté.
— Dieu merci, monsieur Fouquet, répliqua le roi sérieusement, je ne vous mettrai
point à l'épreuve. D'ici à deux mois je ne veux rien vous demander. — J'en profilerai
pour amasser au roi cinq ou six millions qui lui serviront de premiers fonds en cas de
guerre. — Cinq ou six millions ! — Pour sa maison seulement, bien entendu. — Vous
croyez donc à la guerre, monsieur Fouquet'^ — Je crois que si Dieu a donné à l'aigle
un bec et des serres, c'est pour qu'il s'en serve à montrer sa royauté. Le roi rougit de
plaisir.
— Nous avons beaucoup dépensé tous ces jours-ci, monsieur Fouquet, ne me gron-
derez-vous pas? — Sire , Votre Majesté a encore vingt ans de jeunesse et un milliard
à dépenser pendant ces vingt ans. — Un milliard . c'est beaucoup, monsieur Foucpiet,
dit le roi. — J'économiserai, sire. D'ailleurs Votre INIajestéa en M. Colbert et en moi
deux hommes précieux. L'un lui fera dépenser son argent , et ce sera moi , si toutefois
inon service agrée toujours à Sa Majesté ; l'autre le lui économisera , et ce sera M. Col-
bert. — M. Colbert'/ reprit le roi étonné. — Sans doute, sire , M. Colbert compte par-
faitement bien.
A cet éloge l'ait de rennenii par Irunemi lui-même , le roi se seulit pénétré de con-
iiance et d'admiration.
C'est qu'en ell'et il n'y avait ni dans la \oi.\ ni dans le regard de Fou(iuet rien qui
déiruisil nue lettre des paroles (pi'il axait prononcées: il ne faisait point un éloge pour
a\oir le droit de placer deux reproches.
Le loi coiMi>rit, el rendant les armes à tant de générosité ou d'esprit : — Vous louer.
M. Colbert? dit-il. — Oui, sire, je le loue: car outre que c'est un homme de mérite,
je le crois très-dévoué aux intérêts de Votre Majesté. — Est-ce parce ipie souvent il a
heurté vos vues'f dit le roi eu souriant. — Précisément , sire. — Expliquei-moi cela.
— C'est bien simple. iMni je suis riiumnie ipiil faut pour faire entrer l'argenl, lui
l'hoMiiiie tpi'il faut poiu' l'enqiêrher d(> sortir. — .Mlons, allons, monsieur le surin-
tendant, (pie diilile! vous me dire/ Itieu (]uelque ( bose qui loi'iige toute celte bonne
opinion? — Adminislralivenienl . sire? — Oui. — Pas le moins du monde, sire. —
VrainK'Ut, — i^ur rimiuieur. j<' ne connais pas en l'rance un iiieilleui- loiiimis que
iM t:ollieil.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
433
"Ce mot commis n'avait pas, en 4661 , la signification un peu subalterne qu'on lui
donne aujourd'hui ; mais en passant par la bouche de Fouquetque le roi venait d'ap-
peler M. le surintendant , il prit quelque chose d'humble et de petit qui mettait admi-
rablement Fouquet à sa place et Colbert à la sienne. — Eh bien! dit Louis XIV. c"est
cependant lui qui , tout économe qu'il soit, a ordonné mes fêles de Fontainebleau ; et
je vous assure, monsieur Fouquet , qu'il n'a pas du tout empêché mon argent de sortir.
Fouquet s'inclina, mais sans répondre. — N'est-ce pas votre avis? dit le roi. — Je
trouve, sire, répondit-il, que M. Colhert a fait les choses avec iniiuimeut d'ordre, et
mérite, sous ce l'apporl, toutes les louanges de Votre Majesté.
Ce mot ordre fit le pendant de coituitis.
Nulle organisation, plus que i elle du roi, n'avait cette vive sensibilité, cette finesse
de tact qui perçoit et saisit l'ombre des sensations avant les sensations mêmeg.
Louis XIV comprit donc que le commis avait eu pour Fouquet trop d'ordre, c'est-
à-dire que les fêtes si s])lendides de Fontainebleau eussent pu être plus splendides
encore.
Le roi sentit, en conséquence , que quelqu'un pouvait reprocher quelque chose à
ses divertisseraens; il éprouva un peu du dépit de ce provincial qui, paré des plus
sublimes habits de sa garde-robe, arrive à Paris , où l'homme élégant le regarde trop
ou trop peu.
Cette partie de la conversation si sobre , mais si fine de Fouquet, donna encore au
roi plus d'esfime pour le caractère de l'homme et la capacité du ministre.
Fouquet prit congé à deux heures du matin, et le roi se mit au lit un peu inquiet ,
un peu confus de la leçon voilée qu'il venait de recevoir, et deux bons quarts d'heure
furent employés par lui à se remémorer les broderies, les tapisseries, les menus des
collations , les architectures des arcs de triomphe , les dispositions d'illuminations et
d'arfifices imaginés par l'ordre du commis Colbert.
11 en résulta que le roi repassant sur tout ce qid s'était passé depuis huit jours, trouva
quelques taches à ses fêtes.
Mais Fouquet par sa politesse, par sa bonne grâce et par sa générosité venait d'en-
tamer Colbert plus profondément que celui-ci avec sa fourbe, sa méchanceté , sa per-
sévérante haine n'avait jamais réussi à entamer Fouquet.
5^#fw^'
436
LES MOUSQUETAIRES.
FONTAINEBLEAU A DEUX HEURES DU MATIN.
OMMF. nous l'avons vu , Saint-Aignan avait ijuitté la
chambre du roi au moment où le surintendant \ luisait
son entrée.
Saint-Aignan était chargé d'une mission pressée; c'est
dire que M. de Saint-Aignan allait faire tout son possible
pour tirer bon parli de son tenijis.
C'était un bonnne rare que celui que nous avons intro-
duit comme l'ami du roi: un de ces courtisans précieux,
donlla vigilance et la nette:é d'intention faisaient dès cette
époque ondiragc à tout favori passé ou futur, et balançait
par son exactitude la servilité de Dangeau.
Aussi Dangeau n'était-il pas le favori , c'était le complaisant du roi.
M. de Saint-Aignan s'orienta donc. Il pensa que les premiers renseignemens qu'il
avait à recevoir lui devaient venir de Guichc. Il courut donc après Guiche.
Guiche que nous avons vu disparaître à l'aile du château et qui avait tout l'air de
rentrer chez lui, Guiche n'était pas rentré. Saint-Aignan se mit en quête de Guiche.
Après avoir bien tourné, viré, cherché, Saint-Aignan aperçut quelque chose comme
une forme humaine appuyée à un arbre.
Cette forme avait l'immobilité d'une statue et paraissait fort occupée à regarder une
fenêtre, quoique les rideaux de cette fenêtre fussent hermétiquement fermés.
Couune cette fenêtre était celle de Madame, Saint-Aignan pensa que cctie forme
devait être celle de Guiche. Il s'approcha doucement et vit qu'il ne se tronqiait jioint.
Guiche avait emporté de sou entretien avec Madame une telle charge de bonheur
que toute sa force d'Ame ne pouvait suflire à la porter.
De son côté, Saint-Aignan savait que Guichc avait été pour quclipie cliose dans l'in-
troduction de la Vallière chez Madame; un courtisan sait tout et se souvient de tout.
Seulement, il avait toujours ignoré à quel titre et à quelles conditions Guichc avait
accordé sa protection à la Vallière. Mais connue en quesliomiant beaucoup , il est rare
que l'on n'a|)premie point lui peu, Saint-Aignan com|it,iit apprendre \wu ou point,
en questionnant (juiche avec toute la délicatesse, et en même tenqis avec toute l'in-
sistance dont il était capable.
Le plan de Saint-Aignan était celui-ci : Si les renseignemens étaient bons, dire
avec effusion au roi (pi'il avait mis la main sur une perle . et réclamer ii' privilège
d'enchâsser cette perle dans la couronne royale.
Si les renseignemens étaient mauvais, chose possible après tout , examiner à quel
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 437
point le roi tenait àlaValliôro , et ilirigerle compte-rendu de façon à expulser la petite
fille pour se faire un mérite de cette expulsion près de toutes les femmes qui pouvaient
avoirilesprétentionssurlecœurduroi,àcommencer par Madame et à finir par lareine.
Au cas où le roi se montrerait tenace dans son désir, dissimuler les mauvaises notes;
faire savoir à la Vallière que ces mauvaises notes, sans aucune exception , habitent un
tiroir secret de Ja mémoire du confident; étaler ainsi de la générosité aux yeux de la
malheureuse fille, et la tenir perpétuellement suspendue par la reconnaissance et la
crainte, de manière à s'en faire une amie de cour, intéressée comme une complice à
faire la fortune de son complice tout en faisant sa propre fortune.
Quant au jour où la bombe du passé éclaterait, en supposant que cette bombe éclatât
jamais , Saint-Aignan se promettait bien d'avoir pris toutes les précautions et de faire
l'ignorant près du roi.
Auprès de la Vallière, ilaurait encore ce jour-là même un superbe rôle de générosité.
C'est avec toutes ces idées , écloses en une demi-heure au feu de la convoitise , que
Saint-Aignan, le meilleur fils du monde, comme eût dit la Fontaine, s'en allait avec
l'intention bien arrêtée de faire parler Guiche, c'est-à-dire de le troubler dans son
bonheur, bonheurqu'au reste Saint-Aignan ignorait.
Il était une heure du matin quand Saint-Aignan aperçut Guiche debout, immobile,
appuyé au tronc d'un arbre et les yeux cloués sur celte fenêtre lumineuse.
Une heure du matin, c'est-à-dire l'heure la plus douce de la nuit, celle que les
peintres couronnent de myrtes et de pavots naissans, l'heure aux yeux battus, au
cœur palpitant , à la tète alourdie , qui jette sur le jour écoulé un regard de regret,
qui adresse un salut amoureux au jour nouveau.
Pour Guiche , c'était l'aurore d'un inelfable bonheur : il eût donné un trésor au
mendiant dressé sur son chemin pour obtenir qu'il ne le dérangeât point en ses rêves.
Ce fut justement à cette heure que Saint-Aignan , mal conseillé, l'égoïsme conseille
toujo\irs mal, vint lui frapper sur l'épaule au moment où il murmurait un mot ou
plutôt un nom. — Ah ! s'écria-t-il lourdement , je vous cherchais. — Moi'!* dit Guiche
tressaillant. — Oui, et je vous trouve rêvant à la lune. Seriez-vous atteint, par hasard,
du mal de poésie, mon cher comte, et feriez-vous des vers?
Le jeune homme força sa physionomie à sourire, tandis que mille et mille contra-
dictions grondaient contre Saint-Aignan au plus profond de son cœur. — Peut-être,
dit-il. Mais quel heureux hasard... — Ah! voilà qui me prouve que vous m'avez mal
entendu. — Comment cela? — Oui, j'ai débuté par vous dire que je vous cherchais.
— Vous me cherchiez. — Oh ! et je vous y prends. — A quoi, je vous prie? — Mais
à chanter Pbilis. — C'est vrai, je n'en disconviens pas, dit Guiche en riant; oui, mon
cher comte, je chante Philis. — Cela vous est acquis. — ,\moi? — Sans doute, à vous.
A vous, l'intrépide protecteur de toute femme belle et spirituelle — Que diable me
venez-vous conter là? — Des vérités reconnues, je le sais bien. Mais attendez, je suis
amoureux. — Vous? — Oui. — Tant mieux, cher comte. Venez et contez-moi cela.
Et Guiche, craignant un peu tard peut-être que Saint-Aignan ne remarquât cette
fenêtre éclairée , prit le bras du comte et essaya de l'entraîner. — Oh ! dit celui-ci en
résistant, ne me menez point du côté de ces bois noirs, il fait trop humide par là.
Restons à la lune, voulez-vous?
Et tout en cédant à la pression du bras de Guiche , il demeura dans les parterres
qui avoisinaient le château. — Voyons, dit Guiche résigné, conduisez-moi où il vous
plaira , et demandez-moi ce qui vous est agréable. — On n'est pas plus charmant.
Puis après une seconde de silence , — Cher comte , continua Saint-Aignan , je vou-
438 LES MOUSQUETAIRES.
(Irais que vous me disiez deux mots sur mie certaine personne que vous avez protégée.
— Et que vous aimez? — Je ne dis ni oui ni non , très-cher. Vous comprenez qu'on
ne place pas ainsi son cœur à fonds perdu, et qu'il faut bien prendre à l'avance ses
sûretés. — Vous avez raison, ditGuicbe avec un soupir, c'est précieux , un cœur. —
Le mien surtout ,il est tendre, et je vous le donne comme tel. — Oh! vous êtes connu,
comte. Après. — Voici : il s'agit tout simplement de mademoiselle de Tonnay-Cha-
renle — Ah çà, mon cher Saint-Aignan , vous devenez fou , je présume ! — Pour-
quoi cela? — Je n'ai jamais protégé mademoiselle de Tonnay-Charente , moi ! — Bah !
ce n'est pas vous qui avez fait entrer mademoiselle de Tonnay-Charente chez Ma-
dame?— Mademoiselle de Tonnay-Charente , et vous devez savoir cela mieux que
personne, mon cher comte, est d'assez bonne maison pour qu'on la désire, à plus
forte raison pour qu'on l'admette. — Vous me raillez. — Non , sur l'honneur, je ne
sais ce que vous voulez dire. — Ainsi , vous n'êtes pour rien dans son admission '? —
Non. — Vous ne la connaissiez pas? — Je l'ai vue pour la première fois le jour de s.i
présentation à Madame Ainsi , comme je ne l'ai pas protégée , comme je ne la connais
pas , je ne saurais vous donner siu- elle, mon cher comte , les éclaircissemens que
vous désirez.
Et Guiche fit un mouvement pour quitter son interlocuteur.
— Là ! là ! dit Saint-Aignan, un instant, mon cher comte; vous ne m'échapperez
point ainsi. — Pardon, mais il me semblait qu'il était l'heure de rentrer chez soi. —
Vous ne rentriez pas cependant, quand je vous ai , non pas rencontré , mais trouvé
— Aussi, mon cher comte, du moment oii vous avez encore quelque chose à médire,
je me mets à votre disposition. — Eh ! vous faites bien , pardieu ! une demi-heure de
plus ou de moins. Vos dentelles n'en seront ni plus ni moins fripées. Jurez-moi que
vous n'aviez pas de mauvais rapports à me faire sur son compte, et que ces mauvais
rapports que vous eussiez pu me faire ne sont point la cause de votre silence. — Oh !
la chère enfant, je la crois pure comme un crisial. — Vous me comblez de joie. Ce-
pendant je ne veux pas avoir l'air près de vous d'un homme si mal renseigné que je
parais. 11 est certain que vous avez fourni la maison de la princesse de dames d'hon-
neur. On a même fait une chanson sur cette fourniture. — Vous savez, moucher
ami , que l'on fait des chansons sur tout. — Vous la connaissez? — Non , mais chan-
tez-la-moi, je ferai sa connaissance. — Je ne saurais vous dire comment elle corri-
inence, mais je me rappelle comment elle finit. — Bon , c'est déjà quelque chose.
— Dos demoiselles d'honueur,
Giiicliu est noimiiè fournisseur.
— L'idée est faible et la rime pauvic. — Ahl ([uc voulez-vous, mon cher, ce n'est
ni de Bacine ni de .Molière, c'est de la Fenillade, et un grand seigneur ne peut pas
rimer rimune un croijuaut. — C'est fâcheux , en vérité, que vous ne vous souveniez
que de la lin. — Attendez, attendez, voilà le connnencement du second couplet qui
me revient. — J'écoute.
— Il il rempli l;i vuliiîre.
Moiituliils et ..
— Pardieii! et la Vallière ! s'écria Cuiche impatienté, et surtout ignorant conipléle-
inenl où Saint-Aignan en voulait venir. — Oui, oui, c'est cela, la Vallière. Vous
avez trouvé la rime, mon cher. — Belle trouvaille, ma foi! — Monlalais el la Val-
lière, c'est cela. Ce sont ces deuv petites filles que vous avez prolégées. El .Saint-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 439
Aignan se mit à rire. — Donc vous ne trouvez pas dans la chanson mademoiselle de
Tonnay-Charente? dit Guiclie. — Non , ma foi. — Vous êtes satisfait alors. — Sans
doute ; mais j'y trouve Monlalais , dit Saint-Aignan en riant toujours. — Oh ! vous la
trouverez partout. C'est une demoiselle fort remuante. — Vous la connaissez?' — Par
intermédiaire, elle était protégée par un certain jMalicorne que protège Manicamp;
Manicamp m'a fait demander un poste de demoiselle d'honneur pour Monlalais dans
la maison de Madame , et une place d'officier pour Malicorne dans la maison de Mon-
sieur. J'ai demandé, vous savez bien que j'ai un faible pour ce drôle de Manicamp.
— Et vous avez obtenu. — Pour Montalais, oui; pour Malicorne , oui et non, il n'est
encore que toléré ; est-ce tout ce que vous voulez savoir? — Reste la rime. — Quelle
rime? — La rime que vous avez trouvée. — ' La Vallière. — Oui.
Et Saint-Aignan reprit son rire qui agaçait tant de Guiche. — Eh bien, dit ce der-
nier, je l'ai fait entrer chez Madame, c'est vrai. — Ah! ah ! ah ! tit Saint-Aignan. —
Mais, continua Guiche de son air le plus froid, vous me ferez très-heureux , cher
comte, si vous ne plaisantez point sur ce nom. Mademoiselle la Baume le Blanc de la
Vallière est une personne parfaitement sage. — Parfaitement sage? — Oui. — Mais
vous ne savez donc pas le nouveau bruit? s'écria Saint-Aignan. — Non, et même vous
me rendrez service, mon cher comte, en gardant ce bruit pour vous et pour ceux qui
le font courir. — Ah! bah! vous prenez la chose si sérieusement. — Oui, mademoi-
selle de la Vallière est aimée par un de mes bons amis.
Saint-Aignan tressaillit. —Oh ! oh ! Gt-il. — Oui, comte, continua Guiche. Par con-
séquent, vous comprenez, vous l'hounne le plus poli de France , je ne puis laisser
faire à mon ami une position ridicule. — Oh ! à merveille.
Et Saint-Aignan se rongeait les doigts, moitié dépit, moitié curiosité déçue.
Guiche lui fit un beau salut. — Vous me chassez, dit Saint-Aignan qui mourait d'en-
vie de savoir le nom de l'ami. — Je ne vous chasse point, très-cher... J'acbève mes
vers àPhilis. — Et ces vers... — Sont un quatrain. Vous comprenez, n'est-ce pas, un
quatrain c'est sacré? — Ma foi, oui. — Et comme, sur quatre vers dont il doit natu-
rellement se composer, il me reste encore trois vers et un hémistiche à faire, j'ai be-
soin de toute ma tête. — Cela se comprend. Adieu, comte. — Adieu- — A propos... —
Quoi? — Avez-vous delà facilité? — Énormément. — Aurez-vous bien fini vos trois
verset demi demain matin? — Je l'espère. — Eh bien! à demain. — A demain;adieu.
Force était à Saint-Aignan d'accepter le congé; il l'accepta et disparut derrière la
charmille.
La conversation avait entraîné Guiche et Saint-Aignan assez loin du château.
Tout mathématicien, tout poëte et tout rêveur a ses distractions. Sainl-.\ignan se
trouvait donc, quandle quilta Guiche, au,\ limilesdu quinconce, àl'eudruitoù les com-
muns comraencenl et où, derrière de grands bouquets d'acacias et de marronniers
croisant leurs grappe^ sous des monceau.x de clématites et de vignes vierges, s'élève
le mur de séparation entre les bois et la cour des communs.
Saint-Aignan laissé seul prit le chemin de ces bàtinieus; Guiche tourna en sens in-
verse. L'un revenait donc vers les parterres, taudis que l'autre allait aux murs.
Saint-Aignan marchait sous une impénétrable voûte de sorbiers , de lilas et d'au-
bépine gigantesque, les pieds sur un sable mou , enfoui dans l'ombre, étouffé dans la
mousse.
Il ruminait une revanche qui lui paraissait difficile à prendre, et tout déferré, comme
eût dit ïalleraand desRéaux, de n'en avoir pasappris davantage sur la Vallière, mal-
gré l'ingénieux détour qu'il avait pris pour arriver jusqu'à elle.
iiO LES MOUSQUETAIRES.
Tout à coup un gazouillenientde voix humaines parvint à son oieille. C'était comme
(les chuchotemens, comme des plaintes féminines mêlées d'interpellalions; c'étaient
de petits rires, des soupirs, des cris de surprise étouffés ; mais par-dessus tout la
voix féminine dominait.
Saint-Aignan s'arrêta pour s'orienler; il reconnut avec la plus vive surprise que les
voix venaient , non pas de la terre, mais du sommet des arbres.
Il leva la tête en se glissant sous l'allée et aperçut à la crête du mur une femme
juchée sur une échelle, en grande communication de gestes et de paroles avec un
homme perché sur un arbre, et dont on ne voyait que la tète, perdu qu'était le corps
dans l'ombre d'un marronnier.
La femme était en deçà du mur; l'homme au delà.
LE LABYRINTHE.
Saint-Aignan ne cherchait que des renseignemens et trouvait une aventure. C'étail
du bonheur.
Curieux de savoir pourquoi et surtout de quoi cet homme et cette femme causaient
à une pareille heure et dans une si singulière situation, Saint-Aignan se fit tout petit
et arriva presque sous les bâtons de l'échelle.
Alors, prenant ses mesures pour être le plus confortablement possible, il s'appuya
contre un arbre et écouta.
11 cnlcndii le dialogue suivant. C'était la fennne qui parlait.
— En véi'ilé, monsieur ^lanicamp, disait-elle d'une voix qui, au milieu des re-
proches , conservait un singulier accent de coquetterie, en vérité , vous êtes de la plus
dangereuse indiscrétion. Nous ne pouvons causer longtemps ainsi sans être surpris. —
C'est très-proliable , interrompit l'homme du ton le plus flegmatique. — Eh bien alors,
que dira-t-on? Oh! si quelqu'un me voyait, je vous déchire que j'en mourrais de
honte. — Ûh ! ce serait un grand enfantillage, et dont je vous crois incapable. — Passe
encore s'il y avait quelque chose entre nous: mais se faire tort gratuitement, en vérité
je suis bien solte. Adieu, monsieur Manicaïup. — Hon . je connais Ihoinme: à présent
je vais voir la femme, dit Saint-Aignan guettant aux bâtons de l'échelle l'extrémité de
deux jambes élégamment chaussées dans des souliers de satin bleu de ciel et dans des
bas coulc\ir de chair. — tlh ! voyons, voyons; pari;ràce, ma chère Montalais, s'écria
Manicamp, ne f'iiye/. pas. (|ue diable! j'ai encore des choses de la plus haute inqior-
lance à vous dire. — Montalais , pensa tout bas Saint-Aignan ; et de trois. Les trois
commères ont chacune leur aventure ; seulement, il m'avait semblé que l'aventure de
celle-ci s'apjielait Malicorue et non Manicanq).
A cet appel de son iulerloculour, Montalais s'arrêta au milieii de sa descente.
On vil alors l'infortune Manicamp grimper d'un étage dans son marronnier, soil
pour s'avantager, soit i)our combattre la lassitude de sa mauvaise position. — Voyons,
(lil-il , é(oulc/,-miii , \ons sa\e/. bien . je l'espère, (pie je n'ai aucun mauvais dessein.
— Sans doute. Mais enfin j'ourquoi cotte lettre que vous m'ét rivez , en stimulant ma
reconnaissance? l'ouniuoi ce rendez-vous que vous me demandez à une pareille heure
-^^:.
M,VDi;>IOI>EI. LE DE M ONT A LAI S.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 441
et dans un pareil lieu? — J'ai stimulé voire rocoiinaissance en vous rappelant que
c'était moi qui vous avais fait entrer chez Madame, parce que, désirant sivement
l'entrevue que vous avez bien voulu m'accorder, j'ai employé pour l'obtenir le moyen
qui m'a paru le plus sûr. Pourquoi je vous l'ai demandée à une pareille heure et dans
un pareil lieu, c'est que l'heure m'a paru discrète et le lieu solitaire. Or, j'avais à vous
demander de ces choses qui réclament à la fois la discrétion et la solitude. — Monsieur
Manicamp! — En tout bien tout honneur, chère demoiselle. — Monsieur Manicamp,
je crois qu'il serait plus convenable que je me retire.
— Écoutez-moi , ou je saule de mon nid dans le vôtre . et prenez garde de me dé-
fier, car il y ajuste dans ce moment \nie branche de marronnier qui m'est gênante et
qui me provoque à des excès. N'imitez pas cette branche et écoutez-moi. — Je vous
écoute . j'y consens, mais soyez bref, car si vous avez une branche qui vous provoque ,
j'ai, moi, un échelon triangulaire qui s'introduit dans la plante de mes pieds. Mes
souliers sont minces , je vous en préviens. — Faites-moi l'amitié de me donner la
main. Mademoiselle. — Et pourquoi? — Donnez toujours. — Voici ma main; mais
que faites-vous dancl — Je vous tire à moi. — Dans quel but'/ Vous ne voulez pas
que j'aille vous rejWidre dans votre arbre , j'espère '.'' — Non , mais je désire que vous
vous asseyiez sur le mur ; là , bien ! la place est large et belle, et je donnerais beau-
coup pour que vous me permissiez de m'y asseoir à côté de vous. — Non pas, vous
êtes bien où vous êtes; ou nous verrait. — Croyez-vous? demanda Manicamp d'une
voix insinuante. — J'en suis sure. — Soit! je reste sur mon marronnier, quoique j'y
sois on ne peut plus mal.
— Monsieur Manicamp! monsieur Manicamp! nous nous éloignons du fait. —
C'est juste. — Vous m'avez écrit? — Très bien. — Mais, pourquoi m'avez-vous écrit?
— Imaginez-vous qu'aujourd'hui , à deux heures, Guiche est parti. Le voyant partir,
je t'ai suivi, comme c'est mon habitude. — Je le vois bien , puisque vous voilà. —
Attendez donc. Vous savez, n'est-ce pas, que ce pauvre Guiche était jusqu'au cou dans
la disgrâce? C'était donc le comble de l'imprudence à lui de venir trouver à Fontaine-
bleau ceux qui l'avaient exilé à Paris , et surtout ceux dont on l'éloignait. — Vous
raisonnez comme feu Pythagore, monsieur Manicamp. — Or, Guiche est têtu comme
un amoureux; il n'écouta donc aucune de mes remontrances. Je le priai, je le suppliai,
il ne voulut entendre à rien. Ah! diable! — Qu'avez-vous? — Pardon, Mademoiselle,
mais c'est cette maudite branche dont j'ai déjà eu l'honneur de vous entretenir et qui
vient de déchirer mon haut-de-chausses. — Il fait nuit, répliqua Moutalais en riant;
continuons, monsieur Manicamp.
— Guiche partit donc à cheval tout courant , et moi je le suivis , mais au pas. Vous
com[)renez, s'aller jeter à l'eau avec un ami aussi vile qu'il y va lui-même , c'est d'un
sot ou d'un insensé. Je laissai donc Guiche prendre les devans et cheminai avec une
sage lenteur, persuadé que j'étais que le malheureux ne serait pas reçu, ou s'il l'était
tournerait bride au premier coup de boutoir et que je le verrais revenir encore plus
vite qu'il n'était allé, sans avoii' été plus loin, moi , que Ris ou Melun, et c'était déjà
trop , vous en conviendrez, que onze lieues pour aller et autant pour revenir.
Montalais haussa les épaules. — Riez tant qu'il vous plaira , Mademoiselle , mais si
au lieu d'être carrément assise sur la tablette d'un mur comme vous êtes , vous vous
trouviez à cheval sur la branche que voici, vous seriez comme Auguste , vous aspire-
riez à descendre. — Un peu de patience , mon cher monsieur Manicamp, un instant
est bientôt passé : vous disiez donc que vous aviez dépassé Ris et Melun. — Oui , j'ai
dépassé Ris et Melun ; j'ai donc continué de marcher, toujours étonné de ne point le
442 LES MOUSQUETAIRES.
voir l'Gveiiii-; onfin, me voici à Fonlainebleau, je m'informe, je m'enquiers partoul
de (juiclie . personne ne l'a vu , personne ne lui a parlé dans la ville ; il est arrive au
grand palop, est entré dans le château et a disparu. Depuis huit heures du soir je suis
à Fontainebleau , demandantGuiche à tous les échos d'alentour. Je meurs d'inquiétude,
vous comprenez que je n'ai point été me jeter dans la gueule du loup, en entrant
moi-même au château , comme a fait mon imprudent ami; je suis venu droit aux
communs et je vous ai fait parvenir une lettie. Maintenant , Mademoiselle, au nom
du ciel, tirez-moi d'inquiétude.
— Ce ne sera pas difficile , mon cher monsieur ilanicamp : votre ami Guiche a été
reçu adnurahlement. — Bah ! — Le roi, qui l'avait exilé, lui a fait iele. ^iadarae lui
a souri ; Monsieur paraît l'aimer plus que devant. — Ah ! ah ! fit Manicamp , cela
m'explique pourquoi et comment il est resté. Et il n'a point parlé de moi? — 11 n'en
a pas dit un mot. — C'est mal à lui. Que fait-il en ce moment'? — Selon toute pro-
haliilité, il dort , ou s'il ne dort pas, il rêve. — Et qu'a-t-on fait pendant toute la soi-
i-ée? — On a dansé. — Le fameux ballet? Comment a été Guiche'/ — Superbe. — Ce
cher ami. Maintenant, pardon. Mademoiselle , mais il me reste à passer de chez moi
chez vous. — Comment cela y — Vous comprenez, je ne présume^Bs que l'on m'ouvre
la porte du château à cette heure , et quant à coucher sur cette branche , je le vou-
drais bien, mais je déclare la chose impossible à tout autre animal qu'à un papegeai.
— Mais moi, monsieur Manicamp, je ne puis pus comme cela introduire un homme
par-dessus un mur.
— Deux , Mademoiselle, dit \me seconde voix , mais avec un accent si timide que
l'on comprenait que son propriétaire sentait toute l'inconvenance d'une pareille de-
mande. — Bon Dieu! s'écria Montalais essayant de plonger son regard jusqu'au pied
du marronnier ; qui me parle? — Moi , Mademoiselle. Moi, Malicorne , votre très-
humble ^erviteur. Et Malicorne, tout en disant ces paroles, se bissa de la terre aux
premières branches, et des premières branches à la hauteur du mur. — Monsieur
Malicorne! bonté divine! mais vous êtes enragés tous les deux! —Comment vous
portez-vous. Mademoiselle'/ demanda Malicorne avec force civilités. — Cebii-là me
manquait! s'écria Montalais désespérée. — Ob! Mademoiselle, munnura Malicorne,
ne me soyez pas si rude , je vous en supplie ! — Enfin , Mademoiselle , dit Manicamp ,
nous sommes vos amis, et l'on ne peut désirer la mort de ses amis. Or, nous laisser
passer la nuit où nous sommes, c'est nous condamner à mort. — Oh! fil Montalais,
.M. Malicorne est robuste, et il ne mourra pas pour une nuit passée à la belle étoile.
Ce sera une juste punition de son escapade. — Soit! que Malicorne s'arrange donc
coiiuue il voudra avec vous; moi je passe, dit Manicamp.
El couibaut cette fameuse branche contre bupiclle il .nail porté des plaintes si
ambres, il finil, en s'aidant de ses mains et de ses pieds, par s'asseoir côte i\ cote de
Miinlal.iis.
Montal.iis voulut repousser Manicamp, Manicamp cberciia à se maintenir.
Ce conflit, qui dura quelques secondes, eut son côté pitlorescpie, côté auquel l'cril
de M. de Saint-.\ignan trouva certainement son compte.
Mais Manicamp l'emporta. Maître de l'échcile, il y posa le pied, puis il offrit pa-
lanuuenl la main à s(Mi ennemie.
Pendant ce tenq)s Malicorne s'in-l.illail dans le marronnier,;! la place qu'avait
occupée Manicamp, se proniellaiit en lui-même de lui succéder en celle qu'il occupait.
Manicamp et Montalais ilescendircul ipielcpies échelons, Manicamp insistant, Mon-
talais riant et se défen<lant.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. U3
On enicnilit alors la voix d^Malicorne ([iii suppliait. — Mademoiselle, disait Mali-
corne , ne m'abandonnez pas, je vous en siijjplie. Ma position est fausse et je ne puis
sans accident parvenir seul de l'autre côté du mur; que Manicamp déchire ses habits,
très-bien : il a ceux de M. de Guiche ; mais moi , je n'aurai pas même ceux de Mani-
camp, puisqu'ils seront déchirés. — M'est avis, dit Manicamp , sans s'occuper des la-
mentations de Malicorne, m'est avis que le mieux est que j'aille trotiver Guiche à
l'instant même. Plus tard peut-éire ne pourrais-je plus pénétrer chez lui. — C'est
mon avis aussi, répliqua Montalais; allez donc, monsieur Manicamp. — Mille grâces.
Au revoir. Mademoiselle , dit Manicamp en sautant à terre , on n'est pas plus aimable
que vous.
— Monsieur de Manicamp , votre servante , je vais maintenant nie débarrasser de
M. Malicorne.
Malicorne poussa un soupir. — Allez, allez, continua Montalais.
Manicani]! fit quelques pas ; p\iis, revenant au pied de l'échelle, — A propos , Ma-
demoiselle, dit-il, par où va-t-on chez M. de Guiche? — Ah ! c'est vrai... rien de plus
simple. Vous suivez la charniilie... — Oh ! très-bien. — Vous arrivez au carrefour
vert... — Bon. — Vous y trouvez quatre allées. . — A merveille. — Vous eu prenez
ime... — Laquelle? — Celle de droite. — Celle de droite? — Non , celle de gauche.
— Ah ! diable. — Non, non... attendez donc... — Vous ne paraissez pas très-sûre...
Remémorez-vous, je vous prie, Mademoiselle. — Celle du milieu. — Il y en a quatre.
— C'est vrai. Tout ce que je sais, c'est que sur les quatre il y en a une qui mène droit
chez Madame : celle-là, je la connais — Mais M. de Guiche n'est point chez Madame,
n'est-ce pas? -r Dieu merci, non, — Celle qui mène chez Madame m'est donc inu-
tile , et je désirerais la troquer contre celle qui mène chez M. de Guiche. — Oui, cer-
tainement : mais quant à l'indiquer d'ici la chose me paraît impossible. — Mais, enfin,
Mademoiselle, supposons que j'aie trouvé cette bienheureuse allée. — Alors , vous
êtes arrivé. — Bien. — Oui, vous n'avez plus à traverser que le labyrinthe. — Plus
que cela. Diable! il y a encore un labyrinthe? — Assez compliqué, oui; le jour
même, on s'y trompe parfois; ce sont des tours et des détours sans fin; il faut d'abord
faire trois tours à droite , puis deux tours à gauche, puis un tour... est-ce un tour
ou deux tours , attendez donc ; enfin, en sortant du labyrinthe, vous trouvez une
allée de sycomores, et cette allée de sycomores vous conduit tout droit au pavillon
qu'habite M. de Guiche.
— Mademoiselle, dit Manicamp, voici une admirable indication, et je ne doute pas
que guidé par elle je ne nie perde à l'instant même. .J'ai en conséquence un petit ser-
vice à vous demander. • — Lequel? — C'est de ni'oft'rir votre bras et de me guider
vous-même comme une autre... Je savais cependant ma mythologie, Mademoiselle,
mais la gravité des événemens me l'a fait oublier; venez donc, je vous en supplie —
Et moi , s'écria Malicorne , et moi l'on uiabaudonne donc? — Eh ! Monsieur, impos-
sible ! dit Montalais à Manicamp, on peut me voir avec vous à une pareille heure , et
jugez donc ce que l'on dira. — Vous aurez votre conscience pour vous, Mademoiselle ,
dit senlencie\iseinent Manicamp. — Impossible, Monsieur, impossible. — Alors, laissez-
moi aider Malicorne à descendre ; c'est un garçon très-intelligent et qui a beaucoup de
flair ; il me guidera , et si nous nous perdons , nous nous perdrons à deux et nous
nous sauverons l'un et l'autre. A deux, si nous sommes rencontrés, nous aurons l'air
de quelque chose , tandis que sevd j'aurai l'air d'un amant ou d'un voleur. Venez,
Malicorne, voici l'échelle. — Monsieur Malicorne, s'écria Montalais , je vous défends
de quitter votre arbre , et cela sous peine d'encourir toute ma colère.
444 LES MOUSQUETAIRES.
Malicorne avait déjà allongé vers le faîle du mnr une jambe qu'il retira tristement.
— Chut! dit tout bas Manicamp. — Qu'y a-t-il? demanda Montalais. — J'entends
des pas. — Oh ! mon Dieu !
En effet, les pas soupçonnés devinrent un lii-uit manifeste; le feuillage s'ouvrit et
Saint-Aignan parut , l'œil riant et la main étendue, surprenant chacun dans la posi-
tion où il était : c'est-à-dire Malicorne sur son arbre et le cou tendu , Montalais sur
son échelon et collée à l'échelle, Manicamp à terre et le pied en avant prêt à se mettre
en route.
— Eh ! bonsoir, Manicamp, dit le comte ; soyez le bien venu cher ami, vous nous
manquiez ce soir, et l'on vous demandait; mademoiselle de Montalais, votre très-
humble serviteur. Montalais rougit. — Ah! mon Dieu! balbutia-1-elle en cachant sa tête
dans ses deux mains. — Mademoiselle, dit Saint-Aignan, rassurez- vous; je connais
toute votre innocence et j'en rendrai bon compte. Manicamp, suivez-moi. Charmille,
carrefour et labyrinthe me connaissent; je serai votre Ariane. Hein? Voici votre nom
mythologique retrouvé. — C'est ma foi vrai, comte, merci. — Mais par la même oc-
casion, comte, dit Montalais , ennnenez aussi M. ^lalicorne. — Non pas, non pas, dit
Malicorne. M. Manicamp a causé avec vous tant qu'il a voulu; à mon tour, s'il vous
plaît. Mademoiselle, j'ai de mon côté une multitude de choses à vous dire concernant
notre avenir. — Vous entendez, dit le comte en riant; demeurez avec lui, Mademoi-
selle. Ne savez-vous pas que cette nuit est la nuit aux secrets.
Et prenant le bras de Manicamp, le comte l'enuiiena d'un pas rapide dans la direc-
tion du chemin que Montalais connaissait si bien et indiquait si mal.
Montalais les suivit des yeux aussi longtemps qu'elle put les apercevoir.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
44r>
COMMENT MALICORNE AVAIT ETE DÉLOGÉ DE L'HOTEL
DU BEAU-PAON.
KNBANT que Montalais suivait des yeux le coin le et Ma-
nicamp, Malicorne avait profité de la di>tr;iilion de la
jeune tille pour se faire une position plus tolérable.
En se retournant, cette différence qui s'était faite dans
la position de Malicorne frappa donc imméiliateuienl ses
yeux.
Malicorne, était assis comme une manière de singe,
le derrière sur le mur , les pieds sur le premier
échelon.
Les pampres sauvages et les chèvrefeuilles le coiffaient
comme un faune , les torsades de la vigne vierge llguraient assez bien ses pieds de
bouc.
Quant à Montalais , rien ne lui manquait pour qu'on pût la prendre pour une dryade
accomplie. — Çà , dit-elle en romonlant un échelon, me rendez-vous malheureuse,
me persécutez-vous assez, tyran que vous êtes ! — Moi , fit Malicorne, moi, un tyran !
— Oui, vous me compromettez sans cesse, monsieur Malicorne, vous êtes un monstre
de méchanceté. — Moi 1 — Qu'aviez-vous à faire à Fontainebleau , dites? esl-ce que
votre domicile n'est point à Orléans? — Ce que j'ai à faire ici, demandez-vous? mais
j'ai affaire de vous voir. — Ah! la belle nécessité. — Pas pour vous, peut-être. Ma-
demoiselle, mais bien certainement pour moi. Quant à mon domicile, vous savez bien
que je l'ai abandonné, et que je n'ai plus dans l'avenir d'autre domicile que celui que
vous avez vous-même. Donc votre domicile étant pour le moment à Fontainebleau, à
Fontainebleau je suis venu.
Montalais haussa les épaules — Vous vouliez me voir, n'est-ce pas? — Sans doule.
— Eh bien, vous m'avez vue, vous êtes content, partez. — Oh! non, fil Malicorne.
— Comment ! oh non ! — Je ne suis pas venu seulement pour vous voir; je suis venu
pour causer avec vous. — Eh bien! nous causerons plus lard et dans un autre en-
droit. — Plus tard! Dieu sait si je vous rencontrerai plus tard, dans un autre endroit !
Nous n'en trouverons jamais de plus favorable que celui-ci. — Mais je ne puis ce soir,
je ne puis en ce moment. — Pourquoi cela? — Parce qu'il est arrivé cette nuit mille
choses. — Eh bien! ma chose, à moi, fera mille et une. — Non, non, mademoiselle
de Tounay-Charente m'attend dans noire chambre pour une communicalinn de la
plus haute importance. — Depuis longtenqw? — Depuis une heure au moins. —
Alors, dit tranquillement Malicorne, elle attendra quelques minutes de plus. — iMon-
446 LES MOUSQUETAIRES.
sieur Malicorne, dit Montalais, vous tous oubliez. — C'est-à-dire que vous m'oubliez,
Mademoiselle, et que moi je m'impatiente du rôle que vous me faites jouer ici, mor-
dieu ! Mademoiselle , depuis hiiil jours que je rôde parmi vous toutes, sans que vous
ayez daigné une seule fois vous apercevoir que j'étais là. — Vous rôdez ici , vous, de-
puis huit jours. — Comme un loup-garou ; briàlé ici par les feux d'arlitice qui m'onl
roussi deux perruques, noyé là dans les osiers par l'humidité du soir ou la vapeur des
jets d'eau, toujours affamé, toujours échiné, avec la perspective d'un mur ou la néces-
sité d'une escalade. Morbleu! ce n'est pas un sort ceci , Madeuioisellc, pour une créa-
ture qui n'csi ni écureuil , ni salamandre , ni loutre ; mais puisque vous poussez l'in-
humanité jusqu'à vouloir me faire renier ma condition d'homme, je l'arbore. Homme
je suis, mnrdieu! et homme je resterai, à moins d'ordres supérieurs.
— Eh bieu! voyons, que désirez-vous, que voulez-vous, qu'exigez-vous? dit Mon-
tais soumise. — N'allez-vous pas me dire que vous ignoriez que j'étais à Fontaine-
bleau? — Je... — Soyez franche. — Je m'en doutais. — Eh bieni depuis huit jours,
ne pouviez-vous pas me voir une fois par jour au moins? — J'ai toujours été empê-
chée, monsieur Malicorne. — Tarare ! — Demandez à ces demoiselles si vous ne me
croyez pas. — Je ne demande jamais d'explication sur les choses que je sais mieux
que personne. — Calmez-vous, monsieur ^lalicorne, cela changera. — 11 le fau-
dra bien. — Vous savez , qu'on vous voie ou qu'on ne vous voie point, vous savez que
Ion pense à vous, dit Montalais avec son air câlin. — Oh ! l'on pense à moi... — Pa-
role d'honneur. — Et rien de nouveau sur ma charge dans la maison de Monsieur?
— Ah! mon cher monsieur Malicorne, on n'abordait pas Son Altesse Royale pen-
dant ces jours passés. — Et maintenant? — Maintenant, c'est autre chose : depuis
hier il n'est plus jaloux. — Bah ! Et comment la jalousie lui est-elle passée ? — U y a
eu diversion. — Contez-moi cela.
— Ou a répandu le bruit que le roi avait jeté les yeux sur une autre femme , et Mon-
sieur s'en est trouvé calmé tout d'un coup.
Montalais baissa la voix. — - Entiv nous, dit-elle, je crois que Madame elle roi
s'entendent. — Ah! ah! lit MaUcorne, c'était le seul moyen. Mais M. de Guiclio, le
pauvre soupirant"? — Oh ! celui-là , il est tout à fait délogé. — S'est-on écrit? — Mon
Dieu non , je ne leur ai pas vu tenir une plume aux uns ni aux autres depuis huit
jours. — Comment êtcs-vous avec Madame')' — Au mieux. — Et avec le roi? — Le
roi me fait des sourires quand je passe. — Bien! sur quelle femme les deux amans
ont-ils jeté leur dévolu pour leur servir de paravent? — Siu- la Vallière. — Oh 1 oh I
pauvre lille ! mais il faudrait empêcher cela, ma nue. — Pour(pioi ? — Parce que M. Raoul
de Bragelonne la tuera ou se tuera s'il a un soupçon . — Raoul ! ce bon Raoul ! vous
croyez? — Les feiiuncs ont la préteiitiou de se connaître en passions, dit Malicorne,
et les femmes ne savent pas seulement lire elles-mêmes ce (pi'elles pensent dans leurs
propres yeux ou ilans lem- propre cceur. Eh bien ! je vous dis, moi, que M. de Bra-
gelonne aime la Vallière à tel point (jue, t.i elle fait mine de le tromper, il se tuera ou
la tuera. — Le roi est là pour la défendre, dit Mnutalais — Le roil s'écria Malicorne.
Eh! Raoul tuera le roi comme un reilre! — Bonté divine 1 lit Montalais, mais vous
devenez fou , monsieiu" Malicorne? — Non pas, tout ce que je vous dis est, au cou-
li aire , du plus grand sérieux , ma uiic , et pour mon compte , je sais une chose ; c'est
(lue je préviendrai tout dduieiiienl Ranul de la plaisautcrii".
— (>liul ! uiiilheureux , lit Montalais eu remontant encore un échelon pour se rap-
procher d'aulanl de Malicorne, n'ouvrez point la bouche à ce pauvre Bragelonne. —
l'nur(piiii nia? l'iiKe (pie \(ius ne s,i\c7. rii-n en- oi<' — Qu'y a-t-il donc? — Il y
MADKM OISELLK D K MONTA LAIS.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 447
a que ce soir... Personne ne nous écoule? — Non. — H y a que ce soir, sous le chOne
royal , hi Vallière a dit tout haut et tout naïvement ces paroles : « Je ne conçois pas que
lorsqu'on a vu le roi on puisse jamais aimer nn autre homme. «
Malicorne tît im hond sur son mur. — Ahl mpn Dieu? dit-il, elle a dit cela, la
malheureuse? — ÏMot pour mot. — Et elle le pense? — La Vallière pense toujours
ce qu'elle dit. — Mais cela crie vengeance! mais les femmes sont des serpens, dit
Malicorne. — Calmez-vous, mon cher Malicorne, calmez-vous. — Non pas; coupons le
mal dans sa racine, au contraire. Pi'évenons Raoul, il est temps. — Maladroit, c'est
qu'au contraire il n'est plus temps, répondit Montalais. — Comment cela? — Ce mot
de la Vallière... — Oui. — Ce mol à l'adresse du roi... — Eh hien? — Eh hien ! il est
arrivé à son adresse. — Le roi le coimaîl'i' Il a été rapporté au roi? — Le roi l'a en-
tendu. — Ohimèl comme disait M. le cardinal. — Le roi était précisément caché dans
le massif le plus voisin du chêne royal. — Il eu résulte, dit Mahcorne, que doréna-
vant le plan du roi et de Madame va marcher sur des roulettes, en passant sur le
corps du pauvre Bragelonne. — Vous l'avez dit. — C'est affreux. — C'est comme cela.
— Ma foi, dit Malicorne après une minute de silence donnée à la méditalion, entre
un gros chêne et un grand roi , ne mettons pas notre pauvre personne , nous y serions
broyés, ma mie. — C'est ce que je voulais vous dire. — Songeons à nous. — C'est ce
que je pensais. — Ouvrez donc vos jolis yeu.x. — Et vous, vos grandes oreilles. —
Approchez votre petite bouche poiu" un bon gros baiser. — Voici, dit Montalais, qui
paya sur-le-champ en espèces sonnantes. — Maintenant, voyons. Voilà M. deGiiiclie
qui aime Madame ; voilà la Vallière qui aime le roi; voilà le roi qui aime Madame et
la Vallière; voilà Monsieur qui n'aime personne que lui. Entre tous ces amours, un
imbécile ferait sa fortune, à plus forte raison des personnes de sens comme nous. —
Vous voilà encore avec vos rêves. — C'est-à-dire avec mes réalités; laissez-vous con-
duire par moi , ma mie , vous ne vous en êtes pas trop mal trouvée jusqu'à présent,
n'est-ce pas? — Non. — Eh bien 1 l'avenir vous répond du passé, seulement puis-
que chacun pense à soi ici, pensons à nous. — C'est trop juste. — Mais à nous seuls.
— Soit ! — Alliance offensive et délèn.nvc 1 — Je suis prêt à la jurer. — Étendez la
main : c'est cela : Tout pour Malicorne! — Tout pour Malicorne! — Tout pour Mon-
talais ! répondit Malicorne en étendant la main à son tour. — Maintenant que faut-il
faire? — Avoir incessanunenl les yeux ouverts , les oreilles ouvertes, amasser des
armes contre les autres, n'en jamais laisser traîner qui puissent servir contre nous-
mêmes. — Convenu. — Arrêté. — Juré. El maintenant que le pacte est fait, adieu.
— Comment, adieu! — Sans doute. Retournez à votre auberge. — A mon auberge!
— Oui. N'êtes-vous pas logé au Beau-Paon?
— Montalais, Montalais, vous le voyez bien que vous connaissiez ma présence à
Fontainebleau ! — Qu'est-ce que cela prouve? Qu'on s'occupe de vous au delà de vos
mérites, ingrat? — Hum ! — Retournez donc au Beau-Paon. — ■ Eh bien , voilà jus-
tement... C'est devenu chose impossible. — N'aviez-vous point une chambre? — Oui,
mais je ne l'ai plus. — Vous ne l'avez plus? et qui vous l'a prise? — Attendez. Tantôt
je revenais de courir après vous , j'arrivais tout essoufQé à l'hôtel , lorsque j'aperçois
une civière sur laquelle quatre paysans apportaient un moine malade. — Un moine ?
— Oui , un vieux franciscain à barbe grise. Conime je regardais ce moine malade , on
l'entre dans l'auberge. Connue on lui faisail monter f'escalier, je le suis, et comme
j'arrive au haut de l'escalier, je m'aperçois qu'on le fait entrer dans ma chambre. —
Dans votre chambre? — Oui, dans ma propre chambre. Je crois que c'est une erreur,
j'interpelle l'hôte , l'hôte me déclare que la chambre louée par moi depuis huit jours
448 LES MOUSQUETAIRES.
était louée à ce franciscain pour le neuvième. — Oh ! oh ! — C'est justement ce que Je
fis. Je fis même plus encore, je voulus me fâcher. Je remonlai. Je m'adressai au fran-
ciscain lui-même. Je voulus lui remontrer l'inconvenance de son procédé, mais ce
moine, tout moribond qu"il paraissait être, se souleva sur son coude, fixa sur moi
deux yeux flamboyans, et d'une voix qui eîit avantageusement commandé une charge
de cavalerie : — « Jetez-moi ce drôle à la porte , » dil-il.
Ce qui fut à l'instant même exécuté par l'hôte et par les quatre porteurs qui me firent
descendre l'escalier un peu plus vile qu'il n'était convenable. Voilà comment il se fait ,
ma mie , que je n'ai plus de gite. — Mais qu'est-ce que c'est que ce franciscain? de-
manda Montalais. C'est donc un général? — Justement, il me semble que c'est là le
titre qu'un des porteurs lui a donné en lui parlant à demi-voix. — De sorte que... dit
jMontalais. — De sorte que je n'ai plus de chambre , plus d'auberge, plus de gîte, et
que je suis aussi décidé que Tétait tout à l'heure mon ami Manicamp, à ne pas coucher
dehors. — Comment faire? s'écria Montalais. — Voilà 1 dit Malicorne.
— Mais rien de plus simple, dit une troisième voix. Montalais et Malicorne pous-
sèrent un cri simultané.
Saint- Aignan parut. — Cher monsieur Malicorne, dit Saint-Aignan , un heureux
hasard me ramène ici pour vous tirer d'embarras... Venez, je vous offre une chambre
chez moi, et celle-là , je vous le jure, personne ne vous l'ôtera. Quanta vous, ma
chère demoiselle, rassurez-vous, j'ai déjà le secret de mademoiselle de la Vallière,
celui de mademoiselle de Tonnay-Charenle ; vous venez d'avoir la bonté de me confier
le vôtre , merci : j'en garderai aussi bien trois qu'un seul.
Malicorne et Montalais se regardèrent comme deux écoliers pris en maraude ; mais
comme au bout du compte Malicorne voyait un grand avantage dans la proposition
qui lui était faite, il fit à Montalais un s'gne de résignation que celle-ci lui rendit.
Puis Malicorne descendit l'échelle échelon à échelon , réfléchissant à chaque degré
au moyen d'arracher bribe par bribe à M. de Sainl-Aignan tout ce qu'il pourrait savoir
siu' le fameux secret.
Montalais était déjà partie légère comme une biche, et ni carrefour ni labyrinthe
n'eurent le pouvoir de la tromper.
Quant à Saint-Aignan, il ramena en effet Malicorne chez lui, en lui faisant mille
pohtesses, enchanté qu'il était de tenir sous sa main les deux hommes qui, en suppo-
sanl que G\iiche restât muet, pouvaient le mieux renseigner sur le compte des filles
d'honneur.
CE QUI S'ÉTAIT PASSK A L'AUBERGE DU BEAU-PAON.
D'abiird , (loniKiiis à nos In leurs quelques détails sur l'auberge du Beau-Paon, puis
iiniis lasserons a\i sigualcnicnl des voyageurs qui l'habitaient.
1/aulierge du lîcau-i'aon, cimmuic toute auberge, devait son nom à son enseigne.
(À'Ite enseigne repiésentail un \)Mm faisant la roue.
Sculeuient , à l'instar de quelques peintres qui ont donné la figure d'un joli ganvin
au scr|i(iit (|ul Irnlc Kve , le peintre de j'enseigne avait ilomié au l>eau paon une ligure
de femnir.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 449
Cotte anhergo , épigiMinine vivante contre celte moitié du ijeiire hiiiiiain qui fail le
clianiie de la vie, dit M. Legouvé, s'élevait à Fontainebleau dans la premièie nie la-
térale de gauche qui coupait en venant de Paris cette grande artère qui forme à elle
seule la ville tout entière de Fontainebleau.
La rue latérale s'appelait alors la rue de Lyon, sans doute parce que géograpbi-
quement elle s'avançait dans la direction de la seconde capitale du royaume.
Cette rue se composait de deux maisons habitées par des bourgeois, maisons sépa-
rées l'une de l'autre par deux grands jardins bordés de haies.
En apparence il semblait y avoir cependant trois maisons dans la rue. Expliquons
comment malgré ce semblant il n'y en avait que deux.
L'auberge du Beau-Paon avait sa façade principale sur la grande rue , mais en re-
tour sur la rue de Lyon deux corps de bàtimens, divisés par des cours , renfermaient
de grands logemens propres à recevoir tous voyageurs soit à pied soit à cheval, soit
même en carrosses, et à fournir non-seulement logis et table , mais encore promenade
et solitude aux plus riches courtisans, lorsque, après un échec à la cour, ils désire-
raient se renfermer avec eux-mêmes pour dévorer l'allront ou méditer la vengeance.
Dos fenêtres de ce corps de bâtiment en retour les voyageurs apercevaient la rue
d'abord , avec son herbe croissant entre les pavés qu'elle disjoignait peu à peu.
Ensuite les belles haies de sureau et d'aubépine, qui enfermaient comme entre
deux bras verts et fleuris ces maisons bourgeoises dont nous avons parlé.
Puis, dans les intervalles de ces maisons, formant fond de tableau et se dessinant
comme un horizon infranchissable, une ligne de bois touffus, plantureux, premières
sentinelles de la vaste forêt qui se déroule en avant de Fontainebleau.
On pouvait donc , pour peu qu'on eût un appartement faisant angle, par la grande
rue de Paris, ])articiper à la vue et au liruit des passans et des fêtes, e(, [lar la rue
de Lyon, à la vue et au calme de la campagne.
Sans compter qu'en cas d'urgence, au moment où l'on frapiiait à la grande porte
de la rue de Paris, on pouvait s'esquiver par la potilo porle ilo la rue do Lvon, et,
longennt les jardins des maisons bourgeoises, gagner les premiers taillis de la forêt.
Malicorne qui, le premier, on se le rappelle , nous a parlé de cette auberge du
Beau-Paon pour en déplorer son expulsion, Malicorne, préoccupé de ses propres af-
faires, était bien loin d'avoir dit à Montalais tout ce qu'il y avait à dire sur cette cu-
rieuse auberge.
Nous allons essayer de remplir cette fâcheuse lacune laissée par Malicorne.
Malicorne avait oublié de dire, par exemple, de quelle façon il était entré dans l'au-
berge du Beau-Paon.
En outre, à part le franciscain dont il avait dit un mot, il n'avait donné aucun ren-
seignement sur les voyageurs qui haliitaient cette auberge.
La façon dont ils étaient entrés, la façon dont ils vivaient , la difficulté qu'il y avait
pour toute autre personne que les voyageurs privilégiés d'entrer dans l'hôtel sans mot
d'ordre, et d'y séjourner sans certaines précautions préparatoires, avaient cependant
dû frapper, et avaient même, nous oserions en répondre, frappé certainement
Malicorne.
Mais, comme nous l'avons dit, Malicorne avait des préoccupalions personnelles qui
l'empêchaient de remarquer bien des choses.
En effet, tous les appartemens de l'hôtel du Beau-Paon étaient occupés et retenus
par des étrangers sédentaires et d'un commerce fort calme, porteurs de visages préve-
nans, dont aucun n'était connu de Malicorne.
T. I. j9
450 LE|S MOUSQUETAIRES.
Tous ces voyageurs étaient arrivés à l'hôtel depuis qu'il y était arrivé lui-même,
chacun y était eniré avec une espèce de mol durdrc, qui avait d'ahonl préoccupé Ma-
licorne ; mais il s'était informé indirectement et il avait su que l'hôte donnait pour
raison de celle espèce de surveillance que la ville pleine, comme elle l'était . de riches
seigneurs, devait l'être aussi d'adroits et d'ardens filous.
Il allait donc de la réputation d'une maison homiête comme celle du Beau-Paon de
ne pas laisser voler les voyageurs.
Aussi, MaUcorne se demandait-il parfois lorsqu'il rentrait en lui-même et sondaitsa
position;» l'hôtellerie du Beau-Paon, comment on l'avait laissé entrer dans celte hôlel-
lerie , tandis que depuis qu'il y élait entré il avait vu refuser la porle à tant d'aulres.
11 se demandait surtout conniient Manicamp, qui, selon lui , devait être un seigneur
en vénération à tout le monde, ayant voulu faire manger son cheval au Beau-Paon
dès son arrivée, cheval et cavalier avaient été éconduils avec un nescio vos des plus
intraitables.
C'était donc pour MaUcorne un problème, que du reste, occupé comme il l'était
d'intrigue amoureuse et ambitieuse , il ne s'était point appliqué a approfondir.
L'eùt-il voulu que, malgré l'intelUgence que nous lui connaissons, nous n'oserions
dire qu'il eût réussi.
Quelques mots prouveront au lecteur qu'il n'oùl fallu rien moins qu'Œdipe en per-
sonne pour résoudre une pareille énigme.
Depuis huit jours étaient entrés dans cette hôlellerie sept voyageurs , tous arrivés le
lendemain du bienheureux joiu' où Malicorne avait jeté son dévolu sur le Beau-Paon.
Ces sept personnages, venus avec un train raisonnable, étaient :
D'abord, im brigadier des armées allemandes, sou secrétaire , son médecin, trois
laquais elsept chevaux.
Ce brigadier se nommait le comte de Wostput.
Un cardinal espagnol avec deux neveux, deux secrétaires , un otlicier de sa maison
et douze chevaux.
Ce cardinal se nonnuait monseigneur Herrebia.
Un riche négociant de Brème avec son laquais et deux chevaux.
Ce négociant se nommait meinheer Bonstett.
Un sénateur vénitien avec sa femme et sa tille, toutes deux d'une parfaite beauté.
Ce sénateur se nommait il >ii,'nor Mariiii.
Un laird d'Ecosse avec sept montagnards de son clan ; tous à pied.
Le laird se nommait MacCumnor,
Un Autrichien de Vienne, sans lilrc ni blason, venu en carrosse; il avait beaucoup
du prêtre, un peuilu soldat.
On l'appelait le conseiller.
Enliu une dame llamande, avec un laquais, une femme de chambre el une demoi-
selle deconqiaguie. (iraïul train, grande mine, giands chevaux.
On l'appelait la dame llamande.
Tous ces voyageiu's étaient arrivés le même jour, comme nous avons dit; et cepen-
dant loin' arrivée n'avait causé aucun embarras dans l'auberge, aucun encombrement
dans la rue, leurs logemens ayant été manjuéLs d'avance sur la demande île leurs
coiîri'iers ou de leurs secrétaires , arrivés la veille ou li' malin même.
Malicorue, arrivé un jour avant eux et voyageant nue \m maigre cheval chargé
d'une mince valise, s'élait amioucéà l'iiôlel du Beau-Paon comme l'ami d'un seigneur
curieux de voir les fêles, et ciui lui, à soi) tour, devait arrivei' iuccsibamuicnt.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 451
L'iiôle, à ces paroles, avail souri conwiic s'il (oiinuissait beaucoup soit Malicoruc,
soil le seigneui' son ami, el il lui avail dit : —Choisissez, Monsieur, tel appartement
qui vous conviendra, puisque vous arrivez le premier.
Et cela avec cette obséquiosité si sigiiiluative chez les aubergistes, et qui veut dire :
Soyez tranquille, Monsieur, on sait à ([ui l'on a affaire, et l'on vous traitera en con-
séqueuce.
Ces mots et le geste qui les acconqiagnait avaient paru bienveillans, mais peu
clairs à Malicorne. Or, comme il ne voulait pas faire une grosse dépense , et que de-
mandant une petite chandire il eût sans doute été refusé à cause de son peu d'impor-
tance même, il se hâta de ram;issei- au bond les paroles de l'aubei'giste, et de le duper
avec sa propre finesse.
Aussi, souriant en homme pour lequel on ne fait qu'absolument ce que l'on doit
faire : — Mon cher hùlc, dit-il , je prendrai rappartemeut le meilleur et le plus o-ai.
— Avec écuries? — Avec écuries. — l'oiu- quel jourV — Pour tout de suite, si c'est pos-
sible.— A merveille. — Seulement, se hâta d'ajouter Malicorne; je n'occuperai pas
incontinent le grand appartement. — Bon, lit I'IkMc avec un air d'inlelliitence. Cer-
taines raisons, que vous comprendrez plus lard, me forcent de ne mettre à mon
compte que cette petite chambre. Mon ami, quand il viendra, prendra le trrand ap-
partement, et naturellement, comme ce grand appartement sera sien, il réglera di-
rectement. — Très-bien, fit l'hôte, très-bien, c'était convenu ainsi — Celait convenu
ainsi? — Mot pour mot. — C'est extraordinaire, murmura Malicorne. Ainsi, vous com-
prenez?— Oui — C'est tout ce qu'il faut. Maintenantque vous comprenez... car vous
comprenez bien, n'est-ce pas? — Parfaitement. — Eh bien! vous allez me conduire à
ma chambre.
L'bôlc du Beau-Paon marcha devant Malicorne son bonnet à la main.
Malicorne s'installa dans sa chambre et \ demeura tout surpris de voir l'hôte à
chaque ascension ou à chaque descente, lui faire de ces petits cligncmeus d'yenx qui
indiquent la meilleure intelligence entre deux correspondans. — Il y a quelque mé-
prise là-dessous, se disait Malicorne , mais en attendant qu'elle s'éclaircisse, j'en pro-
fite, et c'est ce qu'il y a de mieux à taire.
Et de sa chambre il s'élançait comme un chien de chasse à la piste des nouvelles
et des curiosités de la cour, se faisant rôtir ici et noyer là , comme il avait dit à made-
moiselle de Montalais.
Le lendemain de son installation, il avait vu arriver successivement les sept voya-
geurs qui remplissaient toute l'hôtellerie.
A l'aspect de tout ce monde, de tous ces équipages , de tout ce train, .Alalicorne se
frotta les mains , en songeant que, faute d'un jour, il n'eût pas trouvé un nid pour se
reposer au retour de ses explorations.
Après que tous les étrangers se furent casés, l'hôte entra dans sa chambre, et avec
sa gracieuseté habituelle : — Mon cher monsieur, lui dit-il, il vous reste le grand ap-
partement du troisième corps de logis, vous savez cela? — Sans doute , je le sais. — Et
c'est un véritable cadeau que je vous fais. — Merci. — De sorte que lorsque votre ami
viendra il sera content de moi , ou , dans le cas contraire, c'est qu'il sera bien difficile.
— Pardon 1 voulez-vous me permettre de dire quelques mots à propos de mon ami?
— Dites, pardieu! vous êtes bien le maître. — Il devait venir, comme vous savez. —
El il le doit toujours. — (^'est qu'il pourrait avoir changé d'avis. — Non, non. — Vous
en èles sûr'.' — J'en suis sûr. — C'est que dans le cas où vous auriez quelque doute, je
vous dirais, moi, je ne vous réponds pas qu'il vienne. — Mais il vous a dit cependant..,
45-2 LES MOUSQUETAIRES.
— ijCi'tainemcnt il m'a flil, iiiuis vous savez, l'homme propose et Dieu dispose, vcrha
volant, scripta manciU — Ce qui veiil dire? — Les mois s'envolent les ccrils restent;
et comme il ne m'a pas écrit, qu'il s'est contente de me dire, je vous autoriserai donc,
sans cependant vous y inviter; vous sentez, c'est fort embarrassant. — A quoi m'au-
torisez-vous?— Dame! à louer sou appartement si vous en trouvez un bon prix. —
Moi, jamais, Monsieur, jamais je ne ferai une pareille chose, s'il ne vous a pas écrit,
à vous'MI m'a écrit à moi — Ah! — Oui. — Et dans quels termes? Voyons si saletlrc
s'accorde avec ses paroles — En voici à peu près le texte : « A Monsieur le proprié-
taire de l'hôtel du Boan-Paon. Vous devez être prévenu du rendez-vous pris dans
voire hôtellerie par quelques personnages d'importance; je fais partie de la société qui
se réunit à Fontainebleau. Retenez donc à la fois et une petite chambre pour un ami
qui arrivera avant moi ou après moi...
— C'est vous cet ami , n'est-ce pas? fît en s'interrompant l'hôte du Beau-Paon. ,Ma-
licorne s'inclina modestement.
L'hôte reprit ; «Et un grand appartement pour moi. Le grand appartement me re-
garde, mais je désire que le prix de la chambre soit modique, cette chambre étant
destinée à un pauvre diable. » — C'est toujours bien vous, n'est-ce pas? dit l'hôte. —
Oui , certes,* dit Malicorne. — Alors, nous sonunes d'accord : votre ami soldera le prix
de son appartement et vous le prix du vôtre.
— Je veux être roué vif, se dit en lui-même Malicorne , si je comprends quelque
chose à ce qui m'arrive!
Puis tout haut, — El, dites-moi, vous avez été content ilu nom... du nom qui ter-
minait la lettre? 11 vous a présenté toute garantie? — J'allais vous le demander, dit
l'hôte. — Comment ! la lettre n'était pas signée? — Non , fil l'hôte en ouvrant des
veux pleins de mystère et de ciu'iosité. — .Mors, répliqua Malicoiuc , imitant ce gcsie
et ce uivstère, s'il no s'est pas nommé, vous comprendrez qu'il doit a\oir ses raisons
pour cola. — Sans doute. — Et que jen'iraipas,moi,son ami, moi, son conlidcnl, Irahir
son incognito. — C'est juste, Monsieur, répondit l'hôte ; aussi je n'insiste pas. — J'ap-
précie cette délicatesse. Quanta moi, connue l'a dit mon ami. ma cliaudirc esta part.
Convenons-en bien. — ^Monsieur, c'est tout convenu. — Vous comprenez, les bons
comptes font les bons amis. Comptons donc. — Ce n'est pas |ire#sé. — Comptons tou-
jours. Chambre , nourriture po\n- moi, place à la mangeoire et nourriture de mon
cheval. Combien par jour? — Quatre livres, Monsieur. — Cela fait donc douze livres
pour les trois jours écoulés? — Douze livres: oui, Monsieur. — Voici vos douze
livres.
— Eh ! ^Monsieur, à quoi bon payer tout de suite? — Parce (]ue , dit Malicorne en
baissant la voix et eu recourant au mystérieux, puisqu'il voyait le mysiérieux réussir,
parce que si l'on avait à partir soudain, à décamper d'iui moment à l'autre, ce serait
tout compte l'ait. — Monsieur, vous avez raison. — Donc , je suis chez moi. — Vous
êtes chez vous. — Kh bien! à la boime heure! Adieu.
L'hôte se retira.
Resté seul, .Malicorne se lit le raisonnement suivant : — Il n'y a que M. de Guiche
et Manicamp capables d'avoir écrit à mon hôte: M. de Guiche, parce qu'il veut se mé-
nager un logement hors de coiu'. en cas de succès nu d'insuccès; Manicamp, parce
qu'il aura été chargé de cette connni>sion jiar M. de Cuicbe.
Voici donc ce que M. de Guiclu' un M.uiic imp .iiiroul imagim- : Le grand apparte-
ment pour recevoir d'une facnu rouvcnablc (pielipjc dame épais voilée, avec réserve
[loirr la susdite iliune d'une double ^(>rtie sur une rue à peu |irès déserte el aboutissant
I.K VinOMTl': DE liKACKLONNE. 453
à la forêt. La chamlirc pour aluiter iiionienl.Dicmcnl soit Maniratiip , conli lent de
M. de Guiclie et vigilant gardien de la porte, soil M. de Guiche lui-même, jouant à la
fois pour plus de sûreté le rôle de maître et celui de coiilident. Mais cette réunion qui
doit a\oir lieu, qui a eu ellbelivcment lieu dans riKMel? Ce sont sans doule gens
qui doivent être ()résentés au roi. Mais ce pauvie dialile à q\ii la chamlire est destinée?
Ruse pour mieux cacher Guiche ou Manicamp. S'il en est ainsi, connue c'est chose
probable , il n'y a que demi-mal ; de Manicamp à M. de Guiche , il n'y a que la main,
et de Manicamp à Malicorne , il n'y a que la bourse.
Depuis ce raisonnement, Malicorne avait dormi sur les deux oreilles, laissant les
sept étrangers occuper et arpenter en tous sens les sept logemens de l'iKMellerie du
Beau-Paon.
Lorsque rien ne l'inquiétait à la cour, lorsqu'il était las d'excursions et d'inquisi-
tions, lasd'écrire des billets que jamais il n'avait l'occasion de remettre à leur adresse,
alors il rentrait dans sa bienheureuse petite chambre, et, accoudé sur le balcon garni
de capucines et d'œillets ])alissés, il s'occupait de ces étranges voyageurs pour qui
Fontainebleau semblait n'axoir ni lumières, ni joies, ni fêtes.
Cela dura ainsi jusqu'au septième jour, jour que nous avons détiiillé longuement
avec sa nuit dans les précédens chapitres.
Cette nuit-là, Malicorne prenait le fraisa sa fenêtre vers une heuie ilu malin,
quand Manicamp parut à cheval, le nez an veni , l'air soucieux et ennuyé. — Bon,
se dit Malicorne en le reconnaissant du premier coup, voilà mon homme qui vient
réclamer son appartement, c'est-à-dire ma chambre. Et il appela Manicamp.
Manicamp leva la tête. — Ah ! pardieu ! dit celui-ci en se déridant , soyez le bien
venu , Malicorne. Je rôde dans Fontainebleau cherchant trois choses ([ue je ne puis
trouver : Guiche, une chambre et une écurie. — Quant à M. de Guiche, je ne puis
vous en donner ni bonnes ni mauvaises nouvelles , car je ne l'ai point vu ; mais quant
à votre chambre et à une écurie, c'est autre chose. — Ah! — Oui; c'est ici qu'elles
ont été retenues. — Retenues . et par qui? — Par vous , ce me semble. — Par moi?
— N'avez- vous donc point retenu un logement? — Pas le moins du monde.
L'hôtp, en ce moment, parut sur le seuil. — Une chambre, demanda Manicamp.
— L'avez-vous retenue, Monsieur? — Non. — Alors, pas de chambre. — S'il en est
ainsi, j'ai retenu une chambre , dit Manicamp. — Une chambre ou un logement? —
Tout ce que vous voudrez. — Par letlre? demanda riiôte. Malicorne lit de la lête un
signe afiirmalif à Manicanqj — Eh ! sans doute , lil Manicamp. N'avez-vous pas reçu
une lellre de moi? — En date de quel jour? demanda l'hôle, à qui les hésitations de
Manicamp donnaient du soupçon.
Manicamp se gratta l'oreille et regarda à la fenèlre de Malicorne; mais Malicorne
avait quitté sa fenêtre et descendait l'escalier pour venir en aide à son ami.
Juste au même moment un voyageur, enveloppé dans une longue cape à l'espagnole,
apparaissait sous le porche , à portée d'entendre le colloque. — Je vous demande à
quelle date vous m'avez écrit celle lettre poiu' retenir un logement chez moi? répéta
l'hôte en insistant. — A la date de mercredi dernier, dit d'une voix douce et polie l'é-
tranger mystérieux en touchant l'épaule de l'hôte.
Manicamp se recula, et Malicorne, qui apparaissait sur le 'seuil, se gratta l'oreille
à son tour.
L'hôte salua le nouveau veau en homme qui reconnaît son véritable voyageur. —
Monsieur, lui dit-il civilement , voire appartement vous attend, ainsi que vos écuries.
Seulement...
454 LES MOUSQUETAIRES.
Il iTgai'da autour de lui. — Vos chevanx ? ilemanda-t-il. — Mes chevaux nrrivornnl
ou n'ainveroat pas. La chose vous importe peu , n'est-ce pas, pourvu qu'on vous
paie ce qui a été retenu?
L'h(Mc s;dua pkis bas. — Vous m'avez, en outre, continua le voyageur inconnu ,
gardé la pelile chambre que je vous ai demandée? — Aie! tlt Malicorne en essayant de
se dissimuler. — Monsieur, voire ami l'occupe depuis huit jours, dit Thôte en mon-
trant Malicorne qui se faisait le plus petit qu'il lui était possible.
Le voyageur en ramenant son mauleau jusqu'à la hauteur de son nez. jeta un cnup
d'oeil rapide sur Malicorne. — Monsieur n'est pas mon ami. dit-il.
L'hôte fil un bond. — Je ne connais pas Monsieur, continua le voyageur. — (^.om-
ment, s'écria l'aubergiste s'adressant à Malicorne, comment, vous n'êtes pas l'ami de
Monsieui'V — Que vous importe, pourvu que l'on vous paie, dit Malicorne, paroiliant
miijestiieusement l'étranger. — 11 ni'im[}orle si bien, dit l'hôte qui commençait à s'aper-
c.'voir qu'il y avait substitution de personnage, que je vous prie. Monsieur, de vider
des lieux relenus d'avance et par un autre que par vous. — Maisenfin , dit Malicorne,
Monsieur n'a pas besoin tout à la fois d'une chambre au premier et d'un appartement
an second... Si Monsieur prend la chambre, je prends, moi, l'appartement; si Mon-
sieur choisit l'appartement , je garde la chambre. — Je suis désespéré. Monsieur, dit
la voyageur de sa voix douce; mais j'ai besoin à la fois de la chambre et de l'appar-
twuent. — Mais enfin, pour qui? demanda Malicorne. — De rappartcnienl , pour moi.
— Soit, mais de la cluuidjreV — Regardez, dit le voyageur en étendant la main vers
une espèce de corlége qui s'avançait.
Malicorne suivit du regard la direction indiquée et vit arriver sur une civière un
franciscain, dont il avait, avec quelques détails ajoutés par lui, raconté à Montalais
l'installation dans sa chambre , et qu'il avait si inutilement essayé de convertir à de
plus humbles vues.
Le résultat de l'arrivée du voyageur incoiuui ol du franciscain malade fut l'expul-
sion de JMalicorue, maintemi sans aucun égard hors de l'auberge du licau-l'aon par
l'hôte et les paysans qui servaient de porteurs au franciscain.
Il a été donné connaissance au lecteur des suites de cette expulsion , de la conver-
sation de Maiiicampavcc Montalais, que Mauicanqi, pins adroit que Malicorne, avait
su trouver' pour avoir des nouvelles do de (Juiclie, de la conversation sidiséquenlc de
Montalais avec Malicorne, enfin du double billet de logement louiiii à Manicamp et à
Malicoi'ue par le comte de Saiut-Aignan.
Il nous reste à apprc^xlre à nos lecteurs ce qu'étaient le voyageur au manteau,
principal locataire du double appaitement dont Malicorne avait occupé une pcirlion,
• et le franciscain , tout aussi mystérieux, dont l'arrivée combinée avec celle du voya-
geur au manteau, avait eu le malheur de déranger les combinaisons des deux anus.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 455
UN JÉSUITE DE LA ONZIÈME ANNÉE.
Le voyage\ir au iiianleau rabattu sur le nez n'était autre qu'Aramis qui , après
avoir quitté Fouquet et tiré d'un porle-nianteau ouvert par son laquais un costume
complet de cavalier, était sorti du château et s'était rendu à rhôlellerie du Beau-Paon,
où |)ar lettre, dejiuis sept jours, il avait bien, ainsi que l'avait annoncé l'hôte, com-
mandé une chambre et un appartement.
Aramis, aussitôt l'expulsion de Malicornc et de Manicamp, s'approcha du francis-
cain , et lui demanda lequel il préférait de l'apparleuient ou de la chambre.
Le franciscain demanda oii étaient placés l'un et l'autre.
On lui répondit que la chambre était an premier et l'appartement au second. —
Alors la chambre, dit-il.
Aramis n'insista point, et avec une entière soumission : — La chambre, dit-il à
rhôte. Et saluant avec respect , il se relira dans l'appartement.
Le franciscain fut aussitôt porté dans la chambre.
Maintenant n'est-ce pas une chose étonnante que ce respect d'un prélat pour un
simple moine, et pour un moine d'un ordre mendiant , auquel on donnait ainsi, sans
même qu'il l'eût demandé, une chand)re qui t'aisail l'andiition de tant de voyafreurs.
Comment expliquer aussi cette arrivée inattendue d'.\ramis à l'hôtel du Beau-Paon ,
lui qui, entré avec M. Fouquet au château, pouvait loger au château avec M. Fouquet.
Le franciscain supporta le transport dans l'escalier sans pousser une plainte, quoi-
que l'on vît que sa soufl'rauce élail grande et qu'à chaque heurt de la civière contre
la muraille ou contre la rampe de l'escalier il éprouvait par tout son corps une secousse
terrible.
Enfin, lorsqu'il fut arrivé dans la chambre , — Aidez-moi à me mettre sur ce fau-
teuil , dit-il aux porteurs.
Ceux-ci déposèrent la civière sur le sol, et soulevant le plus doucement qu'il leur
fut possible le malade , ils le déposèrent sur le fauteuil qu'il avait désigné et qui était
placé à la tète du lit. — ^lainlenanl , ajouta-t-il avec une grande douceur de geste et
de paroles, faites-moi monter l'hôte. Ils obéirent.
Cinq minutes après, l'hôte du Bean-Paon apparaissait sur le seuil de la porte. —
Mon ami , lui dit le franciscain , congédiez , je vous prie , ces braves gens ; ce sont des
vassaux de la vicomte de Melun. Ils m'ont trouvé évanoui de chaleur sur la route, et,
sans se demander si leur peine serait payée , ils m'ont voulu porter chez eux. Mais je
sais ce que coûte aux pauvres l'hospitalité qu'ils donnent à un malade , et j'ai préféré
l'hôtellerie , où d'ailleurs j'étais attendu.
L'hôte regarda le franciscain avec élonnement.
Le franciscain lit avec son pouce et d'une certaine façon le signe de la croix sur sa
poitrine.
L'hôte répondit en faisant le même signe sur son épaule gauche. — Oui, c'est vrai,
dit-il , vous étiez attendu , mou père ; mais nous espérions que vous arriveriez en meil-
leur état.
■430 LES MOUSQUETAIRES.
El comme les paysans regardaient avec étonnement cet hôlelier si fier, devenu tout
à coup respectueux en présence d'un pauvre moine , le franciscain tira de sa lon}:ue
poche deux ou trois pièces d'or qu'il montra. —Voilà , mes amis , dit-il, de quoi payer
les soins qu'on me donnera. Ainsi tranquillisez-vous et ne craignez pas de me laisser
ici. Ma compagnie, pour laquelle je voyage, ne veut pas que je mendie; seulement,
comme les soins qui m'ont élé donnés par vous méritent aussi récompense, prenez
ces deux louis et relirez-vous en paix.
Les paysans n'osaient accepter; l'hôlc prit les deux louis de la main du muine, et
les mit dans celle d'un paysan.
Les quatre porteurs se retirèrent en ouvrant des yeux plus grands que jamais.
La porte refermée et tandis que l'hôte se tenait respectueusement dohout près de
celte porte , le franciscain se recueillit un instant.
Puis il passa sur son front jauni une main sèche de fièvre, et de ses doigts crispés
frotta en Ireinblanl les boucles grisonnantes de sa barbe.
Ses grands yeux creusés parla maladie et l'agitation semblaient suivre dans le vague
une idée douloureuse et inflexible. — Quels médecins avez-vous à Fontainebleau?
demanda-t-il enfin. — Nous en avons trois, mon père. — Comment les nommez-vous?
— Luiniguet d abord. — Ensuite. — Puis un frère carme nommé frère Hubert. —
Ensuite. — Ensuite un séculier nommé Grisart. — Ah ! Grisarl ? nnu-muia le moine.
Appelez vile M. Grisart. Lhôle lit un mouvement d'obéissance empressée. — A pro-
pos, quels prêtres a-l-on sous la main ici? — Quels prêtres? — Oui, de quels ordres?
— Il y a des jésuiles, des angusiins et descordeliers ; mais, mon père , les jésuites sont
les plus près d'ici. J'appellerai donc un confesseur jésuite, n'est-ce pas? — Oui, allez.
L'hôte sortit.
On devine qu'au signe de croix échangé entre eux , l'hôte et le malade s'étaient re-
connus pour deux affiliés de la redoutable compagnie de Jésus.
Resté seul, le franciscain tira de sa poche une liasse de papiers dont il parcourut
quelques-uns avec une attention scrupuleuse. Cependant la force du mal vainquit son
co\H-ao-e: ses yeux tournèrent; une sueur froide coula de son front, et il se laissa
allei'. prescjue évanoui, la tète renversée en arrière, les bras pendans aux deux côtés
de son fauteuil.
Il rtail depuis cinq minutes sans mouvemens aucuns, lorsque l'hôte rentra condui-
sant le médecin auquel il avait à peine donné le temps de s'habiller.
Le bruit de leur enirée , le courant d'air qu'oceasiomia l'ouverture de la porte ré-
veillèrent les sens an malade. Il saisit à la hâte ses papiers épars , et de sa main longue
et déiharnée les cacha sous les coussins du fauteuil.
L'hôle sortit, laissant cnsembb; le malade elle médecin. — Voyons, dil K' fian-
ciscain a\i docteur, voyons, monsieur Grisarl . approchez-vous , car il n'y a pas de
temps à perdre ; palpez, auscultez, jugez et prononcez la sentence. — Notre hôle,
répondit le médecin, m'a assuré que j'avais le bdulii'nr de dmincr mes soins à un
affilié. .\ un affilié, oui, i-épondil le framiscain. Dites-moi donc la \<'Milé; je me
sens bien mal: il u\o semble que je \ ais mourir.
Le iiii'ilei iu iiril l.i main du mnine et lui tAta le pouls. — Oh ! oh ! dit-il , lièvre
dan"ereu>e. — Qu'a|)pelez-\iius une fièvre dangereuse? demanda le malade avec mi
regard impérieux. — A un ai'lilié de la [iremière ou de la seconde année , répondit le
médecin en interrogeant le moini' ile> yeu.\ , je dirais fièvre curable. — Mais à moi,
dil te franciscain.
Le médecin hésita. — Regardez mon poil gris et mou Iront bourre d.' pensées, con-
LR VICOMTE ItE [{RAGELONNE. 457
linii.i-t-il, regardez les rides par lesquelles je compte mes épreuves , je suis un jésuite
de la onzième année, inonsiLMU- Grisart.
Le médecin tressaillit
En effet, un jésuite de la onzième année, c'était un de ces hommes initiés à tous les
secrets de l'ordre, un de ces hommes pour lesquels la science n'a plus de secrels, la
soriélé n'a plus de barrières, l'obéissance temporelle plus de liens. — Ainsi, dit Gri-
sart en saluant avec respect, je me trouve eu face d'un inaiire? — Oui, at^isscz donc
en conséquence. — Et vous voulez savoir... — JNla situation réelle. — Eh bien! dit
le médecin , c'est une fièvre cérébrale, aulremcnt dit une méningite aiguë, arrivée à
son plus haut point d'intensilé. — .^lors, il n'y a pas d'espoir, n'est-ce pas? demanda
le franciscain d'un ton bi'cf. — Je ne dis pas cela , répondit le docteur ; cependant , eu
égard au désordre du cerveau, à la brièveté du souffle, à la précipitation du pouls,
à l'incandescence de la terrible lièvre qui vous dévore.. — Et qui m'a terrassé trois
fois depuis ce matin , dit le frère. — Aussi lappellai-je terrible. Mais counnent
n'êtes-vous pas demciaé en roule? — J'étais attendu ici, il fallait que j'arrivasse. —
Dnssiez-vous mourir? — Diissé-je mourir. — Eh bien, eu égard à tous ces symptômes,
je vous dirai que la situation est presque désespérée.
Le franciscain sourit d'une façon étrange. — Ce que vous me dites là est peut-être
assez pour ce qu'on doit à un aftilié, même de la onzième année , mais pour ce qu'on
me doit, à moi, maître Grisart, c'est trop peu, et j'ai le droit d'exiger davantage.
Voyons , soyons encore plus vrai que cela , soyons franc , comme s'il s'agissait de parler
à Dieu. D'ailleurs, j'ai déjà fait appeler un confesseur. — Oh ! j'espère cependant,
balbutia le docteur. — Répondez, dit le malade en montrant avec un geste de dignité
un anneau d'or dont le chaton avait jusque-là été tourné en dedans , et qui portait
gravé le signe représentatif de la société de Jésus.
Grisart poussa une exclamation. — Le général! s'écria-t-il. — Silence, dit le fran-
ciscain, vous comprenez qu'il s'agit d'être vrai. — Seigneur, seigneur, appelez le
confesseur, murmura Grisart , car dans deux heures, au premier redoublement , vous
serez pris du délire, et vous passerez dans la crise. — A la bonne heure, dit le ma-
lade dont les sourcils se froncèrent un moment, j'ai donc deux heures? — Oui , surtout
si vous prenez la potion que je vais vous envoyer. — Et elle me donnera deux heures?
— Deu.x heures. — Je la prendrai, fùt-elle du poison, car ces deux heures sont né-
cessaires non-seulement à moi, mais à la gloire de l'ordre. — Oh! quelle perte !
murmura le médecin, quelle catastrophe pour nous! — C'est la perte d'un homme,
voilà tout, répondit le franciscain, et Dieu pourvoira à ce que le pauvre moine qui vous
quitte trouve un digne successeur. Adieu, monsieur Grisart; c'est déjà une permission
du Seigneur que je vous aie rencontré. Un médecin qui n'eiÀt point été aftilié à notre
sainte congrégation m'eût laissé ignorer mon étal, et comptant encore sur des jours
d'existence, je n'eusse pu prendre les précautions nécessaires. Vous êtes savant,
monsieur Grisart, cela nous fait honneur à lous : il m'ei^it répugné de voir un des
nôtres médiocre dans sa profession. Adieu , maître Grisart, adieu, et envoyez-moi
vite votre cordial. — Bénissez-moi, du moins, seigneur. — D'esprit, oui... allez...
d'esprit, vous dis-je... Aninw, maître Grisart... viribus impossibile.
Et il retomba sur son fauteuil, presque évanoui de nouveau.
Maître Grisart balança pour savoir s'il lui porterait un secours momentané , ou s'il
courrait lui préparer le cordial promis. Sans doute se décida-t-il en faveur du cordial ,
car il s'élança hors de la chambre et disparut dans l'escalier.
4S8 LES MOUSQUETAIRES.
LE SECRET DE L'ÉTAT.
Quelques momens après la sortie du docteur Grisart, le confesseur arriva.
A peine eut-il dépassé le seuil de la porle que le franciscain attacha sur lui son re-
gard profond.
Puis secouant sa tête pâle : — Voilà un pauvre esprit, ninrnuira-1-il , et j'espère
que Dieu me pardonnera de mourir sans le secours de cette inlirmité vivante.
Le contesseur, de son côté , regardait avec étonnement , presque avec terreur le
moribond. 11 n'avait jamais vu yeux si ardens au moment de se fermer, regards si ter-
ribles au moment de s'éteindre.
Le franciscain fit de la main un signe rapide et impératif. — Asseyez-vous là, mon
père, dit-il, el m'écoutez.
Le confesseur jésuite , bon prêtre, simple et naïf initié, qui des mystères de l'ordre
n'avait vu que l'initiation , obéit à la supériorité du pénitent. — H y a dans celte hôtel-
lerie plusieurs personnes, continua le franciscain. — iMais, demanda le jésuite, je
croyais être venu |)our une confession. Est-ce une confession que vous me faites là?
— Pourquoi cette question? — Pour savoir si je dois garder secrètes vos paroles. —
Mes paroles sont termes de confession ; je les fie à votre devoir de confesseur. — Très-
bien , dit le prêtre s'installant dans le fauteuil que le franciscain \enait de quitter à
grand'peine pour s'étendre sur le lit.
Le franciscain continua. — H y a, vous disais-je, plusieurs personnes dans cette
hôtellerie. — Je l'ai entendu dire. — Ces personnes doivent être au nombre de huit .Le
jésuite lit sij,'ne qu'il comprenait. — La première à laquelle je veux |)arler, dit le mo-
ribond , est un Allemand de Vienne, et s'appelle le baron de NVostpur. Vous me ferez
le plaisir de l'aller trouver, et de lui dire que celui qu'il attendait est arrivé.
Le confesseur, étonné, regarda sou pénitent ; la confession lui paraissait singulière.
— Obéissez, dit le franciscain avec le Ion irrésistible du counuauilemenl.
Le bon jésuite, entièrement subjugué, se leva et quitta la chambre.
Une fois le jésuite sorti , le franciscain reprit les papiers qu'une crise de fièvre l'avait
forcé déjà de quitter une première lois. — Le baron de Wostpur! Bon! dit-il : am-
bitieux, sot, étroit.
Il replia les papiers qu'il poussa sous son tiavei'sin.
Des pas rapides se faisaient entendre an bnut du lorridor.
Le confesseur rentra suivi du biu'on de \Vo.sl|inr, lequel luai'diait tête levée, connne
s'il se fût agi de crever le plafond avec son plinurl.
Aussi , à l'aspect de ce franc isciin au regard -ombre, et de cette simplicité de la
chambre, — Qui m'appelle '.' demanda l'Alleuiand. — .Moi , tit le franciscain. Puis se
tournant vers le confesseur; — lion père, lui dil-il, laissez-nous un instant seuls;
quand Monsieur sortira , vous rentrerez.
Le jésuite sortit , el sans doute iirolita île cetc.xil momentané de la chambre de son
morilmud pour demander à l'hôte (piebpies explications sur cet étrange pénilenl . qui
traitait son confesseur comme on traite un valel de chambre
Le baron s'approcha du lit cl voulut parler, mais <le la main le tranciscaiu lui im-
LE VICOMTE UE BRAGELONNE. 450
posa silence. — Les momens sonl précieux, dit ce dernier à la hâte. Vous êtes venu
ici pour le concours, n'est-ce pas? — Oui, mon père. — Vous espérez élre élu gé-
néral? — Je l'espère. — Vous savez à quelles conditions seulement on peut parvenir
à ce haut grade , qui fait un homme le maître des rois , l'égal des papes? — Qui êles-
vous , demanda le baron, pour me faire subir cet interrogatoire? — Je suis celui que
vous attendez — L'électeur général? — Je suis l'élu. — Vous êtes...
Le franciscain ne lui donna point le temps d'achever: il étendit sa main amaigrie,
à sa main brillait l'anneau du généralal.
Le baron recula de surprise; puis , tout aussitôt, s'inclinant avec un profond res-
pect , — Quoi ! s'écria-t-il , vous ici , monsdgneur, vous dans celle pauvre chambre ,
vous sur ce misérable lit, vous cherchant et choisissant le général futur, c'est-à-dire
votre successeur ! — Ne vous inquiétez point de cela, Monsieur, remplissez vile la
condition principale qui est de fournir à l'ordre un secret d'une importance telle que
l'une des plus grandes cours de l'Europe soit par votre entremise , à jamais inféodée à
l'ordre. Eh bien, avez-vous ce secret comme vous avez promis de l'avoir dans votre
demande adressée au grand conseil? — Monseigneur...
— Mais procédons par ordre. Vous êtes bien le baron de Woslpur? — Oui monsei-
gneur. — Cette lettre est bien de vous?
Le général des jésuites tira un papier de sa liasse et le présenta au baron.
Le baron y jela les yeux et avec un signe affirmatif , — Oui , monseigneur, cette
lettre est bien de moi , dit-il. — Et vous pouvez me montrer la réponse faite par le
secrétaire du grand conseil? — La voici , monseigneur.
Le baron lendit au franciscain une lettre portant cette simple adresse: « A Son
Excellence le baron de Wostpur. » Et contenant cette seule phrase : «Du 15 au ii mai,
Fontainebleau , hôtel du Beau-Paon. [A. M. D. G.] * — Bien , dit le franciscain , nous
voici en présence, parlez. — J'ai un corps de troupes composé de cinquante mille
hommes : tous les officiers en sont gagnés. Je campe sur le Danube. Je puis en quatre
jours renverser l'empereur, opposé, comme vous le savez, au progrès de notre ordre,
et le remplacer par celui des princes de sa famille que l'ordre nous désignera.
Le franciscain écoutait .sans donner signe d'existence. — C'est tout? dit-il. — Il y a
une révolution européenne dans mon plan, dit le baron. — C'est bien, moiisieui' de
Woslpur, vous recevrez la réponse ; rentrez chez vous , et soyez parti de Fontaine-
bleau dans un quart d'heure.
Le baron sortit à reculons et aussi obséquieux que s'il eût pris congé de cet empe-
reur qu'il allait trahir. — Ce n'est pas là un secret , murmura le franciscain, c'est ini
complot. — D'ailleurs, ajoiita-t-il après un moment de réflexion, l'avenir de l'Eu-
rope n'est plus aujourd'hui dans la maison d'A\itriche.
Et d'un crayon rouge qu'il tenait à la main il raya sur la liste le nom du baron de
Wostpur. — Au cardinal , maintenant, dit-il ; du côlé de l'Espagne nous devons avoir
quelque chose de plus sérieux.
Levant alors les yeux, il aperçut le confesseur qui attendait ses ordres, soumis
comme un écolier. — Ah! ah 1 dit-il, remarquant celle soiunission, vous avez parlé
à l'hôte. — Oui, monseigneur, et au médecin. — AGrisart? — Oui. — Il est donc
là?— Il attend, avec la potion promise. — C'est bien! si besoin est , j'appellerai;
maintenant, vous comprenez toute l'importance de ma confession , n'est-ce pas? —
-Oui, monseigneur. — Alors, allez me quérir le cardinal espagnol Herrebia. Hâtez-*
* Ad majorem Dei gloriam.
460 LES MOUSQUETAIRES.
vous; cette fois seulement, roinme vous savez ce donl il ^"agit, vous resterez près de
moi, car j'éprouve des Jcfaillances. — Faul-il appeler le médecin? — Pas encore,
pas encore... Le cardinal espagnol, voilà lout... Allez.
Cinq minutes après, le cardinal entrait, pâle et inquiet, dans la petite chambre.
— J'apprends, monseigneur.., balbutia le cardinal. — Au lait, dit le franciscain d'une
voix éteinte.
El il montra au cardinal une lettre écrite par ce dernier au grand conseil. — Est-
ce votre écriture? demanda-t-il. — Oui, mais... — Et votre convocation?
Le cardinal hésilail à répondre Sa pourpre se révoltait contre la bure du pauvre
franciscain
Le moribond étendit la main et montra l'anneau.
L'anneau fit son elfet, pbis grand à mesure que grandissait le p.^rsonnage sur le-
quel le franciscain s'exerçait. — Lesecret, le secret, vite! demanda le malade ens'ap-
puyant sur son confesseur. — Coram isfî.'' demanda le cardinal inquiet. — Parlez
espagnol, dit le franciscain en prêtant la plus vive attention.
— Vous savez , monseigneur, dit le cardinal , continuant la conversation en cas-
tillan, que la condition du mariage de l'infante avec le roi de France est une renon-
ciation absolue des droits de ladite infante; comme aussi du roi Louis à tout apanage
de la couronne d'Espagne.
Le franciscain lit un signe afiirmatif. — 11 en résulte, contiinia le cardinal, que
la paix et l'alliance entre les deux royaumes dépendent de l'observation de cette clause
du contrat.
Même signe du franciscain. — Non-seulement la France et l'Espagne . dit le cardinal,
mais encore l'Europe tout entière seraient ébranlées par l'inlidélité d'une des parties.
Nouveau mouvement de tête du malade. — Il en résulte, continua l'orateur, que
celui qui pouri'aif prévoir les événeinens et donner comme certain ce qui n'est jamais
qu'un nuage dans l'esprit de l'homme, c'est-à-dire l'idée du bien ou du mal à venir,
préserverait le monde d'une immense catastrophe, ou ferait tourner au profit de
l'ordre l'événement deviné dans le cerveau même de celui qui le prépare. — Pronio,
pronto! murmura le franciscain qui pâlit et se pencha sur le prêtre.
Le cardinal s'approcha de l'oreille du moribond. — Eh bien! monseigneur, dit-il,
je sais que le roi de France a décidé qu'au premier prétexte , une mort, par exemple,
soit celle du roi d'Espagne, soit celle d'un frère de l'infante, la France revendiquera,
les armes à la main, l'héritage, et je liens tout préparé le |)lan politique arrêté par
Louis XlV'à cette occasion. — Ce [)lan? ilit le framiscaiu. — Le\oici, dit le cardinal.
— De quelle main csl-il écrit'!' — De la mienne. — iN'avcz-vous rien de pins à me
dii-e? — Jecrois avoir dit heaucou[) , monseigneur, répondit le cardinal. — C'est vrai,
vous avez rendu un grand service à l'ordre. Mais conunenl vous êles-vous procuré
les détails à l'aide descpiels vous avez bàli ce plan? — .l'ai à ma solde les bas va-
lets du roi de France et je tiens d'eux tous les papiers d'usage rebutant que la chemi-
née a épargnés. — C'est ingénieux, nnumura le franclsciiin eu essayant de sourire;
monsieur le cai'dinal , vous parlirczde cette hôtellerie dans un ipiart d'heure: ré|)onse
vous sera laite, allez! Le caidinal se relira. — A[)pelez-moi (iiisart, et allez me
chercher le Vénitien Mariiii , ilit le malade.
Pendant (pie le confesseur- oiiéiss.iit, le franciscain, au lieu de biffer le nom du car-
■(liual COI e il avait l'ait de eelui ilii liaron, traça mu- croix à côté de ce nom.
Puis, épuisé par l'elVort , il tdinb.i >.ur mhi lit en iiiniiiuiianl le nom du liocleiir
Grisarl,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 'ifil
Quand il revint à lui . il avait bu moitié d'une potion dont le resle atlendait dans un
verre , et il était soutenu par le médecin , tandis que le Vénitien et le confesseur se
tenaient près de la | oite.
Le Vénitien passa par les mêmes formalités que ses deux concurrens, hésita comme
eux à la vue des deux étrangers , et , rassuré par l'ordre du général , révéla que le pape ,
etfravé de la ]nnssancc de l'ordre, ourdissait un plan d'expulsion générale des jésuites,
cl pratiquait les cours de l'Europe à l'effel d'obtenir leur aide. Il indiqua les auxiliaires
du pontife, se; moyens d'action, et désigna l'endroit de l'Archipel où , par un coup de
main , deux cardinaux adeptes de la onzième année, et par conséquent cliefs supérieurs,
devaient être déportés avec Irenle-deux des principaux affiliés de Rome.
Le franciscain remercia le signor ^larini. Ce n'était pas un nn'nce service remhi à la
société que la dénonciation de ce projet pontilical
Après quoi le Vénitien reçut l'ordre de partir dans un quart d'heure , et partit ra-
dieux , comme s'il tenait déjà l'anneau, insigne du commandement de la société.
Mais tandis qu'il s'éloignait, le franciscain murnnirail sur son lit : — Tous ces hommes
sont des espions ou des sbires , pas un n'est un général ; tous ont découvert un couq)lot,
pas un n'a un secret. Ce n'est point avec la ruine, avec la guerre, avec la force que
doit gouverner la société de Jésus, c'est avec l'influence mystérieuse que donne une
supériorité morale. Non, l'honnne n'est pas lro\ivé, et pour comble de malheur Dieu
me frappe , et je meurs. Oh ! faudra-t-il que la société ton]bc avec moi faute d'une co-
lonne ; faut-il que la mort qui m'attend dévore avec moi l'avenir de l'ordre? Cet avenir
que dix ans de ma vie eussent éternisé, car il s'ouvre radieux et splendide, cet avenir,
avec le règne du nouveau roi.
Ces mots à demi pensés, à demi prononcés, le bon jésuite les écoutait avec épou-
vante comme on écoute les divagations d'un fiévreux , tandis que Grisarl , esprit plus
élevé, les dévorait comme les révélations d'un monde inconnu où son regard plongeait
sans que sa main put y atteindre. Soudain le franciscain se releva. — Terim'nons ,
dit-il, la mort me gagne. Oh ! tout à Ibeure , je mourais tranquille . j'espérais... main-
tenant, je tombe désespéré, à moins que dans ceux qui restent... Grisart! Grisart!
faites-moi vivre une heure encore!
Grisart s'approcha du moribond et lui tit avaler quel(]ues gouttes, non pas de la po-
tion qui était dans le verre, mais du contenu d'un flacon qu'il portail sur lui. — Ap-
pelez l'Écossais! s'écria le franciscain; appelez le marchand de chrême ! Appelez !
appelez! Jésus ! je me meurs ! Jésus! j'éloufle.
Le confesseur s'élança pour aller chercher du secours, connue s'il y eût eu une
force humaine qui put soulever le doigt de la mort qui s'appesantissait sur le malade;
mais sur le seuil de la porte il trouva Araniis, qui, un doigt sur les lèvres, comme la
statue d'Harpocrate, dieu du silence, le repoussa du regard jusqu'au fond de la chambre.
Le médecin et le confesseur tirent cependant un mouvement, après s'être consultés
des yeux , pour écarter Aramis. iMais celui-ci , avec deux signes de croix faits chacun
d'une façon différente, les cloua tous deux à leur place. — Un chef, murmurèrenl-ils
tous deux.
Aramis pénétra lentement dans la chambre où le moribond luttait contre les pre-
mières atteintes de l'agonie.
Quant au franciscain , soit que l'elixir fit son effet , soit que celte apparition d'Araniis
lui rendit des forces , il fit un mouvement et l'œil ardent , la bouche entr'ouverte, les
cheveux humides de sueur, il se dressa sur le lit.
Aramis sentit que l'air de cette chambre était étouffant ; toutes les fenêtres étaient
462 LES MOUSQUETAIRES.
closes , du feu hrùlait dans l'àtre , deux boupies de die jaune se répandaient en nappe
sur les cliandeliers de cuivre el tbauiraient encore l'alniosphère de leur vapeur éjjaisse.
Araniis ouvrit la fenêtre , et lixant sur le moribond un regard plein d'intelligence et
de respect. — Monseigneur, lui dit-il. je vous demande pardon d'arriver ainsi sans
que vous m'ayez mandé , mais votre état ni'ell'raie . et j'ai pensé que vous pouviez être
mort avant de m'avoir vu , car je ne venais que le sixième sur votre liste.
Le moribond tressaillit et regarda sa liste. — Vous êtes donc celui qu'on a appelé
autrefois Aramis et depiiis le chevalier d'Herblay? Vous êtes donc l'évêque de Vannes?
— Oui , monseigneur. — Je vous connais, je vous ai vu. — Au jubilé dernier, nous
nous sommes trouvés ensemble chez le saint père. — Ah! oui ! c'est vrai, je me rap-
pelle; el vous vous mettez sur les rangs? — Monseigneur, j'ai ouï dire que l'ordre
avait besoin de posséder un grand secret d'Elal . et sachant que par modestie vous aviez
résigné d'avance vos fonctions en faveur de celui qui apporterait ce secret, j'ai éci'it
que j'étais prêt à concourir, possédant seul un secret que je crois inq)ortant. — Parlez,
dit le franciscain, je suis prêt à vous entendre et à jugei' de l'importance de ce secret.
— Monseigneur, un secret de la valeur de cehii que je vais avoir l'bouneur de vous
coutier ne se dit point avec la parole. Toute idée qui est sortie une fois des limbes de
la pensée el s'esl vulgarisée par une manifestation quelconque, n'appartient plus même
à celui qui l'a enfantée. La parole peut être récollée par une oreille attentive et en-
nemie ; il ne faut donc point la semer au hasard, car alors le secret ne s'appelle plus
un secret. — Conunent dune alors comptez-vous uie transmettre votre secret? dcuianda
le moribond.
Aramis tit d'une main signe au médecin el au confesseur de s'éloigner, et de l'autre
il tendit au franciscain un papier qu'une double enveloppe recouvrait. — Et l'écriture,
demanda le franciscain, n'est-elle pas [)lus dangereuse encore que la parole, dites? —
Non, monseigneur, dit Aramis, car vous trouverez dans celte enveloppe des caractères
que vous seul et moi pouvons comprendre.
Le franciscain regardait Aramis avec un étonnement toujours croissant. — C'est,
continua celui-ci, le chill're que vous aviez en 1655, et que votre secrétaire seul,
Juau Jujan, qui est mort, pourrait seul déchillrer s'il revenait au monde. — Vous
connaissiez donc ce chill're , vous? — C'est moi qui le lui avais donné.
Et Aramis, s'indinant avec une grâce pleine de respect, s'avança vers la porte
comme poui' sortir.
Mais un geste ilu franciscain, acconqiagné d'un cri d'appel . le retint. — .lésus, dit-
il, cccc homo'
Puis, relisant une seconde fois le jiapier, — Venez vite, dit-il , xenez.
Aramis se rapprocha du fraui'iscaiu avec le mèuie visage calme et le même ail' res-
pectueux.
Le franciscain, le bras étendu, brûlait à la luiUL;i(" le papier (pic lui axait remis
Aramis.
Alors, prenant la main d'Ara mis et l'alliraut à lui, — i Minuiiriil et par qui axez-
vous pu savoir un p.n-eil m'cicI'.' ilemaiida-t-il. — l'ar uiadaiiir de Chevreusc , l'amie
intime , la eonlidenle de la reine. — Et madame de tlhe\ relise... — lOlle (>st morte.—
El d'aulres, d'autres savaient-ils?... — l'n boiiime el une feiiimo du [leiiple seule-
1)1,., II. — Quels élaient-ils'? — Ceux qui lavaient élevé. — Que sonl-iis devenus? —
Morts aussi... Ce secret bri'ile comme le feu. — El vous avez sin-vccu? — Tout in
monde ignore que je le connaisse. — - Depuis combien de temps avez-vous ee secret?
— hepuis ipuir/.e ans. — El xous l'avez gardé? — .ii' viiulii> \i\re. — l!l miiis le
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. .463
donnez à l'ordre , sans ambition , sans relotir? — Je le donne à l'ordre ;ivec amliitinn
et avec retour, dit Araniis, car si vous vivez , ntonseigneur, vous ferez de moi , ni.iiii-
tenant que vous me connaissez, ce que je puis, ce que je dois èlre. — El coninie je
meurs, s'écria le franciscain , je fais de toi mon successeur... Tiens! El arrachant la
bague , il la passa au doigt d'Aramis.
Puis se retournant vers les deux spectateurs de cette scène, — Soyez témoins , dit-il,
et attestez dans l'occasion que, malade de corps, mais sain d'esprit, j'ai librement et
volontairement remis cet anneau, marque de la toute-puissance, à monsei^'iieur
d'Herblay, évèque de Vannes, que je nomme mon successeur, et devant lequel moi,
hnnible pécheur, prêt à paraître devant Dieu , je m'incline le premier, pour donner
l'exenqde à tous
Et le franciscain s'inclina effectivement, tandis que le jésuite et le médecin tom-
baient à genoux.
Aramis, tout en devenant plus pâle que le moribond lui-même, étendit successive-
ment son regard sur tous les acteurs de celle scène.
L'ambition satisfaite affluait avec le sang vers son cœur. — Hàtons-nous , dit le fran-
ciscain; ce que j'avais à faire ici me presse! me dévore ! Je n'y parviendrai jamais.
— Je le ferai, moi, dit Aramis. — C'est bien , dit le franciscain. Puis s'adressant
au jésuite et au médecin : — Laissez-nous seuls, dit-il. Tous deu.x obéirent. — Avec
ce signe, dit-il, vous êtes l'honmie qu'il faut pour remuer la terre; avec ce signe
vous renversez; avec ce signe vous éditiez : In hoc signo vinces! Fermez la porte,
dit le franciscain à Aramis.
Aramis poussa les verrous et revint près du franciscain. — Le pape a conspiré contre
l'ordre , dit le franciscain , le pape doit mourir. — Il mourra , dit tranquillement Ara-
mis. — Il est dû sept cent mille livres à un marchand, à Brème, nommé Donstett,
qui venait ici chercher la garantie de ma signature. — Il sera payé, dit Aramis. —
Six chevaliers de Malte, dont voici les noms, ont découvert, par l'indiscrétion d'un
afiilié de onzième année, les troisièmes mystères: il faut savoir ce que ces hommes ont
fait du secret, le reprendre et l'éteindre. — Cela sera fait — Trois aftiliês dangereux
doivent être renvoyés dans le Tliibcl pour y périr : ils sont condamnés. Voici leurs
noms. — Je ferai exécuter la sentence. - Enliu, il y a une dame d'Anvers, petite
nièce de Ravaillac; elle a certains papiers qui compiomettent l'ordre entre ses mains.
Il y a dans la famille depuis cinquante-un ans une pension du cinquante mille li\ res.
La pension est loUrde; l'ordre n'est pas riche... Racheter les papiers pour une somme
d'argent une fois donnée, ou , en cas de refus , supprimer la pension... sans risque. —
J'aviserai , iht Aramis. — L'n navire venant de Lima a du entrer la semaine dernière
dans le port de Lisbonne; il est chargé ostensiblement de chocolat, en réalité d'or.
Chaque lingot est caché sous une couche de chocolat. Ce navire est à l'ordre; il vaut
dix-sept millions de livres. Vous le ferez réclamer : voici les lettres de charge. —
Dans quel port le ferai-je venir'i' — A Rayonne. — Sauf vents contraires, avant trois
semaines il y sera. Est-ce tout?
Le franciscain fil de la tète un signe affirmatif , car il ne pouvait plus parler, le sang
envahissait sa gorge et sa tête , et jaillit par la bouche , par les narines el par les ye\ix.
Le malheureux n'eut que le temps de presser la main d'Aramis el tomba tout crispé
de son lit sur le plancher.
Aramis lui mit la main sur le cœur, le cœur avait cessé de battre.
En se baissant, Aramis remarqua qu'un fragment du papier qu'il avait remis au
franciscain avait échappé aux flammes .
Ui
LES MOUSQUETAIRES.
Il le ramassa et le brûla jusqu'au dernier atonie.
Puis, rappelant le confesseur et le médecin. — Voire pénitent est avec Dieu, dit-
il au confesseur ; il n'a plus besoin que des prières et de la sépulture des morts. Allez
tout préparer pour un enterrement simple , et tel qu'il convient de le faire à un pauvre
moine... Allez. Le jésuite sortit.
Alors se tournant vers le médecin, et voyant sa ligure pâle et anxieuse : — Mon-
sieur Grisnrt, dit-il tout bas, videz ce verre et le nettoyez : il y reste trop de ce que le
grand conseil vous avait connuandé d'y mettre.
Grisarl, étourdi, atlerré, écrasé, failiil tomber à la renverse.
Araniis baussa les épaules en signe de pitié, prit le verre, et en vida le conlenu dans
les cendres du foyer. Puis il sortit, emportant les papiers du mort.
LE VICOMTE DE BKAGELONNE.
46S
MISSION.
E lendemain ou plutôt le jour même, car les cvénemens
que nous venons de raconter avaient pris fin à trois
heures du malin seulement, avant le déjeuner, et comme
le roi partait pour la messe avec les deux reines, comme
Monsieur, avec le chevalier de Lorraine el quelques
autres familiers, montait à cheval pour se rendre à ta ri-
vière afin d'y prendre un de ces fameux bains dont les
dames étaient folles, comme il ne restait enfin au château
que Madame, qui, sous prétexie d'indisposition, ne vou-
lut pas sortir, on vit ou plutôt on ne vit pas Monlalais se
glisser hors de la chambre des filles d'honneur, attirant après elle la Vallière qui se
cachait le plus possible, et toutes deux s'esquivant par les janfins, parvinrent, tout en
regardant autour d'elles, à gagner les quinconces.
Le temps était nuageux , un vent de flammes courbait les Heurs et les arbustes; la
poussière brûlante arrachée aux chemins montait par tourbillons sur les arbres. Mon-
talais, qui pendant toute la marche avait rempli les fonctions d'un éclaireur habile ,
Montalais fit quelques pas encore, et, se retournant pour être sûre que personne n'é-
coutait ni ne venait : — Allons , dit-elle, Dieu merci ! nous sommes bien seules. De-
puis hier tout le monde nous espionne ici, el l'on forme un cercle autour de nous
comme si vraiment nous étions pestiférées. La Vallière baissa la tête et poussa un
soupir. — Enfin , c'est inouï, continua Montalais, depuis M. Malicorne jusqu'à M. de
Saint-Aignan , toni le monde en veut à notre secret. Voyons, Louise, rccordons-nous
un peu , que je sache à quoi m'en tenir.
La Vallière leva sur sa compagne ses beaux yeux purs et profonds comme l'azur
d'un ciel de printemps. — Et moi, dit-elle, je te demanderai pourquoi nous avons
été appelées chez Madame, pourquoi nous avons couché chez elle au lieu de coucher
comme d'habitude chez nous; pourquoi tu es rentrée si tard, et d'où viennent les riie-
sures de surveillance qui ont été prises ce matin à notre égard. — Ma chère Louise, tu
réponds à ma question par une question ou plutôt par dix questions, ce qui n'est pas
répondre. Je te dirai cela plus lard, et comme ce sont des choses de secondaire im-
portance, lu peux attendre Ce que je te demande, car tout découlera de là, c'est s'il
y a ou s'il n'y a pas secret. — le ne sais s'il y a secret, dit la Vallière, mais ce que je
sais, de ma part, du moins, c'est qu'il y a eu imprudence depuis ma solte parole et mon
plus sot évanouissement d'hier ; chacun ici fait des commentaires sur nous. — Parle
pour toi, ma chère, dit Montalais en riant , pour toi et pour Tonnay-Ghareute, qui
T. l. ^n
466 LES MOUSQUETAIRES.
avez fait chacune hier vos déclarations aux nuages, déclarations qui malheureusement
ont été interceptées.
La Vallière baissa la tête. — En vérité, dit-elle, tu m'accables. — Moi? — Oui, ces
plaisanteries me fout mourir. — Écoute, écoute, Louise. Ce ne sont point des plaisan-
teries, et rien n'est plus sérieux, au contraire. Je ne t'ai pas arrachée au château, je
n'ai pas manqué la messe , je n'ai pas feint une migraine comme Madame , migraine
que Madame n'avait pas plus que moi, je n'ai pas enfin déployé dix fois plus de diplo-
matie que il. Colbert n'en a hérité de M. de Mazarin et n'en pratique vis-à-vis de
M. Fouquet , pour parvenir à te conlier mes quatre douleurs, à cette seule fin que
lorsque cous sommes seules, que personne ne nous écoute, tu viennes jouer au lin avec
moi. Non, non, crois-le bien, quand je t'interroge, ce n'est pas seulement par curiosité,
c'est parce que en vérité la situation est critique. Ou sait ce que tuas dit hier; on jase sur
ce texte. Chacun brode de son mieux et des fleurs de sa fantaisie ; tu as eu l'honneur
cette nuit, et tu as encore l'honneur ce matin d'occuper toute la cour, ma chère, et
le noml)re de choses tendres et spirituelles qu'on te prête ferait crever de dépit made-
moiselle Scudéry et son frère , si elles leur étaieut fidèlement rapportées. — Eh ! ma
bonne Montalais, dit la pauvre enfant, tu sais mieux que personne ce que j'ai dit,
puisque c'est devant toi que je le disais. — Oui, je le sais. Mon Dieu! la question
n'est pas là. Je n'ai même pas oublié une seule des paroles que lu as dites ; mais pen-
sais-lu ce que tu disais?
Louise se troubla. — Encore des questions! s'écria-t-elle. Mon Dieu! quand je don-
nerais tout au monde pour oublier ce que j'ai dit... comment se fait-il donc que cha-
cun se donne le mot pour m'en faire souvenir. Oh! voilà une chose affreuse. — La-
quelle, voyons? — C'est d'avoir une amie qui me devrait épargner, qui pourrait me
conseiller, m'aider à me sauver, et qui me tue , qui m'assassine ! — Là ! là ! fit Mon-
talais , voilà qu'après avoir dit trop peu , tu dis trop maintenant. Personne ne songe à
te tuer, pas même à te voler, même ton secret : on veut l'avoir de bonne volonté, et
non pas autrement; car ce n'est pas seulement de tes affaires qu'il s'agit, c'est des
nôtres; et Tonnay-Charente te le dirait comme moi si elle était là. Car enfin, hier soir
elle m'avait demandé un entretien dans notre chambre, et je m'y rendais après les
colloques manicampiens et malicorniens , quauil j'apprends à mon retour, un peu
attardé, c'est vrai, que Madame a séquestré les filles d'honneur, et (pie nous couchons
chez elle au lieu de coucher chez nous. Or, Madame a séquestré les filles d'honneur
pour qu'elles n'aient pas le temps de se recorder, et , ce matin , elle s'est enfermée
avec Tonnay-Charente dans ce même but. Dis-moi donc, chère amie, quel fonds
Aihénaïs et moi pouvons faire sur toi , comme nous te dirons quel fonds tu peux faire
sur nous. — Je ne comiironds pas bien la question que tu me fais, dit Fauiise Irès-
agitce. — Hum 1 tu m'as l'air au contraire de très-bien com]M'('ndre. Mais je veux pré-
ciser mes questions afin que lu n'aies pas la ressource du niuiudre faux-fiiyanl. Écoute
donc : Aimes-tu M. de Itragclonne? C'est clair, cela, hein?
Acollc (pieslion (pii toinba roiiinie le premier projectile d'une armée assiégeante dans
nue ])lacf assiégée, Louise fit un uiouveinent. — Si j'aime Raoul! s'écria-l-elle , mon
ami d'rul'ance , mon frère! — Eli ! imhi , nnii . non ! Voilà encore que tu m'échappes ,
ou ipii' pliitnl lu veux m'érhaiipcr. Je lu^ le demande pas si lu aimes Raoul, ton ami
d'eiirauce e1 ton frère; je le demande si tu aimes M. le vicomte de Urageloiuie . ton
fiancé. — Oh! mon Dieu! ma chère, dit Louise, quelle sévérité dans la parole. —
Pas de rémission: je ne suis ni plus ni moins sévère que de coulume. Je l'adresse une
question ; réponds à- celle question. — Assurément, dit Louise d'une \oix étranglée,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 467
tu ne me parles pas en amie, mais je te répondrai, moi, en amie sincère. — Repentis.
— Eh bien ! je porte im cœur plein de scrupules et de ridicules fiertés à l'endroit
de tout ce qu'une femme doit garder secret . et n\il n'a jamais lu sous ce rapport jus-
qu'au fond de mon àme. — Je le sais bien. Si j'y avais lu , je ne t'interrogerais pas ,
je le dirais simplement : Ma bonne Louise, tu as le bonheur de connaître M. de Bra-
gelonne, qui est un gentil garçon et un parti avanlageux pour une tille sans fortune.
M. de la Fère laissera quelque chose comme quinze mille livres de rentes à son fils.
Tu auras donc un jour quinze mille livres de rentes comme la femme de ce fds : c'est
admirable. Ne va donc nia droite ni à gauche, va franchement à M. de Bragelonne ,
c'est-à-dire à l'autel où il doit le conduire. Après, eh bien I après, selon son caractère,
tu seras ou émancipée ou esclave , c'est-à-dire que tu auras le droit de faire toutes les
folies que font les gens Irop libres ou trop esclaves. Voilà donc, ma chère Louise, ce
que je te dirais d'abord si j'avais lu au fond de ton cœur. — Et je te remercierais,
balbutia Louise, quoique le conseil ne me paraisse pas complètement bon. — Attends,
attends... Mais tout de suite après te l'avoir donné, j'ajoiUcrais : Louise, il est dan-
gereux de passer des journées entières la tète inclinée sur son sein, les mains inertes,
l'œil vague ; il est dangereux de chercher les allées sombres et de ne plus sourire aux
divertissemens.qui épanouissent tous les cœurs de jeunes filles; il est dangereux,
Louise, d'écrire avec le bout du pied, comme lu le fais, sur le sable, des lettres que
lu as beau effacer, mais qui paraissent encore sous le talon , surtout quand ces lettres
ressemblent plus à des L qu'à des B; il est dangereux entin de se mettre dans l'esprit
mille imaginations bizarres, fruits de la sohiude et de la migraine, ces imaginations
creusent les joues d'ime pauvre tille en même temps qu'elles creusent sa cervelle : de
sorte qu'il n'est point rare, en ces occasions, de voir la plus agréable personne du
monde en devenir la plus maussade, de voir la plus spirituelle en devenir la plus
niaise.
— Merci, mon Aure chérie, répondit doucement la Vallière, il est dans Ion carac-
tère de me parler ainsi , et je le remercie de me parler selon ton caractère. — Et c'est
pour les songe-creux que je parle , ne prends donc de mes paroles que ce que lu
croiras devoir en prendre : tiens, je ne sais plus quel conte me revient à la mémoire
d'une fille vaporeuse ou mélancolique, car M. Dangeau m'expliquait l'autre jour que
mélancolie devait grammaticalement s'écrire mélancholie, avec un li, attendu que le
mol français est formé de deux mots grecs , dont l'un veut dire noir et l'autre bile. Je
rêvais donc à cette jeune personne qui mourut de bile noire pour s'être imaginée que
le prince , que le roi , ou que l'empereur. . . ma foi , n'importe lequel , s'en allait l'ado-
rant, tandis que le prince, le roi ou l'empereur... comme tu voudras, aimait visible-
ment ailleurs, et, chose singulière, chose dont elle ne s'apercevait pas, taudis que
tout le monde s'en apercevait autour d'elle, la prenait pour paravent d'amour. Tu
ris, comme moi, de cette pauvre folle, n'est-ce pas, la Vallière? — Je ris, balbutia
Louise pâle comme une morte , oui , certainement je ris. — Et lu as raison , car la
chose est divertissante. L'histoire ou le conte, comme tu voudras, m'a plu ; voilà pour-
quoi je l'ai retenu et je te le raconte. Te figures-tu , ma bonne Louise, le ravage que
ferait dans la cervelle , par exemple , imc mélancolie de celte espèce-là? Quant à moi,
j'ai résolu de te raconter la chose ; car, si la chose arrivait à l'une de nous, il faudrait
qu'elle fût bien convaincue de cette vérité : aujourd'hui c'est un leurre; demain, ce
sera une risée; après-demain , ce sera la mort.
La Vallière tressaillit et pâlit encore, si c'était possible. — Quand un roi s'occupe de
nous , continua Montalais , il nous le fait bien voir, el si nous sommes le bien qu'il
468 LES MOUSQUETAIRES.
convoite, il sait se ménager son l)ion. Tu vois donc, Louise, qu'en pareilles circon-
stances, entre jeunes filles exposées à un semblable dan^jer, il faut se faire toute con-
fidence, afin que les cœurs non mélancoliques surveillent les cœurs qui le peuvent
devenir. — Silence! silence! s'écria la Vallière, on vient. — On vient, en effet, dit
Montalais, mais qui peut venir? tout le monde est à la messe avec le roi ou au bain
avec ilonsieur.
Au bout de l'allée, les jeunes filles aperçurent presque aussitôt sous l'arcade ver-
doyante la démarche gracie\ise et la riche stature d'un jeune homme qui , son épéc
sous le brasef un manteau dessus, tout botté et tout éperonné, les saluait de loin avec
un doux sourire. — Raoul! s'écria Montalais. — AL de Bragelonne! murmura Louise.
— C'est un juge tout naturel qui nous vient pour notre différend, dit Montalais. —
Oh! Montalais! Montalais! par pitié! s'écria la Vallière, après avoir été cruelle, ne
sois point inexorable.
Ces mots, prononcés avec toute l'ardeur d'une prière, effacèrent du visage, sinon
du cœur de Montalais toute trace d'ironie. — Oh ! que vous voilà beau comme Amadis,
monsieur de Bragelonne ! cria-t-elle à Raoul , et tout armé , tout botlé comme lui. —
Mille respects. Mesdemoiselles, répondit Bragelonne en s'inclinant. — Mais enfin ,
pourquoi ces bottes? répéta Montalais, tandis que la Vallière, tout en regardant Raoul
avec un étnunement pareil à celui de sa compagne , gardait néanmoins le silence. —
Pourquoi? demanda Raoul. — Oui, hasarda la Vallière à son tour. — Farce que je
pars, dit Bragelonne en regardant Louise.
La jeune fille se sentit frappée d'une superstitieuse terreur et chancela. — Vous partez,
Raoul, s'écria-t-elle, et où donc allez-vous? — Ma chère Louise, dit le jeune homme
avec cette |ilacidilé qui lui était naturelle, je vais en Angleterre. — Et qu'allez-vous
faire en Angleterre? — Le roi m'y envoie. — Le roi! exclamèi'cnt à la fois Louise et
Aure , qui involontairenient échangèrent un coup d'œil, se rappelant l'ime et l'autre
l'entretien qui venait d'être interrompu.
Ce coup d'œil , Raoul l'intercepta , mais il ne pouvait le comprendre.
Il l'attribua donc tout naturellement à l'intérêt que lui iiortaient les deux jeunes
filles. — ija Majesté , dit-il , a bien voulu se souvenir que M. le comte de la Père est
bien vu du roi Charles IL C-e matin donc , au départ pour la messe , le roi, me voyant
sur son cbemin , m'a fait un signe de tète. Alors , je me suis approché. — « Monsieur
de Bragelonne , m'a-t-il dit, vous passerez chez M. Fouquet, qui a reçu de moi des
lettres pour le roi de la Grande-Bretagne ; ces lettres, vous les porterez. » Je m'inclinai.
— Ah ! avant que de partir, ajouta-t-il, vous voudrez bien prendre les commissions de
Madame poiu' le roi son frère. » — -Mou Dieu ! murmura Ironise toute nerveuse et
toute pensive à la fois. — Si vite! On vous ordonne de partir si vite ! dit Montalais
paralvsée jiar cet événement étrange. — l'our bien obéir à ceux qu'on respecte , dit
Raoul , il faut obéir vite. iJix minutes après l'ordre reçu, j'étais prêt. Madame, pré-
venue, écrit la lettre dont elle veut me faire l'honneur de me charger. Pendant ce
temps, sachant de mademoiselle de Tonnay-t^barente (|ue vous <leviez être du côté des
quinconces, j'y suis venu , et je vous trouve toutes deu.x. — Et toutes deux assez
soud'ranles . comme vous voyez, dit Montalais pour venir en aide à Louise, dont la
physionomie s'altérait visiblement. — Soudrautcs! répéta Raoul en pressant avec une
tendre curiosité la main de Louise de la Vallière. Oli ! en effet, votre main est glacée.
— Ce n'est rien. — Ce froid ne va pas jusqu'au cœur, n'est-ce pas Louise'/ demanda le
jeune homme avec un doux sourire.
Louise releva vivement la tête, comme si cette question eftt été inspirée par un soup-
LE VICOMTE 1>E HP.AG ELONNE. 469
ton et eût provoqué un remords. — Oli ! vous savez, dit-elle avec oflbrt, que jamais
mon cœur ne sera froid pour un ami tel que vous, monsieur de Brai;elonne. — Merci,
Louise.. le connais et votre cœur et voire âme, et ce n'est point au contact de la main, je
le sais, que l'on juge une tendresse comme la vôtre. Louise, vous savez combien je
vous aime, avec quelle confiance et quel abandon je vous ai donné ma vie , vous me
pardonnerez donc , n'est-ce pas, de vous parler un peu en enlant? — Parlez, mon-
sieur Raoul, dit Louise toute tremblante , je vous écoule. — Je ne puis m'éioigner
de vous en emportant un tourment absurde, je le sais, mais qui cependant me dé-
chire. — 'Vous éloignez- vous donc pour longtemps? demanda la Vallière d'une voix
oppressée, tandis ([ue Montalais détournait la léte. — Xon, et je ne serai probablement
pas même quinze jours absent.
La Vallière appuya une main sur son cœur qui se brisait.
— C'est étrange, poursuivit Raoul en regardant mélancoliquement la jeune fille;
souvent je vous ai quittée pour aller en des rencontres périlleuses. Je partais joyeux
alors, le cœur libre, l'esprit tout enivré de joies à venir, de futures espérances, et ce-
pendant alors il s'agissait pour moi d'ijlfronter les balles des Espagnols ou les dures
hallebardes des Wallons. Aujourd'hui, je vais sans nul danger, sans nulle inquiétude,
chercher par le plus facile chemin du monde une belle récompense que nie promet celle
faveur du roi, je vais vous conquérir peut-être; car quelle autre faveur plus précieuse
que vous-même le roi pourrait-il m'accorder! eh bien ! Louise , je ne sais en vérité
comment cela se fait, mais tout ce bonheur, tout cet avenir fuit devant mes yeux
comme une vaine fumée , comme un rêve chimérique , et j'ai là , j'ai là au fond du
cœur, voyez-vous, un grand chagrin, un inexprimable abattement, quelque chose de
morne, d'inerte et de mort , comme un cadavre. Oh! je sais bien |)ourquoi, Louise ;
c'est parce que je ne vous ai jamais tant aimée que je le fais en ce moment. Oh ! mon
Dieu !
A celte dernière exclamation sortie d'un cœur biisé, Louise fondit en larmes et se
renversa dans les bras de Montalais.
Celle-ci , qui cependant n'était pas des plus tendres, sentit ses yeux se mouiller et
son cœur se serrer dans un cercle de fer.
Raoul vit les pleurs de sa fiancée. Son regard ne pénétra point, ne chercha pas même
à pénétrer au delà de ses pleurs. Il fléchit un genou devant elle et luibaisa tendrement
la main. On voyait que dans ce baiser il meltail tout son cœur. — Relevez-vous,
relevez-vous, lui dit Montalais , prête à pleurer elle-même, car voici Athénaïs qui
nous arrive.
Raoul essuya son genou du revers de sa manche, sourit encore une fois à Louise
qui ne le regardait plus , et ayant serré la main de Montalais avec effusion, il se re-
tourna pour saluer mademoiselle de Tonnay-Charente, dont on commençait à entendre
la robe soyeuse effleurant le sable des allées. — Madame a-t-elle achevé sa lettre? lui
demanda-t-il , lorsque la jeune tille fut à la portée de sa voix. — Oui, monsieur le
vicomte, la lettre est achevée, cachelée, et Son Altesse Royale vous attend.
Raoul, à ce mot, prit à peine le temps de saluer Athénaïs, jeta un dernier regard à
Louise, fil un dernier signe à Montalais et s'éloigna dans la direction du château.
Mais tout en s'éloignant, il se retournait encore.
Enfin, au détour de la grande allée, il eut beau se retourner, il ne vit plus rien.
De leur côté, les trois jeunes filles, avec des senlimens bien divers, l'avaient re-
gardé disparaître. — Enfin , dit Athénaïs, rompant la première le silence , enfin, nous
■voilà seules, libres de causer de la gçande affaire d'hier, et de nous expliquer sur la
i70 LES MOUSQUETAIRES.
conduite qu'il importe que nous suivions. Or, si vous voulez me prêter attention .
continua-l-pUe en regardant de tous côtés, je vais vous expliquer le plus brièvement
possible, d'abonl notre devoir comme je l'entends, et si vous ne me comprenez pas à
demi-mot , la volonté de Madame.
Et mademoiselle de Tonnay-Cbarcnte appuya sur ces derniers mots de manière à
ne pas laisser de doule à ses conipagues sur le caractère officiel donl elle était revêtue.
— La volonté de JMadame ! s'écrièrent à la fois Montalais et Louise. — Ultimatum!
répliqua diplomatiquement mademoiselle de Tonnay-Charente. — ^lais, mon Dieu,
Mademoiselle, murmura la Vallière... Madame sait donc. — Madame en sait plus
que nous n'en avons dit, articula netlement Atbénaïs. Ainsi . Mesdemoiselles, tenons-
nous bien. — Oh! oui, fit Montalais. Aussi j'écoute de toutes mes oreilles. Parle,
Alhénaïs. — Mon Dieu! mon Dieti! murmura Louise toute tremblante , survivrai-jeà
cetle cruelle soirée? — Ob ! ne vous effarouchez point ainsi, dit Atbénaïs, nous avons
le remède.
Et s'asseyanl au milieu de ses deux compagnes, à qui elle prit chacune une maiu
qu'elle réunit dans les siennes, elle commença. Sur le chuchotement de ses premières
pai'oles , on eût pu entendre le bruit d'un cheval qui galopait sur le pavé de la grande
route, hors des grilles du château
HEUREUX COMME UN PRINCE.
Au moment où il allait rentrer au château , Bragelonne avait rencontré Guiche,
Mais avant d'être rencontré par Raoul, Guiche avait rencontré Manicamp, lequel
avait rencontré Malicorne.
Gounnout Malicorne avail-il reucouiré Mauicauq)'/ Rien de j)lus simple : il l'avait
attendu à son retour de la messe, à laquelle il avait été eu compagnie de M. de Saint-
Aignan.
Réunis, ils s'étaient félicités sur celte bonne fortune, et Manicamp avait profité de
la cii'constancc pour demander à son ami si ipiflipios écus n'étaient pas restés au fond
de sa poche.
Celui-ci , sans s'étonner de la question, à bKpudle il s'attendait peut-être, avait ré-
ponibi (pie toute poche dans laquelle on puise toujours sans jamais y rien mettre
ressemble aux |)nils qui fournissent encore de l'eau pendant rbi\er, mais q\ie les jar-
diniers finissent pai' épuiser l'été; (pie sa poche, à lui Malicorne, avait ccriainenient
de la in-ofondeur. il (pi'il y aurait plaisir à y puiser eu temps d'abondance, mais que
malheuieusemenl l'abus avait amené la stérilité.
(le à quoi Manicamp, tout rêveur, a\ait lépliipié : — G'esl ju^te. — 11 s'agirait donc
(le la remplir, avait ajouté Malicorne. — Sans doute; mais comment? — Mais rien
de plus facile, cher monsieur Manicamp. — Mon! dites. — Un office chez Monsieur,
et la poche est pleine. — Gel office, vous l'avez. — G'esl-à-dire (pie j'ni le litre. —
Kh bien? — Oui. mais le tilre sans l'ollicc, c'est la bourse sansTargent. — G'csljiiste,
.'ivail répondu une seionde fois .Manicamp. — Poiirsui\ uns donc l'oflice, avait iiisiisté
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 471
le titulaire. — Cher, très-cher, soupira Manicamp, un office chez Monsieur, c'est
une des graves dlfficullés de notre situation. — Oh 1 oh 1 — Sans doute , nous ne pou-
vons rien demander à Monsieur en ce moment-ci. — Pourquoi donc? — Parce que
nous sommes en froid avec lui. — Chose absurde, articula nettement Malicorne. —
Bah! et si nous faisons la cour à Madame, dit Manicamp, est-ce que franchement
nous pouvons agréer à Monsieur ? — Justement , si nous faisons la cour à Madame et
que nous soyons adroits, nous devons être adorés de Monsieur. — Hum ! — Ou nous
sommes des sots ; dépèchez-vous donc, monsieur Manicamp , vous qui êtes im grand
politique, de raccommoder M. de Guiche avec S. A. R. — Voyons, que vous a appris
M. de Saint-Aignan, à vous, Malicorne? — A moi, rien; il m'a questionné, voilà
tout. — Eh bien! il a été moins discret avec moi. — Il vous a appris, à vous? —
Que le roi est amoureux fou de mademoiselle de la Vallière. — Nous savions cela,
pardieu ! répliqua ironiquement Malicorne, et chacun le crie assez haut pour que,
tous le sachent , mais en attendant, faites, je vous prie, comme je vous conseille j
parlez à M. de Guiche, et lâchez d'obtenir de lui qu'il fasse une démarche vers
Monsieur. Que diable I il doit bien cela à S. A. R. — Mais il faudrait voir Guiche, disait
Manicamp. — Il me semble qu'il n'y a point là une grande difliculté; faites pour
le voir, vous, ce que j'ai fait pour vous voir, moi; attendez-le, vous savez qu'il est
promeneur de son naturel. — Oui, mais où se promène-t-il? — La belle demande ,
par ma foi! il est amoureux de Madame, n'est-ce pas? — On le dit. — Eh bien! il se
promène du côté des appartemens de Madame. — Eh 1 tenez, mon cher Malicorne ,
vous ne vous trompiez pas, le voici qui vient. — Et pourquoi voulez-vous que je me
trompe. Avez-vous remarqué que ce soil mon habitude , dites? Voyons , il n'est tel que
de s'entendre, vous avez besoin d'argent? — Ah! lit lamentablement Manicamp. —
Moi, j'ai besoin de mon office. Que Malicorne ait l'office, Manicamp aura de l'argent.
Ce n'est pas pins difficile que cela. — Eh bien ! alors, soyez tranquille. Je vais faire
de mon mieux. — Faites.
Guiche s'avançait, Mahcorne tira de son côté, Manicamp happa Guiche.
Le conile était rêveur et sombre. — Dites-moi quelle rime vous cherchez, mon
cher comte, dit Manicamp. J'en liens une excellente pour faire le pendant de la
vôtre , surtout si la vôtre est en âme.
Guiche secoua la tête , et reconnaissant un ami , il lui prit le bras. — Mon cher
Manicamp, dit-il, je cherche autre chose qu'une rime. — Que cherchez-vous? — Et
vous allez m'aider à trouver ce que je cherche, continua le comte, vous qui êtes un
paresseux, c'est-à-dire un esprit plein d'ingéniosité. — J'apprête mon ingéniosité,
cher comte. — Voici le fait : Je veux me rapprocher d'une maison où j'ai affaire. —
Il faut aller du côté de celte maison , dit Manicamp. — Lion. Mais celte maison est ha-
bitée par un mari jaloux. — Est-il plus jaloux que le chien Cerberus? — Non, pas
plus, mais autant. — A-t-il trois gueub;s, comme ce désespérant gardien des enfers?
Oh ! ne haussez pas les épaules , mon cher comte ; je fais cette question avec une raison
parfaite, attendu que les poètes prétendent que pour fléchir nions Cerberus, il faut
que le voyageur apporte un gàleau. Or, moi qui vois la chose du côté de la prose,
c'est-à-dire du côté de la réalité, je dis : Un gâteau c'est bien peu pour trois gueules.
Si votre jaloux a trois gueules, comte , demandez trois gâteaux. — Manicamp, des
conseils comme celui-là, j'en irai chercher chez M. de Beautru. — Pour en avoir de
meilleurs, monsieur le comte , dit Manicamp avec un sérieux comique, vous adop-
terez alors une formule plus nette que celle que vous m'avez exposée. — Ah ! si Raoul
élait là, ilit de Guiche, il me comprendrait, lui. — Je le crois, surtout si vousluidisiez :
47-2 LES MOUSQUETAIRES.
J'aimerais fort à voir Madame de plus près, mais je crains Monsieur, qiiiestjaloux. —
!Maiiicamp ! s'écrialecomteavec colère et enessayantd'écraserlerailleur sons son regard.
Mais le railleur ne parut pas ressentir la plus pelile émolion. — Qu'y a-t-il donc,
mon cher comte? demanda Manicamp. — Comment! c'est ainsi que vous lilasphémez
les noms les plus sacrés ! s'écria Guiche. — Quels noms? — Monsieur ! Madame! les
premiers noms du royaume. — Mon cher comte, vous vous trompez élraiigement , et
je ne vous ai pas nommé les premiers noms du royaume. Je vous ai répondu à propos
d'un mari jaloux que vous ne me nommiez pas, mais qui nécessairement a une femme.
Je vous ai, dis-je, répondu : « Pour voir madame, rapprochez-vous de monsieur...»
— Mauvais plaisant, dit en souriant le comte, «st-ce cela que lu as dit? — Pas autre
chose. — Bien, alors. — Maintenant, ajouta Manicamp, voulez-vous qu'il s'agisse
de madame la duchesse. .. et de M. le duc... soit , je vous dirai : Rapprochons-nous de
cetle maison quelle qu'elle soit; car c'est une lactique qui dans aucim cas ne peut èlre
défavorahle à votre amour. — Ah! Manicamp, un préle.xie , un hon prétexte, trou-
vez-le-moi. — Un prétexte , pardieu ! cent prétextes , mille prétextes ! Si Malicorne
était là, c'est lui qui vous aurait déjà trouvé cinquante mille prétextes excellens! —
Qu'est-ce que Malicorne? dit duiche en clignant des yeux comme un homme qui
cherche; il me semhle que je comiais ce nom-là... — Si vous le connaissez! je crois
bien; \ eus devez trente mille écus à son père. — Ah! oui: c'est ce digne garçon
d'Orléans. . — A qui vous avez promis un office chez Monsieur: pas le mari jaloux ,
l'autre. — Eh bien ! puisqu'il a taut d"esprit, ton ami Malicorne, qu'il me trouve donc
un moyen d'être adoré de Monsieur, qu'il me trouve un prétexte pour faire ma paix
avec lui. Soit, je lui en parlerai. — Mais qui nous arrive là? — C'est le vicomte de
Bragelonne. — Raoul! oui, en effet.
Et Guiche marcha rapidement au-devant du jeune houune. — C'est vous, mon cher
Raoul! dit Guiche. — Oui, je vous cherchais pour vous faire mes adieux, cher ami !
répliqua Raoul en serrant la main du comte. Bonjour , monsieur Manicamp. — Com-
ment ! lu pars , vicomte'/ — Oui , je pars... mission du roi. — Où vas-tu '! — Je vais
à Londres. De ce pas je vais chez Madame; elle doit me rcmetire une lettre pour Sa
Jlajesic le roi Charles IL — Tu la trouveras seule , car Monsieur est sorti. — Pour
aller... — Pour aller au bain. — Alors, cher ami, toi qui es des gentilshommes de
Monsieur, charge-loi de lui faire mes excuses. Je l'eusse attendu pour prendre ses
ordres, si le désir de mon proinpl départ ne m'avait été ninnifcslé par M. Fonquet, et
de la part de Sa Majesié.
î^lanicamp poussa Guiche du coude. — Voilà le prétexte , dit-il. — Lequel? — Les
excuses de .M. de Bragelonne. — Faible prétexte, dit Guiche. — Excellent, si .Mon-
sieur ne vous en veut pas? méchant comme tout autre, si Monsieur vous en veut.
Vous avez raison, Manicamp, un prétexte quel i^i'il soit, c'est tout ce qu'il me
faut. Ainsi donc, bon voyage, cher Raoul.
Et là-dessus les deux amis s'embrassèrent.
Cinq minutes après, Raoul eutrail chez Madame, cnuune l'y avait invité mademoi-
selle de Monlalais.
Madame était encore à la liible oii elle avait écrit sa lettre. Devant elle brûlait la
bnui;i('decire rose qui lui a\aitser\i à la cacbi'ter. Seuli'menl, dans sa préoccupation,
car Madame paraissait l'nil préoccupée, elle avait oublié de snunK>r celte bougie.
Braiielonne était alliiidu ; ou lauunuça aussitôt qu'il parut.
Hr.ij;cliinne élait rélégancf,' même : il était impossible de le voir une fois sans se le
rappeler toujours: et non-seulement .Madame l'avait vu une fois, mais encore, ou se
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 473
le rappelle , c'était un des premiers qui eût été au-devant d'elle . et il l'avait accom-
pagnée du Havre à Paris.
Madame avait donc conservé un excellent souvenir de Bragelonne. — Ali ! lui dit-
elle, vous voilà , Monsieur; vous allez voir mon frère, qui sera heureux de payer au
fils une portion de la dette de reconnaissance qu'il a contractée envers le père. —
Le comte de la Fère, Madame, a été largement récompensé du peu qu'il a eu le bon-
heur de faire pour le roi par les bontés que le roi a eues pour lui, et c'est moi qui
vais lui porter l'assurance du respect, du dévouement et de la reconnaissance du père
et du fils. — Connaissez-vous mon frère, monsieur le vicomte? — Non, Votre .altesse;
c'est la première fois que j'aurai le bonheur de voir Sa Majesté. — Vous n'avez pas
besoin d'élre recommandé près de lui. Mais enlin, si vous doutiez de voire valeur
personnelle, prenez-moi hardiment pour votre répondant, je ne vous démentirai
point. — Oh ! Votre Altesse est trop bonne ! — Non , 'monsieur de Bragelonne. Je me
souviens que nous avons fait route ensemble, et que j'ai remarqué votre grande sa-
gesse au milieu des suprêmes folies que faisaient, à votre droite et à votre gauche,
deux des plus grands fous de ce monde, MM. de Guiche et de Buckingham. Mais ne
parlons pas d'eux; parlons de vous. Allez-vous en Angleterre pour y chercher un
établissement';' Excusez ma question : ce n'est point la curiosité, mais le désir de vous
être bonne à quelque chose qui me la dicte. — Non , Madame ; je vais en Angleterre
pour remplir une mission qu'a bien voulu me conûer Sa Majesté, voilà tout. — Et vous
comptez revenir en France? — Aussitôt celte mission remplie, à moins que Sa Ma-
jesté le roi Charles II ne me donne d'autres ordres. — Il vous fera tout au moins la
prière, j'en suis siîre, de rester près de lui le plus longtemps possible. — Alors,
comme je ne saurais pas refuser, je prierai d'avance Votre Altesse Royale de vouloir
bien rappeler au roi de France qu'il a loin de lui un de ses serviteurs les plus dévoués.
— Prenez garde que lorsqu'il vous rappellera vous ne regardiez son ordre comme un
abus de pouvoir. — Je ne comprends pas , Madame. — La cour de France est incom-
parable, je le sais bien, mais nous avons quelques jolies femmes aussi à la cour d'An-
gleterre.
Raoul sourit. — Oh! dit Madame, voilà un sourire qui ne présage rien de bon à
mes compatriotes. C'est comme si vous leur disiez, monsieur de Bragelonne : Je viens
à vous, mais je laisse mon cœur de l'autre côté du détroit. N'est-ce point cela que si-
gnitiait votre sourire 'i — Votre Allesse a le don de lire jusqu'au plus profond des
âmes; elle comprendra donc pourquoi maintenant tout séjour prolongé à la cour
d'Angleterre serait une douleur pour moi. — Et je n'ai pas besoin de m'informer si un
brave cavaMer est payé de retour? — Madame , j'ai été élevé avec celle que j'aime, et
je crois qu'elle a pour moi les mêmes sentimens que j'ai pour elle. — Eh bien! par-
tez vile, monsieur de Bragelonne, revenez vite, et à votre retour nous verrons deux
heureux, car j'espère qu'il n'y a aucun obstacle à votre bonheur? — Il y en a un
grand. Madame. — Bah! et lequel? — La volonté du roi. — La volonté du roi... Le
roi s'oppose à votre mariage? — Ou du moins il le diffère. J'ai fait demander au roi
son agrément par le comte de la Fère, et, sans le refuser tout à fait , il a au moins dit
positivement qu'il le lui térait allendre.
— La personne que vous aimez est-elle donc indigne de vous? — Elle est digne de
l'amour d'un roi , Madame. — Je veux dire : Peut-être n'est -elle point d'une noblesse
égale à la vôtre? — Elle est d'excellente fomille. — Jeune, belle'/ — Dix-sept ans, et
pour moi belle à ravir. — Est-elle en province ou à Paris'? — Elle est à Fontaine-
bleau, Madame. — A la cour? — Oui. — Je la connais? — VAle a l'honneur de faire
474 LES MOUSQUETAIRES.
partie de la maison de Votre Altesse Royale. — Son nom? demanda la princesse avec
anxiété, si toutefois, ajonta-t-clle en se reprenant vivement, son nom n'est pas un
secret. — Non, Madame, mon amour est assez pur pour que je n'en tasse de secret
pour personne, et à plus forte raison à Voire Altesse, si parfaitement bonne pour moi.
C'est mademoiselle Louise de la Vallière.
Madame ne put retenir un cri dans lequel il y avait plus que de l'étonnement. —
Ah! dit-elle... la Vallière... celle qui hier... elle s'arrêta ; s'est trouvée indisposée, je
crois, continua-t-elle. — Oui, Madame ; j'ai appris l'accident qui lui était arrivé ce
matin seulement. — Et vous l'avez vue avant que de venir ici? — J'ai eu l'honneur de
lui faire mes adieux. — Et vous dites, fit Madame en faisant effort sur elle-même ,
que le roi a... ajourné votre mariage avec celle enfanl'!* — Oui , [Madame , ajourné. —
Et a-t-il donné quelque raison à cet ajournement? — Aucune. — H y a longtemps que
le comte de la Fère lui a fait celte demande? — Il y a plus d'un mois, Madame. —
C'est étrange, fit la princesse. Et quelque chose comme un nuage passa sur ses yeux.
— Un mois, répéta-t-elle. — A peu près. — Vous avez raison, monsieur le vicomte,
dit la princesse avec un sourire dans lequel Bragelonne eût pu remarquer quelque
contrainte, il ne faut pas que mon frère vous garde trop longtemps là-bas, partez donc
vite , et dans la première lettre que j'écrirai en Angleterre, je vous réclamerai au nom
du roi.
El Madame se leva pour remettre sa lettre aux mains de Bragelonne.
Raoul comprit que son audience était finie : il prit la lettre, s'inclina devant la prin-
cesse et sortit. — Un mois ! murmura la princesse: aurais-je donc èlé aveugle à ce
point, et l'aimerait-il depuis un mois?
Et comme Madame n'avait rien à faire , elle se mit à commencer pour son frère la
lettre dont le post-scriptum devait rappeler Bragelonne.
Le comte de Guiche avait, comme nous l'avons vu, cédé aux instances de Mani-
camp et s'était laissé entraîner par lui jusqu'aux écuries où ils tirent seller leurs che-
vaux; après quoi , par la petite allée dont nous avons déjà donné la description à nos
lecteurs, ils s'avancèrent au-devani de Monsieur qui , sortant du bain, s'en revenait
ton! frais vers le chiîteau , ayant sur le visage un voile de femme , atin que le soleil
déjà ( haud ne hàlàt pas son teint.
Monsieur était dans un de ces accès de belle huniciu' que lui inspirait parfois l'ad-
miration do sa propre beauté. Il avait dans l'eau pn comparer la blancheur de son
corps à celle du corjis de ses courtisans, et, grâces au soin que Son Allcsse Royale
prenait d'elle-même, nul n'avait pu, même le chevalier de Lorraine, soutenir la con-
currence.
Monsieur avait de plus nagé avec un certain succès, et tous les nerfs tendus dans
une sage mesure par celle salutaire innncrsiou de l'eau fraîche, tenaient son corps et
son esprit dans un heureux équilibre.
Aussi , h la vue de Ouiche qui venait au pelil galop au-devant de lui sur (m magni-
fique cheval blanc, le prince ne [inl-il retenir une joyeuse exclamalion. — 11 nie semble
que cela va bien , dit Manic.imp qui crut lire celle bienveillance sur l,i physionomie
de Son Altesse Royale. — Ab 1 bonj<un', (Hiiche, bonjour, mon pauvre (îuiche! s'écria
le prince. — Saint à monseigneur! répondit Guiche encouragé par le Ion do voix de
Philippe, snnié.joie, boidicur cl prospérité à Voire .Mtesse ! — Sois le bienvenu,
(juiilie, cl prends ma droite, mais tiens Ion cheval en bride, car je veux revenir an
pas sous ces voûtes fraîches. — A vos ordres, monseignein-.
El Guiche se rangea à la droite du prince connue il venait d'y être invité. —
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 475
Voyons , mon cher Guiche , dit le prince , voyons, donne-moi un peu des nouvelles de
ce Guiche que j'ai connu autrefois et qui faisait la cour à ma femme?
Guiche rougit jusqu'au lilanc des yeux, tandis que Monsieur éclatait de rire comme
s'il eût fait la plus spirituelle plaisanterie du monde.
Les quelques privilétriés qui entouraient Monsieur crurent devoir l'imiter, quoi-
qu'ils n'eussent pas entendu ses paroles, cl ils poussèrent un bruyant éclat de rire qui
prit au premier, traversa le cortège et ne s'éteignit qu'au dernier.
Guiche, tout rougissant qu'il étuil, fit cependant bonne contenance : Manicamp le
regardait. — Ah! monseigneur, répondit Guiche, soyez charitable à un malheureux;
ne m'immolez pas à M. le chevalier de Lorraine ! - Comment cela? — S'il vous en-
tend me railler, il renchérira sur Votre Altesse et me raillera sans pilié. — Sur ton
amour, sur la princesse? — Oh ! monseigneur, par pitié! — Voyons , voyons, Guiche,
avoue que tu as fait les doux yeux à Madame. — Jamais je n'avouerai une pareille
chose, monseigneur. — Par respect pour nioi. Eh bien , je t'affranchis du l'especl,
Guiche. Avoue comme s'il s'agissait de mademoiselle de Chalais et de mademoiselle
de la Vallière. Puis s'inlerrompaut : — Allons, bon ! dit-il en recommençant à rire,
voilàque je joue avec une épée à deux tranchans , moi. Je frappe sur loi et je frappe
sur mon frère , Chalais et la Vallière , la fiancée à toi et sa future à lui. — En vérité ,
monseigneur, dit le comte, vous êtes aujourd'hui d'une adorable humeur. — Ma foi
oui, je me sens bien , et puis ta vue me fait plaisir. — Merci, monseigneur. — Tu
m'en voulais? — Moi, monseigneur! Et de quoi, mon Dieu? — De ce que j'avais
interrompu tes sarabandes et tes espagnoleries. — Oh I Votre Allesse! — Voyons , ne
nie point. Tu es sorti ce jour-là de chez la princesse avec des yeux furibonds ; cela
t'a porté malheur, mon cher, et tu as dansé le ballet d'hier d'une pitoyable façon. Ne
boude pas, Guiche, cela te nuit en ce que tu prends l'air d'un ours. Si la princesse
t'a bien regardé hier, je suis sûr d'une chose. — De laquelle, monseigneur? Voire
Altesse m'effraie. — Elle t'aura tout à fait renié. Et le prince de rire de plus belle. —
Décidément, pensa Manicamp, le rang n'y fait rien , et ils sont tous pareils.
Le prince continua : — Enfin , le voilà revenu ; il y a espoir que le chevalier rede-
vienne aimable. — Comment cela, monseigneur, et par quel miracle puis-je avoir cette
influence sur M. de Lorraine? — C'est tout simple, il est jaloux de loi. — Ah! bah I
vraiment? — C'est comme je te le dis. — Il me fait Irop d'honneur. — Tu comprends,
quand tu es là , il me caresse ; quand tu es parti , il me martyrise. Je règne par bas-
cule. Et puis , tu ne sais pas l'idée qui m'est venue? — Je ne m'en doute pas, mon-
seigneur.— Eh bien ! quand lu élaisenexil, car tu as été exilé, mon pauvre Guiche...
— Pardieu! monseigneur, à qui la faute? dit Guiche en affectant un air bourru. —
Oh! ce n'est certainement pas moi, cher comte, répliqua Son Altesse Royale. Je n'ai
pas demandé au roi de t'e.xiler. foi de prince! — Non, pas vous, monseigneur, je le
sais bien, mais... — Mais, Madame; oh! quant à cela, je ne dis pas non. One diable
lui as-tu donc fait , à Madame? — En vérité , monseigneur... — Les femmes ont leurs
rancunes, je le sais bien , et la mienne n'est pas exempte de ce travers. Mais si elle
l'a fait exiler, elle, je ne t'en veux pas, moi. — Alors, monseigneur, dit Guiche, je
ne suis qu'à moitié malheureux.
Manicamp, qui venait derrière Guiche et qui ne perdait pas une parole de ce que
disait le prince , plia les épaules jusque .s\ir le cou de son cheval pour cacher le rire
qu'il ne pouvait réprimer. — D'ailleurs, ton exil m'a fait pousser un projet dans la
tète. — Bon ! — Quand le chevalier, ne le voyant plus là et sur de régner seul, me
malmenait, voyant, au contraire de ce méchant garçon, ma femme si aimable et si
476 LES MOUSQUETAIRES.
bonne pour moi qui la néglige, j'eus l'idée de me faire un mari modèle, une rarelé,
une curiosité de cour ; j'eus l'idée d'aimer ma femme.
Guiche regarda le prince uvec un air de stupcfaclioii qui n'avait rien de joué. —
(Jh ! lialhulia (juichc IremblanI : celle idée-là , monseigneur, elle ne vous est pas venue
sérieusement. — Ma foi, si. J'ai du bien que mon frère m"a donné au moment de
mon mariage ; elle a de l'argent, elle , et beaucoup, puisqu'elle en lire tout à la fois
de son frère d'Angleterre et de son beau-frère de France. Eb bien! nous eussions
quitté la cour. Je me fusse retiré au cbàleau de Villers-Golerels , qui est de mon
apanage, au milieu d'une forêt, dans laquelle nous eussions filé le parfait amour aux
mêmes endroits que faisait mon grand-père Henri IV avec la belle Gabrielle. . Que
dis-tu de celle idée, Guiclie? — Je dis que c'est à faire frémir, monseigneur, répondit
Guicbe qui frémissait réellement. — Ab ! je vois que tu ne supporterais jias d'être exilé
une seconde fois. — Moi, monseigneur? — Je ne l'emmènerais donc pas avec nous
comme j'en avais eu le dessein d'abord. — Gomment, avec vous, monseigneur? —
Oui. si par basard l'idée me reprend de bouder la cour. — Oh! monseigneur, qu'à
cela ne tienne, je suivrai Votre .\ltesse jusqu'au bout du monde.
— Maladroit que vous êtes! grommela Manicamp en poussant son cbeval sur
Guicbe, de façon à le désarçonner.
Puis, en passant près de lui comme s'il n'était pas maître de son cbeval, — Mais
pensez donc à ce que vous dites, lui glissa-t-il tout bas. — Alors, dit le prince , c'est
convenu ; puisque tu m'es si dévoué, je t'emmène. — Partout, monseigneur, par-
tout, répliqua joyeusement Guicbe; partout, à l'instant même. Ltes-vous prêt?
Et Guicbe rendit en riant la main ù son cbeval , qui lit deux bonds en avant. — Un
instant, un instant , dit le prince; passons par le cbàtean. — Pourquoi faire'/ — Pour
prendre ma femme, parbleu! — Comment? demanda Guiche. — Sans doule. puisque
je le dis que c'est un projet d'amour conjugal ; il faut bien que j'emmène ma femme.
— Alors, monseigneur, répondit le comte, j'en suis désespéré; mais pas de Guiche
pour vous. — Bah! — Oui. Pourquoi emmenez-vous Madame? — Tiens! parce que
je m'aperçois que je l'aime.
Guiche pâlit légèrement, en essayant toutefois de conserver son apparente gaieté. —
Si vous aimez Madame, monseigneur, dit-il, cet amour doit vous suffire, et vous
n'avez plus besoin de vos amis. — Pas mal, pas mal, murmura Manicamp. — Allons,
voilà ta peur de Madame qui te reprend, répliqua le prince. — Écoutez donc, mon-
seigneur, je suis payé pour cela; une femme (|ui m'a fait exiler. — Ob! mon Dieu ,
le vilain caractère que tu as, Guiche; comme lu es rancunier, mon anii. — Je vou-
drais bien vous y voir, vous, monseigneur. — Décidément, c'est à cause de cela que
lu as si mal dansé hier; tu voulais te venger en faisant faire à Madame de fausses
figures; abl Guiche , ceci est mesipiin, et je le dirai à Madame. — Ùh ! vous pouvez
lui dire tout ce que vous voudrez, monseigneur. Son Altesse ne me haïra point plus
qu'elle ne le fait. — Là , là, tu exagères, pour quinze pauvres jours de campagne
forcée (|u'clle t'a imposés. — Monseigneur, (piinzc jours sont quiirze jours, cl ipiaud
on les passe à s'ennuyer, (piinzt^ jnurs sont une clernité. — De sorte (pie tu ne lui
pardonneras pas'/ — Jamais. — Allons , allons , Guicbe , sois meilleur garçon , je veux
faire la paix avec elle; tu reconnaîtras, eu la fré([ucnlanl. qu'elle n'a point de mé-
chanceté cl qu'elle est pleine d'esprit. — Monseigneur .. ^ Tu verras qu'elle sait
recevoir comme utu' |)riniesse et rire connue une boingcoise: tu verras qu'elle fait,
quand elle le veut, (pie les heures s'écoulent comme des niiniue;.. Guiche, mon ami,
il l'.int rpic lu i'o\ieiuies sur le couqilc de ma feuuiie.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 477
— Décidément, se dil Manicamp, voilà un mari à qui le nom de sa femme porlera
malheur, et feu le roi Candaule était un véritable tigre auprès de monseigneur. —
Entin, ajouta le prince , tu reviendras sur le compte de ma femme, Guiche ; je le le
garantis. Seulement, il faut que je te montre le chemin. Elle n'est point banale, et
ne parvient pas qui veut à son cœur. — Monseigneur... — Pas de résistance, Guiche, ou
nous nous fâcherons, répliqua le prince. — Mais puisqu'il le veut , murmura Manicamp
à l'oreille de Guiche, salisfailes-le donc. — Monseigneur, dit le comte, j'obéirai. — •
Et pour commencer, reprit monseigneur, on joue ce soir chez Madame, (n dîneras
avec moi et je le conduirai ch(>z elle. — Oh ! pour cela , monseigneur, objecta Guiche,
vous me permettrez de résister. — Encore! mais c'est de la rébellion. — Madame m'a
trop mal reçu hier devant tout le monde. — Vraiment ! dit le prince en riant. — A ce
point qu'elle ne m'a pas même répondu (piand je lui ai parlé: il peut être bon de
n'avoir pas d'amour-propre , mais trop peu , c'est trop peu , comme on dit. — Comte,
après le dîner lu iras l'habiller chez toi eî tu viendras me reprendre, je t'attendrai. —
Puisque Voire Altesse le commande absolument. — .absolument. — Il n'en démordra
point, se dit Manicamp, et ces sortes de choses sont de celles qui tieunenl le plus
obstinément à la tète des maris. Ah ! pourquoi donc M. Molière n'a-t-il j)as entendu
celui-là , il l'aurait mis en vers.
Le prince et sa cour ainsi devisant renirèrent dans les plus frais apparlemens du
château. — A propos, dit Guiche sur le seuil de la porte, j'avais une commission pour
Votre .Altesse Royale. — Fais ta commission. — M. de Bragelonne est parti pour
Londres avec un ordre du roi , et il m'a chargé de tous ses respects pour monseigneur.
— Bien , bon voyage au vicomte que j'aime fort. Allons, va l'habiller, Guiche, et re-
viens-nous. Et si lu ne reviens pas... — Qu'arrivei'a-t-il , monseigneur? — Il arrivera
que je te fais jeter à la Bastille. — Allons, décidément, dit Guiche en riani. Son Allcsse
Royale Monsieur est la contre-partie de Son Altesse Royale Madame. Madame me fait
exiler parce qu'elle ne m'aime pas assez. Monsieur me fait emprisonner parce qu'il
m'aime trop. Merci , Monsieur. Merci , Madame.
— Allons, allons, dit le prince , tu es un charmant ami , et tu sais bien que je ne
puis me passer de toi. Reviens vile. — Soit, mais il me plaît de faire de la coquetterie
à mon tour, monseigneur. — Bah ! — Aussi je ne rentre chez Votre Altesse qu'à une
seule condition. — Laquelle? — J'ai l'ami d'un de mes amis à obliger. — Tu l'appelles?
— Malicorne. — Vilain nom. — Très-bien porté, monseigneur. — Soit. Eh bien?
Eh bieni je dois à M. Malicorne une place chez vous, monseigneur. — Une place de
quoi? — Une place quelconque; une surveillance . par exemple. — Parbleu I cela se
trouve bien, j'ai congédié hier le maître des apparlemens. — Va pour le maître des
appartemens, monseigneur. Qu'a-t-il à faire? — Rien, sinon à regarder et à rappor-
ter.— Police intérieure? — Justement. — Oh! conuue cela va bien à Malicorne, se
hasarda de dire Manicamp. — Vous connaissez celui dont il s'agit, monsieur Mani-
camp? demanda le prince. — Intimement, monseigneur. C'est moi l'ami. — El votre
opinion est?— Que monseigneur n'aura jamais un maître des apparlemens pareil à
celui-là. — Combien rapporte l'office? demanda le comte au prince. — Je l'icînore ;
seulement on m'a toujours dit qu'il ne pouvait assez se payer quand il élîiit bien
occupé. — Qu'appelez-vous bien occupé? prince. — Cela va sans dire quand le fonc-
tionnaire est homme d'esprit. — Alors, je crois que monseigneur seraconleni, car
Malicorne a de l'esprit comme un diable. — Bon, l'oftice me coulera cher en ce cas
répliqua le prince en riant. Tu me fais là un véritable cadeau , comîe. — Je le crois
monseigneur. — Eh bien! va donc annoncera (on monsieur Mélicorne... — Malicorne
478
LES MOUSQUETAIRES.
monseigneur. — Je ne me ferai jamais à ce nom-là. — Vous dites bien Manicamp,
monseigneur. — Oh! je dirais très-bien aussi Malicorne. L'habitude in'aiderail. —
Dites, dites, monseigneur, je vous promets que votre inspecteur des apparlemens ne se
fàcliera point; il est du plus heureux caractère qui se puisse voir.
— Eh bien, alors, mon cherGuiche, annoncez-lui sa nomination... Mais, atten-
dez... — Quoi, monseigneur? — Je veux le voir auparavant. S'il est aussi laid que
son nom, je me dédis. — Monseigneur le connaît. — Moi? — Sans doute, monsei-
gneur l'a déjà vu au Palais-Royal, à telles enseignes que c'est même moi qui le lui ai
présenté. — Ah! fort bien, je me rappelle... c'est, peste ! un charmanl garçon! — Je
savais bien que monseigneur avait dû le remarquer. — Oui , oui , oui ! Vois-tu , Guichc ,
je ne veux pas que ma femme ni moi nous ayons des laideurs devant les yeux. Ma
feumie prendra pour demoiselles d'honneur, toutes liiles jolies; moi tous gentilshommes
bien faits. De cette façon , vois-lu , Guiche , si je fais des enfans , ils seront d'une bonne
inspiration , et si ma femme en fait , elle aura vu de beaux modèles. — C'est puis-
sanunent raisonné, monseigneur, dit Maniiamp, approuvant de l'œil et de la voix en
même temps. Quant à Guiche, sans doute ne trouva-t-il pas le raisoimemcnt aussi
heureux, car il opina seulement du geste, et encore le geste garda-t-il un caractère
marqué d'indécision.
Manicamp s'en alla prévenir Malicorne de la bonne nouvelle qu'il venait d'ap-
prendre.
Guiche parut s'en aller à contre-cœur faire sa toilette de cour.
Monsieur, chantant, rianlet se mirant, alleignil l'heure du dîner, dans des disposi-
tions qui eussent justilié ce proverbe : m Heureux comme un priiice. »
Ps
)'»-<>.*
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
479
HISTOIRE D'UNE DRYADE ET D'UNE NAlADE.
A-DALSER
ouT le monde avait fait collation au fliàlea\i , et après la
collation toilette de cour.
La collallon avait lieu d'habitude à tinq heures.
jMettons une heure de collation et deux heures de toi-
lette. Chacun était donc prêt vers les huit heures du soir.
Anssi vers huit heures du soir cornmcnçait-on à se pré-
senter chez Madame.
Car, ainsi que nous l'avons dit , c'était Madame qui re-
cevait ce soir-là.
Et aux soirées de Madame nul n'avait garde de man-
quer, car les soirées passaient chez elle avec tout le charme que la reine , cette pieuse
et excellente princesse , n'avait pu . elle . donner à ses réunions. Car c'est malheureu-
sement un des avantages de la bonté d'amuser moins qu'un méchant esprit.
Et cependant , hàlons-nous de le dire , méchant esprit n'était pas ime épithète que
l'on put appliquer à Madame.
Celte nature toute d'élite renfermait trop de çrénérosité véritable , trop d'élans nobles
et de réflexions distinguées pour qu'on (jùl l'appeler une méchante nature.
Mais Madame avait le don de la résistance , don si souvent fatal à celui qui le pos-
sède, car il se brise où un autre eût plié : il en résultait que les coups ne s'émoussaient
point sur elle conmie sur cette conscience ouatée de Marie-Thérèse.
Son cœur rebondissait à chaque attaque , et pareille aux quintaines agressives des
jeux de bague, Madame , si on ne la frappait pas de manière à l'étourdir, rendait coup
pour coup à l'imprudent quel qu'il fût qui osait jouter contre elle.
Était-ce méchanceté, était-ce tout simplement malice? Nous eslimons , nous, que
les riches et puissantes natures sont celles qui , pareilles à l'arbre de la science , pro-
duisent à la fois le bien et le mal, double rameau toujours fleuri, toujours fécond,
dont savent distinguer le bon fruit ceux qui en ont faim, dont meurent pour avoir
mangé le mauvais, les inutiles et les parasites, ce qui n'est pas un mal.
Donc Madame, qui avait son plan de seconde reine , ou même de première reine,
bien arrêté dans son esprit. Madame, disons-nous, rendait sa maison agréable par la
conversation, par les rencontres , par la liberté parfaite qu'elle laisait à chacun de
placer son mot, à la condition, toutefois, que le mot fût joli ou utile. Et, le croira-t-
on, par cela même on parlait peut-être moins chez Madame qu'ailleurs.
Madame haïssait les bavards et se vengeait cruellement d'eux.
Elle les laissait parler.
480 LES MOUSQUETAIRES.
Elle haïssait aussi la prétention et ne passait pas même ce défaut au roi.
C'était la maladie de Monsieur, et la princesse avait entrepris cette tâche exorbi-
tante de l'en guérir.
Au reste, poètes, hommes d'esprit, femmes belles, elle accueillait tout en mai-
tresse supérieure à ses esclaves. Assez rêveuse au milieu de toutes ses espiègleries,
poiu' faire rêver les poêles; assez forte de ses charmes pour briller même au milieu
des plus jolies; assez spirituelle pour que les plus remarquables l'écoutassent avec
plaisir.
On conçoit ce que des réunions pareilles à celles qui se tenaient chez Madame de-
vaient attirer de monde , la jeunesse y affluait. Quand le roi est jeune . tout est jeune
à la cour.
Aussi voyait-on bouder les vieilles dames, têtes fortes de la régence ou du dernier
règne; mais on répondait à leurs bouderies en riant de ces vénérables personnes qui
avaient poussé l'esprit de domination jusqu'à commander des parties de soldats dans
la guerre de la fronde , afin , disait Madame . de ne pas perdre tout empire sur les
hommes.
A huit heures sonnant. Son Altesse Royale entra dans le grand salon avec ses dames
d'honneur et trouva plusieurs courtisans qui attendaient déjà depuis plus dix minutes.
Parmi tous ces précurseurs de l'heure dite , elle chercha celui qu'elle croyait devoir
être arrivé le premier de tous. Mais elle ne le trouva point.
Mais presque au même instant où elle achevait cette investigation , on annonça
Monsieur.
Monsieur était splendide à voir. Toutes les pierreries du cardinal Mazarin, celles
bien entendu que le ministre n'avait pu faire autrement que de laisser, toutes les pier-
reries de la reine-mère, quelques-unes même de sa femme. Monsieur les portait ce
jonr-là. Aussi Monsieur brillait-il comme un soleil.
Derrière lui, à pas lents et avec un air de componction parfaitement joué, venait
Guiehe , vêtu d'un habit de velours gris-perle, brodé d'argent et à rubans bleus.
Guiche portait en outre des malines aussi belles dans leur genre que les pierreries
de jNIonseigneur l'étaient dans le leur.
La plume de son chapeau était rouge.
Madame avait plusieurs couleurs.
Elle aimait le rouge en tentures , le gris eu vêtemcns, le bleu en llcurs.
^I. de Quiche, ainsi vêtu, était d'une beauté que tout le monde pouvait remarquer.
Certaine pâleur intéressante , certaine langueur d'yeux , des mains mates de blan-
cheur sous (le grandes dentelles, la Ijoucbe mélancolique: il ne fallait, en vérité que
voir M. de Guiche pour avouer que peu d'hommes à la cour de France valaient
celui-là.
11 en résulta que Monsieur, qui eût eu la prétention d'éclipser une étoile si une
étoile se fi'lt mise en parallèle avec lui, fut, au contraire, com|>létemcnt éclipsé dans
toutes les imaginations, lesquelles sont des juges fort .silencieux , certes, mais aussi
fort ailiers dans leur jugement.
Madame avait regardé' vaguement Guiche, mais si vague que fut ce regard, il
amena une charmante rougeur sur son front. — Madame, en ell'ct, avait trouvé
Guiche si beau et si élégant qu'elle en était presque à ne plus rogrctter la conquête
royale qu'elle sentait être sur le point de lui échapper.
Son neur laisNa donc malgré lui rellucr tout son sang jusqu'.'i ses joues.
Monsieur alors, prenant son air mntiii , s'approcha d'elle. Il n'avait pas vu la rou-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 481
peur de la priiifcssc. on s'il l'iWiiil vue. il étiiit Iiicn loin de l'attribuer à sa véritable
c.iiiiie.
— .Madame, dit-il en baisant la main de sa femme, il y a ici un disgracie, un
niaUieurcux exilé que je prends sur moi de vous recommander. Faites bien attention,
je vous prie, qu'il est de mes meilleurs amis, et que votre accueil me toiicbera beau-
coup. — Quel exilé? quel disgracié? demanda Madame en regardant tout autour d'elle
et sans plus s'arrêter au comte qu'aux autres.
C'était le moment de pousser son protégé. Le prince s'effaça el laissa passer Guicbc.
qui, d'un air assez maussade, s'approcha de Madame et lui l"it sa révérence. — Eh
quoi? demanda Madame, comme si elle éprouvait le plus vif étonnement, c'est M. le
comte de Gm'che qui est le disgracié, l'exilé? — Oui-da! reprit le duc. — Eb ! dit
Madame, on ne voit que lui ici. — Ab! Madame, vous êtes injuste, lit le priuri'. —
Moi? — Sans doute. Voyons, pardonnez-lui à ce pauvre garçon. — Lui pardonner
quoi? Qu'ai-je donc à pardonner à M. de Guicbe, moi? — Mais au fait, explique-
toi , Guicbe? que veux-tu qu'on te pardonne? demanda le prince. — Hélas! Son
Altesse Royale le sait bien , répliqua celui-ci bypocrilement. — Allons, allons, dou-
ncz-lui voire main, Madame, dit Philippe. — Si cela vous fait plaisir, Monsieur.
Et avec un indescriptible mouvement des yeux et des épaules, Madame lendit sa
belle main parfumée au jeune bonuue qui y appuya ses lèvres.
Il faut croire qu'il les appuya longtemps et que Madame ne retira pas trop vile sa
main, car le duc ajouta : — Guicbe n'est point méchant. Madame, et il ne \ous
mordra certainement pas.
On prit prétexte, dans la galerie, de ce mot qui n'était peut-être [iis forl risiblc,
pour rire à l'excès.
Enelfet. la situation était remanjuable, el quelques bonnes àrnos l'avaient re-
marquée.
Monsieur jouissait donc encore de l'effet de son mol quand on annonça le roi.
En ce moment, l'aspect du salon était celui que nous allons e.-saycr de décrire.
Au centre, devant la cheminée encombrée de fleurs, se tenait ibidame, avec ses
demoiselles d'honneur formées en deux ailes sur les lignes desquelles voltigeaient les
papillons de cour.
D'autres groupes occupaient les embrasures des fenêtres, comme font dans leurs
.tours réciproques les postes d'une même garnison, cl de leurs places re?pectives jicr •■
cevaient les mots partis du groupe principal.
De l'un de ces groupes , le plus rapproché de la cheminée, Malicorne , promu , séance
lenanic. par Manicamp et Guicbe au poste de maitre des apparlemens, Malicorne,
dont l'habit d'oflicier élait prêt depuis tantôt deux mois, flamboyait dans ses dorures
et rayonnait sur Monlalais, extrême gauche de Madame, avec tout le feu de ses yenx
et tout le reflet de son velours.
Madame causait avec mademoiselle de Chatillon el mademoiselle de Créquy, ses
deux voisines, et renvoyait quelques paroles à Monsieur qui s'efl'aça aussitôt que" cette
annonce fut faite : — Le roi I
Mademoiselle de la Vallière élait, comme Monlalais à la gauche de Madame, c'est-
à-dire l'avaut-dernière de la ligne; à sa droite , on avait placé mademoiselle de Ton-
nay-Charente. Elle se trouvait donc dans la situation de ces corps de troupe dont ou
soupçonne la faiblesse, et que l'on ])lace cnire deux forces éprouvées.
Ainsi tlanquéc de ses deux compagnes d'aventure, la Vallière, soit qu'elle fût cha-
grine de voir partir RaonI, soit ((u'clle IVil encore émue des événemens rérens qui
482 LES MOUSQUETAIRES.
commençaient à populariser son nom dans le monde des courtisans , ia Vallière , di-
sons-nous, cachait derrière son éventail ses yeux un peu rougis et paraissait prêter
ime grande attention aux paroles que Montalais et Athénaïs lui glissaient alternative-
ment dans l'une et l'autre oreille.
• Lorsque le nom du roi retentit, un grand mouvement se fit dans le salon.
Madame, comme la maîtresse du logis, se leva pour recevoir le royal visiteur; mais
en se levant, si préoccupée qu'elle dût être, elle lança un regard à sa droite et ce
regard , que le présomptueux Guicbe interpréta comme envoyé à son adresse , s'arrêta
pourtant en faisant le tour du cercle sur la Vallière, dont il put remarquer la vive
rougeur et l'inquiète émotion.
Le roi entra au milieu du groupe devenu général, par un mouvement qui s'opéra
naturellement de la circonférence au centre.
Tous les fronts s'abaissaient de\ anl Sa Majesté ; les femmes ployant comme de frêles
et magnifiques lys devant le roi Aquilo.
Sa Majesté n'avait rien de farouche , nous pourrions même dire rien de royal ce
soir-là, n'étaient cependant sa jeunesse et sa beauté.
Certain air de joie vive et de bonne disposition mirent en éveil toutes les cervelles;
et voilà que chacun se promit une charmante soirée rien qu'à voir le désir qu'avait
Sa Majesté de s'amuser chez Madame.
Si quelqu'un pouvait par sa joie et sa belle humeur balancer le roi, c'était M. de
Sainl-Aignan, rose d'habils, de figure et de rubans, rose d'idées surtout', et ce soir-là
M. de Sainl-Aignan avait beaucoup d'idées.
Ce qui avait donné une floraison nouvelle à toutes ces idées qui germaient dans son
esprit riant , c'est qu'il venait de s'apercevoir que mademoiselle de Toiinay-Charente
était comme lui vêtue de rose. Nous ne voudrions pas dire cependant que le rusé coiu-
tisau ne sût pas d'avance que la belle Athénaïs dût revêtir cette couleur. 11 connaissait
très-bien l'art de faire jaser un tailleur ou ime femme de chambre sur les projets de
sa maîtresse.
Il envoya tout autant d'o-'illades assassines à mademoiselle Athénaïs qu'il avait de
nœuds de rubans aux chausses et au pourpoint, c'est-à-dire qu'il en décocha une
quantité furieuse.
Le roi ayant fait ses complimens à Madame , et Madame ayant été invitée à s'asseoir,
le cercle se forma aussitôt.
Louis demanda à Monsieur des nouvelles du bain: il raconta, tout en regardant les
datni'>, ([ue des poètes s'occupaient de mettre eu versée galant divertissement des
bains de Valvins, et que l'un d'eux surlout , M. Lorct , semblait avoir reçu les conli-
dences d'une nymphe des eaux tant il a\ail dit de vérités dans ses rimes.
Plus d'une dame crut devoir rougir.
Le roi prolita de ce moment pour regarder à son aise ; Montalais seule ne rougis-
sait pas assez pour ne pas regarder le roi, et elle le vit dévorer du regard mademoi-
selle de la Vallière.
Cette iiardie fille d'honneur, que l'on nonmiait la Montalais. lit baisser les yeux a»i
roi et sauva ainsi Louise de la Vallière d'im l'eu synipathiipii' qui lui fût peut-être
arrivé i>ar ce regard.
Louis était pris par Madame qui l'accablail de (lueslions, et uiillc personne aumoude
ne savail (piesliouner connue elle.
Mais lui chercliait à rendre la oonvursalioii générale . l'I. pour y réus^ir. il rednulila
d'esi>ril et (If galaulrrie.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 483
Madame voulail des coinjdiiiien!;; elle se résolut à eu arracher à tout prix , ets'adros-
sant au roi :
— Sire , dit-elle . Votre Majesté . qui sait (ont ce qui se passe eu sou royaume , doit
savoir d'avance les vers contés à M. Loret par cette nymphe; Votre Majesté veut-elle
bien nous en faire part? — Madame, répliqua le roi avec une grâce parfaite, je
n'ose... il est certain que pour vous, personnellement, il y aurait de la confusion à
écouler certains détails... mais Saint-Aitrnau coule assez bien et relient parfaitement
les vers; s'il ne les retient pas, il eu improvise. Je vous lecerlitie poète renforcé.
Saint-Aignan , mis en scène, fut contraint de se produire le moins désavanlagcuse-
ment possible. Malheureusement pour Madame, il ne songea qu'à ses affaires particu-
lières, c'esl-à-dire qu'au lieu de reudre h Madame les compliniens dont elle se faisait
fête, il s'ingéra de se prélasser uu peu lui-même dans sa bonne fortune.
Lançant donc un centième coup d'œil à la belle Alhénaïs qui praliquait tout au long
sa théorie de la veille . c'esl-à-dire qui ne daignait pas regarder son adorateur, — Sire ,
dit-il. Voire Majesté me pardonnera sans doute d'avoir Iro]) peu reletui les vers dictés
à Loret par la nymphe : mais où le roi n'a rien retenu , qu"eussé-je fait, moi chélif?
Madame accueillit avec peu de faveur cette défaite de courtisan. — Ah ! Madame,
ajouta Saint-.\ignan , c'est qu'il ne s'agit plus aujourd'hui de ce que disent les nymphes
d'eau douce. En vérité, on serait tenté de croire qu'il ne se fait plus rien d'intéressant
dans les royaumes liquides. C'est sur terre, Madame, que les grands événemens ar-
rivent. Ah ! sur terre , Madame , que de récils pleins de. . . — Bon , fit .Madame . ht que
se passe-t-il donc sur terre? — C'est aux dryades qu'il faut le demander, répliqua le
comte ; les dryades habitent les bois, comme Votre Altesse Royale le sail. — Je sais
même qu'elles sont naturellement bavardes, monsieiu' de Saint-Aignan. — C'est vrai
Madame; mais quand elles ne rapportent que de jolies choses, on aurait mauvaise
grâce à les accuser de bavardage. — Elles rapportent donc de jolies choses? demanda
nonchalamment la princesse. En vérité, monsieur de Saint-Aignan , vous piqncz ma
curiosité, et si j'étais le roi , je vous sommerais sur-le-champ de nous raconter les jo-
lies choses que disent mesdames les dryades, puisque vous seul ici semblez connaître
leur langage. — Oh ! pour cela, Madame , je suis bien aux ordres de Sa Majesté
répliqua vivement le comte. — Il comprend le langage des dryades? dit Monsieur.
Est-il heureux, ce Saint-Aignan! — Comme le français, monseigneur. — Contez alors
dit Madame.
Le roi se sentit embarrassé ; nul doute que son confident ne l'allât embarquer dans
une affaire difficile.
Il le senlait bien à l'attention universelle excitée par le préandiule de SainlAi'^nan
e-xcitée par l'altitude particulière de Madame. Les plus discrets sendjlaicnl prêts à dé-
vorer chaque parole que le comte allait prononcer.
On toussa, on se rapprocha, on regai'da, du coin de l'œil, certaines daines d'hon-
neur qui elles-mêmes pour souleuir |ilns déi emment ou avec plus de fermeté ce regard
inquisiteur si pesant, arrangèrent leurs éventails, et se composèrent un maintien de
duçlliste qui va essuyer le feu de son adversaire.
En ce temps on avait lellomeiil l'habitude des conversations ingénieuses et des ré-
cits épineux que là où tout uu salon moderne flairerait scandale, éclat, lra"édie, et
s'enfuirait d'effroi, le salon de Madame s'accommodait à ses places, afin de ne pas
perdre un mot, un geste de la comédie composée à son profit par M. de Saint-Aignan,
et dont le dénoùmeni , quels que fussent le style et l'intrigue , devait nécessairement
être parfait de calme et d'observation.
484 LES MOUSQUETAIRES.
Le comte était connu pour un lioinme poli et un parfait couleur. Il commença
donc bravement an milieu d'un silence profond et parlant redoutable pour tout autre
que lui.
— «Madame, le roi permelque je m'adresse d'abord à Votre Allessc Royale, pnis-
qu'elle se proclame la plus curieuse de son cercle : j'aurai donc l'iionncur de dire à
Voire Allesse Royale que la dryade babile plus parliculièrement le creux des chênes,
et comme les dryades sont de belles créalures mythologiques , elles habitent de Irès-
beaux arbres, c'esl-à-dire les plus gros qu'elles puissent trouver. »
A cet exorde qui rappelait, sous nu \oile transparent la fameuse histoire du chêne
royal, qui avait joué un si grand rôle dans la dernière soirée, tant de cœurs batlirenl
de joie ou d'inquiétude que si Saint- Aitrnan n'eût pas eu la voix bonne et sonore, ce
ballenient des cœurs eût été entendu par-dessus sa voix. — Il doil y avoir des dryades
à Fonlainebleau , dit Madame d'un ton parfailemenl calme, car jamais de ma vie je
n'ai vu de plus beaux chênes que dans le parc royal.
Et en disant ces mois, elle envoya droit et à l'adresse de Guiche un regard dont
celui-ci n'eut pas à se plaindre comme du précédent, qui, nous l'avons dit , avait
conservé certaine nuance de vague bien pénible pour un ccpur aussi aimant.
— Précisément , Madame , c'est de Fontainebleau que j'allais parler à Votre Altesse
Rovale, dit Saint-Aignan , car la dryade dont le récit nous occupe habite le parc du
chàlcan de Sa Majesté.
L'afïaire était engagée; l'action commençait : auditeurs et narrateur, personne ne
pouvait pins reculer. — Écoutons, dit Madame, car l'histoire m'a l'air d'avoir
non-seulement tout le charme d'un récit national , mais encore d'une chronique très-
contemporaine, n — Je dois connnoncer par le commencement . dit le comte. Donc . à
Fontainebleau , dans une chaumière de belle ap|iarence, habitent des bergers.
« L'un est le berger ïircis, auipicl appartiennent les plus riches domaines, trans-
mis par l'héritage de ses parens.
« Tircis est jeune et beau , et ses qualités en font le premier des bergers de la con-
trée. On peut donc dire hardiment qu'il en est le roi. »
Un léger murmure d'approbation encouragea le narrateur, qui continua : — « Sa
force égale son courage; nul n'a plus d'adresse à la chasse des bêtes sauvages, nul
n'a plus de sagesse dans les conseils. Manœuvre-t-il un cheval dans les belles plaines
de sou héritage, conduit-il aux jeux d'adresse et de vigueur les bergers qui lui
obéissent, on dirait le dieu Mars agitant sa lance dans les plaines de la Thrace, ou
mieux encore .\pollon . dieu du jour, lorsqu'il rayonne sur la terre avec ses dards en-
flamcnés »
Chacun comprend que ce portrait allégorique du roi n'était pas le pire c.xorde que
le conteur eût pu choisir, .\ussi ne manqiia-t-il son elVet ni sur les assistans , qui , par
devoir et par plaisii', y applaudiieut à tout inmpre; ni sur le roi lui-même, à ijui la
louange ])laisail fort lors(]u'elle était dcli('ate , et ne déplaisait pas toujours lors mèiue
qu'elle était un peu outrée. Saint-Aignan poursuivit : — « Ce n'est pas seulement,
Mesdames, aux jeux de gloire (juc le berger Tircis a acquis cette rcnonnnéc qui en
fait le roi des bergers. » — Des licrgcrs de Fontainebleau . dit le roi en souriant à Ma-
dame.— Oh I s'écria Madame, Fontainebleau est pris arbitrairement parle poète;
moi . ji' dis: des bergers du monde entier.
Le roi oublia son rôle d'audileiu' passif et s'inclina.
— «C'est, poursuivit Saint-Aignau au milieu d'mi uunuinii' llalU-ur. ('est auprès
des belles surlont que Ir nu rite de ce roi des bergers éclate le plus manifestement.
LE VICOMTE DE UKAGELONNE. 185
C'est un berger dont l'esprit est fin comme le cœur est pur; il sait débiter un compli-
ment avec une grâce qui cliarme invinciblement, et il sait aimer avec une discrétion
qui pntmetà ses aimables et lieureuses conquêtes le sort le plus digne d'envie Jamais
un éclat, jamais un oubli. Quiconque a vu Tircis et l'a entendu doit l'aimer; qui-
conque l'aime et est aimé de lui a rencontré le bonheur. »
Saint-Aignan fit là une pause; il savourait le plaisir des complimens , el ce portrait
tout grolesquement ampoiflé qu'il fût, avait Irouvé grâce devant de ccriaines oreilles,
surtout pour qui les mérites du berger ne semblaient point avoir été exagérés. Madame
engagea l'orateur à continuer. — « Tircis, dit le comte, avait un fidèle compagnon ,
ou plutôt un serviteur dévoué qui s'appelait... Amyntas. » — Ah! voyons le portrait
d'Amyntas ! dit malicieusement Madame; vous êtes si bon peintre, monsieur de
Saint-Aignan! — Madame! — Oh! comte de Saint-Aignan, n'allez pas, je vous
prie, sacrifier ce pauvre .\myntas! je ne vous le pardonnerais jamais! — Madame,
Amyntas est de condition trop inférieure , surtout près de Tircis , pour que son por-
trait puisse avoir l'honneur d'un parallèle. Il en est de certains amis comme de ces
serviteurs de l'antiquité , qui se faisaient enterrer vivans aux pieds de leur maître.
Aux pieds de Tircis, là est la place d'Amyntas; il n'en réclame pas d'autre, et si
quelquefois l'illustre héros .. — Illustre berger, voulez- vous dire, fit Madame feignant
de reprendre M. de Saint-.\ignan. — Votre Altesse Royale a raison, je me tronqjais,
reprit le courtisan ; si , dis-je , le berger Tircis daigne parfois appeler Amyntas son ami
et lui ouvrir son cœur, c'est une faveur nonparcille, dont le dernier fait cas comme
de la plus insigne félicité. — Tout cela , interrompit Madame , établit le dévouement
absolu d'Amyntas à Tircis, mais ne nous donne pas le portrait d'Amyntas. Comte, ue
le flattez pas, si vous voulez , mais peignez-nous-le; je veux le portrait d'Amyntas.
Saint-Aignan s'exécuta, après s'être incliné profondément devant la belle-sœur de
Sa Majesté. — « Amyntas , dit-il, est un peu plus âgé que Tircis ; ce n'est pas un
berger tout à fait disgracié de la nature ; môme ou dit que les Muses ont daigne sourire
à sa naissance connue Hébé sourit à la jeunesse. Il n'a point l'ambition de briller, il a
celle d'être aimé, et peul-étre n'en serait-il pas indigne s'il était bien connu. »
Ce dernier paragraphe l'enforcé d'une œillade meurtrière, fut envoyé droit à ma-
demoiselle de Touiiay-Charente qui supporta le choc sans s'émouvoir.
Mais la modestie et l'adresse de l'allusion avaient produit un bon ell'et ; Amyntas
en recueillit le fruit en applaudissemens; la tête de Tircislui-niênieen donna lesignal
par un consentement plein de bienveillance.
— « Or, continua Saint-Aignan , Tircis et Amyntas se promenaient un soir dans la
forêt en causant de leurs chagrins amoureux. Notez que c'est déjà le récit de la dryade,
Mesdames; autrement, eùt-on pu savoir ce que disaient Tircis et Amyntas, les deux
plus discrets de tous les bergers de la terre. Ils gagnèrent donc l'endroit le plus toufïu
de la forêt pour s'isoler et se confier plus librement leurs peines , lorsque tout à coup
leurs oreilles furent frappées d'un bruit de voix. » — Ah ! ah ! fit-on autour du narra-
teur. Voilà qui devient on ne peut plus intéressant.
Ici, Madame, semblable au général vigilant qui inspecte son armée, redressa d'un
coup d'œil Montalais et Tonnay-Chareufe qui pliaient sous l'effort.
— « Ces voix harmonieuses, reprit Saii^t-Aignan , étaient celles de quelques ber-
gères qui avaient voulu, elles aussi, jouir de la fraîcheur des ombrages , et qui, sachant
l'endroit écarté, presque inabordable, s'v étaient réunies pour mettre en commun
quelques idées sur la bergerie. »
Un immense éclat de rire soulevé par cette phrase de Saint-Aignan , un impercep-
486 LES MOUSQUETAIRES.
tible soui'ire du roi en regardant Tonnay-Charenle , tels furent les résultats de la sortie.
u — La dryade assure, continua Saint-Aignan , que les bergères étaient trois, et que
toutes trois étaient jeunes et belles. — Leurs noms, dil Madame tranquillement. —
Leurs noms! lit Saint-Aignan , qui se cabra contre cette indiscrétion. — Sans doute.
Vous avez appelé vos bergers Tircis et Amyntas; a[)[)elez vos bergères d'une façon
quelconque. — Ob ! Madame , je ne suis pas uu inventeur, un trouvère , comme on
disait autrefois ; je raconte sous la dictée de la dryade — Gomment votre dryade nom-
mait-elle ces lieri;ères? En vérité voilà une mémoire bien rebelle Cette dryade-là
était donc brouillée avec la déesse Mnémosyne. — Madame, ces bergères... Faites
bien attention que révéler des noms de femmes est un crime. ^- Dout une fininie vous
absout, comte . à la condition que vous nous révélerez le nom des bergères. — «Elles
se nonnnaieni Pbilis. Amaryllis et Galatbée. « — A la bonne lioure ! elles n'ont
pas perdu pour attendre, dil Madame, et voilà trois noms cliarmans. Maintenant les
portraits?
Sainl-Agnaii fit encore un monvenicnt. — C>li ! procédons par ordre, je vous
en prie, comte, rcpi'il Madame. N'est-ce pas, sire, qu'il nous faut le portrait des
bergères '?
Le roi, qui s'attendait à cette insistance , et qui commençait à ressentir quelques
vagues inquiétudes , ne crut pas devoir piquer ime aussi dangereuse interrogatrice. Il
pensait d'ailleurs que Saint-Aignan , dans ses portraits, trouverait le moyeu de glisser
quelques traits délicats dont feraient leur profit les oreilles que Sa Majesté avait intérêt
à cbarmer. C'est dans cet espoir, c'est avec cette crainte que Louis autorisa Saint-
Aignan à tracer le portrait des bergères Pbilis, Amaryllis et (îalatée. — Eb bien
donc, soit! dit Saint-Aignan, connue unbouunequi prend son parti: et il commença.
FIN DE l'histoire D'UNE NAÏADE ET D'UNE DRYADE.
« Pbilis, dit Saint-Aignan (mi jclaiil nu coup d'o'il provocateur à ]\Iontalais, à peu
près connue fait dans uu assaut un maître il'armes (pii in\ite un rival digne de lui à
se mettre en garde, Pbilis n'est ni brune ni blonde, ni grande ni [letite, ni froide ni
exaltée, elle est, toute bergère qu'elle est, spirituelle comme une princesse et coquette
comme un démon. Sa vue est e.xcellente. Tout ce qu'embrasse sa vue son cœur le
désire. C'est comme nu oiseau qui, gazouillant toujours, tantôt rase l'iicrbc, tantdl
s'enlève voletant à la poursuite d'un papillon, t.iutùt se perclie au pins liant d'un
arbre, et de là délie tous les oiseleurs, ou de venir le prendre , ou do le faire tond)er
dans leurs filets. »
Le portrait était si ressemblant ipic tous les yeux se tournèrent sur Monlalais qui ,
I'omI éveillé , le nez an vent, écoulait M. de Saint-Aignan coiume s'il était question
ilnuc pii>ouui' qui lui lût Ion! à l'ail étrangère. — Est-ce tout, monsieur de Saint-
.\ignnn'.'' demanda la primi'sse. — < tji 1 Voire .Miessc Hnyale , li- portrait n'est qu'es-
(piissé , et il y ainiiit bien des cboses à dire Mais ]e crains de lasser la patience de
N'otri' Altesse on de blesser la nioilcslie du la bergère, de soi'te que je passe usa com-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 487
pagne Amaryllis. — C'est cela , dit Madame , passez à Amaryllis , monsieur de Saint-
Aignan , nous vous suivons.
— « Amaryllis est la plus âgée des trois ; et cependant, se hùta de dire Sainl-Aignan,
ce grand âge n'atteint pas vingt ans. »
Le sourcil de mademoiselle de Ïonnay-Charente , qui s'était froncé au début du
récit, se dél'ronça avec un léger sourire.
« Elle est grande, avec d'immenses cheveux qu'elle renoue à la manière des statues
de la Grèce ; elle a la démarche majestueuse et le geste allier : aussi a-t-elle bien plutôt
l'air d'une déesse que d'une simple mortelle, et, parmi les déesses, celle à qui elle
ressemble le plus, c'est à Diane chasseresse; avec cette seule différence que la
cruelle bergère ayant un jour dérobé le carquois de l'amour, tandis que le pauvre
Gupido dormait dans un buisson de roses, au lieu de diriger ses traits sur les hôtes
des forêts, les décoche impitoyablement sur tous les pauvres bergers qui passent à la
portée de son arc et de ses yeux. »
— Oh! la méchante bergère, dit Madame, ne se piquera-t-elle point quelques jours
avec un de ces traits qu'elle lance si impitoyablement à droite et à gauche. — C'est
l'espoir de tous les bergers en général , dit Saint-Agnau. — Et celui du berger Amynlas
en particulier, n'esl-ce pas? dit Madame. — Le berger Amyntas est si timide, reprit
Saint- Aignan de l'air le plus modeste qu'il put prendre, que s'il a cet espoii-, nul n'en
a jamais rien su , car il le cache au plus profond de son cœur.
Un murnuire des plus flatteurs accueillit cette profession de foi du narrateur à propos
du berger. — Et Galalée, demanda .Madame, je suis impatiente de voir une main
aussi habile reprendre le portrait où Virgile l'a laissé, et l'achever à nos yeux. —
Madame, dit Saint-Aignan , près du grand Virgilius Maro votre humble serviteur
n'est qu'un bien pauvre poëte Cependant, encouragé par votre ordre, je ferai de mon
mieux. — Nous écoutons , dit Madame.
Saint-Aignan allongea le pied, la main et les lèvres. — «Blanche connue le lait,
dil-il, dorée comme les épis, elle secoue dans l'air les parfums de sa blonde cheve-
lure. .\lors on se demande si ce n'est point celte belle Europe qui donna do l'amour à
Jupiter lorsqu'elle se jouait avec ses compagnes dans les prés en fleurs. De ses yeux
bleus comme l'azur du ciel dans les plus beaux jours d'été, tombe une douce flamme,
la rêverie l'alimente , l'amour la dispense. Quand elle fronce le sourcil ou qu'elle
penche son front vers la terre , le soleil se voile en signe de deuil. Lorsqu'elle sourit,
au contraire , toute la nature reprend sa joie , et les oiseaux, un moment muets, re-
commencent leurs chants au sein des arbres. Celle-là surtout, dit Saint-Aignan pour
en tînir, celle-là est digne des adorations du monde ; et si jamais son cœur se donne,
heureux le mortel dont son amour virginal consentira à faire un dieu. »
Madame, en écoutant ce portrait que chacun écouta comme elle, se contenta de
marquer son approbation aux endroits les plus poétiques par quelques hochemens de
tête, mais il était impossible de dire si ces marques d'assentiment étaient données au
talent du narrateur ou à la ressemblance du portrait.
Il en résulta que Madame n'applaudissant pas ouvertement, personne ne se permit
d'applaudir, pas même Monsieur, qui trouvait au fond du cœur que Saint-Aignan s'ap-
pesantissait trop sur les portraits des bergères , après avoir passé un peu vivement sur
les portraits des bergers.
L'assemblée parut donc glacée.
Saint-Aignan qui avait épuisa sa rhétorique et ses pinceaux à nuancer le portrait
de Galatée, et qui pensait, d'après la faveur qui avait accueilli les autres morceaux,
488 LES MOUSQUETAIRES.
(Milf ndre des ti-épignemens pouf le dernier, Saiiit-Aignan fut encore plus arlacé que le
roi el toute la ciini|irt)jnie.
Il y eut un instant de silence qui fut enfin rompu par Madame. — Eli bien, sire,
demanda-t-elle, que dit Votre Majesté de ces trois portrails?
Le roi voulut venir an secours de Saint-Ai^man sans se eonq)romettre. — Mais Ama-
ryllis est belle, dit-il, à mon avis. — Moi, j'aime mieux F'Iiilis. dit Monsieur, c'est
une bonne tille, ou plutôt un bon garçon de nymphe. Et chacun de rire.
Cette fois, les regards furent si directs que Montalais sentit le rouge lui monter au
visage en flammes violetles. — Donc, reprit Madame , ces bergères se disaient...
Mais Saint-Aignan , frappé dans son amour-propre, n'était pas en état de soutenir
une attaque de troupes fraîches et reposées. — Madame , dit-il , «ces bergères s'a-
vouaient réciproquement leurs petits penchans. » — Allez , allez, monsieur de Saint-
Aignan, vous êtes un fleuve de poésie pas!orale . dit Madame avec un aimable sou-
rire qui réconforta un peu le narrateur.
— » Elles se dirent que l'amour est un danger, mais que l'absence de l'amour est
la mort du co'ur. » — De soi-le qu'elles conclurent?... demanda Jladame — De sorte
qu'elles conclurent qu'on devait aimer. — Très-bien! Y uiettaieut-elles des conditions?
— La condilion de choisir, dit Saint-Aignan. Je dois même ajouter, c'est la drvadequi
parle, qu'ime des bergères, Amaryllis, je crois, s'o|>posait complètement à ce qu'on
aimât, et cependant elle ne se défendait pas trop d'avoir laissé pénétrer jusqu'à son
ca?ur l'image de certain berçrer. — Amvnlas ou Tircis? — «.\myntas. Madame, dit
modesleuienl Saini-Aignan. Mais aussitùl (lalalèe, la douce Galatée aux yeux purs ,
répondit que ni Amyntas, ni Alphésibée, ni Tityre , ni aucun des bergers les plus
beaux de la contrée ne pourraient être conqiarés à Tircis. que Tircis effaçait tous les
, hommes, de même que le chêne efface eu grandeur tous les arbres, le lys en majesté
loutcs les Heurs. Elle fil même de Tircis un tel portrait, que Tircis qui l'écoulail dut vé-
ritablement être flatté malgré sa grandeur. .Ainsi Tircis et Amyntas avaient été distin-
gués par Philis et Galalce. Ainsi le secret des deux cœurs avait été révélé sous
l'ondire de la nuit et dans le secret des bois »
— Voilà, Madame, ce que la dryade m"a raconté, elle qui sait tout ce qui se passe
dans le creux des chênes et dans les touffes de l'herbe; elle qui connaît les amours des
oiseaux, qui sait ce que veulent dire leurs chants: elle qui conqn-end enfin le langage
du vent dans les branches et li' bourdcjuncmcnt des iusecics d'or ou d'éuiéraude dans
la corolle des ileurs sauvages; elle me l'a redit, cl moi je le ré|)ète.
— Et maintenant vous avez tiui , n'est-ce pas, monsieur de Saint-.Viguan ? dit
Madame avec un sourire qui fit trembler le l'oi. — J'ai fini , oui , Madame , répondit
Saint-Aignan ; heureux si j'ai pu distraire Votre .\llesse pendant (iuel(|ues inslans. —
instaus trop courts, répondit la princesse, car vous avez parfaitement raconté tout ce
que vous savez ; mais, mon cher monsieur de Saint-Aignan , vous avez eu le malheur
de ne vous renseigner (pi'à une seule dryade, n'est-ce pas? — Oui, Madame, à une
seule , je l'avoue. — Il en résulte que vous êtes passé près d'une (iclile naïade qui
n'avait l'air de rien, el qui en savait bien anhi-uicnt Ioul; ([iie votre dryade, mou cher
comte. — L'ne naïade , répétèrent |ilusieurs voix (pii commençaient à se douter que
l'histoire allait avoir une suite. — Sans doute, à cù!é de ce cliène dont vous paiiez, el
qui s'appelle le chêne royal, à ce que je crois du moins, n'est-ce pas, monsieur de
.Saint-Aignan? Saiul-Aignan et le roi se regardèrent. — Oui. Madame, répondit Saint-
Aignan. — Eh bien! il y a une jolie petite source (pii gazouille sur des cailloux, au
milieu des myosotis et d^■^ paipicreltes.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 489
— Je crois que Madame a raison, dit le roi loujoius inquiet et suspendu aux lèvres
de sa lie lie-sœur — Oh ! il y en a une, c'est moi qui vous en réponds , dit Madame ; et
la preuve c'est que la naïade qui règne sur cette source m'a arrêtée au passage , moi
qui vous parle. — Bah I lit Saint-Aignan. — Oui, continua la princesse, et cela
pour me conter une quantité de choses que M. de Saint-Aignan n'a pas mises dans
son récit.
— Oh ! racontez vons-méme , dit Monsieur, vous racontez d'une façon toute char-
manie. La princesse s'inclina devant le compliment conjugal. — Je n'aui'ai pas la
poésie du comte et sou talent pour l'aire ressortir tous les détails. — Vous no serez
pas écoutée avec moins d'iniérèl, dit le roi, qui sentait d'avance quek[ue chose d'iios-
tile dans le récit de sa belle-sœur. — Je parle d'ailleurs, continua Madame , au nom
de celte pauvre petite naïade qui est bien la plus charmante demi-déesse que j'aie ja-
mais renconirée. Or, elle riait tant pendant le récit qu'elle m'a fait, qu'en vertu de cet
axiome médical : le rire est contagieux, je vous demande la permission de rire un peu
moi-même, quand je me rappelle ses paroles.
Le roi et Saint-.\ignan, qui virent sur beaucoup de pinsionoinics s'épanouir un com-
mencement d'hilarité pareille à celle que Madame annonçait, finirent par se regarder
entre eux et se demander du regard s'il n'y aurait pas là-dessous quelque petite con-
spiration.
Mais Madame était bien décidée à tourner et à retourner le couteau dans la plaie ;
aussi reprit-elle avec son air de naïve candeur, c'est-à-dire avec le plus dangereux de
tous ses airs : — « Donc je pa.-sais par là, dit-elle, et comme je trouvais sous mes pas
beaucoup de fleurs l'iaiches écloses. nul doulcque Pliilis, Aniar\lli3, (jalalée et toutes
vos bergères n'eussent passé sur le chemin avant moi. »
Le roi se mordit les lèvres. Le récit devenait de |)lus eu plus menaçant. — « Ma
petite naïade, contina Madame, roucoulait sa petite chanson sur le lit de son ruisselet;
comme je vis qu'elle m'accostait en touchant le bas de ma robe, je ne songeai pas à
lui faire un mauvais accueil, et cela d'autant mieux, après tout, qu'une divinité, fùt-
elle de second ordre, vaut toujours mieux qu'une princesse mortelle. Donc, j'abordai
la naïade, et voici ce qu'elle me dit en éclatant de rire :
— « Figurez-vous, princesse » — Vous comprenez, sire, c'est la naïade qui
parle.
Le roi lit un signe d'assentiment. Madame reprit : — « Figurez-vous, princesse,
que les rives de mon ruisseau viennent d'être témoin d'im spectacle des plus amusans.
Deux bergers curieux, curieux jusqu'à l'indiscrétion, se sont fait mystifier d'une façon
réjouissante par trois nymphes ou trois bergères. » — Je vous demande pardon, mais je
ne me rappelle plus si c'est nymphe ou bergère qu'elle a dit. Mais il importe peu, n'est-
ce pas? Passons donc.
Ace préambule, le roi rougit visiblement, et Saint-Aignan, perdant toute conte-
nance , se mit à écarquiller les yeux le |ilus anxieusement du monde.
— « Les deux bergers, poursuivit ma petite naïade en riant toujours, suivaient la
trace des trois demoiselles ; non, je veux dire des trois nymphes ; pardon, je me trompe,
des trois bergères «Cela n'est pas toujours sensé, cela peut gêner celles que l'on suit.
J'en appelle à toutes ces dames, et pas une de celles qui sont ici ne me démentira, j'en
suis certaine.
Le roi, fort en peine de ce qui allait suivre, opina du geste.
« Mais , continua la naïade, les bergères avaient vu Tircis et .\myntas se glisser dans
le bois: et la lune aidant, elles les avaient reconnus à travers les quinconces »
490 LES MOUSQUETAIRES.
— Ali! vous riez, inlenoinpit Madame. Altendez, altendez. vous n'êtes pas au
bout.
Le ri>i pâlit, Saint-Aignan essuya sonfroul humide de sueur.
Il y avait dans les groupes des femmes de pelils rires étouffés, des chuchotemens
furlifs.
— « Les bergères, disais-je, voyant l'indiscrétion des deux bergers, les bergères
s'allèrent asseoir au pied du chêne royal, et lorsqu'elles sentirent leurs indiscrets
écouteurs à portée de ne pas jierdre un mot de ce qui allait se dire , elles leur adres-
sèrent innocemment, le plus innocemment du monde, une déclaration incendiaire dont
l'amour-propre naturel à tous les hommes, et même aux bergers les plus senlimeutals,
fit paraître aux deux auditeurs les ternies doux comme des rayons de miel. »
Le roi, à ces mots que l'assemblée ne put écouter sans rire, laissa échapper un
éclair de ses yeux.
Quant à Sainl-Aignan, il laissa tomber sa lête sur sa poitrine, et voila, sous un
amer éclat de rire, le dépit profond qu'il ressentait. — Oh ! tit le roi en se redressant
de toute sa taille, voilà sur ma parole mie plaisanterie charmante, assurément, et
racontée par vous. Madame, d'une façon non moins charmante; mais réellement,
bien réellement, avez-vous compris la langue des naïades? — Mais le comte prétend
bien avoir compris celle des dryades, repartit ^iveraent Madame. — Sans doute, dit
le roi. Mais, vous le savez , le comte a la faiblesse de viser à l'Académie, de sorte qu'il
a appris, dans ce but, toutes sortes de choses que bien heureusement vous ignorez,
et il se serait pu que la langue de la nymphe des eaux fût au nombre des choses que
vous n'avez pas étudiées.
— Vous comprenez, sire, répondit Madame, que pour de pareils faits on ne s'en
fie pas à soi toute seule; l'oreille d'une femme n'est pas chose infaillible, a dit saint
Augustin; aussi ai-je voulu m'éclairer d'autres opinions que de la mienne, et comme
ma naïade, qui, en qualité de déesse, est polyglotte... N'est-ce point ainsi que cela se
dit, M. de Saint-Aignan? — Oui, Madame, dit Saint-Aignau tout déferré. — Et, con-
tinua la princesse, comme ma naïade, qui, en qualité de déesse, est polyglotte ,
m'avait d'abord parlé en anglais, je craignis, comme vous dites, d'avoir mal entendu,
et fis venir mesdemoiselles de Montalais,de Tonnay-Charenle et de la Vallièrc, priant
ma naïade de me refaire en langue française le récit qu'elle m'avait déjà fait eu an-
glais. — Et elle le fil? demanda le roi. — Oh! c'est la plus complaisante divinité qui
existe... Oui, sire, elle le relit. De sorte qu'il n'y a aucun doute à conserver. N'est-
ce pas, Mes(lemoi^elles , dit la pi'incesse en se loiiruanl vers la gauche de son armée,
n'est-ce pas que la naïade a parlé absolument connue je raconte, et que je n'ai en
aucune façon failli à la véi'ité, l'iiilis?... Pardon, je me trompe. . mademoiselle Aure
de Monlalais, cst-ci' \rai? — Oh! absolument, Madame, arliiula nettement made-
moiselle de M(jutalais. — Est-ce vrai, mademoiselle de Tonuay-Charente? — Vérité
pure, ré|)onilit .Vtbénaïs d'une voix moins feruie , mais cependant non moins intelli-
gible. — Et vous, la Vallicre? demanda Madame.
La pauvre enfant sentait li' regard ardeni du roi dirigé sur elle; elle n'osait pas
nier, elle n'osait pasuienlir; elle b.iissa la lêlc eu signe dacquiesccmenl.
Seuirnii lit sa tête ne se releva point, à demi glacée qu'elle était par un froid plus
douliiiireiix ipie celui de la mort.
Ce Iriple léiiiiiignage écrasa le roi. Uu.iut à .Saint- \igiiaii. il n'essayait mèiiK' pas de
dissimuler son désespoir, et, sans savoir ce qu'il disait , il bégayait. — Excellente
plaisaiili-rie! bien joué ! iiK^sdames les bergères. — Juste puiiilioii de la niriusilé, dit
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 491
le roi d'une voix rauque. Oli ! qui s'aviserait , après le châtiment de Tireis et d'A-
myntas , qui s'aviserait de chercher à surprendre ce qui se passe dans le cœur des ber-
gères ! Certes, ce ne sera pas moi... Et vous, Messieurs? — Ni moil ni moi ! répéta
en chœur le groupe des courtisans.
Madame triomphait de ce dépit du roi ; elle se délectait, croyant que son récit avait
été ou devait être le dénoùment de tout.
Quant à Monsieur, qui avait ri de ce double récit sans y rien comprendre , il se
tourna vers Guiclie : — Eli ! comte , lui dit-il , tu ne dis rien: tu ne trouves donc rien
à dire? Est-ce que tu plaindrais MM. Tireis et Amynias, par hasard? — Je les plains
de toute mon âme , répondit Quiche ; car, en vérité , l'amour est une si douce chimère,
que le perdre, toute chimère qu'il soit, c'est perdre plus que la vie. Donc, si ces deux
bergers ont cru être ain)és, s'il s'en sont trouvés heureux, et qu'au lieu de ce bonheui-
ils rencontrent non-seulement le vide qui égale la mort, mais une raillerie de l'amoui'
qui vaut cent mille morts... eh bien! je dis que Tireis et Amyntas sont les deux
hommes les plus malheureux que je connaisse. — Et vous avez raison , monsieur de
Guiche, dit le roi ; car cnlin la mort , c'est bleu dm- pour un peu de curiosité! — Alois,
c'est donc à dire que l'histoire de ma naïade a déplu nu roi? demanda naïvement Ma-
dame. — Ohl Madame, détrompez- vous, dit Louis en prenant la main de la prin-
cesse, votre naïade m'a phi d'autant mieux qu'elle a été plus vcridique , et que son
récit, je dois le dire, est appuyé jnir d'irrécusables témoignages.
Et ces mots tombèrent sur la Vallière avec un regard ipie nul, depuis Socrate jus-
qu'à Montaigne, n'eût pu définir parfaitement.
Ce regard et ces mois achevèrent d'accabler la malheiu-eusc jeune lille, qui , ap-
puyée sur l'épaule de Montalais, semblait avoir perdu connaissance.
Le roi se leva sans remarquei cet incident, auquel, nul, au reste, ne prit garde;
et contre sa coutume , car d'ordinaire il demeurait tard chez Madame , il prit congé
pour rentrer dans ses appartemens.
Saint-Aignan le suivit, tout aussi désespéré à sa sortie qu'il s'était uiontré joyeux
à son entrée.
Mademoiselle de Tonnay-Charcnle, moins sensible que la ValUère aux émotions,
ne s'efl'rayn guère et ne s'évanouit point.
Cependant le coup d'œil suprême de Saint-Aignan avait été aulrement majes-
tueux que le dernier regard du roi.
493
LES MOUSQUETAIRES.
PSYCHOLOGIE ROYALE.
^TT^ E roi rentra dans ses appartemens d'un pas rapide.
Peut-être Louis X[V niarrhait-il si vite pour ne pas
chanceler. Il laissait derrière lui comme la trace d'un
deuil mystérieux.
Cette gaieté, que chacun avait remarquée dans son
attitude à son arrivée et dont chacun s'était réjoui, nul
ne l'avait peut-être approfondie dans son véritahle sens;
mais ce départ si orageux , ce visage si bouleversé, cha-
cun le comprit, ou du moins le crut comprendre faci-
lement.
Lj légèreté de Madame , ses plaisanteries un peu rudes pour im caractère ombra-
geux, et surtout pour un caractère de roi; l'assimilation trop familière, sans doute,
de ce roi à un honnne ordinaire: voilà les raisons que l'assemblée se donna du dépari
précipité et inattendu de Louis XIV.
Madame, plus clairvoyante d'ailleurs, n'y vit cependant point d'abord autre chose.
C'était assez pour elle d'avoir rendu quelque petite torture d'amour-propre à celui qui,
oubliant si prornpteinent des ongageniens contractés, semblait avoir pris à tàclie de
concpiérif et de dédaigner les pluh nobles et les plus illustres creurs.
Il n'était pas sans une certaine iuijiorlance j)our Madame, dans la situation où se
trouvaient les choses, de faire voir au roi la dill'érence qu'il y avait à aimer en haut
lieu ou à courir ramoiu'ette comme uti cadet de province.
Avec ces grandes amours, sentant leur royauté et leur touti'-|iuissance , ayant en
quelque sorte leur éti([uelle et leur ostentation , un roi, non-seuleuicut ne clérogeait
j)oinl, mais encore trouvait repos, sécurité, mystère et respect général.
Dans l'abaissement des vulgaires amours, au contraire , il rencontrait , même clie/.
les |)lus bundjles sujets, la glose et le sai'casme : il perdait son caractère d'int'ailliblo et
d'inviolable. Descendu dans la région des petites misères humaines, il en subissait les
pauvres orages.
Eu un mot. faire du roi-dieu un siin]ile mortel en le toucbant au co'ur, ou plutiM
même au visage, connue le dernier de ses sujets, c'était potier un coup terrible à l'or-
gueil de ce sang généreux : on captivait Louis plus encore par l'amour-proprc que par
l'amour. Madame avait sagemcul calcnlé sa vengeance ; aussi, louuiie ou l'a \ u. s'étail-
elle vengée.
Hii'on n'aille pas croire cependant que Madame eût les passions terribles dos hé-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 493
roïnes du moyen âge et qu'elle vît les clioses sons leur aspect sombre; Madame, au
contraire, jeune, jira(iouse, spiriluclle. coquette, amoureuse, plutôt de fantaisie,
d'iniagination on d'ambilion que de cœur. Madame, au contraire, inaugurait cette
époque de plaisirs faciles et passagers qui signala les cent-vingt ans qui s'écoulèrent
entre la moitié du dix-septième siècle , et les trois quarts du dix-huitième.
Madame voyail donc ou plut(M croyait voir les choses sous leur véritable aspect ; elle
savait que le roi, son auguste beau-frère, avait ri le premier de i'iuunlde la Vallière,
et que, selon ses habitudes, il n'était pas probable qu'il adorât jamais la personne
dont il avait pu rire, ne fût-ce qu'un instant.
D'ailleurs Tamour-propre n'élait-il jias là . ce démon souffleur qui joue un si grand
rôle dans celte coiuéilie dramatique qu'on appelle la vie d'une femme; l'amour-propre
ne disait-il point tout haut, tout bas, à demi-voix, sur Ions lès tons possibles, qu'elle
ne pouvait véritablement, elle princessse,jeime, belle, riche, être comparée à la pauvre
la Vallière , aussi jeune qu'elle, c'est vrai , mais bien moins jolie, mais tout à fait
pauvre? Et que cela n'étonne point de la part de Madame : on le sait , les plus grands
caractères sont ceux qui se flattent le plus dans la comparaison qu'ils funt d'eux aux
autres , des autres à eux.
Peut-être demandera-t-on ce que voulait Madame avec cette attaque si savamment
combinée'? Pourquoi tant de forces déployées s'il ne s'agissait de débusquei- sérieus;;-
menl le roi d'un cœur tout neuf dans lequel il comptait se loger? Madame avait-elle
donc besoin de donner une pareille importance à la Vallière si elle ne redoutait pas la
Vallière'/
Non, Madame ne redoutait pas la Vallière au point de vue où un historien qui s:\it
les choses voit l'avenir ou plutôt le passé; Madame n'était point un prophète ou une
sibylle ; Madame ne pouvait pas plus qu'un autre lire dans ce terrible et fatal li\ re d
l'avenir qui garde en ses plus secrètes pages les plus sérieux événemens.
Non, Madame voulait purement et siuq)leinent punir le roi de lui avoir fait ime ca-
chotterie toute féminine; elle voidait lui prouver clairement que, s'il usait de ce
genre d'armes offensives , elle , femme d'esprit et de race , trouverait certainement
dans l'arsenal de son imagination des armes défensives à l'épreuve même des coups
d'un roi.
Et d'ailleurs elle voulait lui prouver que , dans ces sortes de guerres, il n'y a plus
de rois , ou tout au moins que les rois , combattant pour leur propre compte comme
des hommes ordinaires, peuvent voir leur couronne tondjer au prenner choc , qu'en-
iîn, s'il avait espéré être adoré tout d'abord , de confiance, à son seul aspect , par tontes
les femmes de sa cour, c'était une prétention hautaine, téméraire, insultante pour cer-
taines, plus haut placées que les autres, et que la leçon tombant à propos sur cette
tête royale, trop haute et trop lière, serait efiicace.
Voilà certainement quelles étaient les réflexions de Madame à l'égard du roi.
Ainsi, l'on voit qu'elle avait agi sur l'esprit de ses fdles d'honneur et avait préparc
dans tous ses détails la comédie qui venait de se jouer et que Saint-Aignan avait si
malenciiutreusement amenée.
Le roi en fut tout étourdi. Depuis qu'il avait échappé à M. de Mazarin, il se voyail
pour la première fois traité en homme.
Une pareille sévérité, de la part de ses sujets, lui eijt fourni matière à résistance.
Les pouvoirs croissent dans la lutte.
Mais s'attaquer à des femmes , être attaqué par elles, avoir été joué par de petites
provinciales arrivées de Blois tout exprès pour nda , c'était le comble du déshonneur
e
iU LES MOUSQUETAIRES.
pour un jeune roi plein de la vanité que lui inspiraient à la fois et ses avantages per-
sonnels et son pouvoir royal.
Rien à faire, ni de reproches , ni exil , ni même bouderie.
Bouder, c'eût été avouer qu'on avait été touché, conune Hamlel , par une arme dé-
mouchetée , l'arme du ridicule.
Bouder des femmes! quelle humiliation! surtout quand ces femmes ont le rire pour
veufreance.
Oh ! si, au lieu d'en laisser toute la responsabilité à des feannes . quelque courtisan
se fût mêlé à cette intrigue, avec quelle joie Louis XIV eût saisi celte occasion d'uti-
liser la Bastille !
Mais là encore la colère royale s'arrêtait repoussée par le raisouiiemenl.
Avoir une armée, des prisons, une puissance presque divine, et mettre cetle tonlo-
puissance au service d'une misérable rancune, c'était indigne, non-seulenieul d'un
roi, mais même d'un houune.
Il s'agissait donc purement et simplement de dévorer en silence cet alfmnl et d'af-
ticher sur son visage la même mansuétude , la même urbanité.
Il s'agissait de traiter Madame en amie. En amie !... Et pourquoi pas?
Ou Madame était l'iDstigatrice de l'événement, ou l'événement l'avait trouvée
passive.
Si elle avait été instigatrice , c'était bien hardi à elle , mais enlin n'était-ce pas son
rôle naturel V
Qui l'avait été chercher dans le plus doux moment de la lune conjugale pour lui
parler un langage amoureux? Qui avait osé calculer les chances de l'adultère, bien
plus, de l'incesle? qui, retranché derrière son omnipotence royale, avait dit à celle
jeune femme : ne craignez rien, aimez le roi de France, il est au-dessus de tous,
et un geste de son bras armé du sceptre vous protégera contre tous, même contre vos
remords.
Donc la jeune femme avait obéi à cetle parole royale, ou avait cédé à celle voix
corruptrice, et mainlcuant qu'elle avait l'ait le sacrilice moral de sou homieur. elle se
voyait payée de ce sacrilice par une iulidélilé d'autant (ilus humiliante qu'elle avait
pour cause une femme bien inférieure à celle qui avait d'abord cru être aimée.
Ainsi, Madame eiit-elle été l'instigalrice de la vengeance. Madame eût encore eu
raison.
Si, au contraire, elle était passive dans tout ccl événement, quel sujet avait le roi
de lui en vouloir?
Uevait-elle , ou philôt pouvait-elle aiiêter l'essor de quelques langues j)rovinciales?
devait-elle, j)ar un excès de /.èle ui;il ciilendii. ié|iriuier, au ri.-quc de l'enveuinicr,
l'iuiperlinence de trois petites lilles'/
Tous ces raisonnernens étaient anlani de l'iip'u-es sensibles à l'orgueil du roi; mais
(piand il avait bien repassé tous ce> griefs dans son esprit. Louis XIV s'étonnait, ré-
llcxious laites, c'est-à-dire après la |)laie pansée, de sentir d'autres douleurs sourdes,
insupportables, incouiuies.
El voilà ce qu'il n'osait s'avouer à lui-même , c'est ijuc ces lancinantes alteiiiles
avaient leur siège au co'ur.
El , en effet , il faut bien que l'hisldrien l'avoue au lecteur, ciMuine le roi se l'avounil
à lui-même , il s'était laissé chatouiller le co'ur par cetle naïve déclaration de la Val-
lière : il avait cru à de l'amour pur, à de l'auiour pour l'hunime non pour le roi , à de
l'anicpurdepiiuilb' (le tout intérêt; el son i\me , plus jeune el surloul plus uaïvc qu'il
[.F. VICOMTE DE BRAGELONNE. 495
ne le supposait, avait bondi an-devant de celle antre âme qui venait de se révéler à
lui par ses aspirations.
La chose la moins ordinaire dans l'histoire si complexe de l'nmonr, c'est la double
inoculation de l'amour dans deux cœurs : pas plus de sinudtanéité que d'égalité ;
l'un aime presque toujours avant l'autre , connue l'un linit presque toujours d'aimer
après l'autre.
Aussi le courant électrique s'élablit-il en raison de l'intensité de la première passion
qui s'allume.
Plus mademoiselle de la Vallière avait montré d'amour, plus le roi en avait ressenti.
Et voilà justement ce qui étonnait le roi.
Car il lui était bien démontré qu'aucun courant sympathique n'avait pu entrainer
son cœur, puisque cet aveu n'était pas de l'amour, puisque cet aven n'était qu'une in-
sulte faite à l'homme et au roi, puisque enfin c'était, — et le mot surtout brûlait comme
un fer rouffe, — puisque entin c'était une mvstitication.
Ainsi cette pelite lille à laquelle, à la rigueur, on pouvait tout refuser, beauté,
naissance , esprit ; ainsi cetle pelite tille , choisie par Madame elle-même en raison de
son humilité, avait non-seulement provoqué le roi, mais encore dédaigné le roi, c'est-
à-dire un homme qui, comme un sultan d'Asie, n'avait qu'à chercher des yeux , qu'à
étendre la main , qu'à laisser tomber le mouchoir.
Et , depuis la veille , il avait été préoccupé de cette pelite fille au point de ne penser
qu'à elle, de ne rêver que d'elle; depuis la veille son imagination s'était amusée à
parer son image de tous les charmes qu'elle n'avait point : il avait enfin , lui que tant
d'affaires réclamaient, que tant de feimnes appelaient, il avait, depuis la veille,
consacré tontes les minutes de sa vie , tons les batleniens de son cœur, à cette unique
rêverie.
Kn vérité , c'était trop ou trop peu.
El l'indignation du roi lui faisant oublier tontes choses, et entre antres que Saint-
Aignan était là ; l'indignalion du roi s'exhalait dans les plus viol(!nles imprécations.
Il est vrai que Salnf-Aignan était tapi dans un coin , et de ce coin regardait passer la
tempête.
Son désappointement à lui lui paraissait misérable à côté de la colère royale.
Il comparait à son petit amour-propre l'immense orgueil de ce roi offensé, et con-
naissant le cœur des rois en général et celui des pnissans en particidier, il se demandait
si bientôt ce poids de fureur suspendu jusque-là sur le vide, ne finirait point par tomber
sur lui , par cela même que d'antres étaient coupables et lui innocent.
En effet, tout à coup le roi s'arrêta dans sa marche immodérée, el fixant sur Saint-
Aignan un regard courroucé : — Et loi, Saint-Aignan ! s'é«ria-t-il. Saint-Aignan fit
un mouvement qui signifiait: Eh bien, sire? — Oui, tu as été aussi sot que moi,
n'est-ce pas? — Sire , balbutia Saint-Aignan. — Tu t'es laissé prendre à cette gros-
sière plaisanterie. — Sire , dit Saint-Aignan , dont le frisson commençait à secouer les
membres, que Votre Majesté ne se mette point en colère: les femmes, elle le sait,
sont des créatures imparfaites créées pour le mal; donc leur demander le bien, c'est .
e.viger d'elles la chose impossible.
Le roi qui avait un profond respect de lui-même et qui commençait à prendre sur
ses passions celte puissance qu'il conserva sur elles loule sa vie , le roi sentit qu'il se
déconsidérait à montrer tant d'ardeur pour un si mince objet. — Non, dit-il vivement,
non , tu le Ironqiçs , Sainl-Aignan , je ne me mets pas en colère : j'admire seulement
que nous ayons été joués avw tant d'adresse et d'audace par ces deux petites filles.
406 LES MOUSQUETAIRES.
J";i(1ii]irc furloul que iioiivant nous iiisiriiii'e, nous ;i\ons fuit la fi.)lie Je nous en ivip-
porter à noire propre cœnr. — Oh ! le cœur, sire, le cœur, c'est un organe qu'il faut
absolument réduire à ses fonctions physiques , mais qu'il faut destituer de toutes ses
fonctions morales. J'avoue , quant à moi , que lorsque j'ai vu le cœur de Voire Majesté
si fort préoccupé de celte petite... — Préoccupé, moi; mon cœur préoccupé: mon
esprit, peut-être, mais quant à mon cœur... il était...
Louis s'aperçut celle fois encore que pour couvrir un vide il en allait découvrir un
autre. — Au reste, ajoula-1-il. je n'ai rien à reprocher à celte enfant. Je savais bien
qu'elle en aimait un autre. — Le vicomte de Bragelonne, oui. J'en avais prévenu
Votre Majesté. — Sans doute. Mais tu n'élais pas le premier. Le comte de la Fère
m'avait demandé la main de mademoiselle de la Vailière pour son fils. Eh bien , à son
retour d'Angleterre, je les marierai, puisqu'ils s'aiment. — En vérité , je reconnais
là toute la générosité du roi. — Tiens , Saint-Aignan , crois-moi , ne nous occupons
plus de ces sortes de choses , dit Louis. — Oui , digérons l'atTronf , sire , dit le cour-
tisan résigné. — Au reste, ce sera chose facile , fit le roi en modulant un sorqjir. —
El pour commencer, moi, dit Saint-Aignan... — Eh bien'/ — Eh bien ! je vais faire
quelque bonne épigramme siu' le trio. J'appellerai cela naïade et dryade; cela fera
phiisir à Madame. — Fais , Saint-Aignan , fais , murmura le roi. Tu me liras tes vers ,
cela me distraira. Ah 1 n'importe, n'importe, Saint-Aignan, ajouta le roi comme un
homme qui respire avec peine, le coup demande une force surhumaine pour être
dignement soutenu.
Et comme le roi achevait ainsi en se donnant les airs de la plus angéliquc patience,
un des valels de service vint gratter à la porte de la chambre.
Saint-Aignan s'écarta par respect. — Entrez , fit le roi. Le valet entrebâilla la porte.
— Que veut-on? demanda Louis.
Le valet montra une lettre pliée en forme de triangle. — Pour Sa Majesté, dit-il.
— De quelle part'.'' — Je l'ignore; il a été remis pai' lui des officiers de service.
Le roi fit signe, le valet apporta le billet.
Le roi s'approcha des bougies, ouvrit le billet , hit la signature et laissa échapper
un cri.
Saint-Aignan était assez respectucu.v pour ne pas regarder; mais sans regarder il
voyait et entendait.
11 accourut.
Le roi, d'un geste, congédia le valet. — Oh! mon Dieu! fit le roi en lisant. —
Voire Majesté se trouve-t-elle imUsposéc? demauila Sainl-Aiguan les bras étendus. —
Non, non, Saint-.Aignan : lis!
Et il lui passa le billet.
Les yeu.x de Sainl-.\ignan se portèrent à la signature. — La Vailière! s'écria-l-il.
Oh: sire! — Lis! lis!
El Saint-Aignan lut :
« Sire, pardonnez-moi mon imporluuité, pardouncz-moi surtout le défaut de for-
malités qui accompagne cette lettre : un Lillcl me semble plus pressé et plus pressant
qu'une dépêche ; je me p(M'mp|s donc d'adresser un billet à Votre Majesté.
« Je rentre chez moi brisée d(; douleur et de fatigue, sire, et j'implore de Voire
Majesté la favciu' d'une audience dans laquelle je pourrai dii'e la vérilc à mon roi.
» Signé : LorisE nr i.a V.u.i.iîîhk. «
— Eli liii'ii! (li'iiiaiid.i le roi en icpieiianl la lettre dos mains de .Sainl-.Vignaii loul
étourdi de ce qu'il \cm\\ de lire. — Eli bien'? répéta Sainl-Ai){Man. — Que pciiscs-lu
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 497
de cela? — Je ne sais trop. — Mais enfin? — Sire, la petite anra entendu gronder la
foudre, et elle aura eu peur. — Peur de quoi? demanda noblement Louis. — Datne !
que voulez-vous, sire. Votre Majesté a mille raisons d'en vouloir à l'auteur ou aux
auteurs d'une si méchante plaisanterie, et la mémoire de Voire Majesté , ouverte dans
le mauvais sens , est une éternelle meuace pour l'imprudente. — Saint-Aignan , je ne
vois pas comme vous. — Le roi doit voir mieux que moi.
— Eh bien, je vois dans ces lignes de la douleur, de la contrainte , et maintenant
surtout que je me rappelle certaines particularités de la scène qui s'est passée ce soir
chez Madame... enfin...
Le roi s'arrêta sur ce sens suspendu. — Enfin, reprit Saint-Aignan , Votre Majesté
va donner l'audience, voilà ce qu'il y, a de plus clairdans tout cela. — Je ferai mieux,
Saint-Aignan. — Que ferez-vous, sire? — Prends ton manteau. — Mais, sire... —
Tu sais où est la chambre des filles de Madame? — Certes. — Tu sais un moyeu d'y
pénétrer? — Oh ! quant à cela , non. — Mais enfin tu dois connaître ([uehju'un par
là? — En vérilé Voire Majesté est la source de toute bonne idée. — Tu connais quel-
qu'un? — Oui. — Qui connais-tu? voyons. — Je connais certain garçon qui est au
mieux avec certaine tille. — D'honneur? — Oui , d'honneur, sire. — Avec Tonnay-
Charente? demanda Louis en riant. — Non, malheureusement, avec Montalais. —
Il s'appelle? — Malicorne. — Bon... et tu peux compter sur lui? — Je le crois, sire.
Il doit bien avoir quelque clef... Et s'il en a une , comme je lui ai rendu service... eh
bien ! il m'en fera part. — C'est au mieux. Partons ! — Je suis aux ordres de Votre
Majesté.
Le roijela son propre manteau sur les épaules de Saint-Aignan et lui demanda le
sien. Puis tous deux gagnèrent le vestibule.
CE QUE N'AVAIENT PRÉVU NI NAÏADE NI DRYADE.
Saint-Aignan s'arrêta au pied de l'escalier qui conduisail, aux entresols chez les
filles d'honneur, au premier chez Madame.
De là, par un valet qui passail, il lit prévenir Malicorne qui élail encore chez
Monsieur.
Au bout de dix minutes , Malicorne arri%a le nez au veut et fiairant dans l'ombre.
Le roi se recula, gagnant la parlie la plus obscure du vestibule.
Au contraire, Saint-Aignan s'avança.
Mais aux premiers mots par lesquels il formula son désir, Malicorne recula tout net.
— Oh ! oh ! dit-il , vous nie demandez à être introduit dans la chambre des filles d hon-
neur? — Oui. — Vous comprenez que je ne puis faire une pareille chose sans savoir
dans quel but vous la désirez. — .Malheureusement, cher monsieur Malicorne, ilin'est
impossible de donner aucune explication ; il faut donc que vous vous liez à moi comme
à un ami qui vous a tiré d'embarras hier et qui vous prie de l'en tirer aujourd'hui. —
Mais moi , Monsieur, je vous disais ce que je voulais ; ce que je voulais , c'était ne point
couchera la iiellc étoile, et tout hunnèle homme peut avouer un pareil désir, taudis
498 LES MOUSQUETAIRES.
que vous, vous n'avouez rien. — Croyez, mon cher monsieur Malicorne, insista
Saint-Aignan , que s'il m'était permis de m'expliquer, je nvexpliquerais. — Alors ,
mon cher monsieur, impossible que je vous permette d'entrer chez mademoiselle de
Monlalais? — Pourquoi? — Vous le savez mieux que personne, puisque vous m'avez
pris sur un mur faisant la cour à mademoiselle de Montalais : or, ce serait trop com-
plaisant à moi . vous eu conviendrez , lui faisant la cour, de vous ouvrir la porte de sa
chambre. — Eh ! qui vous dit que ce soit pour elle que je vous demande la clef? —
Pour qui donc alors ? — Elle ne loge pas seule, ce me semble ? — Non , sans doule,
elle loge avec mademoiselle de la Vallière. Mais vous n'avez pas plus à faire réelle-
ment à mademoiselle de la Vallière qu'à mademoiselle de Monlalais, et il n'y a que
deux liommes à qui je donnerais cette clef: c'est à M. de Bragelonne, s'il me priait de
la lui donner ; c'est au roi, s'il me l'ordonnait.
— Eh bien, donnez-moi donc cette clef. Monsieur, je vous l'ordonne, dit le roi en
s'avançant hors de l'obsciu'ité et entr'onvrant son manteau. Mademoiselle de Montalais
descendra près de vous, tandis que nous monterons prè» de mademoiselle de la Val-
lière : c'est en effet à elle seule que nous avons affaire. — Le roi! s'écria Malicorne
en se coui-bant jusqu'aux genoux du roi. — Oui, le roi , dit Louis en souriant, le roi
qui vous sait aussi bon gré de votre résistance que de votre capitulation. Relevez-vous ,
Monsieur, rendez-nous le service que nous vous demandons. — Sire, à vos ordres! dit
Malicorne en montant l'escalier. — Faites descendre mademoiselle de Montalais, dit
le roi , et ne lui sonnez mot de ma visite.
Malicorne s'inclina en signe d'obéissance et continua de monter.
Mais le roi, par une vive réflexion, le suivit, et cela avec une rapidité si grande,
que quoique ^lalicorne eût déjà la moitié des escaliers d'avance, il arriva en même
temps que lui à la chambre.
Il vit alors par la porte demeurée entr'ouverte derrière Malicorne, la Vallière
toute renversée dans un fauteuil , et à l'autre coin Montalais qui peignait ses cheveux ,
en robe de chambre ,*debout devant une grande glace et tout en parlementant avec
Malicorne.
Le roi ouvrit brusquement la jioilc et entra.
Montalais poussa un cri au bruit que fit la porte , et reconnaissant le roi elle
s'esquiva.
A cette vue la Vallière, de son côté, se dressa comme une morte galvanisée et re-
tomba sur son fauteuil.
Le roi s'avança lentement vers elle. — Vous vouliez une audience, Mademoiselle,
lui dit-il avec froideur, me voilà prêt à vous entendre. Parlez.
Saint-Aignan , lidèle à son rôle île sourd, d'aveugle et de nuiet , Sainl-.\ignan s'était
placé lui dans une encoignure de porte , sur un escabeau que le hasard lui avait pro-
cvu'é tout exjirès.
Abrité sous la tapisserie qui servait de pnrtière. aiiossé à la muraille nièiiu- , il
écouta ainsi sans éhe vu. Se résignant au rùle cle Imu chien de garde qui attend ol
qui veille sansj.imais gêner le maître.
La Vallièi-e, frappée de teireiu' à l'.ispcct du roi irrité , se leva une seconde fois, et
diMiicnranl dans une posture liunibb- et suppliante. — Sire, balbulia-t-rlle, pardon-
,i,.7..,iioi. — l';h I Ma(lemoi>elie. que voulez-vous que je vous panlonne'!' demanda
Louis XIV. — Sire, j'ai commis une grande faute, jibis qu'une grande faute, un
grand crime. — Vous? — Sire , j'ai ofl'ensé Votre Majesté. — Pas le moins du monde,
répondit Louis .\IV. — Sire, je vous en supplie-, ne garde/ point vis-à-vis île m oi
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 499
cette terrible gravité ([iii décèle la colère bien légiliine du roi. Je sens que je \ousai
ollensé, sire; mais j'ai besoin de V04is exiilii]\ier comment je ne vous ai pas ofrensé
de mon plein gré.
— Et d'abord, Madoinoisellc, dit le roi, en quoi m'auriez-vous offensé? je ne le
vois pas. Est-ce par une plaisaiilerie de jeune lille , plaisanterie for! innocente'!' Vous
vous êtes raillée d'un jeinie homme crédule; c'est bien naturel; toute autre t'euune à
votre place eût t'ait ce que vous avez l'ail. — Oh ! Votre Majesté m'écrase avec ses pa-
roles. — Et pourquoi donc? — Parce que si la plaisanterie fût venue de moi , elle n'eût
pas été innocente. — Enliii , Mademoiselle, reprit le roi, esl-ce là tout ce que vous
aviez à me dire en me demandant une audience'?
Et le roi fil presque >ui pas en arrière.
Alors la Vallière, avec une voix brève et entrecoupée, avec des yeux desséchés par
le feu des larmes, fit à son tour un pas vers le roi. — Voire Majeslé a tout entendu?
dil-clle. — Tout, quoi? — Tout ce qui a été dit par moi nu chêne nival. — Je n'en
ai pas perdu une seule parole. Mademoiselle. — Et Votre Majesté, lorsqu'elle m'eut
entendue, a pu croire un instant que j'avais abusé de sa crédulilé'/ — Oui, crédulité,
c'est bien cela, vous avez dit le mot. — El Voire Majesté n'a pas soupçonné qu'une
pauvre tille comme moi peut être forcée quelipiefois de subir la volonté d autrui. —
Pardon , mais je ne comprendrai jamais" que celle dont la volonté semblait s'exprimer
si librement sous le chêne royal se laissât influencer à ce point [lar la volonté d'aii-
trui. — Oh! mais la menace, sire! — La menace! Qui vous menaçait, qui osait vous
menacer? — Ceux qui ont le droit de le l'aire, sire. — Je ne reconnais à personne le
droit de menace dans mon royaume — Pardonnez-moi, sire, il y a près de Votre
Majesté même des personnes assez haut placées pour avoir ou pour se croire le droit
de perdre une fille sans avenir, sans forlune, et n'ayant que sa réputation. — Et
connnenl la perdre? — Elu lui faisant perdre celte réputation par une houleuse
expulsion.
— Oh ! Mademoiselle, dit le roi avec une amertume profonde, j'aime fort les ççens
qui se disculpent sans incriminer les avitrcs. — Sire! — Oui, et il m'est pénible, je
l'avoue, de voir qu'une justification facile, comme pourrait l'être la vôtre, se vicime
compliquer devant moi d'un tissu de reproches et d imputations. — Au.xquelles vous
n'ajoutez pas foi alors ! s'écria la Vallière. Le roi garda le silence. — Oh ! dites-le
donc! répéta la Vallière avec véhémence. — Je regrette de vous l'avouer, répéta le
roi en s'inclinant avec froideur.
La jeune fille poussa une profonde exclamation, et frappant ses mains l'une dans
l'autre : — .Ainsi vous ne me croyez pas, dit-elle.
Le roi ne répondit rien.
Les traits de la Vallière s'altérèrent à ce silence. — .\insi vous supposez que moi
moi! dit-elle, j'ai ourdi ce ridicule, cet infâme complot de me jouer aussi impudem-
ment de Votre Majesté? — Eh ! mon Dieu , ce n'est ni ridicule ni infâme , dit le roi ;
ce n'est pas même un complot : c'est une raillerie plus ou moins [ilaisante, voilà tout.
— Oh! murmura la jeune fille désespérée, le roi ne me croit pas, le roi ne veut pas
me croire. — Mais non, je ne veux pas vous croire. — Mon Dieu! aion Dieu!
Écoutez : quoi de plus naturel, eu efl'et? Le roi me suit, m'écoule, me gucUe: le roi
veut peut-être s'amuser à mes dépens, amusons-nous aux siens, el comme le roi est
un homme de cœur , prenons-le par le cn?ur.
La Vallière cacha sa tête dans ses mains en étouffant un sanglot.
Le roi continua impitoyablement; il se vengeait sur la pauvre victime de toiil ce
500 LES MOUSQUETAIRES.
qu'il avait souffert. — Supposons donc cette fahle que je l'aime et que je l'ai distingué.
Le roi est si naïf et si orgueilleux à la fois qu'il nie croira , et alors nous irons raconter
cette naïveté du roi, et nous rirons. — Oh 1 s'écria la Vallière , penser cela, penser
cela,,c'est affreux. — Et, poursuivit le roi, ce n'est pas loutj si ce prince orgueilleux
vient à prendre au sérieux la plaisanterie , s'il a l'imprudence d'en témoigner publi-
quement quelque chose comme de la joie, eh bien ! devant toute la cour, le roi sera
humilié; or, ce sera un jour un récit charmant ;i faire à mon amant, une part de
dol à apporter à mon mari que celte aventure d'un roi joué par une malicieuse
jeune fdle.
— Sire 1 s'écria la Vallière égarée , délirante , pas un mot de plus , je vous en sup-
plie ; vous ne voyez donc pas que vous me tuez? — Oh ! raillerie , murmura le roi ,
qui commençait cependant à s'émouvoir.
La Vallière tomba à genoux, et cela si rudement que ses genoux résonnèrent sur
le parquet.
Puis joignant les mains : — Sire , dit-elle , je préfère la honte à la trahison. — Que
faites-vous? demanda le roi , mais sans faire un mouvement pour relever la jeune fille.
— Sire, quand je vous aurai sacrifié mon honneur et ma raison , vous croirez peut-
être à ma loyauté. Le récit qui a vous été fait chez Madame et par Madame est un
mensonge; ce que j'ai dit sous le grand chêne... — Eh bien '? — Cela seulement c'était
la vérité. — Mademoiselle? s'écria le roi.
— Sire , s'écria la Vallière entraînée par la violence de ses sensations , sire , dussé-
je mourir de honte à cette place où sont enracinés mes deux genoux, je vous le répé-
terai jusqu'à ce que la voix nie manque : j'ai dit que je vous aimais... eh bien! je vous
aime 1 — Vous ! — Je vous aime , sire , depuis le jour où je vous ai vu , depuis qu'à
Blois, où je languissais, voire regard royal est tombé sur moi, lumineux et viviliant;
je vous aime ! sire. C'est un crime de lèse-majesté, je le sais, qu'une pauvre fille
comme moi aime son roi el le lui dise. Punissez-moi de cette audace, méprisez-moi
pour celle impudence; mais ne dites jamais, mais ne croyez jamais que je vous ai
raillé, que je vous ai trahi. Je suis d'un sang tidèlc à la royauté, sire : et j'aime...
j'aime mon roil... Oh! je me meurs!
Et tout à coup, épuisée de, lorce, de voix, d'haleine, elle tomba pliée en deux,
pareille à celle Heur dont parle Viigileet qu'a touchée en passant la faux du moisson-
neur.
Le roi, à ces mots, à celle véhénienlo supplique , n'avait gardé ni rancune ni do\ite;
son cœur loùt entier s'était ouvert au soufde ardent de cet amour qui parlait un si
noble et si courageux langage.
Aussi, lorsqu'il culendit l'aven passionné de cet amour, il faililil, cl voila son
visage dans ses mains.
INIais lorsqu'il senlil tes mains de la Vallière ci-amponnécs à ses mains, lorsque la
tiède pression de l'amoureuse jeune tille eût gagné ses artères , il s'embrasa à son tour,
et saisissant la Vallière à bras le corps , il la releva et la serra contre son cœur.
Mais elle . mourante , laissant aller sa lète vacillante sur ses épaules, ne vivail plus.
Alors , le roi effrajé appela Saiul-Aignan.
Sainl-.Mgnan, (pii avait poussé la discrélion juscpi'à rester inunobilc dans son coin
on feignant d'essuyer une larme , accourut à cet appel du roi.
Alors il aida Louis à faire asseoir la jeune fille sur un fauleuil , lui frappa dans les
mains, lui irpaiidil stu- le visage de l'eau de la n-ine de Hongrie en lui répétant : —
Mademoiselle, allons, Madciuoisclle, c'esl fini, le roi vous croit, le roi vous pardomie-
LE VlCOMÏIi DE BRAGELONNE. 501
Eh ! là, là , prenez garde , vous allez émouvoir trop violemmeiil le roi; Mademoiselle,
Sa Majesté est sensible. Sa Majesté a un cœur. Ah! diable, Mademoiselle, faites-y
attention, le roi est fort pâle.
En effet, le roi pâlissait visiblement.
Quant à la Yallière, elle ne bougeait pas. — Mademoiselle! Mademoiselle ! en vé-
rité, continuait Sainl-Aignan , revenez à vous, je vous en prie , je vous en supplie, il
est temps; songez à une chose , c'est que si le roi se trouvait mal, je serais obligé d'ap-
peler son médecin. Ah ! quelle extrémité , mon Dieu , Mademoiselle , chère Mademoi-
selle, revenez vite à vous, faites un effort, vite , vite.
Il était difficile de déployer plus d'éloquence persuasive que ne le faisait Saint-Ai-
gnan, mais quelque chose de pluscnergique et de plus actif eniore que celte éloquence
réveilla la Vallière.
Le roi s'était agenouillé devant elle, et lui imprimait dans la paume de la main ces
baisers brùlans qui sont aux mains ce que le baiser des lèvres est au visage.
Elle revint enfin à elle, rouvrit languissamment les yeux, et, avec un mourant
regard: — Oh ! sire, murmura-t-elle, Votre Majesté m'a donc pardonné?
Le roi ne répondit pas... 11 était encore trop ému. ^
Saint-Aignan crut devoir s'éloigner encore... Il avait deviné la flamme qui jaillissait
des yeux de Sa Majesté.
La Vallière se leva. — Et maintenant, sire , dit-elle avec courage , maintenant que
je me suis justifiée, je l'espère du moins , aux yeux de Votre Majesté , accordez-moi
de me retirer dans un couvent. J'y bénirai mon roi toute ma vie, et j'y mourrai en
aimant Dieu, qui m'a fait un jour de bonheur. — Non, non, répondit le roi , non,
vous vivrez ici en bénissant Dieu , au contraire , mais en aimant Louis qui vous fera
loule une existence de félicité , Louis qui vous aime, Louis qui vous le jure! — Oh I
sire , sire!...
El sur ce doute de la Vallière . les baisers du roi devinrent si brûlans que Saint-Ai-
gnan crut qu'il était de son devoir de passer de l'autre côté de la tapisserie.
Mais ces baisers, qu'elle n'avait pas eu la force de repousser d'abord, commencè-
rent à brûler la jeune tille. — Oh ! sire , s'écria-t-elle alors , ne me faites pas repentir
d'avoir été si loyale, car ce serait me prouver que Votre Majesté me méprise encore.
— Mademoiselle , dit soudain le roi en se reculant plein de respect, je n'aime et
n'honore rien au monde plus que vous , et rien à ma cour ne sera, j'en jure Dieu ,
aussi estimé que vous le serez désormais; je vous demande donc pardon de mon em-
portement. Mademoiselle, il venait d'un excès d'amour, mais je puis vous prouver
que j'aimerai encore davantage en vous respectant autant que vous pourrez le désirer.
Puis , s'inclinant devant elle et lui prenant la main : — Mademoiselle, lui dit-il,
voulez-vous me faire cet honneur d'agréer le baiser que je dépose sur votre main ?
Et la lèvre du roi se posa respectueusement et légère sur la main frissonnante de la
jeune fille. — Désormais , ajouta Louis en se relevant et en couvrant la Vallière de
son regard , désormais vous êtes sous ma protection. Ne parlez à personne du mal que
je vous ai fait, pardonnez aux autres celui qu'ils ont pu vous faire. A l'avenir, vous
serez tellement au-dessu» de ceux-là, que loin de vous inspirer dt^ la cramte, ils ne
vous feront plus même pitié.
Et il salua religieusement comme au sortir d'un temple.
Puis appelant Saint-Aignan qui s'approcha tout humble, — Comte, dit-il , j'espère
que Mademoiselle voudra bien vous accorder un peu de son amitié en retour de celle
que je lui ai vouée à jamais.
S02 LES MOUSQUETAIRES.
Saint-Aignan fléchit le genou tlevanl la Vallière. — Quelle joie pour moi, niur-
mura-t-ii , si Mademoiselle nie l'ait un pareil honneur ! — Je vais vous renvoyer voire
compagne, dit le roi. Adieu, Mademoiselle , ou plutôt au revoir : faites-moi la grâce
de ne pas m'oublierdans votre prière. — Oh ! sire . dit la Vallière , soyez tranquille :
vous êtes avec Dieu dans mon cœur.
Ce dernier mot enivra le roi, qui tout joyeus; entraîna Saint-Aignan par les degrés.
Madame n'avait pas prévu ce dénoûnient-là : ni naïade ni dryade n'en avait parlé.
LK NOUVEAU GÉNÉRAL DES JÉSUITES.
Tandis que la Vullirre et le roi cniirondaieiit dans leur |ircmicr aven tous les cha-
grins du passé . tout le lionlieni' du présent , Inules les espérances de l'avenir, Fonquet,
rentré chez lui, c'est-à-dire dans rapparlemcnt qui lui avait été départi au chàleau,
Fonquet s'cnirelenait avec Aramis, jusieineni de liinl ce (pie le roi négligeai! en ce
moment. — Vous me direz, commeiiça Fonquet , lorsqu'il eut inslallé son hnli' dans
un l'anlcuil et pris place lui-même à ses côtes, vous me direz , monsieur d'Herhlay , où
nous en sommes mainlenantde l'aU'airede Belle-lslc, cl si vous eh avez reçu qnelijnes
nouvelles. — Monsieur le surintendant, répondit Aramis. tout va de ce côté connue
nous le désirons: les dépenses ont été soldées . rien n'a transpiré de nos desseins. —
Mais les garnisons que le ini voulait y mettre. — J'ai reçu ce malin la nouvelle
qu'elles y étaient arrivées depuis quinze jours. — Et on les' a traitées.. . — A merveille.
— Mais l'ancienne garnison . qu'esl-clle devenue? — Elle a repris terre à Sai-zeau,
et on l'a innnédlalcmenl dirigée sur Quinq>er. — Et les nouveaux garnisaires? —
Sont à nous à celle heure. — Vous êtes sûr île ce ipie vous dites , mon cher monsieur
de Vannes ? — Sùi'. et vous allez voir d'.iilleurs commeni les choses se sont passées.
— Mais de toutes les garnisons , vous savez cela , Belle-isU; est jusienient la plus mau-
vaise, — Je sais cela et j'agis en conséquence ; pas d'espace , pas do comnnmicalions,
pas de femmes , pas de jeu ; or, aujourd'hui , c'est grand'pilié , ajouta Aramis avec
un lie CCS sourires qui n'appartenaient qu'à lui , de voir combien les jeunes gens
cherchent à se divertir, et condiien . en conséipience, ils inclinent vers celui qui paie
les diverlissemens. — Mais s'ils s'annisent à l!elle-Isle? — S'ils s'annisenl de pai' le
roi, ils aimeroni le roi , mais s'ils s'emniicnl de par le roi et N'anmsenI de par M. Fon-
quet, ils aimeront M. Fonquet. — Et vous avez prévenu mon inlendani . alin qu'aus-
sitôt leni' arrivée... — Non pas, on les a laissés huit joiu's s'cmniver tout à leur aise,
mais au hoiil de huit joui's ils ont réclamé . disant que les derniers ofiieiers s'auni-
saient phn qu'eux. On liin' a répoiulii alors ipie les anciens oflieiers avaient su se
faire un ami de M. Fonquet , et ipie M. Fonquet les connaffsanl potirdes amis, leur
avaii dés lois voulu assez de bien poui' ipi'ils ne s'ennuyasseni point sm- ses lerre.i
Alors ils ont réilérbi.
Mais aiissitût l'inlendant a ajonli' que. sans préjuger les oïdi'os do M. l'onquot, il
coiniaissait assez son maître pour savoir qnr loni gcnlilhoninie an voivice i\u roi l'iii-
léiTssail. cl qu'il lci;ut . bien qu'il ne cunm'il p.i~ les nouveaux vernis, aiitanl pour
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 503
eux qu'il avait fait pour les autres. — A merveille, et là-dessus les effets ont suivi les
promesses, j'espère : je désire, vous le savez , qu'on ne promette jamais en mon nom
sans tenir. — Là-dessus on a mis à la disposition des officiers nos deux corsaires et vos
chevaux ; on leur a donné les clefs de la maison principale, en sorte qu'ils y font des
parties de chasse et de promenades avec ce qu'ils trouvent de dames à Belle-Isle et ce
qu'ils ont pu en recruter, ne craignant pas le mal de mer dans les environs. — El il
y en a hon iiombre à Sarzeau et à Vannes , n'est-ce pas, Votre Grandeur? — Oh ! sur
toute la côte, répondit tranquillement Aramis. — Maintenant, poiu' les soldats? — Tout
est relatif , vous comprenez ; pour les soldais, du vin, des vivres excellens et une
haute paie. — Très-bien! en sorte?.. — En sorte que nous pouvons compter sur cette
garnison, qui est déjà meilleure que l'autre. — Bien. — Il en résulte que si Dieu
consent à ce que l'on nous renouvelle ainsi les garnisaires seulement tous les deux
mois, au bout de trois ans l'armée y aura passé, si bien qu'au lieu d'avoir un régi-
ment à nous, nous aurons cinquante mille hommes.
— Oui, je savais bien, dit Fouquet, que nul autant que vous, monsieur d'Heiblay,
n'était un ami précieux, impayable, mais dans tout cela, ajouta-l-il en riant, nous
oublions notre ami du Vallon; que devint-il pendant ces trois jours que j'ai passés à
Saint-Mandé? j'ai tout oublié, je l'avoue. — Oh! je ne l'oublie pas, moi, repartit
Aramis. Portlios est à Saint-Waudé, graissé siu' toutes les articulations, choyé en nour-
riture, soigné en vins ; je lui ai fait donner la promenade du petit parc, promenade
que vous vous êtes réservée pour vous seul; il en use. Il reconnnence à marcher , il
exerce sa force en courbant de jeunes ormes ou en faisant éclater de vieux chênes,
comme faisait Milon de Crotone, et comme il n'y a pas de lions dans le parc, il est
probable que nous le retrouverons entier. C'est un brave que notre Portlios. — Oui,
mais en attendant il va s'ennuyer. — Oh ! jamais. .^ Il va questionner? — Il ne voit
personne. — Mais, enfin, il attend ou espère quelque chose? — Je lui ai doimé un
espoir que nous réaliserons quelque matin. Et il vit là-dessus. — Lequel? — Celui
d'être présenté au roi. — Oh! oh! en quelle qualité? — D'ingénieur de Belle-Isle,
pardieu. — Est-ce possible? — C'est vrai. — Certainement, maintenant ne serail-il
point nécessaire qu'il retournât à Belle-Isle? — Indispensable; je songe même à l'y
renvoyer le plus tôt possible. Portlios a beaucoup de représentation; c'est un homme
dont d'Artagnan , Athos et moi connaissons seuls le faible. Porthos ne se livre jamais;
il est plein de dignité; devant les officiers, il fera l'effet d'un paladin du temps des
croisades. Il grisera l'état-major sans se griser et sera pour tout le monde un objet
d'admiration et de sympathie ; puis , s'il arrivait que nous eussions un ordre à faire
exécuter, Porlhos est une consigne vivante, et il faudra toujours en passer par où il
voudra. — Donc renvoyez-le. — Aussi est-ce mon dessein, mais dans quelques jours
seulement, car il faut que je vous dise une chose. — Laquelle? — C'est que je me
défie de d'Artagnan. Il n'est pas à Fontainebleau comme vous l'avez pu remarquer,
et d'Artagnan n'est jamais absent ou oisif iuipimémeut. Aussi maintenant que mes
affaires sont faites, je vais tâcher de savoir quelles sont les affaires que fait d'Artagnan.
^- Vos affaires sont faites, dites-vous? — Oui. — Vous êtes bien heureux en ce
cas, et j'en voudrais pouvoir dire autant. — J'espère que vous ne vous inquiétez plus.
-^Hum ! — Le roi vous reçoit à merveille. — Oui. — Et Colbert vous laisse en repos?
— A peu près. — Eu ce cas , dit Aramis avec cette suite d'idées qui faisait sa force , en
ce cas, nous pouvons donc songer à ce que je vous disais hier à propos de la petite. —
Quelle petite? — Vous avez déjà oublié? ■ — Oui. — A propos de la ValUère. — Ah !
c'est juste. — Vous répugae-t-il doue de gagner cette fille? — Sur un seul point, —
504 LES MOUSQUETAIRES.
Lequel? — C'est que le cœur est intéressé autre iiaiM. et que je ne ressens absolument
rien pour cette entant.
— Oh ! oh! dit Aramis; occupé par le cœur, avez-vous ililV — Oui. — Diable! il
faut prendre garde à cela. — Pourquoi? — Parce qu'il serait terrible d'être occupé
par le co>ur , quand, ainsi que vous , on a !ant besoin de sa tète. — Vous avez raison.
Aussi, vous le voyez, à votre pieniier appel j"ai tout quitté. Mais revenons à la petite.
Quelle utilité voyez-vous à ce que je m'occupe d'elle? — Le voici. Le roi, dit-on, a
un caprice pour cette petite, à ce que l'on croit du moins. — Et vous qui savez tout,
vous savez autre chose. — Je sais que le roi a changé bien rapidement ; qu'avant-hier
le roi était tout feu pour Madame ; qu'il y a déjà quelques jours. Monsieur s'est plaint
de ce feu à la reine-mère; qu'il y a eu des brouilles conjugales, des gronderies mater-
nelles. — Comment savez-vous loul cela? — Je le sais, enfin. — Eh bien? — Eh
bien ! à la suite de ces brouilles et de ces groudeiies , le roi n'a plus adressé la parole,
n'a plus fait attention à Son Ahesse Royale. — Après? — Après il s'est occupé de ma-
demoiselle delà Vallière. Mademoiselle de la Yallière est tille d'honneur de Madame.
Savez-vous ce qu'en amour on appelle un chaperon? — Sans doute. — Eh bien ! ma-
demoiselle de la "Vallière est le chaperon de Madame. Prolitez de cette position. Vous
n'avez pas besoin de cela. Mais enfin , l'amour-propre blessé rendra la conquête plus
facile ; la petite aura le secret du roi et de Madame. Vous ne savez pas ce qu'un
homme intelligent fait avec un secret. — Mais comment arriver à elle? — Vous me
demandez cela ? lit Aramis. — Sans doute. Je n'aurai pas le temps de m'occuper d'elle.
— Elle est pauvre, elle est humble, vous lui créerez une position, et soit qu'elle sub-
jugue le roi comme maîtresse, soit qu'elle ne se rapproche de lui que comme confi-
dente, vous aurez fait une nouvelle adepte.
— C'est bien, dit Fouquet. Que ferons-nous à l'égard de cette petite? — Quand
vous avez désiré une femme . qu'avez- vous fait, monsieur le surintendant? — Je lui
ai écrit. J'ai fait mes protestations d'amour. J'y ai ajouté mes offres de service , et j'ai
signé Fon(iuet. — Et nulle n'a résisté? — Une seule, dit Fo\iquet. Mais il y a quatre
jours qu'elle a cédé comme les autres. — Voulez-vous prendre la peine d'écrire? dit
Aramis à Fouquet en lui présentant une plmne.
Fourpiet la prit. — Dictez, dit-il. J'ai tellement la tête occupée ailleurs, que je ne
saurais tracer deux lignes. — Soit, lit Aramis. licrivez.
Et il dicta :
» M;i(letnoiselle , je vous ai vue , et vous ne serez point étonnée que je vous aie
trouvée belle.
« Mais vous ne pouvez, faute d'une position digne de vous, que végéter à la cour.
« L'amour d'un honnête liomme, au cas oii \ous auriez quelque andiilion , pourrait
servir d'au.xiliairi' à votre esprit et à vos cliarmo.
« Je mets mon amour îi vos pieds ; mais comme un amour si hundile et si discret
qu'il soit, peut compromettre l'objet de son culte , il ne sied pas qu'iuie personne de
.votre mérite risque d'être compromise sans résidtal sur son avenir.
« Si vous daJL'nez répondre à mon amour, mon amour vous pi-ouvera sa reconnais-
sance en vous faisaul à tout jamais libre cl indepeMclaiile. »
Après avoir écrit, l-'on(|uel regarda .\iamis. — Signez, dit celui-ci. — Est-ce bien
nécessaire? X'otre >igii;ilMre au bas di' celte lettre vaut ou million ; vous oubliez
eela, mon cher sm-inleiiilaut.
Fouquet sigii.i. — Mainteiianl, par qui en\ errez-vous la lellic? di'Uiaiida .Vraniis.
— Mais pai- un \ alel excellenl. — Dont vous êtes sur? — C'est mou grisou ordinaire.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 505
— Très-bien. Au reste , nous jouons de ce côlé-là un jeu qui n'est pas lounl. — Com-
ment cela? — Si ce que vous dites est vrai des complaisances de la petite pour le roi
et pour Madame, le roi lui donnera tout l'argent qu'elle peut désirer. — Le roi a donc
de l'argent? demanda Aramis. — Dame! il faut croire, il n'en demande plus. — Oh !
il en redemandera , soyez tranquille. — H y a même plus , j'eusse cru qu'il me parle-
rait de cette fête de Vaux. — Eh hien? — Il n'en a point parlé. — Il en parlera. —
Oh! vous croyez le roi bien cruel , mou cher d'Herbluy. — Pas lui. — Il est jeune ,
donc il est bon. — Il est jeune, donc il est faible ou passionné; et M. Colberl tient
dans sa vilaine main sa faiblesse ou ses passions. — Vous voyez bien que vous le crai-
gnez. — Je ne le nie pas. — Alors, je suis perdu. — Comment cela. — Je n'étais fort
auprès du roi que par l'urgent. — Après. — El je suis ruiné. — Non. — Comment,
non? savez-vous mes affaires mieux que moi. — Peut-être. — Et cependant s'il de-
mande cette fête? — Vous la donnerez. — Mais, de l'argent? — En avez- vous jamais
manqué? — Oh ! si vous saviez à quel pri.\ je me suis procuré le dernier. — Le pro-
chain ne vous coûtera rien. — Qui donc me le doimera? — Moi. — Vous me donnerez
si.v millions? — Oui — Vous, six millions? — Dix , s'il le faut.
— En vérité , mon cher d'Herblay, dit Fouquet , votre confiance m'épouvante en-
core plus que la colère du roi. — Bah ! — Qui donc ètes-vous? — Vous me connais-
sez, ce me semble. — Je me trompe; alors, que voulez-vous? — Je veu.x sur le trône
de France un roi qui soit dévoué à M. Fouquet, et je veux que M. Fouquet me
soit dévoué. — Oh ! s'écria Fouquet en lui serrant la main, quaut à vous appartenir,
je vous appartiens bien ; mais , croyez-le bien, mon cher d'Herblay, vous vous faites
illusion. — Eu quoi ? — Jamais le roi ne me sera dévoué. — Je ne vous ai pas dit que
le roi vous serait dévoué, ce me semble. — Mais si, au contraire, vous venez de le
dire. — Je n'ai pas dit le roi. J'ai dil un roi. — N'est-ce pas tout un? — Au contraire,
c'est fortdiflërent. — Je ne comprends pas. — Vous allez comprendre : Sup[)0sez que
ce roi soit un autre homme que Louis XIV. — Un autre houune? — Oui, qui tienne
tout de vous. — Impossible. — Même son trône. — Oh I vous êtes fou. 11 n'y a pas
d'autre homme que le roi Louis XIV qui puisse s'asseoir sur le trône de France. Je
n'en vois pas, pas un seul. — J'en vois un , moi. — A moins que ce soit Monsieur,
dit Fouquet en regardant .Vramis avec inquiétude... Mais Monsieur... — Ce n'est pas
Monsieur.
— Mais comment voulez- vous qu'un prince qui ne soit pas de la race; comment
voulez-vous qu'un prince qui n'aura aucun droit... — Mon roi à moi, ou plutôt votre
roi à vous sera tout ce qu'il faut qii'irsoit , soyez tranquille. — Prenez garde, prenez
garde , monsieur d'Herblay, vous me donnez le frisson , vous me donnez le vertige.
Aramis sourit. — Vous avez le frisson et le vertige à peu de frais, répliqua-t-il. —
Oh! encore une fois, vous m'épouvantez. Aramis sourit. — Vous riez? demanda
Fouquet. — Et le jour venu, vous rirez connue moi; seulement, je dois maintenant
être seul à rire. — Mais expliquez-vous? — Au jour venu, je m'expliquerai , ne crai-
gnez rien. Vous n'êtes pas plus saint Pierre que je ne suis Jésus, et je vous dirai pour-
tant : «Homme de peu de foi , pourquoi doutez-vous?» — Eh, mon Dieu, je doute...
je doute , parce que je ne vois pas. — C'est qu'alors vous êtes aveugle : je ne vous
traiteiai donc plus en saint Pierre , mais en saint Paul, et je vous dirai : « Un jour
viendra où tes yeux s'ouvriront. » — Oh! dit Fouquet, que je voudrais croire. — Vous
ne croyez pas! vous à qui j'ai fait dix fois traverser l'abîme, où seul vous vous fussiez
engoull'ré ; vous ne croyez pas , vous qui de procureur général êtes monté au rang d'in-
tendant , du rang d'intendant au rang de premier ministre , et qui du rang de premier
506
LES MOUSQUETAIRES.
ministre passerez à celui de maire du palais. Mais, non, dit-il avec son éternel sou-
rire... Non . non . vous ne pouvez voir, et par conséquent vous ne pouvez croire cela.
Et Aramis se leva pour se retirer.
— Un dernier mot, dit Fouquet , vous ne m'avez jamais parlé ainsi , vous ne vous
êtes jamais montré si confiant ou plutôt si téméraire. — Parce que pour parler haut ,
il faut avoir la voix libre. — Vous l'avez donc? — Oui. — Depuis peu de temps alors?
— Depuis hier. — Oh ! monsieur d"Herblay, prenez garde , vous poussez la sécurité
jusqu'à l'andace. — Parce que l'on peut être audacieux quand on est puissant. — Vous
êtes puissant? — Je vous ai offert dix millions, je vous les offre encore.
Fouquet se leva tout troublé à son tour. — Voyons, dit-il, voyons : vous avez
parlé de renverser des rois, de les remplacer par d'autres rois. Dieu me pardonne!
mais voilà, si je ne suis fou, ce que vous avez dit tout à l'heure. — Vous n'êtes pas
fou, et j'ai véritablement dit cela tout à l'heure. — Et pourquoi l'avez-vous dit? —
Parce que l'on peut parler ainsi de trônes renvej'sés et de rois créés quand on est soi-
même au-dessus des rois et des trônes... de ce monde. — Alors vous êtes tout-puissant!
s'écria Fouquet. — Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, répondit Aramis l'œil bril-
lant et la lèvre frémissante.
Fouquet se rejeta sur son fauteuil et laissa tomber sa tête dans ses mains.
Aramis le regarda un instant comme eût fait l'ange des destinées humaines à l'égard
d'un simple mortel. — Adieu, lui dit-il, dormez tranquille , et envoyez votre lettre à
la Vallière. Demain, nous nous reverrons, n'esl-cc pas? — Oui, demain , dit Fou-
(piet en secouant la tête comme un homme qurrevieut à lui. Mais où cela nous rever-
rons-nous? — A la promenade du roi, si vous voulez. — Fort bien.
El ils se séparèrent.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE.
507
l'orage.
T. lendemain , 1p joiiv s'était levé somlire et lilat'anl. et
comme cliaciin savait la jimmeinulr arrêtée dans le pro-
granmie royal, le le^ranl de l'iiaenn, en ouvralit les
yeux , se porta sur le ciel.
Au haut des arbres stationnait une vapeur épaisse et
ardente qui avait à peine en la force de s'élever à Irenle
pieds de Terre sons les rayons fl'int soleil qu'on n'aperce-
\.ù\ qu'à travers le voile d'un lourd et é|iais nuage.
Ce niatin-là. pas de fosée Les gazolis étaient restés
secs, les fleurs altérées. Les oiseaux clianlaient avec
pins de réserve qu'à l'ordinaire dans le fenillaire immobile comme s'il était mort.
Les murmures étranges, confus, pleins de vie, qui semblent naître et exister par le
soleil, cette respiration de la nature qui parle incessante au milieu de tons les autres
bruits, ne se faisait pas entendre : le silence n'avait jamais été si grand.
Cette tristesse dn ciel frappa les yeux dn roi lorsqu'il se mil à la fenêtre à son lever.
Mais connue tous les ordres étaient donnés pour la promenade, connue tous les
préparatifs étaient faits, connue , chose bien plus péremptoire, Louis comptait sui'
cette promenade pour répondre aux promesses de son iniaginalion . et nous ])Ouvons
même déjà le dire, aux besoins de son cœur, le roi décida sans bésitation que l'état
dn ciel n'avait rien à faire dans tout cela, que la promepade était décidée , et que
quel([ue temps qu'il fit, la promenade aurait lieu.
Au reste, il y a dans certains règnes terrestres privilégiés dû cfel des heures où l'on
croirait que la volonté dn roi terrestre a son influence sur la volonté divine. Auguste
avait Virgile pour lui dire : Noele plaret tota reileunt spectacula iiiane, Louis XIV
avait Boileau qui devait lui dife bien autre chose, et Dieu, qui se devait montrer
presque aussi complaisant pour lui que .Jupiter l'avait été pour Auguste.
Louis entendit la messe comme à son ordinaire , mais, il faut l'avouer, quelque
peu distrait de la présence du Créateur par le souvenir de la créature. Il s'occupa du-
rant l'oftice à calculer plus d'une fois le nombre des minutes , puis des secondes qui le
séparaient du bienheureux moment où la promeliade allait commencer, c'est-à-dire
du moment où Madame se mettrait en chemin avec ses filles d'honneur.
Au reste, il va sans dire que tout le monde au château ignorait l'entrevue qui avait
eu lieu la veille entre la Vallière et le roi. MoHlalais petit-être, avec soii bavardage
habituel, l'eût répandue: mais Monlalais, dans cette circonstance, était corrigée par
Malicorne, lequel lui avait mis aux lèvres le cadenas de l'intérêt commun.
508 LES MOUSQUETAIRES.
Quant à Louis Xr\', il était si heureux qu'il avait pardonné, ou à peu près, à Ma-
tlaniesa petite méchanceté de hi veille. En eflél, il avait plutôt à s'en louer qu'à s'en
plaindre. Sans cette méchanceté, il ne recevait pas la lettre de la Vallièrç; sans cette
lettre , il n'y avait pas d'audience , et sans cette audience il demeurait dans l'indéci-
sion. Il entrait donc trop de félicité dans son cœur pour que la rancune put y tenir, en
ce moment au moins.
Donc, au lieu de froncer le sourcil en apercevant sa l)elle-sa'ur, Louis se promit de
lui montrer encore plus d'amitié et de gracieux accueil que d'ordinaire. Peut-être dans
sa pensée réservait-il une terrilile revanche de l'affaii^de la naïade.
Voici les choses auxquelles Louis pensait durant la messe, et qui, il faut le dire, lui
faisaient pendant le saint exercice ouhlier celles auxquelles il eût dû songer en sa qua-
lité de roi très-chrétien et de tils aîné de l'Église.
Cependant Dieu est si hon pour les jeunes erreurs; tout ce qui est amour, même
amour coupahle, trouve si facilement grâce à ses regards paternels, qu'au sortir delà
messe, Louis, en levant ses yeux au ciel , put voir à travers les déchirures d'un nuage
un coin de ce tapis d'azur que foule le pied du Seigneur.
11 rentra au château, et, comme la promenade était indiquée pour nn'ili seule-
ment et qu'il n'était que dix heures, il se mit à travailler d'acharnement avec Colbert
et Lyonne.
Mais comme tout en travaillant Louis allait-de la table à la fenêtre, attendu que
cette fenêtre donnait sur le pavillon de Madame, il put voir dans la cour M. Fou-
quet, dont les courtisans depuis sa faveur de la veille faisaient plus de cas que ja-
mais, qui venait de son côté d'un air affable et tout à fait heureux faire sa cour
au roi.
Instinctivement, en voyant Fnuquet, le roi se retourna vers Colbert.
Colbert souriait et paraissait lui-même plein d'aménité et de jubilation. Ce bonheur
lui était venu depuis qu'un de ses secrétaires était entré et lui avait remis un porte-
feuille que sans l'ouvrir Colbert avait introduit dans la vaste poche île son haut-de-
chausses.
Mais connue il y avait toujours quelque chose de sinistre au fond de la joie de Col-
heit, Louis opta entre les deux sourires pour celui de Fouquet.
Il fit signe au surintendant de monter, puis se retournant vers Lyonne et Colbert,
— Aciievez, dit-il, ce travail . posez-le sur iiinii linriMU .je le lirai à tête reposée. Et
il sortit.
Au signe du roi, Fouquet s'était iiàté de monter. Quant à Araniis, qui accompa-
gnait le surintendant, il s'était gravement replié au milieu du groupe de courtisans
vulgaires et s'y était perdu sans même avoir été remarque par le roi.
Le roi et Fouquet se rencontrèrent au haut de l'e.^calicr. — Sire, dit Fouquet en
voyant le gracieux accueil que lui ])i'éparait Louis, sire, depuis quelques jours V'otre
Majesté me comble. Ce n'est plus un jeune roi, c'est un jeune dieu qui règne sur la
France, le dieu du plaisir, du iionlu'ur et île l'amour.
Le roi rougit. Pour être llatteur, le compliment n'en était pas moins un peu direct.
Le roi conduisit Fouquet dans un petit salon qui séparait son cabinet de travail de
sa (hambi'c à c(iiicher. — Save/.-vous bien pomcpioi je vous .ippelle? dit le roi en s'as-
seyautsui' le bordde la croisée de l'aion à ne rien perdre de ce ipii se passerait dans les
parterres sur lesquels donnait la seconde entrée du pavillon de Madame. — Non, sire,
mais c'est pour quel(|uc (liose d'heureuv, j'en suis certain, d'après le gracieux sou-
rire de Votre .Majesté. — Ah '. vous préjugez. — Non, sire, je regarde et je vois —
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 509
Alors vous vous trompez. — Moi, sire? — Car je vous appelle, au contraire, pour
vous faire une querelle. — Auioi.sire! — Oui , et des plus sérieuses. — Eu vérité,
Voire Majesté Hi'e£fraie .. et cependaut j'attends plein de contiance dans sa justice et
dans sa bonté. — Que me dit-on , monsieur Fouquet . que vous préparez une grande
fête à Vaux?
Fouquet sourit connue fait le malade au premier frisson d'une lièvre oubliée et qui
revient. — Et vous ne m'invitez pas? continua le roi. — Sire, répondit Fouquet, je ne
songeais pas à cette fête, et c'est hier soir seulement qu'un de mes amis, Fouquet
appuya sur le mot, a bien voulu m'y faire songer. — Mais hier soir je vous ai vu et
vous ne m'avez parlé de rien, monsieur Fouquet. — Sire, comment espérer que
Votre Majesté descendrait à ce point des hautes régions où elle vit jusqu'à honorer ma
demeure de sa présence royale? — Excuse, monsieur Fouquet, vous ne m'avez point
parlé de votre fête. — Je n'ai point parlé de cette fête, je le répète, au roi d'abord ,
parce que rien n'était décidé à l'égard de celte fêle, ensuite parce que je craignais un
refus. — Et quelle chose vous taisait craindre ce refus, monsieur Fouquet? Prenez
garde, je suis décidé à vous pousser à bout. — Sire, le profond désir que j'avais de
voir le roi agréer mou invitation... — Eh bien, monsieur Fouquet , rien de plus facile
je le vois , que de nous entendre. Vous avez le désir de m'inviter à votre fête, j'ai le
désir d'y aller; invitez-moi et j'irai. — Quoi! Votre Majesté daignerait accepter? mur-
mura le surintendant. — En vérité. Monsieur, dit le roi en riant, je crois que je fais
plus qu'accepter : je crois que je m'invite moi-même.
— Votre Majesté me comble d'honneur et de joie I s'écria Fouquet; mais je vais
être forcé de répéter ce que M. de la Vieuville disait à votre aïeul Henri IV : Domine
non sum dignus. — Ma réponse à ceci, monsieur Fouquet , c'est que , si vous donnez
une fête , invité ou non invité , j'irai à votre fête. — Oh ! merci , merci , mon roi ! dit
Fouquet en relevant la tète s^us cette faveur, qui , dans son esprit, était sa ruine.
Mais comment Votre Majesté a-t-elle été prévenue? — Par le bruit public, monsieur
Fouquet, qui dit des merveilles de vous et des miracles de votre maison. Cela vous
rendra-t-il ilor, monsieur Fouquet , que le roi soit jalou.x de vous? — Cela me rendra
le plus heureux honnne du monde, sire, puisque le jour où le roi sera jaloux de
Vaux , j'aurai quelque chose de digne de lui à offrir à mon roi. — Eh bien, monsieur
Fouquet, préparez votre fête et ouvrez à deux battans les portes de votre maison.
Et vous, sire, dit Fouquet , fixez le jour. — D'aujourd'hui en un mois. — Sire. Votre
Majesté n'a-t-elle rien autre chose à désirer? — Rien, monsieur le surintendant,
sinon d'ici là de vous avoir près de moi le plus qu'il vous sera possible. — Sire , j'ai
l'honneur d'être de la promenade de Votre Majesté. — Très-bien ; je sors en effet ,
monsieur Fouquet , et voici ces dames qui vont au rendez-vous.
Le roi à ces mots, avec toute l'ardeur, non-seulement d'un jeune homme, mais
d'un jeune homme amoureux, se retira delà fenêtre pour prendre ses cranis et sa
canne que lui tendait son valet de chambre.
On entendait en dehors le piétinement des chevaux et le roulement des roues sur
le sable de la cour.
Le roi descendit. .\u moment où il apparut sur le perron, chacun s'arrêta. Le roi
marcha droit à la jeune reine. Quant à la reine-mère, toujours souffrante de plus en
plus de la maladie dont elle était atteinte, elle n'avait pas voulu sortir.
Marie-Thérèse monta en carrosse avec Madame et demanda au roi de quel côté il
désirait que la promenade fût dirigée.'
Le roi, qui venait de voir la Vallière, toute pâle encore des événemens de la veille
510 LES MOUSQUETAIRES.
monter dans une calèche avec trois de ses compagnes , répondit h la reine , ipi'il n'a-
vait point de préférence, el qu'il sérail bien [lartonl où elle sérail.
La reine couHiuindu alors que les piqneurs tournassent vers Apremont,
Les piqneurs partirent en avant.
Le roi monta à chevaL II suivit pendant quelques minutes la voiture de la reine et
de Madame eu se tenant à la portière.
Le temps s'était à peu près éclairci; cependant une espèce dévoile poussiéreux,
semblable à ïuie gaze salie, s'étendait sur toute la surface du ciel : le soleil faisait re-
luire des atomes micacés dans le périple de ses rayons.
La chaleur élait élouffante.
Mais, comme le roi ne paraissait pas faire attention à l'élat du ciel, nul ne parut
s'en incpiiéter, et la promenade, selon Tordre qui eu avait été donné par la reine,
marcha vers Apremont.
La troupe des courlisans était bruyante et joyeuse , on voyait que chacun tendait à
oublier el à faire oublier aux autres les aigres discussions de la veille
Madame, surtout, élail charmante.
En effet, Madame voyait le roi à sa portière, et comme elle ne supposait pas qu'il
fut là ])0ur la reine, elle espérait que son prince lui élait revenu.
Mais, après un quart de lieue à peu près fait sur la roule , le roi, après un gracieux
sourire, salua et tourna bride, laissant filer le carrosse de la reine, puis celui des
prenn'ères dames d'honneur, puis tous les autres successivement qui , le voyant arrêté,
voulaient s'arrêter à leur tour.
Mais le roi leur faisait signe de la main qu'ils eusseni à continuer leur chemin.
Lorsque passa le carrosse de la Vallièie, le roi s'approcha.
Le roi salua les dames cl se disposait à sui\re le carrosse des lilles d'honneur de
Madame comme il avait suivi celui de Madame , lorsque la lile des carrosses s'arrêta
toul à coup.
Sans doule Madame , inquiète de réloignement du roi , venait de donner l'ordre
d'accomplir cette évoluliou.
On se rappelle ipie la tlirection de la promenade lui avait élé accordée.
Le roi lui lit demander quel élait son désir en arrêtant les voilures. — De marcher
à pied, répondit-elle.
Sans doute espérait-elle que le roi , qui sui\ail à ehe\al le carrosse des lilles d'hon-
neur, n'osi.'rait à ])ii'd suivre les lilles iriionueui' elles-mêmes.
On élait au milieu de la forêt.
La promenade en cllel s'iuinoiuait belle, belle surtout pour des rêveurs ou des
amans
Trois belles allées, longues, omlueuses et accidentées, parlaient du iielit carrefour
où l'on venait de faire halle.
Ces allées vertes de mousse, denlelécs de feuillage, ayant chacune un petit horizon
d'im pied de ciel entrevu sous l'enlrelacemcnl des arbres, voilà quel ci.ijl l'aspect des
localiles.
Au fond de ces allées |)assaieul el repassaient, avec des signes manifestes d'iuquié-
lude , les chevreuils effarés qui a[ires s'être arrêtés im iuslanl au nulieu du chemin cl
iuoir rel(;vé la lêle , fujaicut comme des (lèches, rcnlraul d'un seul bond dans l'é-
paisseur des bois où ils disparaissaient, tandis «pie de leuips en lemps on apercevait
un lapin pbilosoiihe, deboul sur son derrière, se grallani le nniseau avec les pattes de
devuul el inlcrrogeanl l'air pour reconnaître si tous ces gens qui s'ai)()rochaienl et qm
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 511
venaient troubler ainsi ses médiUilions, ses repa» ou ses amours, n'étaient pas suivis
par quelque chien à jainhes torses ou ne portaient point quelque fusil sous le bras.
Toule la compagnie, au reste, était descendue de carrosse en voyant descendre la
reine.
Marie-Thérèse prit le bras d'une de ses dames d'honneur, el après un oblique coup
d'œil donné au roi, qui ne parut point s'apercevoir qu'il fût le moins du monde l'objet
de l'altenlion de la reine, elle s'enfonça dans la forêt par le premier sentier qui s'ou-
vrit devant elle.
Deux piqueurs marchaient devant Sa Majesté avec des cannes dont ils se servaient
pour relever les branches ou écarter les ronces qui pouvaient embarrasser le
chemin.
En mettant pied à terre, Madame trouva à ses côtés M. de Guiche, qui s'inclina
devant elle et se mit à sa disposition.
Monsieur, enchanté de son bain de la surveille, avait déclaré qu'il optait pour la
rivière, el tout en donnant congé à Guiche, il était resté au château avec le chevalier
de'Lorraine et Mauicamp.
Il n'éprouvait plus ombre de jalousie.
On l'avait donc cherché inutilement dans le cortège • mais comme Jlonsieur était un
prince fort personnel qui concourait d'habitude fort médiocrement au plaisir général ,
son absence avait été plutôt un sujet de satisfaction que de regret.
Chacun avait suivi l'exemple donné parla reine el par Madame, s'accommodant à sa
guise, selon le hasard ou selon son goût.
Le roi, nous l'avons dit, était demeuré près de la Vallière; et descendant de cheval
au moment où l'on ouvrait la portière du carrosse, il lui avait otTerl la main.
Aussitôt Montalais et Tonnay-Gliarenle s'étaient éloignées, la première [)ar calcul
et l'autre par discrétion.
Seulement il y avait celte différence entre elles deux que l'une s'éloignait dans le
désir d'être agréable au roi , el l'autre dans celui de lui être désagréable.
Pendanl la dernière demi-heiu'e, le temps, lui aussi, avait pris ses dispositions :
tout ce voile , comme poussé par un veut de chaleur, s'était massé à l'occident; puis,
repoussé par un courant contraire , s'avançait lentement, lourdement.
On sentait s'approcher l'orage, mais comme le roi ne le voyait pas, personne ne
se croyait le droit de le voir.
La promenade fut donc continuée; quelques esprits inquiets levaient cependant de
temps en temps les yeux au ciel.
D'autres, plus timides encore, se promenaient sans s'écarter des voitures, où ils
comptaient aller chercher un abri en cas dorage.
Mais la plus grande partie du cortège , en voyant le roi entrer bravement dans le
bois avec la 'Vallière, la plus grande partie du cortège , disons-nous , suivit le roi.
Ce que voyant le roi, il prit la main de la Vallière et l'entraîna dans une allée la-
térale où celte fois personne n'osa le suivre.
512 LES MOUSQUETAIRES.
LA PLUIE.
En ce moment, et dans la direclion même que venaient de prendre le roi et la Val-
Jière, seulement marchant sous bois au lieu de suivre l'allée, deux hommes mar-
chaient fort insoucieux de l'état du ciel.
Ils tenaient leurs têtes inclinées comme des gens qui pensent à de graves intérêts.
Ils n'avaient tu ni Guiche ni Madame, ni le roi ni la Vallière.
Tout à coup quelque chose passa dans l'air comme ime bouffée de flammes suivie
d'un grondement sourd et lointain. — Ah! dit Inn des deux en relevant la tète, voici
l'orage. Regagnons-nous les carrosses , mon cher d'Herblay ?
Aramis leva les yeux en l'air et interrogea le temps. — Oh ! dit-il , rien ne presse
encore.
Puis , reprenant la conversation où il l'avait sans doute laissée , — Vous dites donc
que la lettre que nous avons écrite hier soir doit être à cette heure parvenue à sa des-
tination.— Je dis qu'elle l'est certainement. — Par qui l'avez-vous l'ait remettre? —
Par mon grison, ainsi que j'avais l'honneurde vous le dire. — A-t-il rapporté réponse?
— Je ne l'ai pas revu; sans doute la petite était à son service près de Madame ou s'ha--
billait chez elle; elle l'aura fait attendre. L'heure de partir est venue et nous sommes
partis. Je ne puis en conséquence savoir ce qui s'est passé là-bas.
— Vous avez vu le roi avant le départ? — Oui. — Comment l'avez-vous trouvé? —
Parfait ou infâme, selon qu'il aurait été vrai ou hypocrite. — Et la fête? — Aura
lieu dans un mois, — Il s'y est invité 'i* — Avec une insistance où j'ai reconnu Colherl.
— C'est bien. — La nuit ne vous a point enlevé vos ilbisions'/ — Sur quoi 'I — Sur le
secours que vous pouvez m'apporler en cette circonstance. — Non, j'ai passé la nuit à
écrire , et tous les ordres sont donnés. — La fête coûtera plusieurs millions, ne vous le
dissimulez pas. — J'en ferai six... Faites-en de votre côté deux ou trois, à tout hasard.
— Vous êtes un homme miraculeux, mon cher d'Herblay. Aramis sourit. — Mais,
demanda Fouquct avec nn reste d'inquiétude, puisque vous remuez ainsi les millions,
pourquoi, il y a quelques jours, n'avcz-vous pas donné de votre poche les cinquante
mille francs à Raisemeaux? — Farce (jue. il y a qn<'li]ucs jours, j'étais pauvre comme
Job. — Et aujourd'hui? — Aujourd'hui . je suis ]dus riche que le roi. — Ti-ès-bien, tit
Fouquel , je me connais en homme. Je sais que vous êtes incapable de me manquer
de parole; je ne veux point vous arracher voliv secret : n'eu parlons plus.
En ce moment un groiidcmciil sourd se lit entendre qui éclata ton! à coup en un
violent coup de toimerre. — nb 1 oli ! lit l-"onipi('t , je vous le disais bien. — .Allons, dit
Aramis, rejoignons les carrosses. — Nous n'aurons pas le temps , dit Fouquct, voilà
la pluie.
En ell'et, comme si le ciel se fût ouvert, une ondée aux largos goutles lit tout à
coup résonner le dôme de la forêt. — Oh! dit Aramis, nous avons le tem|>s de rega-
gner les voitures avant que le feuillage ne soit inondé. — Mieux vaudrait, dit Fou(piel,
nous retirer dans quelque grotte. — Oui ; mais où y a-t-il une grotte? deui.inda Aramis.
■ — Moi, dit l''ouquel avec un sourire, j'en connais une à dix pas d'ici. Puis s'orieulani :
l'uuage.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 513
— Oui, dit-il, c'est bieu cela. — Que vous êtes heureux d'avoir si bonne inémoiro,
ilil Aramis en souriant à son tour; mais ne craignez-vous pas que , ne nous vo\ant
pas reparaître, votre cocher croie que nous avons pris une route de retour et ne sui\e
les voitures de la cour? — Oh! dit Fouquet, il n'y a pas de danger; quand je poste
mon cocher et ma voiture à un endroit quelconque, il n'y a qu'un ordre exprès
du roi qui puisse les faire déguerpir, et encore; d'ailleurs il me semble que nous ne
sommes pas les seuls qui nous soyons si fort avancés. J'entends des pas et un bruit de
voix.
Et en disant ces mots, Fouquet se retourna, ouvrant de sa canne une masse de
feuillage qui lui masquait la roule.
Le regard d'Aramis plongea en même temps que le sien par l'ciuviM-lure. — Une
femme! dit Aramis. — Un homme! dit Fouquet. — La Vallière! — Le roi ! — Oh !
oh! dit Aramis, est-ce que le roi aussi connaîtrait votre caverne; cela ne m'étonne-
rait pas. il me paraît en commerce assez bien réglé avec les nymphes de Fontainebleau.
— N'importe, dit Fouquet, gagnons-la toujours; s'il ne la connaît pas, nous verrons
ce qu'il devient ; s'il la connaît, comme elle a deux ouvertures, tandis qu'il entrera par
l'une nous sortirons par l'autre. — Est-elle loin? demanda Aramis, voici la pluie qui
liltre. — Nous y sommes.
Fouquet écarta quelques branches et l'on put apercevoir une excavation de roche
que des bruyères, du lierre el une épaisse glandée cachaient entièrement. Fouquet
montra le chemin. Aramis le suivit.
Au moment d'entrer dans la grotte Aramis se retourna. — Oh ! oli ! dit-il , les voilà
qui entrent dans le bois, les voilà qui se dirigent de ce côté. — Eh bien, cédons-leur
la place , fit Fouquet souriant et tirant Aramis par son manteau ; mais je ne crois pas
que le roi connaisse ma grotte. — En eflèt , dit Aramis , ils cherchent , mais un arlire
plus épais, voilà tout.
Aramis ne se trompait pas, le roi regardait en l'air et non pas autour de lui.
11 tenait le bras de la Valhère sous le sien, il tenait sa main sur la sienne. La ^'al-
lière commençait à glisser sur l'herbe humide.
Louis regarda encore avec [)lus d'attention autour de lui, el apercevant un chêne
énorme au feuillage toulfu , il entraîna la Vallière sous l'abri de ce chêne.
La pauvre enfant regardait autour d'elle ; elle semblait à la fois craindre et désirer
d'être suivie.
Le roi la lit adosser au tronc de l'arbre , dont la vaste circonférence , protégée par
l'épaisseur du feuillage, était aussi sèche que si , en ce moment même , la pluie' n'eût
point tombé par torrens.
Lui-même se tint devant elle nu-tête.
Au bout d'un instant, quelques gouttes liltrèrent à travers les ramures de l'arbre
et vinrent tomber sur le front du roi qui n'y lit pas même attention. — Oh ! sire,
murmura la Vallière en poussant le chapeau du roi.
Mais le roi s'inclina et refusa obstinément de se couvrir. — C'est le cas ou jamais
d'offrir votre place, dit Fouquet à l'oreille d'Aramis. — C'est le cas ou jamais d'écouler
et de ne pas perdre une parole de ce qu'ils vont se dire, répondit Aramis à l'oreille de
Fouquet.
En effet, tous deux se t\irent, et la voix du roi put parvenir jusqu'à eux. — Oh!
mon Dieu ! Mademoiselle, dit le roi , je vois ou plutôt je devine votre inquiétude ;
croyez que je regrette bien sincèrement de vous avoir isolée du reste de la compagnie,
el cela pour vous mener dans un endroit où vous allez souffrir de la pluie. Vous êtes
SI 4 LES MOUSQUETAIRES.
mouillée déjà : vous avez IVoid peut-èlre? — Non, sii'c. — Vous tremblez cependnut ?
— Sire, c'est la trainte que l'on interprète à mal mon absence au moment où tout le
monde est réuni certainement. — Je vous proposerais bien de retourner aux voitures,
Mademoiselle, mais eu vérité regardez et écoulez, et dites-moi s'il est possible de
tenter la moindre course eu ce moment'.'
Eu effet, le tonnerre grondait et la pluie ruisselait par torrens.
— D'ailleurs; continua le roi, il n'y a pas d'interprétation possible en votre dél'a-
veur. N'êtes-vous pas avec le roi de France , c'est-à-dire avecle premier gentilhomme
du royaume? — Certainement, sire, répondit la Vallière , et c'est un honneur bien
grand pour moi; aussi n'est-ce point pour moi que je crains les interprétations. —
Pour qui donc alors? — Pour vous, sire. — Pour moi, Mademoiselle? dit le roi en
souriant. Je ne vous comprends pas. — Votre Majesté a-t-elle donc déjà oublié ce qui
s'est passé hier chez Son Altesse Uoyale'i' — Oh! oublions cela, je vous prie, pluli'it
permettez-moi de ne me souvenir que pour vous remercier encore une fois de votre
lettre, et... — Sire , interrompit la Vallière , voilà l'eau qui tombe, et Votre Majesté
demeure tête nue. — Je vous prie , ne nous occupons que de vous , Mademoiselle. —
Ohl moi, dit la Vallière en souriant, moi je suis une paysanne habituée à courir par
les prés de la Loire et par les jarihns de Blois, quelque temps qu'il fasse. Et quant à
mes habits, ajouta-t-elle en regardant sa simple toilette de mousseline. Votre Majesté
voit qu'ils n'ont pas grand'chose à risquer.
— En ell'et , Mademoiselle; j'ai déjà remarqué plus d'une fois que vous deviez à peu
près tout à vous-même et rien à la toilette. Vous n'êtes point coquette, et c'est pour
moi une grande quaUté. — Sire, ne me faites pas meilleure que je ne suis, et dites
seulement : Vous ne pouvez pas être coquette. — Pourquoi cela? — Mais, dit en sou-
riant la ValUère , parce que je ne suis pas riche. — Alors vous avouez que vous aimez
les belles choses , s'écria vivement le roi. — Sire , je ne trouve beau que les choses
auxquelles je puis atteindre. Tout ce qui est trop haut pour moi... — Vous est indif-
féi-ynl. — M'est étranger comme m'étant défendu. — El moi. Mademoiselle , dit le
roi . je ne trouve point que vous soyez à ma cour sur le piijd où vous devriez y être.
Ou ne m'a certainement point assez parlé des services de votre famille. La fortune
de voire maison a élé cruellement négligée par mon oncle. — Oh ! non pas . sire Son
Altesse Uuyale monseigneur le duc d'Orléans a toujours élé parfaitement bon pour
M. de Saint-Hemy, mon beau-père. Les services étaient humbles , et l'on peut dire
nue nous avons été payés selon nos œuvres. Tout le monde n'a pas le bonheur de
trouver des occasions de servir son roi avec éclat. Certes, je ne doute pas que si les
occasions se fussent rencontrées, ma famille eût eu le cieur aussi grand que son désir,
l\Iai» nous n'avons pas eu ce bonheur.
Eh bienl Mademoiselle, c'est au roi à corriger le hasard, et je me charge bien
joyeusement de réparer au plus vile, à votre égard, les torts de la fortune. — Non,
sire, non! s'écria vivement la Vallière; vous laisserez, s'il vous plait . les choses en
l'état où elles sont. — Quoi 1 Mademoiselle! vous refusez ce que je dois, ce que je
\ eux faire pour vous'i' — 0\\ a l'ait tout ce que je désirais, sire , lorsqu'on m'a accordé
cet hoMiieur de faire partie de la maison de Madame. — Mais si vous refusez pour
vous, acceptez au ini.ius pnur les -vôtres. — Sire, votre iulentiou si généreuse m'é-
blmiil et m'effraie , c:ar. en faisant pour ma maison ce que votre bonté vous pousse à
faire, Votre Majesté nous créera des envieux, ol à elle .les ennemis. Laissez-moi,
bire , dans ma médiocrité: laissez à Ions les sentiniens que je puis res^eulir, la joyeuse
délicatesse- du désinlérossrment. —Oh! voiU un langage bien .idniirahle. dit le roi.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 515
— C'est vrai, murmura Aramis à l'oreille de Foiiquet, et il n'y doit pas être habi-
tué. — Mais, répoiidil Foiiquet, si elle l'ail une pareille réponse à mon billet? — Ron.
dit Aramis, ne préjugeons pas et attendons la tin. — Et puis, cher monsieur d'Hei-
blay, ajouta le surintendant peu payé pour croire à tous les sentimens que venait
d'exprimer la Vallière , c'est un habile calcul souvent que de paraître désintéressé
avec les rois. — C'est justement ce que je pensais à la minute, dit Aramis. Ecoutons.
Le roi se rapprocha de la Vallière , et comme l'eau filtraitde plus en plus à travers le
feuillage du chêne , il tint son chapeau suspendu au-dessus de la tête de la jeune lille.
Là jeune fllle leva ses beaux yeux bleus vers ce chapeau royal qui l'abritait et se-
coua la tète en poussant un soupir. — Oh ! mon Dieu , dit le roi . quelle triste pensée
peut donc parvenir jusqu'à votre cœur quand je lui fais un rempart du mien. — Sire,
je vais vous le dire. J'avais déjà abordé cette question si difticile à discuter par une
jeune lllle de mon âge , mais Votre Majesté m'a imposé silence. Sire, Votre Majesté
ne s'appartient pas. Sire, Votre Majesté est mariée , tout sentiment qui écarterait Votre
Majesté de la reine en portant Votre Majesté à s'occuper de moi, sera pour la reine la
source d'un profond chagrin.
Le roi essaya d'interrompre la jeune lille , mais elle continua avec un geste sup-
pliant.— La reine Anne. Votre Majesté, avec une tendresse qui se comprend, la
reine suildesyeux Votre Majesté à chaque pas qui l'écarté d'elle. Ayant eu le bonheur
de rencontrer un tel époux , elle demande au ciel avec des larmes de lui en conserver
la possession , el elle est jalouse du moindre mouvement de votre cœur.
Le roi voulut parler encore , mais cette fois encore la Vallière osa l'arrêter. — Ne
serait-ce pas une bien coupable action, lui dit-elle, si, voyant une tendresse si vive
et si noble, Votre Majesté donnait à la reine un sujet de jalousie ! Oh! pardonnez-moi
ce mot , sire. Oh ! mon Dieu ! je sais bien qu'il est impossible , ou plulôl qu'il devrait
être impossible- que la plus grande reine du monde fût jalouse d'une pauvre fille
comme moi. Mais elle est femme, cette reine, et comme celui d'une simple femme
son cœur peut s'ouvrir à des soupçons que les médians envenimeraient. Au nom du
ciel! sire, ne vous occupez donc pas de moi , je ne le mérite pas. — Oh ! Mademoi-
selle , s'écria le roi, vous ne songez donc point qu'en parlant comme vous le faites,
vous changez mon estime en admiration. — Sire, vous prenez mes paroles pour ce
qu'elles ne sont point; vous me voyez meilleure 'que je ne suis; vous me faites plus
grande que Dieu m'a faite. Grâce pour moi, sire ! car si je ne savais le roi le plus gé-
néreux homme de son royaume, je croirais que le roi veut se railler de moi. — Oh !
certes! vous ne craignez pas une pareille chose, j'en suis bien certain, s'écria Louis.
— Sire, je serais forcé de le croire si le roi continuait à me tenir un pareil langage.
— Je suis donc un bien malheureux prince , dit le roi avec une tristesse qui n'avait
rien d'affecté, le plus malheureux prince de la chrétienté, puisque je n'ai pas
pouvoir de donner créance à mes paroles devant la personne que j'aime le plus au
monde et qui me brise le cœur en refusant de croire à mon amour.
— Oh! sire, dit la Vallière, écartant doucement le roi qui s'était de plus en plus
rapproché d'elle, voilà , je crois, l'orage qui se calme et la pluie qui cesse.
Mais au moment même où la pauvre enfant , pour fuir son pauvre cœur, trop
d'accord sans doute avec celui du roi , prononçait ses paroles, l'orage se chargeait de
lui donner un démenti: un éclair bleuâtre illumina la forêt d'un reflet fantastique, et
un coup de tonnerre pareil à une décharge d'artillerie éclata sur la tête des deux
jeunes gens, comme si la hauteur du chêne qui les abritait eùi provoqué le tonnerre.
La jeune tille ne put retenir un cri d'effroi.
516 LES MOUSQUETAIRES.
Le roi d'une main la rappi'ociia de son cœur et étendit l'autre au-dessus de sa tête
comme pour la garantir de la foudre.
Il V eut un moment de silence où ce groupe charmant, comme tout ce qui est jeune
et aimé, demeuraimmobile , tandis que Fouquet et Aramis le contemplaient non
moins immobiles que la Vallière et le roi. — Oh! sire! sire! murmura la Valiière,
entendez-vous?
Et elle laissa tomber sa tête sur son épaule.' — Oui, dit le roi, vous voyez bien que
l'orage ne se passe pas. — Sire , c'est un avertissemenl.
Le roi sourit. — Sire , c'est la voix de Dieu qui menace. — Eh bien , dit le roi , j'ac-
cepte efTectivement ce coup de tonnerre pour un avertissement et même pour une
menace si d'ici à cinq minutes il se renouvelle avec une pareille force et une égale
violence , mais s'il n'en est rien , permettez-moi de penser que l'orage est l'orage et
rien autre chose.
Et en même temps le roi leva la tête comme pour interroger le ciel.
Mais comme si le ciel eiit été complice de Louis, pendant les cinq minutes de si-
lence qui suivirent l'explosion qui avait épouvanté les deux amans, aucun gronde-
ment nouveau ne se fit entendre , et lorsque le tonnerre retentit de nouveau , ce fut en
s'éloignant d'une manière visible , et comme si pendant ces cinq minutes l'orage , mis
en fuite, eût parcouru des heux fouettés par l'aile du vent. — Eh bien ! Louise, dit
tout bas le roi , me menacerez- vous encore de la colère céleste; et puisque vous avez
voulu faire de la foudre un pressentiment, douterez-vous encore qu'au moins ce ne
soit point un ])ressenliment de malheur.
La jeune fille releva la tèle : pendant ce temps l'eau avait percé la voùle de feuil-
lage et ruisselait sur le visage du roi. — (ih ! sire, sire! dit-elle, avec un accent de
crainte irrésistible, qui émut le roi au ilertiicr point. — Et c'est pour moi . nuuMmira-
1-elle, que le roi reste ainsi découvert et exposé à la i>luie, mais que suis-je donc? —
Vous êtes, vous le vojez , dit le roi, la divinité qui l'ail fuir l'orage, la déesse qui ra-
mène le beau temps.
En elfet, un rayon de soleil filtrant à travers la forél faisait tomber comme autant
de diamans les goutles d'eau qui roulaient sur les feuilles ou qui tombaient verticale-
ment dans les iutersfices du feuillage. — Sire, dit la Vallière [uesque vaincue mais
faisant un suprême elfort, sire, une dernière fois, songez aux douleurs que Voire
Majesté va avoir à subir à cause de moi. En ce moment , mou Dieu 1 on vous cherche,
on vous appelle. La reine doit être «Kpiièle, et Madame, oh! Madame! s'écria la
jeune fille avec un sentiment qui ressemblait à de l'ctfroi.
Ce nom lit un certain cfl'el sur le roi : il tressaillit et lâcha la Vallière qu'il avait
jusque-là tenue embrassée.
l'uis il s'avança du côté du chemin pour regarder, et revint |M'es(|ue soucieu.x à la
Vallière. — Madame , àvez-vous dit'/ lit le roi. — Oui , Madame; Madame qui est
jalouse aussi , dit la Vallière avec un accent profond.
El ses veux , si limides , si chastement fugitifs , osèrent un inslanl interroger les yeux
du roi. — Mais, reprit Louis en faisant un elfort sur lui-même, Madame, ce me
semble, n'a aucun sujet d'être jalouse de moi, Madame n'a aucun droit... — Hélas!
murmura la Vallière. — Oh! Mademoiselle, dit le roi presque avec l'accent du re-
prorhe, seriez-\ous de ceux qui pense ni (]ue la S(cur a le droit d'elle jalouse du frère?
— Sire, il ne m'apparlieni point de percer les secrets de Votre Majesté. — Oh ! vous
le croyez comme les autres, s'écria le roi. — Je ci'ois (pu' Madame est jalouse, oui,
sire, répondit fermement la Vallière. — .Mou Dieu , lit le roi avec inquiétude, vou.seu
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. MH
apercevriez-vous donc à ses façons envers vous? Madaoïe a-t-elle pour vous (juplque
mauvais procédé que vous puissiez attribuer k celte jalousie? — Nullement, sire, je
suis si peu de chose, moi. — Oh ! c'est que s'il en est ainsi, s'écria Louis avec ime
force singulière... — Sire, interrompit la jeune fille, il ne pleut [ihis -, on vient, on
vient, je crois.
Et oubliant toute étiquette elle avait saisi le liras du roi. — Eh bien , Mademoiselle ,
répliqua le roi , laissons venir; qui donc oi^erait trouver mauvais que j'eusse tenu com-
pagnie à mademoiselle de la Vallière? — Par pitié! sire; oh! l'on trouvera étrange
que vous sojez mouillé ainsi , que vous vous soyez sacrifié pour moi. — Je n'ai fait
que mon devoir de gentilhomme, dit Louis, et malheur à celui qui ne ferait pas le
sien en critiquant la conduite de son roi.
En effet, en ce moment on voyait apparaître dans l'allée quelques tètes empressées
et curieuses qui semblaient chercher, et qui ajaiit aperçu le roi et la Vallière, pariu-ent
avoir trouvé ce qu'elles cherchaient.
C'étaient les envoyés de la reine et de Madame , qui mirent le chapeau à la main en
signe qu'ils avaient vu Sa Majesté.
Mais Louis ne quitta point, quelle que fût la confusion de la Vallière, son attitude
respectueuse et tendre.
Puis, quand tous les courtisans furent réunis dans l'allée, quand tout le monde
eut pu voir la marque de déférence qu'il avait donnée à la jeune fille en restant debout
et tête nue devant elle pendant l'orage, il lui offrit le bras, la rameua vers le groupe
qui attendait, répondit de la tête au salut que chacun lui faisait, et, son chapeau tou-
jours'à la main, il la reconduisit jusqu'à son carrosse.
Et comme la pluie continuait de tomber encore , dernier adieu de l'orage qui s'en-
fuyait, les autres dames, que le respect avait empêché de monter en voiture avant
le roi , recevaient sans cape et sans mantelet cette pluie dont le roi , avec son chapeau ,
garanfissait autant qu'il était en son pouvoir la plus humble d'entre elles.
La reine et Madame durent, comme les autres, voir cette courtoisie exagérée du
roi; Madame en perdit connaissance au point de pousser la reine du coude, en lui
disant : — Regardez, mais regardez donc !
La reine ferma les yeux comme si elle eût éprouvé un vertige. Elle porta la main à
son visage et remonta en carrosse.
Madame monta après elle.
Le roi se remit à cheval, et sans s'attacher de préférence à aucune portière , il revint
à Fontainebleau, les rênes sur le cou de son cheval, rêveur et tout absorbé.
Quand la foule se fut éloignée, quand ils eurent entendu le bruit des chevaux et
des carrosses qui allait s'éteignant, quand ils fiu'ent sîjrs enfin que personne ne les
pouvait voir, Aramis et Fouquet sortirent de leur grotte.]
Puis, en silence, tous deux gagnèrent l'allée.
Aramis plongea son regard , non-seidement dans toute l'étendue qui se déroulait de-
vant lui et derrière lui, mais encore dans l'épaisseur des bois. — Monsieur Fouquet ,
dit-il quand il se fut bien assuré que tout était solitaire, il faut à tout prix ravoir votre
lettre à la Vallière. — Ce sera chose facile , dit Fouquet , si le grisou ne l'a pas rendue.
— Il faut en tout cas que ce soit chose possible , comprenez-vous? — Oui , le roi aime
cette fille , n'est-ce pas? — Beaucoup, et ce qu'il y a de pis, c'est que de son côté cette
fille aime le roi passionnément. — Ce qui veut dire que nous changeons de tacfique,
n'est-ce pas? — Sans aucun doute, vous n'avez pas de temps à perdre, il faut que
vous voyiez la Vallière et que sans plus songer à devenir son amant, ce [qui est im-
818 LES MOUSQUETAIRES.
possible, vous vous déclariez son plus cher ami et son plus humble serviteur. — Ainsi
ferai-je , répondit Fouquet , et ce sera sans répugnance , celte enfant me semble pleine
de cœur. — Ou d adresse, dit Aramis, mais alors raison de plus.
Puis il ajouta après lui instant de silence : — Ou je me trompe ou celte petite tille
sera la grande passion du roi. Remontons en voiture et ventre à terre jusqu'au château.
TOBIE.
Deux heiu-es après que la voiture du surintendant était partie sur l'ordre d' Aramis.
les emportant tons deux vers Fontainebleau avec la rapidité des nuages qui couraient
au ciel sous le dernier souffle de la tempête, la Vallière était chez elle, en simiile
peignoir de mousseline , et achevant sa collation sur une petite table de marbre.
Tout à coup sa porte s'ouvrit, et un valet de chambre la prévint que M. Fouquel
demandait la permission de lui rendre ses devoirs.
Elle fit répéter deux fois; la pauvre enfant ne connaissait M. Fouquet que de nom
et ne savait pas deviner ce qu'elle pouvait avoir de commun avec un surintendant des
finances.
Cependant, comme il pouvait venir de la part du roi, et d'après la conversation
que nous avons rapportée , la chose était bien possible , ellejela un coup d'œil sur son
miroir, allongea encore les longues boucles de ses cheveux et donna l'ordre qu'il fût
introduit.
La Vallière cependant ne pouvait s'empêcher d'éprouver un certain trouble. La
visite d\i suiiTitendant n'était pas un événement vulgaire dans la vie d'une fcuune de
la cour..Fou(iuet. si célèbre par sa générosité, sa galanterie et sa délicatesse avec les
fennnes, avait reçu plus d'invitations qu'il n'avait ilemandé d'audiences.
Dans beaucoup de maisons, la présence du surintendant avait signifié fortune. Dans
bon nombre de cunirs, elle avait signifié amour.
Fompiel entra respectueusement (liez la Vallière, se présentant avec celle grâce
qui était le caraclèi'e dislinctif des iiouunes émiuens de ce siècle, et qui aujourd'hui
ne se com|)rend plus, mêuK! dans les portraits de l'époque où te peintre a essaye de
les faire vivre.
La Vallière ré|i(iudil au salut cércmcinieus de Fouquel [lar \me révérence de pen-
sionnaire, l'I lui indiipia iiii siège.
MaisFnu(pi('l s'incliuant. — Je ne m'asseoirai pas, Mademoiselle , dit-il , que vous
ne m'avez pardonné. — MoiV demanda la Vallière. — Oui. vous. — Et pardonné
quoi , mon Dieu?
Fotiqupt fixa sou plus piMçanl regard sur la jeune lille el ne crut voir sur son visage
due le iihis na'if élonnement. — Je vois, Mademoiselle, dil-il, que vons avez autant
de généro-il(' que d'espiil, el je lis dans vos jeux le pardon(|ue je sollicitais. Mais il ne
me sul'fit pas du pardon des lè\ri's. je vous en pri''\ iciis, il me faiil encore li' pardon
du riiiir l'I di' rr>]irit. — Sur ma p.irnlc , Monsieur, dil la \ .illière , je vous jure que
if ne vous lonqii'cnds pas. — t'.'esl encore une deliralesse (pii me (harme, répondit
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 319
Fouqiiet, et je vois que vous ne voulez point que j'aie à rougir devant vous. — Rou-
gir ! rougir devant moi! mais voyons, dites, de quoi rougiriez-vous? — Me trom-
perais-je , dit Fouquet , et aurais-je le bonheur que mon procédé envers vous ne vous
eût pas désobligée?
La Yallière haussa lesépaules. — Décidément, Monsieur, dit-cllc. vous parlez par
énigmes, et je suis trop ignorante à ce qu'il paraît pour vous comprendre. — Soit,
dit Fouquet , je n'insisterai pas. Seulement, dites-moi , je vous en supplie , que je puis
compter sur votre pardon plein et entier. — Mousieiu'. dit la Vallière avec une sorte
d'impatience, je ne puis vous faire qu'une réponse , et j'espère qu'elle vous satisfera.
Si je savais quel tort vous avez envers moi , je vous le pardonnerais. A plus forte raison
vous comprenez bien , ne connaissant pas ce tort...
Fouquet pinça ses lèvres comme eût fait Aramis. — Alors , dit-il , je puis espérer
que nonobstant ce qui est arrivé, nous resterons en bonne intelligence, et que vous
voudrez bien me faire la grâce de croire h ma respectueuse amitié.
La Vallière crut qu'elle commençait à comprendre. — Oh ! se dit-elle en elle-
même, je n'eusse pas cru M. Fouquet si avide de rechercher les sources d'une faveur
si nouvelle.
Puis tout haut : — Votre amitié, Monsieur! dit-elle, vous m'offrez votre amitié;
mais en vérité, c'est pour moi tout l'honneur, et vous me comblez. — Je sais, Ma-
demoiselle, répondit Fouquet , que l'amitié du maître peut paraître plus brillante et
plus désirable que celle du serviteur, mais je vous garantis que cette dernière sera tout
aussi dévouée , tout aussi fidèle et absolument désintéressée.
La VaUière s'inchua : il y avait en effet beaucoup de conviction et de dévouement
réel dans la voix du surintendant.
Aussi lui tendit-elle la main. — Je vous crois, dit-elle.
Fouquet prit vivement la main que lui tendait la jeune tille. — Alors, ajouta -t-il,
vous ne verrez aucune difficulté , n'est-ce pas , à me rendre celte malheureuse lettre?
— Quelle lettre ? demanda la Vallière.
Fouquet l'interrogea , comme 11 avait déjà fait , de toute la puissance de son regard.
Même naïveté de physionomie, même candeur dévisage. — Allons, Mademoiselle,
dit-il après cette dénégation, je suis forcé d'avouer que votre système est le plus dé-
licat du monde, et je ne serais pas moi-même un honnête homme, si je redoutais
quelque chase d'une femme aussi généreuse que vous. — En vérité, monsieur Fou-
quet , répondit la Vallière , c'est avec un profond regret que je suis forcée de vous ré-
péter que je ne comprends absolument rien à vos paroles. — Mais, enfin, sur l'hon-
neur, vous n'avez donc reçu aucune lettre de moi, INLademoiselle? — Sur l'honneur,
aucune, répondit fermemeut la Vallière. — C'est bien; cela me suftit; Madeuioi-
selle, permettez-moi de vous renouveler l'assurance de toute mon estime et de tout
mon respect.
Puis, s'inclinant, il sortit pour aller retrouver Aramis qui l'attendait chez lui, et
laissant la Vallière se demander si le surintendant était devenu fou. — Eh bien 1 de-
manda Aramis qui attendait Fouquet avec impatience, êtes-vous content de la favo-
rite V — Enchanté, répondit Fouquet, c'est une femme pleine d'esprit et de cceur. —
Elle ne s'est point fâchée? — Loin delà, elle n'a pas même eu l'air de comprendre.
— De comprendre quoi? — De comprendre que je lui eusse écrit. — Cependant, il a
bien fallu qu'elle vous comprit pour vous rendre la lettre, car je présume qu'elle vous
l'a rendue. — Mais pas le moins du monde. — Au moins, vous êtes-vous assuré
qu'elle l'avait brtilée. — Mon cher monsieur d'Herblay, il y a déjà une heure que je
M20 LES MOUSQUETAIRES.
joue aux propos interrompus , et je commence à avoir assez de ce jeu , si amusant
quil soit. Con)prenez-nioi donc bien : la petite a ieint de ne pas comprendre ce que
je lui disais; elle a nié avoir reçu aucune lettre ; donc, ayant nié positivement la ré-
ception, elle n'a pu ni me la rendre ni la brûler. - Oh! oh! dit Araniis avec in-
quiétude, que me dites-vous là? — Je vous dis qu'elle m'a juré sur ses grands dieux
n'avoir reçu aucune lettre. — Oh ! c'est trop fort. Et vous n'avez pas insisté? — J'ai
insisté au contraire , et même jusqu'à l'impertinence.. — Et elle a toujours nié ? — Tou-
jours. — Elle ne s'est pas démentie un seul instant? — Pas un instant. — Mais alors ,
mon cher, vous lui avez laissé notre lettre entre les mains. — Il Ta , pardieu ! bien
fallu. — Oh ! c'est une grande faute. — Que diable eussiez-vous fait à ma place , vous?
— Certes on ne pouvait la forcer , mais cela est in(juiétant; une pareille lettre ne peut
demeurer contre nous. — Oh' ! celte jeune tille est généreuse. — Si elle l'eût été réel-
lement, elle vous eût rendu votre lettre. — Je vous dis qu'elle est généreuse; j'ai vu
ses yeux, je m'y connais. — Alors vous la croyez de bonne foi? — Oh ! de tout mon
cœur. — Eh bien , moi , je croi.s que nous nous trompons. — Couunent cela? — Je
crois qu'effectivement , comme elle vous l'a dit , elle n'a point reçu la lettre. — Com-
ment! point reçu la lettre? — Non. — Supposeriez-vous... — Je suppose que parun
motif que nous ignorons, votre homme n'a pas remis la lettre.
Fouquet frappa sur un timbre. Un valet parut — Faites venir Tobie, dit-il.
Un instant après parut im homme à l'œil inquiet , à la bouche fine, aux bras courts,
au dos voûté.
Aramis attarha sur lui son œil perçant. — Voulez-vous me permettre de l'interroger
moi-même? demanda Araniis. — Faites, dit Fouquet.
Aramis lit un mouvement pour adresser la parole au laquais, mais il s'arrêta. —
Non , dit-il, il verrait que nous attachons trop d'importanceà sa réponse , inlerrogez-le,
vous; moi, je vais feindre d'écrire.
Aramis se mit en effet à une table , le dos tourné au grison dont il examinait chaque
geste et chaque regard dans luie glace parallèle.
— Viens ici, Tobie, dit Fouquet. — Le laquais s'ap[ii'ocha d'un pas assez ferme.
— Comment as-tu fait ma comuii-ssiofl? lui demanda Fouquet. — Mais, connue à
l'ordinaire , monseigneur, répliqua l'honmie. — Enfin, dis. — J'ai pénétré chez ma-
demoiselle la Vallicre, qui était à la messe , et j'ai mis le billet sur sa toilette. N'est-ce
point ce que vous m'aviez ilit? — Si fait: et c'est tout? — Alisolmucnt tout, mon-
seigneur. — Personne n'était là? — Personne. — T'es-tu caché comme je te l'avais
dit alors? — Oui. — Et elle est rentrée? — Dix minutes après — Et personne n'a pu
prendre la letti'c? — Personne, car[)crsonne n'est entré. — Du dehors, mai^ de l'in-
térieur? — De l'endi'oil où j'étais caché, je pouvais voir jusqu'au fond do la chambre.
— Écoute , dit Fouquet en regardant fixement le laquais, si cette lettre s'est trompée
de destination. avnue-l(>-uioi ; car s'il faut qu'une erreur ait été commise, tu la paieras
de ta tête.
Toi)ie tressaillit , mais se l'cmil aussitôt. — Mous<'ign(MU', dit-il, j'ai déposé la lettre
à l'endroit où j'ai dit, et je ne demande qu'une demi^heure pour vous prouver que
la lettre est entre les mains de mademoiselle la Vallière ou [mm- ^ous rapporter la
lettre elle-même.
Aramis obser\ait curieusement le lai|uais.
Fou(|uet était facile dans sa confiance; vingt ans cet hounne l'avait bien servi. —
Va, ilil-il, c'est bii'u : mais a|)port('-moi la preuve (pie lu dis. Le lacpiais sortit.
— Eh bien! qu'en i)enscz-\ous? demanda l'"ou(pict à .\ramis. — Je pense (pi'il faut,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 521
par un moyen quelconque , vous assurer de la vérité. Je pense que la leltie est ou
n"est pas pas parvenue à lu Vallière. Que, dans le premier cas, il faut que la Vallière
vous la rende ou vous donne la satisfaction de la brûler devant vous; que, dans le
second, il faut ravoir la lettre, dût-il nous en coûter un million. Voyons, n'est-ce
pas votre avis ? — Oui , mais cependant , mon cher évéque , je crois que vous vous
exagérez la situation. — Aveugle, aveugle que vous êtes! murmura Aramis. — La
Vallière, que nous prenons pour une politique de première force, est fout simplement
une coquette qui espère que je lui ferai la cour parce que je la lui ai déjà faite, et qui,
maintenant qu'elle a reçu confirmation de l'amour du roi, espère me tenir en lisière
avec la lettre. C'est naturel.
Aramis secoua la tète. — Ce n'est point votre avis? dit Fouquet. — Elle n'est pas
coquette, dit-il. — Laissez-moi vous dire.. . — Oh ! je me connais en femmes co-
quettes, fît Aramis. — Mon ami! mon ami! — H y a longtemps que j'ai fait mes
études , voulez-vous dire. Oh ! les femmes ne changent pas. — Oui , mais les hommes
changent, et vous êlcs aujourd'hui plus soupçonneux qu'autrefois. Puis, se. mettant à
rire : — Voyons , dit-il , si la Vallière veut m'aimer pour un tiers et le roi pour deux
tiers , trouvez-vous la condition acceptable?
Aramis se leva avec impatience. — La Vallière, dit-il, n'a jamais aimé et n'aimera
jamais que le roi. — Mais enfin, dit Fouquet, que feriez-vous? — Demandez-moi
plutôt ce que j'eusse fait. — Eh bien! qu'eussiez- vous fait? — D'abord je n'eusse
point laissé sortir cet honnne. — Tobie! — Oui, Tobie; c'est un traître! — Oh! —
J'en suis sûrl Je ne l'eusse point laissé sortir qu'il ne m'eût avoué la vérité. — Il est
encore temps. — Comment cela'/ — Rappelons-le, et interrogez-le à votre tour. —
Soit ! — Mais je vous assure que la chose est bien inutile. Je l'ai depuis vingt ans , et
jamais il ne m'a fait la moindre confusion, et cependant, ajouta Fouquet en riant,
c'était facile. — Rappelez-le toujours. Ce matin, il m'a semblé voir ce visage-là en
grande conférence avec un des hommes de M. Colberl. — Où donc cela? — En face des
écuries. — Bah ! tous mes gens sont à couteaux tirés avec ceux de ce cuistre. — Je
l'ai vu, vous dis-je , et sa figure , q\ii devait m'ètre inconnue quand il est entré tout à
l'hetire , m'a frappé désagréablement. — Pourquoi n'avez-vous rien dit pendant qu'il
était là? — Parce que c'est à la minute seulement que je vois clair dans mes souve-
nirs. — Oh! oh ! voilà que vous m'effrayez, dit Fouquet.
Et il frappa sur le timbre. — Pourvu qu'il ne soit pas déjà trop tard, dit Aramis.
Fouquet frappa une seconde fois.
Le valet de chambre ordinaire parut. — Tobie! dit Fouquet, faites venir Tobie.
Le valet de chambre referma la porte. — Vous me laissez carte blanche , n'est-ce
pas? — Entière. — Je puis employer tous les moyens pour savoir la vérité? — Tous.
— Même l'iiitimidalion ? — Je vous fais procureur général à ma place. On attendit dix
minutes, mais inutilement.
Fouquet impatienté frappa de nouveau sur le timbre. — Tobie , cria-t-il. — Mais ,
monseigneur, dit le valet, on le cherche. — Il ne peut être loin, je ne l'ai chargé
d'aucun message. — Je vais voir, monseigneur, et le valet de chambre referma la
porte.
Aramis, pendant ce temps, se promenait impatiemment , mais silencieusement,
dans le cabinet.
On attendit dix minutes encore.
Fouquet sonna de manière à réveiller toute une nécropole.
Le valet de chambre rentra assez tremblant pour faire croire à une mauvaise nou-
522 LES MOUSQUETAIRES.
velle. — Monseigneur se trompe, dit-il avant même que Fouquet l'interrogeât, mon-
seigneur aura donné une commission à T obie , car il a été aux écuries prendre le
meilleur coureur de monseigneur, il l'a sellé lui-même. — Eh bien? — Il est parti.
— Parti ! s'écria Fouquet. Que l'on coure, qu'on le rattrape ! — Là , là ! dit Aramis en
le prenant par la main; calmons-nous : maintenant le mal est fait. — Le mal est fait?
— Sans doute: j'en étais sur. Maintenant ne donnons pas l'éveil: calculons le résultat
du coup et parons-le, si nous pouvons. — Après tout, dit Fouquet , le mal n'est pas
grand. — Vous trouvez cela? dit Aramis. — Sans doute. Il est bien permis à un
homme d'écrire un billet d'amour à une femme. — A un homme, oui: à un sujet,
non! surtout quand cette femme est celle que le roi aime. — Eb ! mon ami, le roi
n'aimait pas la Vallière il y a huit jours; il ne l'aimait même pas hier, et la lettre est
d'hier : je ne pouvais pas deviner l'amour du roi, quand l'amour du roi n'existait pas
encore. — Soit, répliqua Aramis; mais la lettre n'est malheureusement pas datée.
Voilà ce qui me lourmente surtout. Ah ! si elle était datée d'hier seulement , je n'au-
rais pas pour vous l'ombre d'une inquiétude.
Fouquet haussa les épaules. — Suis-je donc en tutelle, dit-il. et le roi est-il roi de
mon cerveau et de ma cliair? — Vous avez raison , répliqua Aramis , ne donnons pas
aux choses plus d'importance qu'il ne convient; puis d'ailleurs... Eh bien! si nous
sommes menacés nous avons des moyens de défense. — Oh ! menacés, dit Fouquet,
vous ne mettez pas cette piqûre de fourmi au nondire des menaces qui peuvent com-
promettre ma fortune et ma vie, n'est-ce pas? — Eh ! pensez-y, monsieur Fouquet, la
piqûre d'une foiu'mi peut tuer un géant , si la fourmi est venimeuse. — Mais celte
toute-puissance dont vous parliez; voyons, est-elle déjà évanouie? — Je suis tout-
puissant, soit; mais je ne suis pas immortel. Voyons, retrouver Tobie serait le plus
l)ressé, ce me semble. N'est-ce point votre avis? — Oh! quant à cela, vous ne le re-
trouverez pas, dit Aramis . et s'il vous était précieux, f;ùtes-en votre deuil. — Enfin ,
il est (pielque part dans le monde , dit Fouquet. — Vous avez raison : laissez-moi faire,
répondit Aramis.
^^Î5^*.
1
LE VICOMTE DE BRAGELONNE,
V23
LES QUATRE CHANCES DE SIADAME.
A l'eine Anne avait fait prier la jeune reine do venir lui
rendre visite.
Depuis quelque temps, souffrante et tombiint du haut
de sa beauté , de sa jeunesse, avec cette rapidité du déclin
qui signale la décadence des femmes qui ont beaucoup
lutté, Anne d'Autriche voyait se joindre au mal physique
la douleur de ne plus compter que comme un souvenir
vivant au milieu des jeunes beautés, des jeunes esprits
et des jeunes puissances de sa cour.
Les avis de son médecin , ceux de son miroir, la déso-
laient bien moins que ces avertissemens inexorables de la société des courtisans qui ,
pareils aux rats du navire , abandonnent la cale où l'eau va pénétrer, grâce aux ava-
ries de la vétusté.
Anne d'Autriche ne se trouvait pas satisfaite des heures que hii donnait son fils aîné.
Le roi , bon fils , plus encore avec affectation qu'avec affection, venait d'abord passer
chez sa raère une heure le matin et une heure le soir; mais , depuis qu'il s'était chargé
des affaires de l'État , la visite du matin et celle du soir s'étaient réduites d'une demi-
heure : puis, peu à peu , la visite du matin avait été supprimée.
On se voyait à la messe: la visite même du soir était rempiacc^e par une entrevue
soit chez le roi en assemblée , soit chez Madame, où la reine venait assez complai-
samment par égard pour ses deux fils.
n en résultait cet ascendant immense sur la cour que Madame avait conquis et qui
faisait de sa maison la véritable réunion royale.
Anne d'Autriche le sentit.
Se voyant souffrante et condamnée par la souffrance à de fréquentes retraites, elle
fut désolée de prévoir que la plupart de ses journées, de ses soirées s'écouleraient so-
litaires, inutiles, désespérées
Elle se rappelait avec terreur l'isolement où jadis la laissait le cardinal de Richelieu,
fatales et insupportables soirées pendant lesquelles pourtant elle avait pour se con-
soler la jeunesse, la beauté, qui sont toujours accompagnées de l'espérance.
Alors elle forma le projet de transporter la cour chez elle et d'attirer Madame, avec
sa brillante escorte, dans la demeure sombre et d(^à triste où la veuve d'un roi de
France , la mère d'un roi de France était réduite à consoler, de son veuvage anticipé,
la femme toujours larmoyante d'un roi de France.
Aune réfléchit.
ô-2i LES MOUSQUETAIRES.
Elle avait beaucoup intrigué dans sa vie. Dans le beau temps, alors que sa jeune
tête enfanlait des projets toujoui's heureux, elle avait près d'elle , pour stimuler son
ambition et son amour, une amie plus ardente, plus ambitieuse qu'elle-même, une
amie qui l'avait aimée, rhose rare à la cour, cl que de mesquines considéralious
avaient éloignée d'elle.
Mais depuis tant d'années, excepté madame de Motteviile, excepté la Molena, celle
nourrice espagnole, confidente en sa qualité de compatriote et de femme, qui pouvait
se flatter d'avoir donné un bon avis à la reine?
Qui donc aussi , [larmi toutes ces jeunes têtes, pouvait lui rappeler le passé par le-
quel seulement elle vivait?
Anne d'Autriche se souvint de madame de Chevreuse , d'abord exilée plutôt de sa
volonté à elle-même plutôt que de celle du roi , puis morte en exil femme d'un gcn-
tilhonnne obscur.
Elle se demanda ce que madame de Chevreuse lui eût conseillé autrefois en pareil
cas dans leurs conununs embarras d'intrigues, et, après une sérieuse méditation, il
lui sembla que cette femme rusée, pleine d'expérience et de sagacité, lui répondait
de sa voix ironique : — Tous ces petits jeunes gens sont pauvres et avides.
Ils ont besoin d'or et de rentes pour alimenter leurs plaisirs , prenez-les-moi par
l'intérêt.
Anne d'Autriche adopta ce plan.
Sa bourse était bien garnie, elle disposait d'une somme considérable amassée par
Mazarin pour elle et mise en lieu sûr.
Elle avait les plus belles pierreries de France et surtout des perles d'une telle gros-
seur qu'elles faisaient soupirer le roi chaque fois qu'il les voyait, parce que les perles
de sa couronne n'étaient que des grains de mil auprès de celles-là.
Anne d'Autriche n'avait plus de beauté ni de charmes à sa disposilion. Elle se fit
riche et proposa pour appât à ceux qui viendraient chez elle , soit de bons écus d'or à
gagner au jeu , soit de bonnes donations habilement faites les jours de bonne humeur,
soit des aubaines de rentes qu'elle arrachait au roi en sollicitant, ce (ju'elle s'élait
décidée à faire pour entretenir son crédit.
El d'abord elle essaya de ce moyen sur !\Iadame , dont la possession lui était la plus
précieuse de toutes.
Madame, malgré l'intrépide confiance de son esprit et de sa jeunesse, donna tète
baissée dans le panneau qui était ouvert devant elle. Enrichie peu à peu par des dons,
par des cessions, elle prit goût à ces héritages anticipés.
Anne d'Autriche usa du même moyen sur Monsieur et sur le roi lui-même.
Elle institua chez elle des loteries.
Le jour où nous sommes arrivés , il s'agissait d'un niédianoche chez la reine-mère,
et celle princesse mettait en loterie deux bracelets fort beaux eu briUaus et d'un tra-
vail ex(|uis.
Les médaillons étaient des camées antiques de la plus grande valeur : comme revenu,
les diamans ne représentaient pas une somme bien considérable, mais l'originalité , la
rareté de ce travail étaient telles (pi'on di'-sirait à la cour non-seulement posséder,
mais voir CCS hracelett» aux bras de la reine, et que les jours où elle le;- portail, c'élait
une faveur que d'être admis à les admirer en lui baisant les mains.
Les courtisans avaient même à ce sujet adopté des variantes de galanterie pour éta-
blir cet aphorisme, que les bracelets eussent été sans |irix s'ils n'avaieul le malheur
de se trouver en contact avec dos bras pareils à ceux de la reine.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 52lo
Ce compliment avait eu Thonneur d'être traduit dans toutes les langues de l'Eui-opc,
plus de mille distiques latins et français circulaient sur cette matière.
Le jour où Anne d'Autriche se décida pour la loterie, c'était un moment décisif; le
roi n'était pas Tenu depuis deux jours chez sa mère.
Madame boudait après la grande scène des dryades et des naïades.
Le roi ne boudait plus , mais une distraction toute-puissante l'enlevait au-dessus
des orages et des plaisirs de la cour.
Anne d'Autriche opéra sa diversion en aimonçant la fameuse loterie chez elle pour
le soir suivant.
Elle vit , à cette eflet , la jeune reine , à qui , comme nous l'avons dit , elle demanda
une visite le matin. — Ma fille , lui dit-elle, je vous annonce une bonne nouvelle. Le
roi m'a dit de vous les choses les plus tendres. Le roi est jeune et facile à détourner ;
mais tant que vous vous tiendrez près de moi, il n'osera s'écarler de vous, à qui d'ail-
leurs il est attaché par une très-vive tendresse. Ce soir il y a loterie chez moi : vous y
viendrez V
— On m'a dit, fit la jeune reine avec une sorte de reproche timide , que Votre Ma-
jesté mettait en loterie ses beaux bracelets qui sont d'une telle rareté, que nous n'eus-
sions pas dû les faire sortir du garde meuble de la couronne, ne fût-ce que parée
qu'ils vous ont appartenu. — Ma fille, dit alors Anne d'Autriche qui entrevit toute la
pensée de la jeune reine et voulut la consoler de lùavoir pas reçu ce présent, il fallait
que j'attirasse chez moi à tout jamais Madame. — Madame ! fit en rougissant la jeune
reine. — Sans doute ; n'aimez-vous pas mieux avoir chez vous une rivale pour la sur-
veiller et la dominer, que de savoir le roi chez elle toujours disposé à courtiser comme
à l'élre? Celle lulcrie est l'attrait dont je me sers pour cela; me blàmez-vous? — Oh 1
non! fit Maiie-Thérèse en frappaiil dans ses mains avec cet enfantillage de la joie
espagnole. — El vous ne regrettez plus . ma chère , que je ne vous aie pas donné ces
bracelets, comme c'était d'abord mou intenlion? — Oh! non! oh! non! ma bonne
mère !... — Eh bien ! ma chère fille , faites-vous bien belle , et que notre inédianoche
soit brillant; plus vous y serez gaie, plus y paraîtrez charmante, et vous éclipserez
toutes les femmes par votre éclat comme par votre rang.
Marie-Thérèse partit enlhousiasniée.
Une heure après, Anne d'Autriche recevait chez elle Madame, et la couvrant de
caresses, — Bonnes nouvelles! disail-elle, le roi est charmé de ma loterie. — Moi,
dit Madame , je n'en suis pas aussi charmée ; voir de beaux bracelets comme ceux-là
aux bras d'une autre fennne que vous ou moi, ma reine, voilà ce à quoi je ne puis
m'habituer. — Là ! là ! dit Anne d'Aulriche en cachant sous un sourire une violente
douleur qu'elle venait de sentir, ne vous révoltez pas, jeune femme... et n'allez pas
tout de suite prendre les choses au pis. — Ah! Madame, le sort est aveugle... et vous
avez, m'a-t-on dit , deux cents billets'/ — Tout aulant. Mais vous n'ignorez pas qu'il
n!y en aura qu'un gagnant? — Sans doule. A qui tombera-t-il ? le pouvez-vous dire?
lit Madame désespérée. — Vous me rappelez que j'ai fait un rêve cette nuit... Ah !
mes rêves sont bons... je dors si peu. — Quel rêve?... vous souffrez? — Non, dit la
reine en étouffant avec une constance admirable une nouvelle torture d'élancement
dans le sein... J'ai donc rêvé que le roi gagnait les bracelets. — Le roi! — Vous m'allez
demander ce que le roi peut taire de bracelets, n'est-ce pas? — C'est vrai. — Et vous
ajouterez cependant qu'il serait fort heureux que le roi gagnât, car ayant ces brace-
lets, il serait forcé de les donner à quelqu'un. — De vous les rendre par exemple. —
Auquel cas je les donnerais immédiatement, car vous ne pensez pas, dit la reine en
55fi LES MOUSQUETAIRES.
riant, que je mette ces bracelets en loterie par gêne. C'est pour les donner sans faire
de jalousie , mais si le hasard ne voulait pas me tirer de peine , eh bien ! je corrigerais
le hasard... je sais bien à qui j'offrirais les bracelets.
Ces mois furent accompagnés d'un sourire si expressif, que Madame dut le payer
par un baisement de remercîment. — Mais, ajouta Anne d'Autriche , ne savez-vous
pas aussi bien que moi que le roi ne me rendrait pas les bracelets s'il les gagnait? —
Il les donnerait à la reine , alors. — Non. Par la même raison qui fait qu'il ne me les
rendrait pas , attendu que si j'eusse voulu les donner à la reine , je n'avais pas besoin
de lui pour cela.
Madame jeta un regard de côté sur les bracelets qui, dans leur écrin, scintillaient
sur une console voisine, — Qu'ils sont beaux! dit-elle en soupirant. Eh ! mais, dit Ma-
dame , voilà-t-il pas que nous oublions que le rêve de Votre Majesté n'est qu'un rêve.
— Il m'étonnerait fort, repartit Anne d'Autriche, que mon rêve fût trompeur; cela
m'est arrivé rarement. — Alors vous pouvez être prophète. — Je vous ai dit , ma tille, ,
que je ne rêve presque jamais : mais c'est une coïncidence si étrange q\ie celle de ce
rêve avec mes idées! il entre si bien dans mes combinaisons! — Quelles combinai-
sons? — Celle-ci , par exemple , que vous gagnerez les bracelets. — Alors ça ne sera
pas le roi. — Oh ! dit Aune d'Autriche, il n'y a pas tellement loin du cœur de Sa
Majesté à votre ca^ur... à vous qui êtes sa sœur chérie... Un'y apas, dis-jc, tellement
loin qu'on puisse dire que le rêve est menteur. Voyez pour vous les belles chances;
comptez-les bien. — Je les compte. — D'abord celle du rêve. Si le roi gagne, il est
certain qu'il vous donne les bracelets. — J'admets ceki pour une. — Si vous les ga-
gnez , vous les avez, — Naturellement: c'est encore admissible. — Enfin, si ilonsieur
les gagnait ! — Oh ! dit Madame en riant aux éclats , il les donnerait au chevalier de
Lorraine.
Anne d'Atitriche se mit à rire connue sa bru , c'est-à-dire de si bon cœur que sa
douleur reparut et la fit blêmir au milieu de l'accès d'hilarité, — Qu'avez-vous? dit
Madame efl'rayéc. — Rien , rien, le point de côté... J'ai trop ri... Nous en étions à la
quatrième chance. — Oh ! celle-là je ne la vois pas. — Pardonnez-moi , je ne me suis
pas exclue des gagnans , et si je gagne , vous êtes sûre de moi. — Merci , merci ! s'é-
cria Madame. — J'espère que vous voilà favorisée, et qu'à présentie rêve commence
à prendre les solides contours de la réalité. — En vérité, vous me donnez espoir et
confiance, dit Madame, et les bracelets ainsi gagnés me seront cent fois plus prccieu.x.
— A ce soir donc? — A ce soir. Et les deux princesses se séparèrent.
Aune ilAutriclic . :\\ivc< avoir quille sa bru, se dit ru e.xaniinaiil les bracelets : —
lis sont bien précieux . en clfct , puisque jiar eux, le soir, je me serai concilié im cœur
en même temps que j'aurai deviné un secret.
Puis se tournant vers son alcôve déserte : — Est-ce ainsi (]ue tu aurais joué, ma
pauvre Chevrense? dit-elle au vide... Oui , n'est-ce pas?
Et comme nu parfum d'autrefois, toute sa jeunesse , toute sa folle iniaginalion, tout
le bonheur lui re\iiu'ent avec l'écho de cette invocation.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 527
LA LOTERIE.
Le soir , à huit heures , toul le monde était rassemblé chez la reine-mère.
Anne d'Autriche, en grand habit de cérémonie, belle des restes de sa beauté et de
toutes les ressources que la co(]uetterie peut mettre en des mains habiles, dissimulait ,
ou plutôt essayait de dissimuler à cette ibule de jeunes courtisans qui l'entouraient el
qui l'admiraient encore , grâce aux combinaisons que nous avons indiquées dans le
chapitre précédent, les ravages déjà visibles de cette souffrance à laquelle elle devait
succomber quelques années plus tard. Madame, presque aussi coquette qu'Anne d'Au-
triche, la reine, simple et naturelle comme toujours, était assise à ses côtés et se
disputait ses bonnes grâces. ,
Les dames d'honneur, réunies en corps d'armée pour résister avec plus de force, et
par conséquent avec plus de succès aux malicieux propos que les jeunes gens tenaient
sur elles, se prêtaient, comme t'ait uu bataillon carré , le secours mutuel d'une boune
garde el d'une bonne riposte.
Montalais, savante dans cette guerre de tirailleur, protégeait toute la hgne par le
feu roulant qu'elle dirigeait sur l'euuenu'.
Saint-Aignau , au désespoir de la rigueur insolente à force d'être obstinée de ma-
demoiselle de Tonnay-Charente , essayait de lui tourner le dos , mais vaincu par l'éclat
irrésistible des deux grands yeux de la belle, il revenait à chaque instant consacrer sa
défaite par de nouvelles soumissions auxquelles mademoiselle de Tonnay-Chareute ne
manquait pus de riposter par de nouvelles inqiertiueiices.
Saint-Aignan ne savait à quel saint se vouer.
La Vallière avait, non pas une cour, mais des commencemens de courtisans.
Saint-Aignan espérant par cette manœuvre attirer les yeux d'Athénaïs de son côté ,
était venu saluer la jeune fille avec un respect qui à quelques esprits retardataires
avait fait croire à la volonté de balancer Atbénaïs par Louise.
Mais ceux-là , c'étaient ceux qui n'avaient ni vu ni entendu raconter la scène de la
pluie. Seulement, connue la majorité était déjà informée, et bien informée , sa faveur
déclarée avait attiré à elle les plus habiles comme les plus sots de la cour.
Les premiers, parce qu'ils disaient les uns comme Montaigne : Que sais-je?
Les autres, parce qu'ils disaient comme Rabelais : Peut-être.
I.e plus grand nombre avait suivi ceux-là comme, dans les chasses, cinq ou six
limiers habiles suivent seuls la fumée de la bête , tandis que tout le reste de la meute
ne suit que la fumée des limiers.
Mesdames el la reine examinaient les toilettes de leurs fllles et de leurs dames
d'honneur, ainsi que celles des autres dames; et elles daignaient oublier qu'elles
étaient reines pour se souvenir qu'elles étaient femmes.
C'est-à-dire qu'elles déchiraient impitoyablement tout porte-jupe, comme eût dit
Molière.
Les regards des deux princesses tombèrent simultanément sur la ValUère qui , ainsi
que nous l'avons dit, était fort entourée en ce momeuti
528 LES MOUSQUETAIRES.
Madame fut sans pilié. — En vérité , dit-elle en se penchant vers la reine-mère , si
le sort était juste, il favoriserait cette pauvre petite la Vallière. — Ce n'est pas pos-
sible , dit la reine-mère en souriant. — Comment cela? — Il n'y a que deux cents bil-
lets . de sorte que tout le monde n'a pu être porté sur la liste. — Elle n'y est pas alors'?
— Non. — Quel dommage ! elle eût pu les gagner et les vendre. — Les vendre !
s'écria la reine. — Oui, cela lui aurait fait ime dot et elle n'eût pas été obligée de se
marier sans trousseau, comme cela arrivera probablement. — Oh bah ! vraiment ,
pauvre petite! dit la reine-mère. N'a-t-elle pas de robes? Et elle prononça ces mots
en femme qui n'a jamais pu savoir ce que c'était que la médiocrité. — Dame ! voyez ,
je crois, Dieu me pardonne, qu'elle a la même jupe ce soir qu'elle avait ce matin à
la promenade, et qu'elle aura pu conserver, grâce au soin que le roi a pris de la
mettre à l'abri de la pluie.
Au momeot même où Madame prononçait ces paroles le roi entrait.
Les deux princesses ne se fussent peut-être point aperçues de cette arrivée , tant
elles étaient occupées à médire. Mais Madame vit tout à coup la Vallière, qui était de-
bout en face de la galerie, se troubler et dire quelques mots aux courtisans qui l'enloj-
raient; ceux-ci s'écartèrent aussitôt. Ce mouwîment ramena les yeux de Madame vers
la porte. En ce moment le capitaine des gardes annonça le roi.
A cette annonce la Vallière , qui jusque-là avait tenu les yeux fixés sur la galerie,
les abaissa tout à coup.
Le roi entra. Il était vêtu avec une magnilicence pleine de goût et causait avec
Monsieur et leduc de Roquelaiire. qui tenaient, Monsieur sa droite , le duc de Roque-
laure à gauciie.
Le roi s'avança d'abord vers les reines, qu'il salua avec un gracieux respect. Il
prit la main de sa mère qu'il baisa, adressa quelques coinplimens à Madame sur l'é-
légance de sa toilette, et connnença de faire le tour de l'assemblée.
La Vallière fut saluée , comme les autres, pas plus, pas moins que les autres.
Puis Sa Majesté revint à sa mère et à sa femme.
Lorsque les courtisans virent que le roi n'avait adressé qu'une |ilirase banale à
celte jeune fille si recherchée le matin, ils tirèrent sur-lc-cbaïup une conclusion de
cette froideur.
Cette conclusion fut que le roi avait eu un caprice, mais que ce caprice était déjà
évanoui.
Cependant on eût dû remarquer une chose, c'est que près de la Vallière, au nombre
des courtisans, se trouvait M. Fouquel.dont la respectueuse politesse servit de main-
tien à la jeune fille au milieu des dill'érentes émotions qui l'agitaient visiblcmtMit.
M. Fouquet s'apprêtait, au reste, ;i causer ])lus iiitimoniont avec mademoiselle de
la Vallière, lorsque M. de Colbert s'approcha, et après avoir t'ait sa révérence à Fou-
quet dans toutes les règles de la jiolilesse la plus respectueuse, il parut décidé à s'éta-
blir près de la Vallière pour lier conversation avec elle.
F()U(piet (jnilta aussitôt la place.
Toiil ce mané).'c était dévoré des yeux par Montalais et par Malicornc, qui se ren-
voyaient l'un ;i l'autre leurs observations.
Ciuiihc, placé dans une endirasurc de lenêtre, ne vovait ipie Madame. Mais comme
Madame, de son côté, arrêtait l're(pii'nMii('nt son regard sur la Vallière , les yeux de
Ciuiche , guidés par les yeux de Madame , se portaient de lçni|is en Icnqis aussi sur la
jeune fille.
Lu Vallière sentait iustim liM'niint s'alourdir sur >'llr le jinids de tous ces regards,
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 5-2i)
chargés, les uns d'inlérèt, les antres d'envie. Elle n'avait pour compenser cette
soulTranee ni un mot d'intérêt de l;i part de ses compagnes ni un regard d'amour
du roi.
Aussi ce que souffrait la pauvre enfant, nul ne pourrait l'exprimer.
La reine-mère lit ap|U'oclier le guéridon sur lequel étaient les hilK-ls de loterie au
nombre de deux cents, et pria madame de Mottevilie de lire la liste des élus.
Il va sans dire que celte liste était dtessée selon les lois de l'étiquette ; le roi ve-
nait d'abord, puis la reine-mère, puis la reine, puis Monsieur, puis Madame, cl ainsi
de suite.
Les cœurs palpitaient à celte lecture. Il y avait bien trois cents iaxilés chez la
reine. Chacun se demandait si son nom devait rayonner au nombre des noms pri-
vilégiés.
Le roi écoulait avec autant d'attention que les autres.
Le dernier nom prononcé, il vit que la Vailière n'avait pas été porlée sur la liste.
Chacun au reste put remarquer cette omission.
Le roi rougit comme lorsqu'une contrariété l'assaillait.
La Vailière, douce et résignée, ne témoigna rien.
Pendant toute la lecture, le roi ne l'avait point quittée du regard: la jeune tille se
dilatait sous cette heureuse influence qu'elle sentait rayonner autour d'elle, trop
joyeuse et trop pure qu'elle était pour qu'une pensée autre que d'amour ponéiràl dans
son esprit ou dans son cœur.
Payant par la durée de son attention cette touchante abnégation, le roi montrait à
son amante qu'il en comprenait l'étendue et la délicatesse.
La liste close, toutes les figiu'es de fennues omises ou oubliées se laissèrent aller au
désappointement.
Malicornc aussi fut oublié dans le nondire des hommes, et sa grimace dit claire-
ment à Monlalais oubliée aussi : — Est-ce que nous ne nous arrangerons pas avec la
fortune de manière à ce qu'elle ne nous oublie pas, elle? — Oh! que si fait, répliqua
le sourire intelligent de mademoiselle Aure.
Les billets furent distribués à chacun selon son numéro.
Le roi recul le sien d'abord, puis la reine-mère, puis Monsieur, puis la reine et
Madame , et ainsi de suite.
Alors Anne d'Autriche ouvrit uusac de peau d'Espagne , dans lequel se trouvaient
deux cents numéros gravés sur des boules de nacre , et présenta le sac tout ouvert à la
plus jeune de ses fdles d'honneur pour qu'elle y prit une boule.
L'attente, au milieu de tous ces préparatifs pleins de lenteur, était plus encore celle
de l'avidité que celle de la curiosité.
Saint-.\ignanse pencha h Toreille de mademoiselle de Tonnay-Gharente. — Puisque
nous avons chacun un numéro. Mademoiselle, lui dit-il, unissons nos deux chances.
A vous le bracelet si je gagne; à moi , si vous gagnez, un seul regard de vos beaux
yeux. — Non pas, dit Athénais; à vous le bracelet, si vous le gagnez. Chacun pour
soi. — Vous êtes impitoyable, dit Saint-Aignan , et je vous punirai par un quatrain :
Belle Iris, h mes vœux
Vous êtes tiop rebelle...
— Silence , dit Athénais , vous allez m'empccher d'entendre le numéro gagnant. —
Numéro un, dit la jeune fille qui avait tire la boule de nacre du sac de peau d'Espagne.
530 LES MOUSQUETAIRES.
— Le roi! s'écria la reine-inèrc. — Le roi a gagné, répéta la reine joyeuse. — Oh! ie
roi! votre rèvc, dit à l'oreille d'.Anne d'Autriche ^ladame toute joyeuse.
Le roi seul ne fit éclater aucune satisfaction.
Il remercia seulement la fortune de ce qu'elle faisait pour lui en adressant un petit
salut à la jeune fille qui avait été choisie comme mandataire de la rapide déesse.
Puis, recevant des mains d'Anne d'Anlriche, au milieu des murmures de convoi-
tise de toute l'assemblée, l'écrin qui renfermait les bracelets : — Ils sont donc réelle-
ment beaux, ces bracelets? dit-il — Regardez-les, dit Anne d'Autriche, et jiigez-en
vous-même.
Le roi les regarda. — Oui, dit-il, et voilà, en effet, un admirable médaillon. Quel
fini! — Quel fini! répéta Madame.
La reine Marie-Thérèse vil facilement et du premier coup d'œil que le roi ne lui
offrirait pas les bracelets: mais comme il ne paraissait pas non plus songer le moins du
monde à les offrir à Madame, elle se tint pour satisfaite ou à peu près.
Le roi s'assit.
Les plus familiers parmi les courtisans vinrent successivement admirer de près la
merveille, qui bientôt, avec la permission du roi, passa de mains en mains.
Aussitôt tous, connaisseurs ou non , exclamèrent de surprise et accablèrent le roi de
félicitations.
Il y avait, en etfet, de quoi admirer pour tout le monde : les brillans pour ceux-ci,
la gravure pour ceux-là.
Les dames manifestaient visiblement leur impatience de voir un pareil trésor
accaparé [)ar les cavaliers. — Messieurs, Messieurs, dit le roi à qui rien n'échappait,
on dirait en vérité que vous portez des bracelets comme les Sabins , passez-les donc un
peu aux dames qui me paraissent avoir à juste titre la prétention de s'y connaître
mieux q'ue vous.
Ces mots semblèrent à Madame le commencement d'une décision qu'elle attend.ait.
Elle puisait d'ailleurs cette bienheureuse croyance dans les yeux de la reine-mère.
Le courtisan qui les tenait au moment où le roi jetait celte observation au nnlieu de
l'agitation générale , se hâta de déposer les bracelets entre les mains de la reine Marie-
Thérèse , qui sachant bien , pauvre femme . qu'ils ne lui étaient pas destinés , les re-
garda à peine et les passa [ii'esque aussitôt à Madame.
Celle-ci, et plus particulièrement qu'elle encore , Monsieur, donna aux bracelets un
long regard de convoitise.
l'uis elle passa les joyaux aux dames ses voisines en prononçant ce seul mot , mais
avec un accent qui valait une longue phrase : — Magnifiques!
Les dames qui avaient reçu les bracelets des mains de Madame, mirent le temps
qui leur convint à les examiner, puis elles les firent circuler en les poussant à droite.
Pendant ce tomjiis le rnj s'entretenait tranquillement avec Quiche et Fouquct.
11 laissait parler plutôt qu'il n'écoutait.
Habituée à certains tours de phrases, son oreille, comme celle de tous les hommes
qui exercent sur d'autres hommes une supériorité incontestable . ne prenait des dis-
cours semés çà et là (pie rindisjieusabli' mot qui mérite une ré|ionse.
Quant à son attention elle était anlic pnil.
Elle errait avec ses yeux.
Mademoiselle de Tounay-Charente était la dernière des dames inscrites pour les
iiillel:;. et connue si elle ciM pris rang selon ^on inscription siu' la liste, elle n'axait
après elle que Monlalais et la Vallièrc.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 531
r.orsqiie les bracelets arrivèrent à ces deux dernières, on parut ne plus s'en occuper.
L'inunilité des mains qui maniaient momentanément ces joyaux leur ôtait toute
leur importance.
Ce qui n'empêcha point Montalais de tressaillir de joie, d'envie et de cupidité ;i la
vue de ces belles pierres , plus encore que de ce magnifique travail.
D est évident que mise en demeure, entre la valeur pécuniaire et la beauté artistique,
Montalais eût sans hésitation préféré les diamaTis aux camées.
Aussi eut-elle grand'peine à les passer à sa compagne la Vallière.
La Vallière attacha sur les bijoux un regard presque indifférent. — Oh ! que ces
bracelets sont riches, que ces bracelets sont magniliques! s'écria iMontalais; et tu ne
t'extasies pas sur eux, Louise? Mais, en vérité, tu n'es donc pas femme? — Si fait,
répondit la jeune fille avec un accent d'adorable mélancolie. Mais pourquoi désirer ce
qui ne peut nous appartenir.
Le roi, la tète penchée en avant, écoulait ce que la jeune tille allait dire.
A peine la vibration de cette voix eut-elle frappé son oreille qu'il se leva fout
rayonnant, et traversant tout le cercle pour aller de sa place à la Vallière : — Made-
moiselle, dit-il, vous vous trompez, vous êtes femme, et toute femme a droit à des
bijoux de femme. — Oh! sire, dit la Vallière, Votre Majesté ne veut donc pas croire
absolument à ma modestie? — Je crois que vous avez toutes les vertus, Mademoi-
selle, la franchise comme les autres ; je vous adjure donc de dire franchement ce que
vous pensez de ces bracelets? — Qu'ils sont si beaux, sire, qu'ils ne peuvent être
offerts qu'à une reine. — Gela me ravit que votre opinion soit telle , Mademoiselle ;
les bracelets sont à vous et le roi vous prie de les accepter.
El Comme, avec un mouvement qui ressemblait à de l'effroi , la Vallière tendait
vivement l'écrin au roi, le roi repoussa doucement de sa main la main treiublaute de
la Vallière.
Un silence d'étonnenient plus funèbre qu'un silence de mort régnait dans l'assem-
blée. Et cependant on n'avait pas, du côté des reines, entendu ce qu'il avait dit ni
compris ce qu'il avait fait.
Une charitable amie se chargea de répandre la nouvelle.
Ce fut Tonnay-Charente , à qui Madame avait fait signe de s'approcher. — Ah!
mon Dieu ! s'écria Tonnay-Charente , est-elle heureuse , celte la Vallière , le roi vient
de lui donner les bracelets.
Madame se mordit les lèvres avec une telle force, que le sang apparut à la surface
de la peau.
La jeune reine regarda alternativement la Vallière et Madame, et se mil à sourire.
Anne d'Autriche appuya son nienlon sur sa belle main blanche et demeura long-
temps absorbée par un soupçon qui lui mordait l'esprit et par une douleur atroce qui
lui mordait le cœur.
Guiche, en voyant pâlir Madame, en devinant ce qui la faisait pâlir, Guiche quitta
précipitamment l'assemblée et disparut.
Malicorne put alors se glisser jusqu'à Montalais, et à l'aide du tumulte général des
conversations: — Aure, lui dit-il, tu as près de toi notre fortune et notre avenir. —
Oui , répondit celle-ci.
El elle embrassa tendrement la Vallière , qu'intérieurement elle était tentée d'é-
trangler.
532
LES MOUSQUETAIRES.
MALÂGA.
F.NDANT tout ce long el ^ iolenl débat des ambilions de cour
contre les amours de cœur, un de nos personnages, le
moins à négliger peut-être, était négligé, fort oublié,
fort malheureux.
En effet d'.-^rlagnan, d'Artagnan , car il faut le nom-
mer par son nom pour qu'on se rappelle qu'il a e.xisté ,
d'Arlagnan n'avait absolument rien à faire dans ce
monde brillant et léger. Après avoir suivi le roi pendant
deux jours à Fontainebleau, et avoir regardé toutes les
bergerades et tous les Iravestissemens héroï-comiques
ain . le mousquetaire avait senti que cela no sufllsait point à remplir
fe,-t^<v.^
do son souvci
sa vie.
Accosté à chaque instant par des gens qui lui disaient : — Comment trouvez-vous
que m'aille cet habit , monsieur d'Artagnan? Il leur répondait de sa voix placide et
railleuse : — Mais je trouve que vous êtes aussi bien habillé que le plus beau singe
de la foire Saint-Lanrenl.
Celait un compliment conmie les faisait d'Artagnan quand il n"en voulait j>as faire
d'autre : bon gré mal gré il fallait donc s'en contenter.
Et (piand ou lui demandait : — Monsieur d'Artagnan , comment vous habillez-vous
•ce soir?
Il répondait : — Je me déshabillerai.
Ce qui faisait rire même les dames.
Mais ajjrèsdeux jours passés ainsi, le mousquetaire voyant que rien de sérieux ne
s'agitait là-dessous, et que le roi avait conipléteincnl. on du moins paraissait avoir
complètement oublié Paris , Saint-Mandé et Helle-Isle,
Que !M. Colliert rêvait lampioi\s et feux d'artifice,
Hue les dames eu avaient pour un mois au moins d'irillades à rendre et .à ilonner,
d'Artagnan demanda au roi lui congé pour affaires de famille.
Au moment où d'Artagnan lui faisait cette demande, le roi se couchait rompu
d'avoir (lauNé. — Vous voulez mcqnilter. monsieur d'Artagnan? demanda-l-il d'mi air
étiinué.
Louis .\l\' ni' iiiiiiiuiMiail jamais (|iic l'ou se séparât de lui quand on pouvait avoir
l'insigne hoimeur de demeurer près de lui. — Sire, dit d'Artagnan , je vous ipiilte
parce que je ne vous sers à rien. Ah! si je pouvais vous tenir le balancier tandis (pie
vous dansez, ce serait autre chose. — .Mais, mon cher monsieur d'Artagnan , répondit
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. ^ 533
gravement le roi, on danse sans balancier. — Ah ! liens, dit le raonsquetaire coiili-
nuant son ironie insensilde , tiens, je ne savais pas , moi ! — Vous ne m'avez donc pas
vu danser? demanda le roi. — Oui; mais j'ai cru que cela irait toujours de plus fort en
plus fort. Je me suis trompé : raison de plus pour que je me retire. Sire , je le répète,
vous n'avez pas besoin de moi .d'ailleurs, si Votre Majesté en avait besoin, elle sau-
rai! où me trouver. — C'est bien, dit le roi. Et il accorda le congé.
Nous ne chercherons donc pas d'Arlagnan à Fontainebleau, ce serait chose inutile;
mais, avec la permission de nos lecteurs, nous le retrouverons rue des Lombards, au
Pilon-d'Or, chez notre vénérable ami Plancbet.
11 est huit heures du soir, il fait chaud; une se\ile fenêtre est ouverte : c'est celle
d'une chambre de l'entresol.
Un parfum d'épiceries, mêlé au parfum moins exotique , mais plus pénétrant, de
la fange de la rue , monte aux narines du mousquetaire.
D'Artagnan, couché sur une immense chaise à dossier plat, les jambes, non pas
allongées, mais posées sur un escabeau, forme l'angle le plus obtus qui se puisse voir.
Ses deux bras sont croisés sur sa tête, sa tête est penchée sur l'épaule gauche,
comme celle d'Alexandre le Grand.
L'œil , si lin et si mobile d'habitude , est fixe, presque voilé, et a pris pour but in-
variable le petit coin du ciel bleu que l'on aperçoit derrière la déchirure des chemi-
nées; il y a du bleu et tout juste ce qu'il en faudrait pour mettre une pièce à l'un
des sacs de lentilles ou de haricots qui forment le principal ameublement de la bou-
tique du rez-de-chaussée.
Ainsi étendu, ainsi abruti dans son observation transfenestrale, d'Artagnan n'est
plus homme de guerre, d'Artagnan n'est plus un officier du palais , c'est un bourgeois
croupissant entre le dîner et le souper, enire le souper et le coucher; un de ces braves
cerveaux ossifiés qui n'ont plus de place pour une seule idée , tant la matière guette
avec férocité aux portes de l'intelligence , et surveille la contrebande qui pourrait se
faire en introduisant dans le crâne un symptôme de pensée.
Nous avons dit qu'il faisait nuit, les boutiques s'allumaient tandis que les fenêtres
des appartemens supérieurs se fermaient, une patrouille de soldats du guet faisait
entendre le bruit irrégulier de son pas.
D'Artagnan confinuait à ne rien entendre et à ne rien regarder que le coin bleu de
son ciel.
A deux pas de lui, tout à fait dans l'ombre , couché sur un sac de maïs , Planchet ,
le ventre sur ce sac, les deux bras sous son menton, regardait d'Artagnan penser,
rêver ou dormir les yeux ouverts.
L'observation durait déjà depuis fort longtemps.
Planchet commença par faire : — Hum ! hum !
D'Artagnan ne bougea point.
Planchet vit alors qu'il fallait trouver un moyen plus efficace : après mûres ré-
flexions , ce qu'il trouva de plus ingénieux dans les circonstances présentes, fut de se
laisser rouler de son sac sur le parquet, en murmurant contre lui-même le mot : —
Imbécile.
Mais quelque fût le bruit produit par la chute de Planchet, d'Artagnan qui , dans le
cours de son existence, avait entendu bien d'autres bruits, ne parut pas faire le
moindre cas de ce bruit-là.
D'ailleurs , une énorme charrette chargée de pierres, débouchant de la rue Saint-
Médéric, absorba dans le bruit de ses roues le bruit de la chute de Planchet.
&U LES MOUSQUETAIRES.
Cependant Planche! crnf , en siyae d'approbation tacite , le voir imperceptiblement
sourire an mot imbécile.
Ce qui l'enhardissant lui lit dire : — Est-ce que vous dormez , monsieur d'Arta-
gnan?
— Non , Planchet , je ne dors même pas , répondit le mousquetaire. — J'ai le déses-
poir, lit Planchet, d'avoir entendu le mut même! — Eh bien , quoi! e^t-ce que ce mot
n'est pas français, nions Planchet? — Si fait, monsieur d'Artagnan. — Eli bien! —
Eh bien ! ce mot m'afflige. — Développe-moi ton affliction , Planchet, dit d'Artagnan.
— Si vous dites que vous ne dormez même pas. c'est comme si vous disiez que vous
n'avez même pas la consolation de dormir. Ou mieux, c'est comme si vous disiez, en
d'autres termes : Planchet, je m'ennuie à crever. — Planchet, tu sais que je qe
m'ennuie jamais. — Excepté aujourd'hui, hier et avant-hier. — Bah 1 — Monsieur d'Ar-
tagnan , voilà huit jours que vous êtes revenu de Fontainebleau: voilà huit jours que
vous n'avez plus ni vos ordres à donner, ni votre compagnie à faire manœuvrer. Le bruit
des mousquets , des tambours et de toute la royauté vous manque ; et d'ailleurs , moi
qui ai porté le mousquet , je conçois cela. — Planchet , répondit d'Artagnan, je t'as-
sure que je ne m'ennuie pas le moins du monde. — Que faites-vous , en ce cas , cou-
ché là comme un mort? — Mon ami Planchet, il y avait au siège de La Rochelle ,
quand j'y étais, quand tu y étais, quand nous y étions enfin ; il y avait au siège de La
Rochelle un Arabe qu'on renommait pour sa façon de pointer les couleuvrines. Celait
un garçon d'esprit, quoiqu'il fût d'une singulière couleur, couleur de tes olives. Eh
bien ! cet Arabe , quand il avait mangé ou travaillé , se couchait comme je suis couché
en ce moment, et mettait je ne sais quelles feuilles magiques dans un grand tube à
bout d'ambre, et si quelque chef venant à passer, lui reprochait de toujours dormir,
il répondait tranquillement : Mieux vaut être assis que debout, couché qu'assis, inort
que couché. — C'était un Arabe lugubre et par sa couleur et par ses sentences, dit
Planchet, je me le rappelle parfaitement. 11 coupait les têtes des protestans avec
beaucoiq:) de satisfaction. — Précisément, et il les emhaumaifquand elles en valaient
la peine. — Oui, et quand il travaillait à cet endianmement avec toutes ses herbes et
toutes ses grandes plantes , il avait l'air d'un vannier qui fait des corbeilles. — ; Oui,
Planchet , oui , c'est bien cela. — Oh ! moi aussi j'ai de la mémoire. — Je n'en doute
pas, mais que dis-tu de son raisonnement? — Monsieur, je le trouve partait d'une part,
mais stupidc de l'autre. — Devise, Planciiel, devise. — Eb bien ! Monsieur, en cll'et.
mieux vaut être assis que debout, c'est constant, surtout lorsqu'on est f;iliguc dans
certaines circonstances, et Planchet sourit d'un air coquin; mieu.v vaut être coucUé
qu'assis; mais quant à la deruién' pi-oposition . mieux vaut être mort que couché, je
déclare que je la IrouM' absunic, que ma préférence incontestable est pour le lit, et
que si vous n'êtes ]>iiiiil de uhmi avis, c'est que. comme j'ai eu l'honneur de vous le
dire , vous vous ennuyez à crexer. — Planchet , tu connais M. la Fontaine? — Le
pharmacien du coin de la rue Saint-Médéric? — Non, le faiiuhsle. —Ah! maiire Cor-
i),;au. lii>l(in(nl : ili bien ! je suis connue son lièvre. — Il a donc un lièvre aussi?
— Il a loules sortes il'animaux. — Eh bien ! que l'ait-il , .-on lièvre? — 11 songe. —
Ah ! ah ! — Planchet , je suis conuiie le lièvre de M. la Fontaine, je songe. — "Vous
songez? lit Planchet incpiiel. — Oui, Ion logis, Pianchel, est ;issçz triste pour pousser
à la méditation, tu conviendras de cela, je l'espère. — Cependant. Monsieur, vous
avez vue s\n- la rue. — Pardieu 1 voilà qui csl récréatif, hein? — Il n'en est pas moins
vrai. Monsieur, <pie si vou;. logiez sur le derrière, vous vous ennuieriez; non , je
veux dirr' . vous songeriez encore plus. — Ma foi , je ne sais pas. Pl.inchel. • — lijl-
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 535
core , fit l'épicier, si vos songeries étaient du genre de celle qui vous a conduit à ta
restauration du roi Charles II.
Et Planchet fit entendre un pulit rire qui n'était point sans signification. — Ah !
Plancliet , mon ami, dit d'Artagnan, vous devenez ambitieux. — Est-ce qu'il n'y a
pas quelque autre roi à restaurer, monsieur d'Artagnan, quelque autre Monkà mettre
en boîte? — Non, mon cher Planchet léphqua d'Artagnan, Ions les rois sont sur
leurs trônes... moins bien peut-être que je ne suis sur cette chaise ; mais , enfm, ils y
sont...
Et d'Artagnan poussa un soupir. — Monsieur d'Artagnan , fit Planche!, vous me
faites de la peine. — Tu es bien bon, Planchet. — J'ai un soupçon, Dieu me par-
donne ! — Lequel ? — Monsieur d'Artagnan , vous maigrissez. — Oh ! fit d'Artagnan
frappant sur son thorax qui résonna comme une cuirasse vide , c'est impossible, Plan-
chet. — Ah ! voyez-vous , dit Planchet avec effusion , c'est que si vous maigrissiez
chez moi... — Eh bien ! — Eh bien ! je ferais un malheur. — Allons, bon ! — Oui. —
Que ferais-tu? voyons. — Je trouverais celui qui cause votre chagrin. — Voilà que
j'ai un chagrin maintenant. — Oui, vous en avez un. — Non , Planchet , non. — Je
vous dis que si, moi... Vous avez un chagrin, et vous maigrissez — Je maigris, tu es
sur? — A vue tl'œil. .. Malaga ! si vous maigrissez encore , je prends ma rapière, et je
m'en vais tout droit couper la gorge à M. d'Herblay. — Hein? fit d'Artagnan en bon-
dissant sur sa chaise , que dites-vous là , Planchet? et que fait le nom de M. d'Herblay
dans votre épicerie ? — Bon , bon ! fâchez- vous si vous voulez , injuriez-moi si vous
voulez; mais, morbleu ! je sais ce que je sais.
D'Artagnan s'était , pendant cette seconde sortie de Planchet , placé de manière à ne
pas perdre un seul de ses regards ; c'est-à-dire qu'il était assis les deux mains appuyées
sur ses deux genoux, le cou tendu vers le digne épicier. — Voyons, explique-toi,
dit-il , et dis-moi comment tu as pu proférer un blasphème de cette force. M. d'Her-
blay, ton ancien chef, mon ami, un homme d'église, un mousquetaire devenu évêque,
tu lèverais l'épée sur lui, Planchet? — Je lèverais l'épée sur mon père , quand je
vous vois dans ces états-là. — M. d'Herblay, un gentilhomme ! — Cela m'est bien égal,
à moi, qu'il soit gentilhomme. Il vous fait rêver noir, voilà ce que je sais. Et de rêver
noir, on maigrit, Malaga! je ne veux pas que monsieur d'Artagnan sorte de chez moi
plus maigre qu'il n'y est entré. — Comment me fait-il rêver noir? Voyons, explique ,
explique. — Voilà trois nnils que vous avez le cauchemar. — Moi ? — Oui , vous , et
que dans votre cauchemar vous répétez : « Aramisl sournois d'Aramis! » — Ah ! j'ai
dit cela? fit d'Artagnan inquiet. — Vous l'avez dit, foi de Planchet. — Eh bien ! après ?
Tu sais le proverbe , mon ami : tout songe est mensonge. » — Non pas; car chaque
fois que depuis trois joiu-s vous êtes sorti, vous n'avez pas manqué de me demander
au retour : As-lu vu M. d'Herblay? Ou bien encore : As-tu reçu pour moi des lettres
de M. d'Herblay? — Mais il me semble qu'il est naturel que je m'intéresse à ce cher
ami , dit d'Artagnan. — D'accord , mais pas au point d'en diminuer. — Planchet ,
j'engraisserai, je t'en donne ma parole d'honneur. — Bien, Monsieur, je l'accepte,
car je sais que lorsque vous donnez votre parole d'honneur, c'est sacré. — Je ne rê-
verai plus d'Aramis. — Très-bien I — Je ne te demanderai plus s'il y a des lettres de
M. d'Herblay. — Parfaitement. — Mais tu m'expliqueras une chose. — Parlez, Mon-
sieur. — Je suis observateur... — Je le sais bien. — El tout à l'heure tu as dit
un juron singulier... — Oui. — Dont tu n'as pas l'habitude. — Malaga! vous voulez
dire ! — Justement. — C'est mon juron depuis que je suis épicier. — C'est juste ,
c'est un nom de raisin sec. — C'est mon juron de férocité , quand une fois j'ai dit
536 LES MOUSQUETAIRES.
iMahiga, je ne suis plus un homme. — Mais cnlin je ne te connaissais pas ce juron-
là. — C'est juste, Monsieur, on me l'adonné.
Et Plantliet en prononçant ces paroles cligna de l'œil avec un pelit air de finesse
qui appela toute l'attention de d'Arlagnan. — Eh ! eh ! lit-il.
Planchet répéta : — Eh ! eh ! — Tiens, tiens , monsieur Planchel. — Dame ! Mon-
sieur, dit Planchet, je ne suis pas comme vous, moi, je ne passe pas ma vie ù son-
ger. — Tu as tort. — Je veux dire à m'ennuyer. Monsieur; nous n'avons qu'nn faible
temps à vivre, pourquoi ne pas en profiter. — Tu es philosophe épicurien, à ce
qu'il parait , Planchet? — Pourquoi pas. La main est bonne , on écrit et l'on pèse du
sucre et des épices; le pied est sur, on danse ou l'on se promène ; l'estomac a des
dents, on dévore et l'on digère; le cœur n'est pas trop racorni. Eh bien. Monsieur?
— Eh bien, quoi'i' Planchet. — Ah 1 voilà!... lit l'épicier en se frottant les mains.
D'Arlagnan croisa une jambe sur l'autre. — Planchet, mon ami, dit-il, vous m'a-
luutissez de surprise. — Pourquoi'/ — Parce que vous vous révélez à moi sous un
jour absolument nouveau.
Planchet. flatté au dernier point, continua de se frotter les mains à s'enlever l'épi-
derme. — Ah ! ah ! dit-il , parce que je ne suis qu'une bête , vous croyez que je serai
un imbécile. — Bien, Planchet. voilà un raisonnement. — Suivez bien mon idée.
Monsieur. Je me suis dit, continua Planchet, sans plaisir il n'est pas de bonheur
sur la terre. — Oh ! que c'est bien vrai, ce que tu dis là, Planchet! interrompit d'Ar-
lagnan. — Or, prenons, sinon du plaisir, le plaisir n'est pas chose si commune, mais
du moins des consolations. — Et tu te consoles. — Justement. — Explique-moi ta
manière de le consoler. — Je mets un bouclier pour aller combattre l'ennui. Je règle
mon temps de patience , et à la veille juste du jour où je sens que je vais m'ennuyer, je
m'amuse. — Ce n'est pas plus diflicile que cela? — Non. — Et tu as trouvé cela tout
seul? — Tout seul. — C'est miraculeux. — Qu'en dites-vous '! — Je dis que ta [)hi-
losophie n'a pas sa pareille au monde. — Eh bien alors, suivez mon exemple. —
C'est tentant. — Faites connue moi. — Je ne demanderais pas mieux, mais toutes les
âmes n'ont pas la même trempe , et peut-être que s'il fallait que je m'amusasse
comme toi, je m'ennuierais horriblement. — Bah! essayez d'abord. — (Juc fais-tu'/
voyons. — Avez-vous remarqué que je m'absente? — Oui. — D'une certaine façon'/
— Périodiquement. — C'est cela, ma foi! Vous l'avez remarqué? — Mon cher Plan-
chel, tu comprends que lorsqu'on se voit à peu |)rès tous les jours, quand l'un s'ab-
sente, celui-là manque à l'autre? Est-ce que je ne le manque pas, à toi, quand je
suis en campagne? — [unnensément: c'csl-à-dire que je suis comme un corps sans
Ame. — Ceci convenu, continuons. — A quelle époque est-ce que je m'absente? —
Le 15 et le 30 de chaque mois. — El je reste dehors? — Tantôt deux, tantôt trois,
tantôt quatre jours. — Qu'avez-vous cru (jue j'allais faire? — Les recettes. — El en
revenant vous m'avez trouvé le visage?... — Fort satisfait. — Vous voyez, vous le
dites vous-même, toujours satisfait. Et vous avez attribué celte satisfaction?... — Ace
([ue Ion (onuneice allait bien ; à ce (pie les achats de riz . de pruneaux , de cassonade,
de poires lapées et de mélasse allaieiil à merveille. Tu as toujours été fort pittoresque
de caractère, Plam lui, aussi n'ai-je |)as été surpris un instant de le voir opter pour
l'épiceiie. ipii est un des conunerces les plus variés et les |ilus doux au caractère, en
ce qu'on y manie |)rrs(pie toutes choses naturelles l't parfumées. — C'est bien dit,
Monsieur; mais quelle erreur est la vôtre! — (^onuuenl , j'erre? — Quand vous croyez
que je vais comme cela tous les quinze jours en rccellcs ou en achats. — Oh ! oh !
Monsieur, connncnl diable avez-vous pu croire une pareille chose? Oh ! oh ! oh !
LE VICOMTE DE BRAGELONNE 537
Et Flanchet se mit ;i rire île façon à inspirer à d'Arlagnan les iloiile^ les plus inju-
rieux sur sa propre intelligence. — J'avoue , dit le mousquetaire , que je ne suis pas
à la hauteur. — Monsieur, c'est vrai. — Comment, c'est vrai? — Il faut bien que ce
soit vrai , puisque vous le dites; mais remarquez bien que cela ne vous fait rien perdre
dans mou esprit. — Ahl c'est bien heureux! — Non, vous êtes un honnne de génie,
vous; et quand il s'agit de guerre, de tactique, de surprise et de coups de main,
dame ! les rois sont bien peu de chose à côté de vous ; mais , pour le repos de l'Ame , les
soins du corps , les confituresde la vie , si cela peut se dire , ah ! Monsieur, ne me parlez
pas des hommes de génie, ils sont leurs propres bourreaux. — Bon, Piauchet, dit
d'Artagnan pétillant de curiosité , voilà que lu m'intéresses au plus haut point. — Vous
vous ennuyez déjà moins que tout à l'heure, n'est-ce pas? — Je ne m'ennuyais pas;
cependant, depuis que tu me parles, je m'amuse plus. — Allons donc! bon commen-
cement ! Je vous guérirai , j'en réponds. — Je ne demande pas mieux. — Voulez-vous
que j'essaie ? — A l'instant. — Soit! Avez- vous ici des chevaux? — Oui , dix , vingt,
trente. — Il n'en est point besoin de tant que cela; deux, voilà tout. — Us sont à ta
disposition, Planchet. — Bon , je vous emmène. — Quand cela? — Demain. — Où'?
— Ah! vous m'en demandez trop. — Cependant tu m'avoueras qvi'il est important
que je sache où je vais. — Aimez-vous la campagne? — Médiocrement, Planchet. —
Alors vous aimez la ville? — C'est selon. — Eh bien! je vous mène dans \m endroit
moitié ville , moitié campagne. — Bon 1 — Dans un endroit où vous vous amuserez ,
j'en suis sûr, — A merveille. — Et, miracle, dans un endroit d'où vous revenez pour
vous y être ennuyé. — Moi? — Mortellement. — C'est donc à Fontainebleau que tu
vas ? — A Fontainebleau , juste ! — Tu vas à Fontainebleau , toi? — J'y vais. — Et
que vas-tu faire à Fontainebleau, bon Dieu?
Planchet répondit à d'Artagnan par un clignement d'yeux plein de malice. — Tu
as quelque terre par là, scélérat ! — Oh ! une misère, une bicoque. — Je t'y prends.
— Mais c'est gentil , parole d'honneur. — Je vais à la campagne de Planche! ! s'écria
d'Artagnan. — Quand vous voudrez. — N'avons-nous pas dit demain. — Demain,
soit : et puis d'ailleurs , demain, c'est le !i, c'est-à-dire la veille du jour où j'ai peur
de m'ennuyer. Ainsi donc, c'est convenu. — Convenu. — Vous me prêtez un de
vos chevaux? — Le meilleur. — Non, je préfère le plus doux, je n'ai jamais été excel-
lent cavalier, vous le savez, et dans l'épicerie je me suis encore rouillé, et puis... —
Et puis quoi? — El puis , ajouta Planchet avec un autre clin d'œil , et puis je ne veux
pas me fatiguer. — Et pourquoi? se hasarda à demander d'Artagnan. — Parce que
je ne m'amuserais plus, répondit Planchet.
Et là-dessus il se leva de dessus son sac de maïs en s'étirant et en faisant craquer
tous ses os les uns après les autres avec une sorte d'harmonie. — Planchet ! Planchet !
s'écria d'Artagnan , je déclare qu'il n'est point sur la terre de sybarite qui puisse vous
être comparé. Ah! Planchet, on voit bien que nous n'avons pas encore mangé l'un
près de l'autre un tonneau de sel. — Et pourquoi rela , Monsieur? — Parce que je
ne te connais pas encore , dit d'Artagnan , et que décidément j'en reviens à croire dé-
finitivement ce que j'avais pensé un instant le jour où, à Boulogne, tu as étranglé ou
peu s'en faut Lubin , le valet de M. de Wardes. Planchet, c'est que tu es un homme
de ressource.
Planchet se mit à rire d'un rire plein de fatuité, donna le bonsoir au mousquetaire
et descendit dans son arrière-boutique , qui lui servait de chambre à coucher.
D'Artagnan reprit sa première position sur sa chaise, et son front déridé un instant
devint plus pensif que jamais. — Il avait déjà oublié les folies et les rêves de Plan-
538 LES MOUSQUETAIRES,
chet. — Oui, se dit-il, en ressaisissant le fil de ses pensées interrompues par cet
agréable colloque auquel nous venons de faire participer le public. Oui, tout est là :
d° Savoir ce que Baisemeaux Youlait à Aramis; 2° savoir pourquoi Aramis ne me
donne point de ses nouvelles ; 3° savoir où est Porthos. Sous ces trois points gît le
mystère. Or, continua d'Artagnan , puisque nos amis ne nous avouent rien , ayons re-
cours à notre pauvre intelligence. On fait ce qu'on peut . mordioux! ou Malaga !
conmie dit Planchet.
LA LETTRE DE M. DE BAISEMEAUX.
D'Artagnan, fidèle à son plan, alla dès le lendemain matin rendre visite à M. de
Baisemeaux.
C'était jour de propreté à la Bastille; les canons étaient brossés, fourbis, les esca-
liers grattés; les porte-clefs semblaient occupés du soin de polir leurs clefs elles-
mêmes.
Quant aux soldats de la garnison , ils se promenaient dans leurs cours sons prétexte
qu'ils étaient assez propres.
Le commandant Baisemeaux reçut d'Artagnan d'une façon plus que polie, mais il
fut avec lui d'une réserve tellement serrée, que toute la finesse de d'Artagnan ne lui
tira pas une syllabe.
Plus il se retenait dans ses limites, plus la défiance de d'Artagnan croissait.
Ce dernier crut même remarquer que le commandant agissait en vertu d'une re-
comniaiulalinn récente.
Baisemeaux n'avait pas été , au Palais-Royal , avec d'Artagnan , l'hounne froid et
impénétrable que celui-ci trouva dans le Baisemeaux de la Bastille.
Quand d'Artagnan voulut le faire parler sur les afliiires si pressantes d'argent qui
avaient amené Baisemeaux à la recbcrcbe d'Aramis et le rendaient expansif malgré
tout ce soir-là, Baisemeaux prétexta des ordres à donner dans la prison même et
laissa d'Artagnan se morfondre si longtemps à l'attendre , que notre mousquetaire ,
certain de ne point obtenir un mot de plus, partit de la Bastille sans que Baisemcaui
fùl revenu de son inspccfiuii.
Mais il avait un si)U|içon, d'Artagnan, et une fois le sou|Hc)n éveillé, l'esprit de
d'Artagnan ne dormait plus.
11 était aux lioninies ce que le cliat est aux quadrupèdes, l'ondilèmc de l'inquiétude
à la fois et de riniiiaticiice.
Un chat inquiet ne dinncurc pas |ilus en pla(<' (pie le llocon de soie qui se balance à
tout souille d'air.
Un (liai qui guette est mort (levant sou poste d'observatiou . et ni la faim ni la soif
ne savent le tirer de sa ni(''(lilati(iii.
D'Artagnan qui brûlait d'impatience seroua tout à Cdup ce sentiment connue un
manteau trop lourd. Il se dit que la chose qu'eu lui caohait était précisément celle
qu'il iiii|iorlait de savoir.
Ku conséquence, il réflécliil (pie Baisemeaux ne lu.iuquerail pas do l'aire prévenir
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 539
Aramis, si Aramislui avait iloniK' une l'OL-ommandalion quelconque. C'est ce qui arriva.
Baiscmeaux avait à peiin" eu le temps rualériel de revenir du dtmjon, que dWria-
gaan s'était mis en embuscade près la rue du l'etil-Musc de façon à \oir tous cenv qui
sortiraient de la Bastille.
Après une heure de station à la Hersc-d'Or, sous l'auvent où Ton prenait un peu
d'ombre, d'Artagnan vit sortir un soldat de garde.
Or, c'était le meilleur indice qu'il pùl désirer. Tout gardien ou porte-clefs a ses
jours de sortie et même ses heures à la Bastille, puisque tous sont astreints à n'avoir
ni femmes ni logemens dans le château, ils peuvent donc sortir sans exciter la cu-
riosité.
Mais un soldat caserne est renfermé pour vingt-quatre heures lorsqu'il est de garde,
on le sait bien , et d'Artagnan mieux que personne. Ce soldat ne devait donc sortir en
tenue de service que pour un ordre exiu'ès et pressé.
Le soldat, disons-nous, partit de la Bastille, et lentement , lentement, comme un
heureux mortel à qui au lieu d'une faction devant un insipide corps de garde, ou sur
un bastion non moins ennuyeux, arrive la bonne aubaine d'une liberté jointe à une
promenade . ces deux plaisirs comptant comme service. Il se dirigea vers le faubourg
Saint-Antoine . hnmant l'air, le soleil, et regardant les femmes.
. D'Artagnan le suivit de loin. 11 n'avait pas encore fixé ses idées là-dessus. — Il faut
tout d'abord, pensa-t-il, que je voie la figure de ce drôle. Un homme vu est un
homme jugé.
D'Artagnan doubla le pas, et, ce qui n'était pas bien difficile, devança le soldat.
Non-seulement il vit sa ligure qui était assez inteUigente et résolue , mais il vit son
nez qui était un peu rouge. Le drôle aime l'eau-de-vie, se dit-il.
En même temps qu'il voyait le nez rouge, il voyait dans la ceinture du soldat un
papier blanc. — Bon , il a une lettre , ajouta d'Artagnan.
La seule difficulté était d'avoir la lettre. Or, un soldat se trouve trop joyeux d'être
choisi par M. de Baisemeaux pour estafette. Il ne vend pas le message.
Comme d'Artagnan se rongeait les poings, le soldait avançait toujours dans le fau-
bourg Saint-Antoine.
— Il va certainement à Saint-Mandé , se dit-il , et je ne saurai pas ce qu'il y a dans
la lettre...
C'était à en perdre la tète. Si j'étais en uniforme, se dit d'Artagnan, je ferais prendre
le drôle et sa lettre avec lui. Le premier corps de garde me prêterait la main. Mais du
diable si je dis mon nom pour un fait de ce genre.
Le faire boire, il se défiera et puis il me grisera... Mordioux! je n'ai plus d'esprit,
se dit d'Artagnan, et c'est fait de moi. — Attaquer ce malheureux, le faire dé-
gainer, le tuer pour sa lettre. Bon, s'il s'agissait d'une lettre de reine à un lord, ou
d'une lettre de cardinal à une reioe. Mais, mon Dieu! quelles piètres intrigues que
celles de MM. Aramis et Fouquel avec M. Colbert. La vie d'un homme pour cela, oh
non . pas même dix écus.
Connue il philosophait de la sorte en mangeant ses ongles avec ses moustaches , il
aperçut un petit groupe d'archers et un commissaire.
Ces gens emmenaient vm homme de belle mine qui se débattait du meilleur cœur.
Les archers lui avaient déchiré ses habits, et on le traînait. 11 demandait qu'on le
conduisit avec égards, se prétendant gentilhonnne et soldat
Il vit notre soldat marcher dans la rue et cria : — Soldat, à moi!
Le soldat marcha du même pas vers celui qui l'interpellait, et la 'foule le suivit.
SiO LES MOUSQUETAIRES.
Une idée vint alors à (rArlagimn.
Celait la première : on verra qu'elle n'était pas mauvaise.
Tandis que le gentilhomme racontait an soldat qu'il venait d'être pris dans une mai-
son comme voleur, tandis qu'il n'était qu'un amant, le soldat le plaignait et lui don-
nait des consolations et des conseils avec cette gravité que le soldat français inel au
service de son amour-propre et de l'esprit de corps. D'Artagnan se glissa derrière le
soldat pressé par la foule et lui tira nettement et promptement le papier de la ceinture.
Comme à ce moment le gentilhomme déchiré tiraillait ce soldat, comme le commis-
saire tiraillait le gentilhomme, d'Artagnan put opérer sa capture sans le moindre in-
convénient.
Il se mit à dix pas derrière un pilier de maison et lut sur l'adresse : « A monsieur
du Vallon , chez monsieur Fouquel , à Saint-Mandé. » — Bon ! dit-il.
Et il décacheta sans déchirer, puis il lira le papier plié en quatre qui contenait seu-
lement ces mots :
0 Cher monsieur du Vallon , veuillez faire dire à monsieur d'Herblay qu'il est venu
à la Bastille et qu'il a questionné.
« Votre dévoué , De Baisemeaux. »
— Eh bien, à la bonne heure, s'écria d'Artagnan, voilà qui est parfaitement lim-
pide. Porthos en est. Sûr de ce qu'il voulait savoir, — Mordioux! pensa le mous-
quetaire, voilà un pauvre diable de soldat à qui cet enragé sournois de Baisemeaux va
faire payer cher ma supercherie... S'il rentre sans la lettre... que lui fera-t-on?
Au fait, je n'ai pas besoin de celle lettre ; quand l'œuf est avalé à quoi bon les
coquilles?
D'Artagnan vit que le commissaire et les archers avaient convaincu le soldat et con-
tinuaient d'emmener leur prisonnier.
Celui-ci restait environné de la foule et continuait ses doléances.
D'Artagnan vint au milieu de tous et laissa tomber la lettre sans que personne le
vît, puis il s'éloigna rapidement. Le soldat reprenait sa route vers Saint-ilandé, pen-
sant beaucoup à ce gentilhomme qui avait imploré sa protection.
Tout à coup il pensa un peu à sa lettre, et regardant à sa ceinture, il la vit dépouillée.
Son cri d'cH'roi fit plaisir à d'Artagnan.
Ce pauvre soldat jela les yeux tout autour de lui avec angoisse, et enfin , derrière
lui. à vingt pas. il aperçut la bienheureuse enveloppe. Il fondit dessus comme \m
faucon sur sa proie.
L'enveloppe était bien un peu poudreuse, un peu froissée, mais enfin la lettre était
retrouvée.
D'.\rlagnan vit (pie le cachet brisé occupait beaucoup le soldai.
Le brave homme Unit cependant parse consoler, il wm\[ le papier dans sa ceinture.
— Va, dit d'Artagnan , j'ai le temps désormais , jn'écède-moi.
Il paraît qu'Aramis n'est pas à Paris, puisque Baisemeaux écrit à Porthos,
Ce cher Porthos, (]uelle joie do le revoir!... et de causer avec lui, dil le Cascon.
Et, réglant son p.is sur celui du soldat, il se promit d'arriver un ipiarl d'heure
après lui che/. M, l'ouipict.
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 54»
OU LE LECTEUR VERRA AVEC PLAISIR QUE PORTHOS N'A RIEN PERDU
DE SA FORCE.
D'Artagnan avait, selon son habitude, calculé que chaque heure vaut soixante mi-
nutes et chaque minule soixante secondes.
Grâce à ce calcul parfaitement exact de minutes et de secondes, il arriva devant la
porte du surintendant au moment même où le soldat en sortait la ceinture vide.
D'Artasnan se présenta à la porte , qu'un concierge brodé sur toutes les coutures lui
tint entr'ouverfe.
D'Arlagnan aurait bien voulu entrer sans se nommer, mais il n'y avait pas moyen.
Il se nomma.
Malgré cette concession . qui devait lever toute difficulté, d'Artagnan le pensait
ainsi du moins, le concierge hésita ; cependant, à ce titre répété pour la seconde fois,
capitaine des gardes du roi , le concierge, sans livrer tout à fait passage, cessa de le
barrer complètement.
D'Arlagnan comprit qu'une formidable consigne avait été donnée.
Il se décida donc à mentir, ce qui d'ailleiu's ne lui coijtait point par trop quand il voyait
par delà le mensonge le salut de l'Elat, ou même purement et simplement son intérêt
personnel.
Il ajouta donc aux déclarations déjà faites par lui, que le soldat qui venait d'ap-
porter une lettre à M. du Vallon n'était autre que son messager, et que cette lettre
avait pour but d'annoncer son arrivée , à lui.
Dès lors , nul ne s'opposa plus à l'entrée de d'Artagnan , et d'Artagnan entra.
Un valet voulut l'accompagner, mais il répondit qu'il était inutile de prendre cette
peine à son endroit, attendu qu'il savait parfaitement où se tenait M. du Vallon.
Il n'y avait rien à répondre à un homme si complètement instruit.
On laissa faire d'Artagnan.
Perrons, salons . jardins , tout fut passé en revue parle mousquetaire. Il marcha un
quart d'heure dans cette maison plus que royale, qui comptait autant de merveilles
que de meubles , autant de serviteurs (pie de colonnes et de portes. — Décidément, se
dit-il , cette maison n'a d'autres limites que les limites de la terre. Est-ce que Porthos
aurait eu la fantaisie de s'en retourner à Pierrefonds sans sortir de chez M. Fouquet?
Enfin il arriva dans une partie reculée du château ceinte d'un mur de pierres de
taille sur lesquelles grimpait une profusion de plantes grasses ruisselantes de fleurs
grosses et solides comme des fruits.
De distance en distance, sur le mur d'enceinte, se levaient des statues dans des
poses timides ou mystérieuses. C'étaient des vestales cachées sous le péplum aux
grands plis : des veilleurs agiles enfermés dans leurs voiles de marbre et couvant le
palais de leurs furtifs regards.
Un Hermès le doigt sur la bouche , une Iris aux ailes éployées , une Nuit tout ar-
rosée de pavots , dominaient les jardins et les liàtimens qu'on entrevoyait derrière les
arbres; toutes ces statues se prolilaieut en blanc sur les hauts cyprès qui dardaient
leurs cimes noires vers le ciel.
542 LES MOUSQUETAIRES.
Autour de ces cyprès s'étaient enroulés des rosiers séculaires, qui attachaient le\u's
anneaux fleuris à chaque fourche des hranches et semaient sur les ramures inférieures
et sur les statues des pluies de Heurs endiauuiées.
Ces enchantemens parurent au mousquetaire l'effort suprême de Tesprit humain. Il
était dans une disposition d'esprit à poétiser. L'idée que Porthos habitait dans un pareil
Éden lui donna de Porthos une idée plus haute, tant il est vrai que les esprits les plus
élevés ne sont point exempts de l'inlluence de l'entourage.
D'Artaguan trouva la porte; à la porte , une espèce de ressort qu'il découvrit et
qu'il fit jouer. La porte s'ouvrit.
D'Arlagnan entra, referma la porte et pénétra dans un pavillon bâti en rotonde, et
dans lequel on n'entendait d'autre bruit que celui des cascades et des chants d'oiseaux.
A la porte du pavillon il rencontra un laquais. — C'est ici , dit sans hésitation d'Ar-
tagnan, que demeure M. le baron du Vallon, n'est-ce pas? — Oui, Monsieur, ré-
pondit le laquais. — Prévenez-le que M le chevalier d'Artagnan, capitaine aux mous-
quetaires de Sa Majesté, l'attend.
D'Artagnan fut introduit dans un salon.
D'Artagnan ne demeura pas longtemps dans l'attente : un pas bien connu ébranla
le parquet de la salle voisine , une porte s'ouvrit ou plutôt s'enfonça, et Porthos vint
se jeter dans les bras de son ami avec une sorte d'embarras qui ne lui allait pas mal.
— Vous ici? s'écria-t-il. — Et vous! répliqua d'Artagnan. Ah ! sournois. — Oui, dit
Porthos en souriant d'un sourire embarrassé, oui , vous me trouvez chez M. Fouquet,
et cela vous étonne un peu , n'est-ce pas? — Non pas: pourquoi ne seriez-vous pas des
amis de M. Fouquet; M. Fouquet a bon nombre d'amis surtout parmi les hommes
d'esprit.
Porthos eut la modestie de ne pas prendre le compliment poin- lui. — Puis , ajoula-
t-il, vous m'avez vu à Belle-Isle. — Raison de plus pour que je sois porté à croire
que vous êtes amis de M. Fouquet. — Le fait est que je le connais, dit Porthos avec
un certain embarras. — Ah ! mon ami , dit d'Artagnan , que vous êtes coupable
envers moi! — Comment cela? s'écria Porthos. — Comment 1 vous accomplissez un
ouvrage aussi admirable que celui des fortifications de Belle-Isle , et vous ne m'en
avertissez pas.
Porthos rougit. — Il \ a plus, continua d'Artagnan, vous me voyez là-bas ; vous
savez que je s<iis au roi, et vous ne devinez |ias que le roi, jaloux de eonuailre quel
est riiumme de mérite qui accomplit une (vnvre dont on lui fait les plus magniliques
récits ; vous ne devinez pas que le roi m'a envoyé pour savoir quel était cet homme?
— Comment ! le roi vous a envoyé pour savoir.. . — Pardicu 1 mais ne parlons plus de
cela. — Coi'ne de bunif , dit Porthos, au contraire, parlons-en; ainsi, le roi savait que
l'on forliliail Belle-Isle? — Bon , est-ce que le roi ne sait pas tout ? — Mais il ne sa\ ail
pas qui le fortifiait. — Non, seulement il se doutait, d'après ce qu'on lui avait dit des
travaux, que c'était un illustre hounne de guerre. — Diable, dit Porthos, si j'avais
su cela ! — Vous ne vous seriez pas sauvé de Vannes , n'est-ce pas ? — Non , qn'avez-
vous dit quand vous ne m'avez plus trouvé? — Mon cher, j'ai réiléchi. — .\h oui,
vous réQéchissez, vous; et à quoi cela vous a-t-il mené, de réfléchir? — A deviner
loiilc la vérité. — Ah ! vous avez deviné... — Oui. — <Ju'avez-vous deviné? voyons,
dit Porthos en s'accommoihuit dans un fauteuil, et prenant dos airs de sphinx. —
J'ai deviné d'abord que vous fortifiez Belle-lsio. — Ah ! cela n'était pas bien difficile ,
vous m'avez vu à l'œuvre. — Attemlez donc; mais j'ai deviné encore quelque chose,
c'est (pie vous forlilicz Uellc-Isle par ordre de M. Fou(piel? — C'est vrai. — Ce n'est'
LE VICOMTE DE BRAGELONNE, 543
pas le tout. Quand je suis en Irain de deviner, je ne m'arrête pas en route. — Ce cher
d'Artagnan! — J'ai deviné que M. Fonquet voidail garder le secret le plus pro-
fond sur ces fortiflcations. — C'était son intention en effet, h ce que je crois, dit
Porthos. — Oui , mais savez-vous pourquoi il voulait garder ce secret? — Dame!
pour que la chose ne fût pas sue , dit Porthos. — D'abord. Mais ce désir était soumis
à l'idée d'une galanterie. — En effet, dit Porthos, j'ai entendu dire que M. Fouqnet
était fort galant. — A l'idée d'une galanterie qu'il voulait faire au roi. — Oh ! oh ! —
Cela vous étonne? — Oui. — Vous ne saviez pas cela? — Non. — Eh bien ! je le sais,
moi. — Vous êtes donc sorcier? — Pas le moins du monde. — Comment le savez-
vous alors? — Ah ! voilà ! par un moyen bien simple , j'ai entendu M. Fouquel le dire
lui-même au roi. — Lui dire quoi? — Qu'il avait fait tortiller Bello-Isle .'i son inten-
tion, et qu'il lui faisait cadeau de Belle-Isle. — Ahl vous avez entendu M Fouquet
dire cela au roi? — En toutes lettres. Il a même ajouté : Belle-Isle a été fortifiée par
un ingénieur de mes amis, homme de beaucoup de mérite, que je demanderai la
permission de présenter au roi. — Son nom? a demandé le roi. — Le baron du Val-
lon, a répondu M. Fouquet. — C'est bien, a répondu le roi, vous me le présenterez.
— Le roi a répondu cela? — Foi de d'Artagnan. — Oh ! oh ! fit Porthos. Mais pourquoi
ne m'a-t-on pas présenté alors? — Ne vous a-t-on point parlé de celte présentation?
— Si fait. Mais je l'attends toujours. — Soyez tranquille, elle viendra. — Hum I hum !
grogna Porthos.
D'Artagnan fit semblant de ne pas entendre et changeant la conversation, — Mais
vous habitez un lieu bien solitaire, cher ami , ce me semble, demanda-t-il. — J'ai
toujours aimé l'isolement. Je suis mélancolique, répondit Porlhos avec un soupir.
— Tiens, c'est étrange, fit d'Artagnan , je n'avais pas remarqué cela. — C'est depuis
que je me livre à l'étude, dit Porthos d'un air soucieux. — Mais les travaux de l'es-
prit n'ont pas nui à la santé du corps , j'espère? — Oh ! nullement. — Les forces vont
toujours bien? — Trop bien , mon ami , trop bien. — C'est que j'avais entendu dire
dans les premiers jours de votre arrivée... — Oui, je ne pouvais plus remuer, n'est-
ce pas? — Comment , fit d'Artagnan avec un sourire , et à propos de quoi ne pouviez-
vous plus remuer?
Porlhos comprit qu'il avait dit une bêtise et voulut se reprendre. — Oui, je suis venu
de Belle-Isle sur de mauvais chevaux, dil-il, et cela m'avait fatigué. — Cela ne m'é-
tonne plus, que moi, qui venais derrière vous, j'en aie trouvé sept ou huit de crevés
sur la route. — Je suis lourd, voyez-vous, dit Porthos. — De sorte que vous étiez
moulu? — La graisse m'a fondu, et cette fonte m'a rendu malade — Ah! pauvre
Porthos !... Et Aramis , comment a-t-il été pour vous dans tout cela? — Très-bien...
Il m'a fait soigner par le propre médecin de M. Fouquet. Mais tigurcz-vous qu'au
bout de huit jours je ne respirais plus. — Comment cela? — La chambre était trop
petite : j'absorbais trop d'air. — Vraiment? — A ce que l'on m'a dit, du moins... et l'on
m'a transporté dans un autre logement. — (>ù vous respiriez, celte fois? — Plus
librement, oui; mais pas d'exercice, rien à faire. Le médecin prétendait que je ne
devais pas bouger; moi , au contraire , je me sentais plus fort que jamais. Cela donna
naissance à un grave accident. — A quel accident? — Imaginez-vous, cher ami , que
je me révoltai contre les ordonnances de cet imbécile de médecin, et que je résolus de
sortir, que cela lui convînt ou ne lui convînt pas. En conséquence , j'ordonnai au
valet qui me servait de m'apporter mes habits. — Vous étiez donc loul nu? mon pauvre
Porlhos. — Non pas , j'avais une magnifique robe de chambre au contraire ; le laquais
obéit , je me revêfis de mes habits qui étaient' devenus trop larges ; mais, chose étrange
5»* LliS MUUSUUETAIHES.
mes pieds étaicnl (levemis Irop larges, eux. — Oui , j'enlemls liien. — Et mes Loties
étaient devenues trop étroites. — Vos pieds étaient restés enflés ? — Tiens , vous avez
deviné. — Parbleu ! Et c'est là l'accidentdont vous me vouliez entretenir? — Ah bien
oui. Je ne fis pas la même réflexion que vous. Je me dis : Puisque mes pieds ont
entré dix fois dans mes bottes , il n'y a aucune raison pour qu'ils n'y entrent pas une
onzième. — Cette fois, mon cher Porthos,permctlez-moi de vous le dire , vous man-
quiez de logique. — Bref, j'étais donc placé eu face d'une cloison ; j'essayais de mettre
ma botte droite : je tirais avec les mains , je poussais avec le jarret , faisant des efforts
inouïs, quand, tout à coup , les deux oreilles de mes bottes demeurèrent dans mes
mains; mon pied partit comme une catapulte. — Catapulte! Comme vous êtes fort
sur les fortitïcations, cher Porthos. — Mon pied partit donc comme une catapulte et
rencontra la cloison, qu'il effondra. Mon ami. je crus que, comme Samson, j'avais
démoli le temple. Ce qui tomba du coup de tableaux, de porcelaines, de vases de
fleurs, de tapisseries, de bâtons de rideaux, c'est inouï. — Vraiment!- — Sans compter
que de l'autre côléde la cloison était une étagère chargée de porcelaines. — Que vous
renversâtes'/ — Que je lançai à l'autre bout de l'autre chambre.
Porthos se mit à rire. — Eu vérité, comme vous dites, c'est inouï!
Et d'Artagnan se mit à rire connue Porthos.
Porlhos aussitôt se mit à rire |)liis fort que d'Artagnan. — Je cassai, dit Porthos
d'une voix entrecoupée par celle hilarité croissante , pour plus de trois mille tVancs de
porcelaines, oh! oh ! oh ! — Don ! dit d'Arlagnan. — J'écrasai pour plus de quatre
mille francs de glaces, oh ! oh ! oh ! — Excellent! — Sans compter un lustre qui me
tomba juste sur la tête et qui fut brisé en mille morceaux , oh ! oh ! oh ! — Sur la tète 't
dit d'Artagnan qui se tenait les côtes. — En plein ! — Mais vous eûtes la tèle cassée'/
— Non , puisque je vous dis au contraire que c'est le lustre qui se brisa comme verre
qu'il était. —Ah ! le lustre était de verre. — De verre de Venise! une curiosité, mon cher,
un morceau (]ui n'avait pas son pareil, une pièce qui pesait deux centslivres. — Et qui
vous tomba surJa tête. — Sur... la... tête... Figurez-vous un globe decristal toutdoré.lout
incrusté en bas, des parfums qui brûlaient en haut, des becs qui jetaient de la flamme,
lors(|u'ils étaient allumés. — Bien entendu, mais ils ne l'étaient pas. — Heureusement,
j'eusse été incendié. — Et vous n'avez été qu'aplati"? — Non. — Conunent,nou ! — Non,
le lustre m'est tombé sur le crâne. Nous avons là, à ce qu'il paraît , sur le sommet de la
tête, une croûte excessivement solide. — Qui vous a dit cela'/ Porthos. — Le médecin.
Une manière de dôme , qui supporterait Notre-Dame de Paris. — Bah 1 — Oui, il pa-
i-aît que nous avons le crâne ainsi fait. — Parlez pour vous, cher ami, c'est votre
crâne à vous qui est fait ainsi et non celui des autres. — C'est possible, dit Porthos
avec fatuité, tant il y a que lors de la chute du lustre siu- ce dôme que nous avons au
sommet de la tèle. ce fut un bruit pareil à l;i détoualion d'un canon, le cristal t'ut
brisé et je tonibiii tout inondé. — De sang, pauvre Porlhos! — Non, de parfums qui
scntai<nl nmmiedes crèmes; c'était excellent, mais cela sentait trop bon. je lïis
comme ètnurdi de cette bonne odeur; vous avez éprouvé cela q\iclquei'ois , n'est-ce
pas. d'.\rlaguan'i' — Oui, en respirant du muguet. De sorte, mon pauvre ami, (pie
vous fûtes renversé du choc et abasourdi de l'odeur. — Mais ce qu'il y a de particidier,
et le médecin m'a affirmé sur son bonneui' qu'il n'avait rien vu de pareil... — Vous
eûtes au moins une bosse, interrompit d'Artagnan. — J'en eus cinq. — Pounpioi
cinq'.' — Attendez; le lustre avait à son cxlrémilé iiil('rieuie ciiK] orncmcus dorés ex-
trêmement aigus. — Aïe! — (Jes ciu(| ornemens pénèhèrcnl dans mes cheveux (|ue je
porte fort épais, comme vous voyez.. — llem-eusennni. — El ils s'im])rimèrent dans
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 548
ma peau. Mais voyez la singularité, ces choses-là n'arrivent qu'à moi ! Au lieu de
faire des creux , ils lirentdes bosses. Le médecin n'a jamais pu m'expliquer cela d'une
manière satisfaisante. — Eh bien! je vais vous l'expliquer, moi. — Vous me rendrez
service , dit Porthos en clignant des yeux ; ce qui était chez lui le signe de l'attention
portée au plus haut degré. — Depuis que vous faites fonctionner votre cerveau à de
hautes études, à des calculs imporlans, la tête a profité, de sorte que vous avez main-
tenant une tête trop pleine de science. — Vous crovez? — J'en suis siir. Il en résulte
qu'au lieu de rien laisser pénétrer d'élranger dans l'intérieur de la lète , voire boite os-
seuse, qui est déjà trop pleine, profite des ouvertures qui s'y font pour laisser échapper
ce Irop-plein. — Ah! fit Porthos, à qui cette explication paraissait plus claire que
celle du médecin. — Les cinq protubérances causées par les cinq ornemens du luslre,
furent ccrlaineiiient des amas scientifiques, amenés extérieurement par la force des
choses. — En effet, dit Porthos, et la preuve , c'est que cela me faisait plus de mal
dehors que dedans. Je vous avouerai même que , quand je mettais mon chapeau sur
ma tète en l'enfonçant du poing avec celle énergie gracieuse que nous possédons, nous
autres gentilshommes d'épée , eh bien ! si mon coup de poing n'élait pas parfaitement
mesuré, je ressentais des douleurs extrêmes. — Porthos, je vous crois. — Aussi, mon
bon ami, dit le géant, M. Fouquet se décida-t-il, voyant le peu de solidité de la mai-
son, à me donner un autre logis. On me mit en conséquence ici. — C'est le parc ré-
servé , n'est-ce pas? — Oui. — Celui des rendez-vous? celui qui est si célèbre dans
les histoires mystérieuses du surinlendant? — Je ne sais pas : je n'y ai eu ni rendez-
vous ni histoires mystérieuses, maison m'autorise à y exercer mes muscles, et je
profite de la permission en déracinant des arbres. — Pourquoi faire ? — Pour m'entre-
tenir la main, et puis pour y prendre des nids d'oiseaux : je trouve cela plus commode
que de monter dessus. — Vous êtes pastoral comme Tircis, mon cher Porthos. — Oui,
j'aime les petils œufs ; je les aime infiniraeni plus que les gros. Vous n'avez point idée
comme c'est délicat une omelette de quatre ou cinq cents œufs de verdiers, de pin-
sons, de sansonnets, de merles et de grives. — Mais cinq cents œufs, c'est monstrueux !
— Gela tient dans un saladier, dit Porthos.
D'Arlagnan admira cinq minutes Porthos comme s'il le voyait pour la première fois.
Quant k Porthos , il s'épanouit joyeusement sous le regard de son ami.
Ils demeurèrent quelquesinstans ainsi, d'Artagnan regardant, Porthos s'épanouissant.
D'Arlagnan cherchait évidemment à donner un nouveau tour à la conversation. —
Vous divertissez-vous beaucoup ici , Porthos? demanda-t-il enfin, sans doute lorsqu'il
eut trouvé ce qu'il cherchait. — Pas toujours. — Je conçois cela : mais quand vous
vous ennuierez par trop, que ferez-vous? — Oh ! je ne suis pas ici pour longtemps.
Aramis attend que ma dernière bosse ail disparu pour me présenter au roi , qui ne
peul pas soull'rir les bosses, à ce que l'on m'a dit. — Aramis est donc toujours à Paris?
■ — Non. — El où est-il? — ■ Il esl à Fontainebleau. — Seul? — Avec M. Fouquel. —
Très-bien. Mais savez-vous une chose? — ■ Non, dites-la-moi et je la saurai. — C'est
que je crois qu' Aramis vous oublie. — Vous croyez? — Là-bas, voyez-vous, on rit,
on danse, on festoie, on fait sauter les vins de M. deMazarin. Savez-vous qu'il y a
ballet tous les soirs , là-bas? — Diable ! diable ! — Je vous déclare donc que votre cher
Aramis vous oublie. — Cela se pourrait bien , et je l'ai pensé parfois. — A moins
qu'il ne vous trahisse , le sournois ! — Oh ! — Vous le savez , c'est un fin renard qu'A-
ramis. — Oui, mais me trahir... — Écoutez, d'abord il vous séquestre. — Comment,
il me séquestre! je suis séquestré, moi? — Pardieu ! — Je voudrais bien que vous me
prouvassiez cela. — Rien de plus facile. Sortez-vous ? — Jamais. — Montez-vous à
T. I. 35
546 LES MOUSQUETAIRES.
cheval? — Jamais. — Laisse-t-on parvenir vos amis jusqu'à vous? — Jamais. — Eh bien !
mon ami , ne sortir jamais, no jamais monter à cheval , ne jamais voir ses amis, cela
s'appelle être séquestré. — Et pourquoi Arainis me séquestrerait-il? demanda Porthos.
— Voyons, dit d'Artasrnan, soyez franc, Porthos. — Gomme l'or. — C'est Aramis qui
a fait le plan des fortifications de Belle-fslc, n'est-ce pas?
Porthos rougit. — Oui, dit-il, mais voilà tout ce qu'il a fait. — Justement, et mon
avis est que ce n'est pas une grande affaire. — C'est le mien aussi. — Bien ; je suis
enchanté que nous soyons du même avis. — Il n'est même jamais venu à Belle-Isle ,
dit Porthos. ■ — Vous voyez bien. — C'est moi qui allais à Vannes, comme vous avez
pu le voir. — Dites comme je Tai vu. Eh bien! voilà justement l'aflaii'e, mon cher
Porthos. Aramis, qui n"a fait que les plans, voudrait passer pour l'ingénieur, tandis
que vous qui avez bâti pierre à pierre la muraille, la citadelle et les bastions, il vou-
drait vous reléguer au rang de constructeur. — De constructeur, c'est-à-dire de maçon.
— De maçon , c'est cela. — De gâcheur de mortier. — Justement. — De manœuvre.
— Vous y êtes. — Oh ! oh ! cher Aramis , vous vous croyez toujours vingt-cinq ans; à
à ce qu'il paraît ! — Ce n'est pas le tout : il vous en croit cinquante. — J'aurais bien
voulu le voir à la besogne. — Oui. — Un gaillard qui a la goutte. — Oui. — La gra-
velle. — Oui. — A qui il manque troisdents ! — Quatre. — Tandisque moi, regardez.
El Poribos, écartant ses grosses lèvres, exhiba deux rangées de dents un peu moins
blanches que la neige , mais aussi nettes , aussi dures et aussi saines que de l'ivoire. —
Vous ne vous figurez pas, Porlhos, dit d'Arlaguau, combien le roi tient au.\ dents.
Les vôtres me décident; je vous présenterai au roi. — Vous? — Pourquoi pas?
Cioyez-vous que je sois plus mal en cour qu'Aramis? — Oh ! non. — Croyez-vous que
j'aie la moindre prétention sur les fortitications de Bolle-Isle? — Ob', certes, non. —
— C'est donc votre intérêt seul qui peut me faire agir. — Je il'en doute pas. — Eh
bien! je suis l'intime ami du roi, et la preuve, c'est que lorsqu'il y a quelque chose
de désagréable à lui dire, c'est moi qui m'en charge, — Mais , cher ami, si vous me
présentez... — Après? — Aramis se fâchera. — Contre moi? — Non , contre moi. —
Bah! que ce soit lui ou que ce soit moi qui vous présente, puisque vous deviez être
présenté, c'est la même chose. — On devait me faire faire des babils. — Les vôtres
sont splondides. — Oh! ceux que j'avais commandés étaient bien plus beaux. — Prenez
garde, le roi aime la simplicité. — .Vlorsjc serai simple. Mais que me dira .M. Fon-
quct de me savoir parti? — Étes-vous donc prisonnier sur parole ? — Non , pas tout à
fait. Mais je lui avais promis de ne pas m'éloiguer sans le prévenir, — Attendez, nous
allons revenir à cela. Avcz-vous qucbpie chose à faire ici? — Moi , rien ; rien de bien
important du moins. — A moins cependant que vous ne soyicz l'intermédiaire d'A-
ramis pour quelque chose de grave. — Ma foi non. — Ce que je vous en dis, vous
comprenez , c'est par intérêt pour vous. Je suppose, par exemple, que vous êtes
chargé d'envoyer à Ai'amis des messages , des lettres. — .\h ! des lellres ! oui. Je lui
envoie de certaines lettres, — Où cela? — A Fontainebleau. — Et avez-vous de ces
lellres? — Mais... — Laissez-moi dire. Et avez-vous de ccsieltres? — Je viens jusle-
mentd'cn recevoir une. — Intéressante? — Je le suppose. — Vous ne les lisez donc
pas? — Je ne suis pascurieu.x.
Et Porthos lira de sa poche la lettre du soldat que Porthos n'avait pas lue , mais que
d'Artagnan avait lue, lui. — Savez-vous ce qu'il vous faut faire? dit d'Arlagnan. —
Parbleu ! ce <iue je fais toujours, l'envoyer. — Non |)as. — ConunenI cela, la garder?
— Non , pas encore. Ne vous a-t-on pas dit que cotte lotiro était iuiportanlo? — Tros-
importaulc. — Eh bien, il faut la porter vous-même à Fonlainobloau. — ,\ Aramis?
LE VICOMTE DE BRAGELONNE. 5t7
_ Oui. — C'est juste. — El puisque le roi y est... — Vous profiterez de cela'?... —
Je profilerai de cela pour vous prùsenlor au roi. — Ah ! corne de bœuf, d'Arlnguan ,
il n'y a en vérité que vous pour trouver des expédiens. — Donc, au lieu d'expédier à
notre ami des messages plus ou moins fidèles, c'est nous-mêmes qui lui portons la
lettre. — Je n'y avais pas même songé , c'est bien simple cependant. — C'est pourquoi
il est urgent, mon cherPorthos, que nous parlions tout de suite. — En efi'et, dit
Porlhos , plutôt nous partirons, moins la dépêche d'Aramis éprouvera de retard. —
Porthos , vous raisonnez toujours puissamment , et chez vous la logique seconde l'ima-
gination. — Vous trouvez? dit Porlhos. — C'est le résultat des études solides, ré-
pondit d'Artagnan. Allons, venez. — Mais, dit Porlhos, ma promesse à M. Fouquet.
— Laquelle? — De ne point quitter Saint-Mandé sans le prévenir. — Ah! mon cher
Porthos, dit d'Artagnan, que vous êtes jeune! — Comment cela? — Vous arrivez à
Fontainebleau , n'est-ce pas? — Oui. — Vous y trouvez M. Fouquet? — Oui. — Chez
le roi , probablement? — Chez le roi, répéta majestueusement Porthos. — Et vous
l'abordez en lui disant : M. Fouquet, j'ai l'iionneur de vous prévenir que je viens de
quitter .Saint-Mandé. — Et, dit Porthos avec la même majesté, me voyant à Fontai-
nebleau chez le roi , Monsieur Fouquet ne pourra pas dire que je mens. — Mon cher
Porthos, j'ouvrais la bouche pour vous le dire, vous me devancez en tout. Oh ! Porthos,
quelle heureuse nature vous êtes, l'âge n'a pas mordu sur vous. — Pas trop. — Alors
tout est dit? — Je crois que oui. — Vous n'avez plus de scrupules? — Je crois que
non. — Alors je vous emmène. — Parfaitement , je vais faire seller mes chevaux.
— Vous avez des chevaux ici? — J'en ai cinq. — Que vous avez fait venir de Pier-
refonds? — Que M. Fouquet m'a donnés. — Mon cherPorthos, nous n'avons pas
besoin de cinq chevaux pour deux; d'ailleurs, j'en ai déjà trois à Paris, cela ferait
huit : ce serait trop. — Ce ne serait pas trop si j'avais mes gens ici ; mais, hélas 1 je ne
es ai pas. — Vous regrettez vos gens? — Je regrette Mousqueton , ^lousqueton me
manque. — Excellent cœur, dit d'Artagnan; mais, crovez-moi, laissez vos chevaux
ici comme vous avez laissé Mousqueton là-bas. — Pourquoi cela? — Parce que plus
lard... — Eh bien? — Eh bien, plus tard, peut-être sera-t-il bien que M. Fouquetne
vous ait rien donné du tout. — Je ne comprends pas , dit Porthos. — Il est inutile que
vous compreniez. — Mais cependant... — Je vous expliquerai cela plus tard, Porthos.
— C'est de la politique , je parie. — Et de la plus subtile.
Porthos baissa la tête sur ce mol politique; puis, après un moment de rêverie, il
ajouta : — Je vous avouerai, d'Artagnan, que je ne suis pas Porthos. — Je le sais
pardieu bien. — Oh! nul ne sait cela, vous me l'avez dit vous-même, vous le brave
des braves. — Que vous ai-je dit , Porlhos? — Que l'on avait ses jours. Vous me l'avez
dit et je l'ai éprouvé. Il y a des jours où l'on éprouve moins de plaisir que dans d'autres
à recevoir des coups de mousquet et des coups d'épée. — C'est ma pensée. — C'est la
mienne aussi , quoique je ne croie guère aux coups qui tuent. — Diable 1 vous avez
tue, cependant. — Oui, mais je n'ai jamais été tué. — La raison est bonne... — Donc
je ne crois pas mourir jamais de la laine d'une épée ou de la balle d'un fusil. — Alors,
vous n'avez peur de rien... Ah! de l'eau, peut-être? — Non, je nage comme une
loutre. — De la fièvre quarlaine? — Je ne l'ai jamais eue et ne crois point l'avoir
jamais; mais je vous avouerai une chose...
Et Porlhos baissa la voix. — Laquelle? demanda d'Artagnan en se moltanl an dia-
pason de Porthos. — Je vous avouerai, répéta Porthos, que j'ai une horrible peur de
la politique. — Ah! bah! s'écria d'Artagnan. — Tout beau, dit Porthos d'une voix de
stentor. J'ai vu Son Éminence M le cardinal de Hichelieu et Son Éminence M. le
548 LES MOUSQUETAIRES.
cardinal de Mazaria; l'un avait une politique rouge , l'autre une politique noire. Je
n'ai jamais été beaucoup plus content de l'une que de l'autre : la première a fait cou-
per le cou à M. de Marillac, à M. de Thou , à M. de Cinq-Mars, à M. Cbàlais , à
M. Boulevilie, à M. de Montmorency; la seconde a fait écharper une foule de fron-
deurs, dont nous étions, moucher. — Dont, au contraire, nous n'étions pas, dit d'Ar-
tagnan. — Oh! si fait ! car si je dégainais pour le cardinal, moi, je frappais pour le
roi. — Cher Porthos ! — J'achève. Ma peur de la politique est donc telle que s'il y a
de la politique là-dessous , j'aime mieux retourner à Pierrefonds. — Vous auriez rai-
son, si cela était; mais avec moi, cher Porthos, jamais de pohtique, c'est net; vous
avez travaillé à fortifier Belle-Isie; le roi a voulu savoir le nom de l'habile ingénieur
qui avait fait les travaux : vous êtes timide comme tous les hommes d'un vrai mérite;
peut-être Aramis veut-il vous mettre sous le boisseau. Moi, je vous prends; moi, je
vous déclare: moi, je vous produis; le roi vous récompense, et voilà toute ma poli-
tique. — C'est la mienne, morbleu ! dit Porthos, en tendant la main à d'Artagnan.
Mais d'Artagnan connaissait la main de Porthos; il savait qu'une fois emprisonnée
entre les cinq doigts du baron, une main ordinaire n'en sortait pas sans foulure.
Il tendit donc, non pas la main , mais le poing à sou ami.
Porthos ne s'en aperçut même pas.
Après quoi ils sortirent tous deux de Saint-Mandé.
Les gardiens chuchotèrent bien un peu et se dirent à l'oreille quelques paroles que
d'Artagnan comprit, mais qu'il se garda bien de faire comprendre à Porthos. — Notre
ami. dit-il, était bel et bon prisonnier d" Aramis. Voyons ce qu'il va résulter de la
mise en liberté de ce conspirateur.
FIN DU TOME l'Ht Ml kh.
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